Moscou continue de progresser sur le terrain en Ukraine dans le cadre de son offensive d’été lancée il y a quelques semaines, sans pour autant parvenir à une percée majeure. Au rythme actuel, il faudrait plus de deux ans à l’armée russe pour occuper le reste de l’oblast de Donetsk.
Au cours du mois de juin, l’armée russe a conquis 556 km² de territoire supplémentaire en Ukraine, selon le groupe ukrainien DeepState, soit la progression mensuelle la plus importante depuis novembre 2024 — et une augmentation de près de 25 % par rapport au mois précédent1.
La majeure partie des gains russes au cours du mois de juin se trouve dans l’oblast de Donetsk, notamment sur la ligne allant de Pokrovsk à Velyka Novossilka, dans l’ouest de la région.
Moscou a également progressé de quelques dizaines de kilomètres carrés dans l’oblast de Kharkiv, au nord et à l’est de la ville de Koupiansk.
Environ 15 % des gains russes en juin, soit près de 85 km², se trouvent au nord de la capitale régionale de l’oblast de Soumy, dans un secteur où Moscou a déployé plus de 50 000 hommes récemment pour tenter de créer une « zone tampon ».
La Russie a intensifié ses opérations dans l’est de l’Ukraine ces dernières semaines dans le cadre de son offensive d’été. Celle-ci se traduit par une augmentation du nombre d’assauts menés dans certains secteurs du front plutôt que par le lancement d’une vaste opération blindée et de manœuvres rapides.
Si la dynamique à l’œuvre sur le terrain en Ukraine ne laisse pas percevoir de modifications dans le rapport de force, qui demeure à l’avantage de la Russie, les avancées russes de ces dernières semaines demeurent faibles en comparaison des premiers mois de la guerre.
Les deux armées souffrent d’un manque de combattants disponibles qui se traduit par une raréfaction des grandes opérations au profit d’assauts menés par des groupes de quelques combattants montés sur des véhicules légers.
Si le front ukrainien s’érode, l’armée russe ne semble pas en mesure de capturer, à court terme, des villes d’importance comme Kostiantynivka ou Pokrovsk, dans l’oblast de Donetsk, un noeud logistique vital assiégé depuis près d’un an.
Au rythme actuel, il faudrait plus de deux ans (26 mois) à l’armée russe pour occuper le reste de l’oblast de Donetsk, l’un des principaux objectifs de guerre fixés par Vladimir Poutine.
Peter Thiel a une vision du monde très étrange — et aussi très monothématique.
On sait qu’une idée fixe guide ses réflexions depuis vingt ans : nous vivons une crise de l’avenir.
Face au journaliste du New York Times Ross Douthat, qui l’a longuement interrogé au cours d’un échange que nous traduisons et commentons ici, il en fait l’historique de manière cavalière :
« Nous avons marché sur la lune en juillet 1969.
Woodstock a commencé trois semaines plus tard.
Avec le recul, c’est à ce moment-là que le progrès s’est arrêté et que les hippies ont gagné. »
Contrairement au fondateur d’OpenAI pour qui « le décollage a commencé », Thiel considère en effet que nous stagnons.
Sur le continent européen, par exemple : « l’avenir est une idée d’un futur qui semble différent du présent : les trois seules options proposées en Europe sont l’écologie, la charia et l’État communiste totalitaire. »
Que faire pour sortir de la stagnation ? Le fondateur de PayPal et Palantir et investisseur dans Facebook a une réponse toute prête : prendre des risques — le plus possible. Y compris sur la santé, le nucléaire — ou l’intelligence artificielle.
Il n’est d’ailleurs pas convaincu du bien fondé ou de la supériorité de l’IA en soi. Pour lui, l’intérêt est ailleurs : un peu comme un drogue aux effets très durs — même s’il n’utilise pas cette image — il faudrait « l’essayer » car elle permettrait peut-être de retenir la fin.
Il le dit presque aussi explicitement ; pour lui, l’IA est une sorte d’excitant : « toutes sortes de choses intéressantes peuvent arriver. Peut-être que, dans un contexte militaire, les drones seront combinés à l’IA. C’est effrayant, dangereux, dystopique. Mais si vous enlevez l’IA, il ne se passe tout simplement plus rien. »
Pour lui, il aura la forme d’un gouvernement mondial autoritaire — mais qui pourrait prendre le visage de Greta Thunberg. Ses signes avant-coureurs sont déjà là : ce sont les grandes agences de régulation — des médicaments, de l’énergie atomique, des plateformes…
Peter Thiel est aussi un multi-milliardaire désormais totalement arrimé à l’appareil d’État et de sécurité américain.
Elle propose aussi une vision du futur fondée sur le contrôle et la surveillance.
Son action a plus que doublé depuis l’élection de Trump, passant de 60 à 130 dollars — et Peter Thiel en possède environ 100 millions.
Sans être interrogé de manière si directe sur la dimension économique de ses activités, Thiel est, peut-être pour la première fois, confronté dans cet entretien à certaines de ses contradictions — notamment politiques — les plus profondes que, selon son expression « la Silicon Valley s’est ajustée ».
Il est utile de le lire pour comprendre comment il pourrait vouloir les déjouer.
Il y a treize ans, vous avez écrit un essai pour le magazine conservateur National Review, intitulé « The End of the Future » (La fin du futur). En substance, vous y affirmiez que le monde moderne, dynamique, en constante évolution, n’était pas aussi dynamique que les gens le pensaient et que nous étions en réalité entrés dans une période de stagnation technologique. Que la vie numérique était une avancée majeure, mais pas aussi importante que les gens l’avaient espéré — et que le monde était en quelque sorte dans une impasse.
Oui.
Vous n’étiez pas le seul à avancer ce genre d’arguments, mais ils avaient un poids particulier venant de vous, qui étiez un initié de la Silicon Valley ayant fait fortune grâce à la révolution numérique. En 2025, pensez-vous que ce diagnostic est toujours valable ?
Je continue de croire globalement à la thèse de la stagnation. Cela n’a toutefois jamais été une thèse absolue : je ne prétendais pas que nous étions absolument et complètement enlisés ; il s’agissait plutôt d’un ralentissement de la vitesse d’évolution. Entre 1750 et 1970, soit plus de 200 ans, le changement s’était accéléré. Nous allions sans cesse plus vite : les bateaux, les trains, les voitures et les avions étaient de plus en plus rapides. Cela a culminé avec le Concorde et les missions Apollo.
Puis, dans toutes sortes de domaines, les choses ont ralenti.
J’ai toujours fait une exception pour le monde des bits — avec les ordinateurs, les logiciels, Internet et l’Internet mobile. Au cours des 10 à 15 dernières années, il y a aussi eu la cryptomonnaie et la révolution de l’intelligence artificielle, qui sont, je pense, assez importantes dans un sens. Mais la question est la suivante : est-ce suffisant pour vraiment sortir de ce sentiment général de stagnation ?
Mon essai soulevait une question épistémologique : comment savoir si nous sommes en train de stagner ou en train d’accélérer ?
L’une des caractéristiques de la modernité tardive étant l’hyperspécialisation, peut-on dire que nous ne faisons pas de progrès en physique si l’on n’a pas consacré la moitié de sa vie à étudier la théorie des cordes ? Qu’en est-il des ordinateurs quantiques ? Ou encore de la recherche sur le cancer, des biotechnologies et de tous ces domaines verticaux ? Et puis, quelle est l’importance des progrès réalisés dans le domaine du cancer par rapport à ceux de la théorie des cordes ? Il faut donner un poids à toutes ces choses.
Au plan théorique, c’est une question extrêmement difficile à cadrer.
Le fait qu’il soit si difficile d’y répondre, que nous ayons des groupes de gardiens de plus en plus restreints qui se protègent eux-mêmes, est en soi une source de scepticisme.
Pour vous répondre : oui, je pense que, d’une manière générale, nous vivons dans un monde qui est encore assez bloqué, mais pas complètement. (…)
La question qui m’intéresse est épistémologique : comment savoir si nous sommes en train de stagner ou en train d’accélérer ?
Peter Thiel
Qu’est-ce qui pourrait vous convaincre que nous vivons une période de décollage ? La croissance économique ? La croissance de la productivité ? Peut-on quantifier cette question de la stagnation contre l’accélération ?
Un indicateur économique, bien sûr, serait le suivant : quel est votre niveau de vie par rapport à celui de vos parents ? Si vous êtes un millénial de 30 ans, comment vous en sortez-vous par rapport à vos parents baby-boomers lorsqu’ils avaient 30 ans ? Comment se débrouillaient-ils à l’époque ?
Il y a des indicateurs intellectuels : combien de percées réalisons-nous ? Comment les quantifier ? Quels sont les retours sur investissement dans la recherche ?
Il est certain que les retours sur investissement dans les sciences ou dans le monde universitaire en général sont de moins en moins importants.
C’est peut-être pour cela que ce milieu semble souvent sociopathe et malthusien : il faut y investir de plus en plus pour obtenir les mêmes résultats. À un moment donné, les gens abandonnent et tout s’effondre.
Selon vous, il y aurait eu un changement culturel majeur dans le monde occidental dans les années 1970 : c’est à peu près à ce moment-là que les choses auraient commencé à ralentir et à stagner. Les gens se seraient alors mis à s’inquiéter des coûts de la croissance, surtout les coûts environnementaux. L’idée est que l’on en arrive à une perspective largement partagée selon laquelle nous serions tous suffisamment riches et que si un trop grand nombre d’entre nous essayait de devenir encore plus riche, la planète ne pourrait plus tenir et nous subirions des dégradations de toutes sortes. Qu’y a-t-il de mal à cela ? Autrement dit : pourquoi devrions-nous rechercher la croissance et le dynamisme ?
Je pense qu’il y a des raisons profondes à cette stagnation.
Au fond, il y a toujours trois questions historiques : que s’est-il réellement passé ? Que faut-il faire ? Pourquoi cela s’est-il produit ?
Ma réponse à la dernière est : les gens ont été à court d’idées.
Les institutions se sont dégradées et sont devenues averses au risque ; on pourrait décrire et documenter ce phénomène. Mais je pense aussi que, dans une certaine mesure, des inquiétudes très légitimes sur l’avenir sont apparues : si nous continuions à progresser à un rythme accéléré, allions-nous courir vers une apocalypse environnementale, une apocalypse nucléaire ou autre chose de plus inquiétant encore ?
Pour autant, je pense que si nous ne trouvons pas le chemin du retour vers le futur — la société s’effondrera.
La classe moyenne — que je définis comme les personnes qui s’attendent à ce que leurs enfants aient une vie meilleure que la leur — aspire au progrès. Lorsque cette attente s’effondre, nous n’avons plus de société de classe moyenne.
Peut-être y a-t-il un moyen de revenir à une société féodale dans laquelle les choses sont toujours statiques et figées — ou peut-être existe-t-il un moyen de passer à une société radicalement différente. Mais ce n’est pas ainsi que le monde occidental a fonctionné, ce n’est pas ainsi que les États-Unis ont fonctionné pendant les 200 premières années de leur existence.
À terme, vous pensez donc que les gens ordinaires n’accepteront pas la stagnation, qu’ils se rebelleront et détruiront tout autour d’eux au cours de cette rébellion ?
lls pourraient se rebeller.
Ou peut-être simplement que nos institutions ne fonctionnent pas puisque toutes nos institutions sont fondées sur la croissance.
Nos budgets sont fondés sur la croissance.
Prenez Reagan et Obama.
Reagan, c’était le capitalisme de consommation — ce qui est un oxymore. Un vrai capitaliste n’épargne pas, il emprunte.
Obama, c’était le socialisme à faible fiscalité — tout aussi oxymorique que le capitalisme consumériste de Reagan. Je préfère de loin le socialisme à faible fiscalité au socialisme à forte fiscalité, mais je crains qu’il ne soit pas viable. À un moment donné, les impôts doivent augmenter ou le socialisme prend fin.
Tout cela est profondément instable. C’est pour cela que les gens ne sont pas optimistes : ils ne pensent pas que nous ayons atteint un état stable de l’avenir, à la Greta. Cela pourra peut-être fonctionner un jour, mais nous n’en sommes pas encore là.
Puisque son nom reviendra probablement dans cette conversation, vous faites référence à Greta Thunberg, la militante connue pour ses manifestations contre le changement climatique, qui, selon vous, représente le symbole d’un avenir anti-croissance, autoritaire et dominé par les écologistes.
Bien sûr. Mais nous n’en sommes pas encore là.
Ce serait une société très, très différente.
Je ne suis pas sûr que ce serait la Corée du Nord, mais ce serait extrêmement oppressant.
Une chose qui m’a toujours frappé, c’est que lorsqu’il y a un sentiment de stagnation, de décadence dans une société — pour utiliser un terme que j’aime bien — certains finissent par attendre avec impatience une crise, un moment où ils pourront radicalement réorienter la société. J’ai tendance à penser que dans les cas où l’on atteint un certain niveau de richesse, les gens deviennent très à l’aise, ils deviennent réfractaires au risque, et il est difficile de sortir de la décadence pour aller vers quelque chose de nouveau sans crise. Mon exemple initial était donc le suivant : après le 11 septembre, les néoconservateurs considéraient que nous avions été décadents et stagnants et qu’il était désormais temps de se réveiller, de lancer une nouvelle croisade et de refaire le monde. On sait comment cela s’est terminé.
Bush qui a dit aux gens d’aller faire du shopping immédiatement.
Ce n’était pas assez « anti-décadent » vous voulez dire ?
Dans l’ensemble, oui.
Il y avait bien une enclave néoconservatrice en matière de politique étrangère où les gens jouaient un rôle pour sortir de la décadence. Mais ce qui dominait, c’était les partisans de Bush qui disaient aux gens d’aller faire du shopping.
Un vrai capitaliste n’épargne pas, il emprunte.
Peter Thiel
Quels risques faudrait-il donc être prêt à prendre pour échapper à la décadence ? Nous sommes face à un danger puisque les personnes qui veulent lutter contre la décadence doivent prendre beaucoup de risques. Elles doivent dire : « Écoutez, vous avez une société agréable, stable et confortable, mais devinez quoi ? Nous aimerions avoir une guerre, une crise ou une réorganisation totale du gouvernement. » Elles doivent se jeter dans le danger.
Je ne sais pas si je peux vous donner une réponse précise, mais, de manière générale, nous devrions prendre beaucoup plus de risques.
Regardons dans les différents secteurs.
Par exemple, en 40 ou 50 ans, on n’a fait aucun progrès dans la biotechnologie pour soigner la maladie d’Alzheimer. Les gens sont complètement bloqués sur les bêta-amyloïdes. Ça ne marche pas. C’est comme un racket stupide où tout le monde s’enrichit. Oui. Il faut prendre plus de risques dans ce domaine.
Ce passage mérite d’être relevé car il explique en grande partie l’influence de Peter Thiel sur un discours prégnant dans la Silicon Valley : la science ne serait plus efficace car elle aurait évacué le facteur du « risque ». Cette approche qui se présente comme pragmatique est en réalité une manière dangereuse de subvertir ce qui garantit les conditions même de la scientificité : la méthode expérimentale. En prenant l’exemple de la recherche sur la maladie d’Alzheimer, Thiel reprend une obsession des néoréactionnaires, déjà citée par Yarvin et présente dans le « Manifeste techno-optimiste » de Marc Andreessen qui comporte un passage sur la « principe de précaution » — reposant sur un contresens.
Pour rester concret, je voudrais revenir un instant sur cet exemple et poser la question suivante : que signifie exactement « prendre plus de risques dans la recherche anti-vieillissement » ? Cela signifie-t-il que la FDA doit prendre du recul et dire : « Toute personne qui dispose d’un nouveau traitement contre la maladie d’Alzheimer peut le commercialiser librement » ? À quoi ressemble le risque dans le domaine médical ?
On peut prendre beaucoup plus de risques : si vous souffrez d’une maladie mortelle, il est clair que vous pouvez probablement prendre beaucoup plus de risques. Les chercheurs peuvent donc prendre beaucoup plus de risques.
Culturellement, j’imagine que cela ressemble à la modernité précoce, où les gens pensaient que nous allions guérir les maladies. Ils pensaient que nous allions prolonger radicalement la vie.
L’immortalité faisait partie du projet de la modernité précoce. On la trouve chez Francis Bacon, chez Condorcet. C’était peut-être anti-chrétien — peut-être une conséquence du christianisme. C’était surtout une question de compétition : si le christianisme promettait une résurrection physique, la science ne pouvait réussir que si elle promettait exactement la même chose.
Je me souviens qu’en 1999 ou 2000, lorsque nous dirigions PayPal, l’un de mes cofondateurs, Luke Nosek, était passionné par Alcor et la cryogénisation. Il croyait que les gens devraient se faire congeler. Nous avons emmené toute l’entreprise à une réunion de congélation. Vous connaissez les réunions Tupperware ? Les gens vendent des contrats Tupperware. Lors d’une fête de congélation, ils vendent…
Était-ce seulement votre tête — qu’allait-on congeler ?
On pouvait choisir le corps entier ou seulement la tête.
L’option « seulement la tête » était moins chère.
C’était inquiétant : l’imprimante matricielle ne fonctionnait pas correctement et on ne pouvait pas imprimer les contrats de cryogénisation.
La stagnation technologique toujours, n’est-ce pas ?
Rétrospectivement, c’est même un symptôme du déclin. En 1999 — ce n’était pas une opinion dominante — mais il y avait encore une frange de baby-boomers qui croyaient qu’ils pouvaient vivre éternellement. C’était la dernière génération.
Je suis certes toujours anti-boomers, mais peut-être y a-t-il quelque chose que nous avons perdu, même dans ce narcissisme, marginal, des baby-boomers qui croyaient encore que la science guérirait toutes leurs maladies.
Plus aucun millénial n’y croit aujourd’hui.
Il y a bien toutefois des gens qui croient aujourd’hui en une autre forme d’immortalité. Je pense qu’une partie de la fascination pour l’intelligence artificielle est liée à une vision spécifique du dépassement des limites. L’une des choses qui m’a frappé dans votre argumentation initiale sur la stagnation, qui portait principalement sur la technologie et l’économie, c’est qu’elle pouvait s’appliquer à un très large éventail de domaines. À l’époque où vous écriviez l’essai que nous citions au début de la conversation, vous vous intéressiez au seasteading — c’est-à-dire à l’idée de construire de nouvelles entités politiques indépendantes du monde occidental sclérosé — mais vous avez changé d’avis dans les années 2010. Vous étiez l’une des rares, voire la seule personnalité influente de la Silicon Valley à soutenir Donald Trump en 2016. Vous avez soutenu quelques candidats républicains soigneusement sélectionnés au Sénat : l’un d’eux est aujourd’hui vice-président des États-Unis. On a l’impression que vous êtes une sorte d’investisseur en capital-risque de la politique et que vous vous seriez dit : voici quelques agents disruptifs qui pourraient changer le statu quo politique — cela vaut la peine de prendre un certain risque. Est-ce ainsi que vous voyez les choses ?
Bien sûr, et à plusieurs niveaux.
À un certain niveau, nous espérions pouvoir faire dériver le Titanic hors de la trajectoire de l’iceberg, afin de vraiment changer le cours de notre société.
Par le biais d’un changement politique.
Une aspiration peut-être plus modeste était de pouvoir au moins avoir une conversation à ce sujet. Quand Trump a dit « Make America Great Again », était-ce un programme positif, optimiste, ambitieux ? Ou s’agissait-il simplement d’une évaluation très pessimiste de notre situation actuelle — à savoir que nous ne sommes plus un grand pays ?
Je n’avais pas de grandes attentes quant à ce que Trump ferait de positif. Néanmoins, je croyais qu’au moins, pour la première fois en cent ans, nous avions un républicain qui ne nous servait pas le discours sirupeux et absurde de Bush. Ce n’était pas synonyme de progrès, mais nous pouvions au moins avoir une conversation.
Avec le recul, c’était un fantasme absurde.
La Silicon Valley s’est ajustée.
Peter Thiel
J’avais ces deux pensées en 2016 — et on a souvent des idées qui se situent juste en dessous du niveau de conscience — mais les deux pensées que je n’arrivais pas à concilier étaient les suivantes : premièrement, personne ne m’en voudrait de soutenir Trump s’il perdait. Et deuxièmement, je pensais qu’il avait 50 % de chances de gagner. Et j’avais cette idée implicite…
Pourquoi personne ne vous en voudrait s’il perdait ?
Cela aurait juste été tellement bizarre que cela n’aurait pas vraiment eu d’importance.
Mais je pensais qu’il avait 50 % de chances parce que les problèmes étaient profonds et que la stagnation était frustrante. La réalité, c’est que les gens n’étaient pas prêts pour ça.
Peut-être que nous aurons progressé au point de pouvoir avoir cette conversation en 2025 — dix ans après Trump.
Et bien sûr, vous n’êtes pas un zombie de gauche, Ross…
…on m’a donné beaucoup de noms, Peter…
…mais je prendrai tous les progrès que je pourrai obtenir.
De votre point de vue, il y aurait donc deux niveaux : un sentiment fondamental selon lequel cette société a besoin de bouleversements et de risques ; Trump est synonyme de bouleversements, Trump est synonyme de risques. Le deuxième niveau serait le suivant : Trump est prêt à dire des choses qui sont vraies sur le déclin américain. En tant qu’investisseur en capital-risque, pensez-vous avoir retiré quelque chose du premier mandat de Trump ? Qu’a fait Trump au cours de son premier mandat qui vous a semblé aller à l’encontre de la décadence ou de la stagnation ?
Je pense que cela a pris plus de temps que je ne l’aurais souhaité — mais nous sommes arrivés à un point où beaucoup de gens pensaient que quelque chose n’allait pas. Et ce n’était pas le discours que je tenais entre 2012 et 2014. J’ai eu un débat avec Eric Schmidt en 2012, Marc Andreessen en 2013 et Jeff Bezos en 2014.
Je disais qu’il y avait un problème de stagnation — et tous les trois me répondaient en substance que tout allait très bien. Or je pense que ces trois personnes — au moins — ont, à des degrés divers, mis à jour et ajusté leur point de vue. La Silicon Valley s’est ajustée.
Elle a fait plus que s’ajuster…
Sur la question de la stagnation.
Une grande partie de la Silicon Valley a fini par soutenir Trump en 2024, y compris, bien sûr, le plus célèbre d’entre eux, Elon Musk.
Cela est étroitement lié à la question de la stagnation, selon moi.
Ces choses sont toujours très compliquées, mais mon opinion — et encore une fois, j’hésite beaucoup à parler au nom de toutes ces personnes — est que quelqu’un comme Mark Zuckerberg n’était pas très idéologue. Il n’avait pas beaucoup réfléchi à tout cela. La position par défaut était d’être libéral et la question était toujours : si le libéralisme ne fonctionne pas, que faire ? Et année après année, la réponse était : il faut en faire plus. Si quelque chose ne fonctionne pas, il suffit d’en faire plus. On augmente la dose, encore et encore, on dépense des centaines de millions de dollars, on devient complètement woke et tout le monde vous déteste.
Et à un moment donné, on se dit : d’accord, peut-être que ça ne marche pas.
Alors ils changent de cap.
Et ce n’est pas une question de soutien à Trump.
Ce n’est pas une question de soutien à Trump mais c’est, tant dans le débat public que privé, le sentiment que le trumpisme et le populisme en 2024 — peut-être pas en 2016, quand vous étiez le seul à les soutenir, mais maintenant, en 2024 — peuvent être un vecteur d’innovation technologique, de dynamisme économique, etc.
Vous présentez les choses de manière très, très optimiste.
Je sais que vous êtes pessimiste.
Lorsque vous présentez les choses de manière optimiste, vous risquez de décevoir.
Je veux dire que les gens ont exprimé beaucoup d’optimisme. Elon Musk a exprimé des craintes apocalyptiques sur la façon dont les déficits budgétaires allaient tous nous tuer, mais il a rejoint l’administration Trump et d’autres gens autour de lui en disant essentiellement : « Notre partenariat avec cette administration vise à poursuivre la grandeur technologique. » Je pense qu’ils étaient optimistes. Vous partez d’un point de vue plus pessimiste — ou réaliste. Ce que je vous demande, c’est votre évaluation de la situation actuelle — pas la leur. Le populisme de Trump 2.0 vous semble-t-il être un vecteur de dynamisme technologique ?
C’est encore de loin la meilleure option dont nous disposons.
Harvard va-t-il guérir la démence en continuant à faire la même chose qui n’a pas fonctionné depuis cinquante ans ?
C’est juste une façon de dire : cela ne peut pas être pire, alors faisons table rase. Mais la critique du populisme aujourd’hui serait la suivante : la Silicon Valley s’est alliée aux populistes. Les populistes se moquent de la science. Ils ne veulent pas dépenser d’argent pour la science. Ils veulent supprimer les financements à Harvard simplement parce qu’ils n’aiment pas Harvard. Et à la fin, vous n’obtiendrez pas les investissements que la Silicon Valley souhaitait pour l’avenir. Est-ce faux ?
Mais nous devons revenir à cette question : dans quelle mesure la science fonctionne-t-elle ?
C’est là que les partisans du New Deal, quels que soient leurs défauts, ont fait la différence : ils ont fortement encouragé la science, l’ont financée, ont donné de l’argent aux gens et l’ont développée. Aujourd’hui, si un équivalent d’Einstein écrivait une lettre à la Maison Blanche, elle se perdrait dans le service du courrier. Le projet Manhattan aujourd’hui serait inimaginable.
Dans les années 1960, un projet « moonshot » signifiait encore que l’on allait sur la lune. Aujourd’hui, un « moonshot » désigne quelque chose de complètement fictif qui n’arrivera jamais.
Pourtant — contrairement à d’autres personnes de la Silicon Valley peut-être — la valeur du populisme réside pour vous dans le fait de lever le voile et de briser les illusions. Et nous ne sommes pas nécessairement à un stade où l’on attend de l’administration Trump qu’elle mette en œuvre le projet Manhattan ou qu’elle réalise un « moonshot ». Le populisme ne nous aide-t-il pas plutôt à voir que tout cela n’était que faux-semblants…
Il faut essayer de faire les deux. Les deux sont très liés.
Il y a une dérégulation de l’énergie nucléaire et à un moment donné nous reviendrons à la construction de nouvelles centrales nucléaires ou de centrales mieux conçues, voire de réacteurs à fusion. Pour construire, il faut dé-réguler, dé-construire. D’une certaine manière, construire implique de dégager le terrain.
En 2024, Elon Musk en était venu à croire que même s’il réussissait à aller sur Mars, le gouvernement socialiste américain et l’intelligence artificielle woke l’y suivraient.
Peter Thiel
Avez-vous, à titre personnel, cessé de financer les politiciens ?
Je suis un peu schizophrène sur ce sujet.
Je pense que c’est à la fois extrêmement important et extrêmement toxique.
Je change donc d’avis sans cesse sur ce qu’il faut faire…
Extrêmement toxique pour vous personnellement ?
Pour tous ceux qui s’impliquent. C’est un jeu à somme nulle. C’est fou. Et puis, d’une certaine manière…
Parce que tout le monde vous déteste et vous associe à Trump. En quoi est-ce toxique pour vous personnellement ?
C’est toxique parce que c’est un monde à somme nulle : les enjeux me semblent vraiment très élevés.
Et vous vous retrouvez avec des ennemis que vous n’aviez pas auparavant ?
C’est toxique pour toutes les personnes qui s’impliquent de différentes manières.
Il y a une dimension politique dans le fait de rechercher un « retour vers le futur » : vous ne pouvez pas…
C’est une conversation que j’ai eue avec Elon en 2024 sur le seasteading justement, où je lui disais : « Si Trump ne gagne pas, je veux tout simplement quitter le pays. »
Musk m’avait répondu : « Il n’y a nulle part où aller. »
On trouve toujours les bons arguments après coup. C’est environ deux heures après ce dîner, une fois rentré chez moi, que j’ai pensé : « Mais Elon Musk ne croit plus au projet Mars ? »
2024 est l’année où Elon a cessé de croire en Mars — non pas comme projet scientifique farfelu mais comme projet politique.
Mars était censé être un projet politique, une alternative.
En 2024, Elon Musk en était venu à croire que même s’il réussissait à aller sur Mars, le gouvernement socialiste américain et l’intelligence artificielle woke l’y suivraient.
Demis avait dit à Elon : « Je travaille sur le projet le plus important au monde. Je suis en train de créer une intelligence artificielle surhumaine. »
Elon a surenchéri : « Eh bien, moi je travaille sur le projet le plus important au monde. Je suis en train de faire de nous une espèce interplanétaire. »
Demis a alors répondu : « Eh bien, tu sais, mon IA sera capable de te suivre sur Mars. »
Elon est resté silencieux.
D’après ce que je sais, il a fallu des années pour que cela l’atteigne vraiment — jusqu’en 2024.
Mais cela ne signifie pas qu’il ne croit pas en Mars. Cela signifie simplement qu’il a décidé qu’il devait gagner une bataille contre les déficits budgétaires ou le « wokisme » pour arriver sur Mars.
Oui, mais que signifie Mars ?
Allez-y : que signifie Mars ?
S’agit-il simplement d’un projet scientifique ? Ou est-ce comme chez Heinlein, la Lune comme paradis libertaire ?
La vision d’une nouvelle société, sans doute peuplée par de nombreux descendants d’Elon Musk…
Eh bien, je ne sais pas si cela a été concrétisé de manière aussi précise, mais si vous concrétisez les choses, vous vous rendrez peut-être compte que Mars est censé être plus qu’un projet scientifique. C’est censé être un projet politique. Quand vous le concrétisez, vous devez commencer à réfléchir : l’IA woke vous suivra, le gouvernement socialiste vous suivra.
Vous devrez donc peut-être faire autre chose que simplement aller sur Mars.
L’intelligence artificielle, justement, semble être la plus grande exception à un domaine qui a connu des progrès remarquables, surprenants pour beaucoup de gens. C’est aussi le domaine — nous parlions justement de politique — où l’administration Trump, je pense, donne dans une large mesure aux investisseurs dans l’IA beaucoup de ce qu’ils voulaient, à la fois en prenant du recul et en mettant en place des partenariats public-privé. C’est donc un domaine de progrès et d’engagement gouvernemental. Et vous êtes un investisseur dans l’IA. Si oui : dans quoi pensez-vous investir ?
Je ne sais pas.
Une question que nous pouvons nous poser est la suivante : quelle importance accorder à l’IA ? Et ma réponse stupide est : c’est plus qu’un simple gadget, mais moins qu’une transformation totale de notre société.
Je dirais que cela correspond à peu près à l’importance d’Internet à la fin des années 90.
Autrement dit : je ne suis pas sûr que cela suffise pour mettre fin à la stagnation.
Cela pourrait suffire à créer de grandes entreprises. Et Internet a peut-être ajouté quelques points de pourcentage au PIB, peut-être 1 % de croissance du PIB chaque année pendant 10 ou 15 ans. Cela a contribué à la productivité. C’est donc à peu près ma position provisoire sur l’IA.
Il est un peu malsain que cela soit si déséquilibré mais c’est la seule chose que nous avons. J’aimerais que les progrès soient plus multidimensionnels : j’aimerais que nous allions sur Mars, j’aimerais que nous trouvions des remèdes à la démence.
Si tout ce que nous avons, c’est l’IA — alors je m’en contenterai. Il y a des risques. Il y a évidemment des dangers liés à cette technologie.
Vous êtes donc sceptique quant à ce que l’on pourrait appeler une théorie du ruissellement de superintelligence, qui dit en substance que, si l’IA réussit, elle deviendra si intelligente qu’elle portera des progrès dans le monde des atomes et que si nous ne sommes pas capables de guérir la démence ou de construire l’usine parfaite qui fabriquera les fusées qui iront sur Mars, l’IA le peut. À un certain moment, on franchirait un certain seuil. Cela nous apporterait non seulement davantage de progrès numériques, mais aussi de nombreuses autres formes de progrès. À vous entendre, on dirait que vous n’y croyez pas — ou que vous pensez que c’est peu probable.
Oui, je ne sais pas vraiment si cela a été le facteur déterminant.
Que voulez-vous dire par « facteur déterminant » ?
Je pense que cela reflète simplement une idéologie de la Silicon Valley.
D’une manière étrange, c’est peut-être plus une idée libérale que conservatrice, mais les gens sont vraiment obsédés par le QI dans la Silicon Valley, et ils pensent que tout repose sur l’intelligence. Et que si vous avez plus de gens intelligents, ils feront de grandes choses.
Il s’agit là d’un point essentiel. L’idéologie à laquelle fait référence Thiel s’exprime notamment dans les différents textes de Sam Altman, qui reposent explicitement sur le présupposé selon lequel l’augmentation et l’accroissement de l’intelligence quantifiable ne peuvent qu’améliorer la société. Cette idée est bien reflétée dans son dernier texte dans lequel il affirme que « ChatGPT est déjà plus puissant que n’importe quel être humain ayant jamais vécu. »
Or il y a selon moi un argument économique anti-QI assez fort : les gens intelligents qui font moins bien que les autres. On pourrait même observer une tendance où plus quelqu’un est intelligent, moins il réussit. Soit ils ne savent pas comment appliquer leur intelligence, soit notre société ne sait pas quoi faire d’eux — et ils ne trouvent pas leur place.
Cela suggère donc que le facteur déterminant n’est pas le QI mais quelque chose qui ne va vraiment pas dans notre société.
Si vous enlevez l’IA, il ne se passe tout simplement plus rien.
Peter Thiel
Mais s’agit-il d’une limite de l’intelligence ou d’un problème lié aux types de personnalité créés par la superintelligence humaine ? Je ne suis pas très favorable à l’idée — et je l’ai exprimée lors d’un épisode de ce podcast avec le chercheur Daniel Kokotajlo — selon laquelle certains problèmes peuvent être résolus simplement en augmentant l’intelligence.
Oui, c’est difficile à prouver. Il est toujours difficile de prouver ce genre de choses.
Mais je partage votre intuition, car je pense que nous n’avons pas manqué de gens intelligents mais que les choses ont stagné pour d’autres raisons.
Peut-être nos problèmes sont-ils insolubles — ce qui serait une vision pessimiste. Peut-être n’y a-t-il pas de remède contre la démence ; peut-être n’y a-t-il pas de remède contre la mortalité… Peut-être est-ce un problème insoluble.
Ou peut-être que ce sont des choses culturelles.
La solution serait donc moins à rechercher dans une question d’intelligence individuelle que dans la manière dont tout cela s’intègre dans notre société.
Tolérons-nous les personnes intelligentes et hétérodoxes ? Peut-être avons-nous besoin de personnes intelligentes et hétérodoxes pour mener des expériences folles. Et si l’IA est simplement intelligente au sens conventionnel du terme alors elle sera aussi conformiste. Ce n’est peut-être pas de cette intelligence-là dont nous avons besoin.
Craignez-vous donc un futur où l’IA deviendrait en quelque sorte stagnationniste ? Qu’elle soit très intelligente mais créative d’une manière conformiste — qu’un peu à la manière de l’algorithme Netflix, elle produise une infinité de films corrects que les gens regardent mais pas de chefs d’œuvres ?
C’est tout à fait possible.
C’est sans doute un risque.
Mais je pense que nous devrions quand même essayer l’IA — car l’alternative est la stagnation totale.
Toutes sortes de choses intéressantes peuvent arriver. Peut-être que les drones dans un contexte militaire seront combinés à l’IA. C’est effrayant, dangereux, dystopique. Peut-être cela va-t-il radicalement changer les choses. Mais si vous enlevez l’IA, il ne se passe tout simplement plus rien.
Il existe une version de ce débat à propos d’Internet : Internet a-t-il conduit à plus de conformisme et à plus d’ouverture ?
Et il existe toutes sortes de raisons pour lesquelles cela n’a pas conduit à l’explosion d’abondance dont rêvaient les libertariens en 1999. Mais, contrairement à ce que l’on pourrait penser, je dirais que c’était quand même mieux que l’alternative, que si nous n’avions pas eu Internet. Cela aurait peut-être été pire.
L’IA est meilleure que l’alternative. Car l’alternative, ce n’est rien du tout.
Voici un domaine où les arguments stagnationnistes sont encore renforcés : parler autant de l’IA est une reconnaissance implicite que sans l’IA, nous serions dans une stagnation presque totale.
Mais le monde de l’IA est clairement peuplé de personnes qui, à tout le moins, semblent avoir une vision plus utopique ou plus transformatrice — appelez-la comme vous voulez — de la technologie que celle que vous exprimez ici. Et vous avez mentionné plus tôt l’idée que le monde moderne promettait autrefois un allongement radical de la durée de vie, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Il me semble très clair qu’un certain nombre de personnes profondément impliquées dans le développement de l’IA la considèrent comme un mécanisme de transhumanisme, de transcendance de notre chair mortelle, et soit comme une sorte de création d’une espèce successeur, soit comme une sorte de fusion entre l’esprit et la machine. Pensez-vous que tout cela n’est qu’un fantasme sans fondement ? Ou pensez-vous que ce n’est qu’un effet de mode ? Pensez-vous que les gens collectent des fonds en prétendant que nous allons construire un dieu machine ? Est-ce du battage médiatique ? Est-ce une illusion ? Est-ce quelque chose qui vous inquiète ?
Oui…
Vous préféreriez que l’espèce humaine survive, n’est-ce pas ?
Euh…
Vous hésitez.
Eh bien, je ne sais pas. Je voudrais… Je voudrais…
Vous hésitez très longtemps !
Il y a tellement de questions implicites dans cette phrase.
L’espèce humaine doit-elle survivre ?
Oui.
D’accord.
Mais j’aimerais aussi que nous résolvions radicalement ces problèmes.
Prenons le transhumanisme.
L’idéal de départ était cette transformation radicale où votre corps humain naturel se transforme en un corps immortel.
Il y a déjà des transformations, dans un contexte sexuel. Un travesti est quelqu’un qui change de vêtements et se déguise et un transsexuel est quelqu’un qui change son pénis en vagin. On peut ensuite débattre de l’efficacité de ces opérations chirurgicales.
Je crois que le mot « nature » n’apparaît pas une seule fois dans l’Ancien Testament.
Peter Thiel
Mais nous voulons beaucoup plus qu’une simple transformation.
La critique n’est pas de dire que c’est bizarre et contre nature, mais plutôt : « C’est totalement pathétique et insignifiant. » Nous voulons plus que le travestissement ou le changement d’organes sexuels. Nous voulons que vous puissiez changer votre cœur, changer votre esprit et changer tout votre corps.
Le christianisme orthodoxe, d’ailleurs, critique le fait que cela ne va pas assez loin. Le transhumanisme ne fait que changer votre corps, mais vous devez aussi transformer votre âme et tout votre être. Et donc…
Attendez. Je suis globalement d’accord avec ce que je pense être votre conviction — à savoir que la religion doit être l’amie de la science et des idées de progrès scientifique et que toute toute idée de providence divine doit englober le fait que nous avons progressé, accompli et réalisé des choses qui auraient été inimaginables pour nos ancêtres — mais il semble tout de même que la promesse du christianisme soit, en fin de compte, d’obtenir un corps parfait et une âme parfaite à travers la grâce de Dieu. Et celui qui tente d’y parvenir par ses propres moyens à l’aide d’une multitude de machines risque fort de finir comme un personnage dystopique.
Clarifions cela.
Je crois que le mot « nature » n’apparaît pas une seule fois dans l’Ancien Testament. Il y a donc un mot, un sens, dans lequel, d’après ma compréhension de l’inspiration judéo-chrétienne, il s’agit de transcender la nature. Il s’agit de surmonter les choses. Et la chose la plus proche que l’on puisse dire de la nature, c’est que les gens sont déchus. Être naturel, au sens chrétien, c’est être dans un état pitoyable. Et c’est vrai. Mais il existe des moyens, avec l’aide de Dieu, de transcender cela et de le surmonter.
La plupart des gens qui travaillent à la construction de cette machine divine hypothétique ne pensent pas qu’ils coopèrent avec Yahweh, Jéhovah, le Seigneur des armées…
Bien sûr, bien sûr. Mais…
Ils pensent qu’ils construisent l’immortalité par eux-mêmes, n’est-ce pas ?
Nous sautons d’un sujet à l’autre. Encore une fois, la critique que je fais est la suivante : ils ne sont pas assez ambitieux. D’un point de vue chrétien, ces gens ne sont pas assez ambitieux.
Mais ils ne sont pas assez ambitieux sur le plan moral et spirituel ?
Sont-ils encore suffisamment ambitieux sur le plan physique ?
Sont-ils encore vraiment transhumanistes ?
La cryogénisation semble être une mode ringarde, très 1999, plus vraiment d’actualité. Non, ils ne sont pas transhumanistes sur le plan physique.
Peut-être d’ailleurs n’est-ce pas une question de cryogénisation mais de téléchargement. Ce qui n’est pas tout à fait pareil : je préfère garder mon corps. Je ne veux pas d’un simple programme informatique qui me simule.
Je suis d’accord.
Le téléchargement semblait donc être un pas en arrière par rapport à la cryogénisation.
Mais même cela fait partie du débat, et c’est là que les choses deviennent très difficiles à évaluer. Je ne veux pas dire qu’ils inventent tout et que tout est faux, mais je ne…
Pensez-vous qu’une partie de tout cela est faux ?
Je ne pense pas que ce soit faux, car cela impliquerait que les gens mentent, mais je veux dire que ce n’est pas le centre de gravité.
Oui.
Il y a donc un langage optimiste.
J’ai eu une conversation avec Elon Musk à ce sujet il y a quelques semaines.
Il m’expliquait que nous allions avoir un milliard de robots humanoïdes aux États-Unis dans dix ans.
Je lui ai répondu que si cela venait à s’avérer, il n’aurait plus à se soucier du déficit budgétaire car la croissance permettrait de les combler — il est très inquiet sur le déficit. Cela ne prouve pas qu’il ne croit pas à l’existence d’un milliard de robots, mais cela suggère peut-être qu’il n’y a pas réfléchi suffisamment, qu’il ne pense pas que cela aura un impact économique aussi transformateur, ou qu’il y a une grande marge d’erreur. D’une certaine manière, ces choses ne sont pas tout à fait mûrement réfléchies.
Si je devais critiquer la Silicon Valley, je dirais qu’elle a toujours du mal à comprendre la signification de la technologie.
Les conversations ont tendance à se perdre dans des détails microscopiques, comme : « Quel est le QI-ELO de l’IA ? » ou « Comment définissez-vous exactement l’AGI ? »
Nous nous lançons dans des débats techniques sans fin, alors qu’il y a beaucoup de questions d’ordre intermédiaire qui me semblent très importantes comme : « Quelles sont les implications pour le déficit budgétaire ? Quelles sont les implications pour l’économie ? Quelles sont les implications pour la géopolitique ? »
L’une des conversations que j’ai eues récemment avec vous portait sur la question suivante : l’IA change-t-elle les calculs de la Chine concernant une invasion de Taïwan ? Si la révolution de l’IA s’accélère, l’armée chinoise prendra-t-elle du retard ?
Nous ne réfléchissons pas à l’impact de l’IA sur la géopolitique.
Peter Thiel
D’un point de vue optimiste, cela pourrait dissuader la Chine, car elle aurait alors perdu la partie.
D’un point de vue pessimiste, cela pourrait l’inciter à agir plus rapidement, car elle saurait que c’est maintenant ou jamais : si elle ne s’empare pas de Taïwan maintenant, elle prendra du retard.
Dans tous les cas, c’est un sujet très important qui n’a pas été suffisamment approfondi.
Nous ne réfléchissons pas à l’impact de l’IA sur la géopolitique. Nous ne réfléchissons pas à son impact sur la macroéconomie. Ce sont le genre de questions que j’aimerais que nous approfondissions davantage.
Autant qu’il en faudra pour parler de l’Antéchrist.
Très bien.
Je pourrais en parler longtemps.
Je pense qu’il faut toujours savoir comment parler des risques et des défis de notre époque.
Ils relèvent souvent d’un discours scientifique dystopique et effrayant : la guerre nucléaire, la catastrophe environnementale — peut-être à travers quelque chose d’encore plus spécifique comme le changement climatique —, le risque lié aux armes biologiques. Tous les scénarios de science-fiction y passent. Et bien sûr, il existe certains types de risques liés à l’intelligence artificielle.
Mais je pense toujours que si nous voulons parler de risques existentiels, nous devrions peut-être aussi parler du risque d’un autre type de singularité néfaste, que je décrirais comme un État totalitaire mondial.
Car la solution politique par défaut que les gens ont pour tous ces risques existentiels est une gouvernance mondiale unique.
Que faire des armes nucléaires ? Nous avons une Organisation des Nations unies dotée de pouvoirs réels qui les contrôle, et elles sont contrôlées par un ordre politique international. Et puis, il y a aussi la question suivante : que faire de l’IA ? Nous avons besoin d’une gouvernance informatique mondiale. Nous avons besoin d’un gouvernement mondial pour contrôler tous les ordinateurs, enregistrer chaque frappe au clavier, afin de s’assurer que personne ne programme une IA dangereuse.
Je me demande si cela ne revient pas à sortir de l’enfer pour tomber dans la fosse aux lions.
Derrière la façade « judéo-chrétienne » de son argumentation, Thiel reste un milliardaire libertarien. La dénonciation d’un gouvernement mondial — qui joue habilement sur un lieu commun du complotisme pour capter l’attention des auditeurs — sert au fond à exprimer une chose assez simple : sa plus grande crainte est plus d’État et plus de dérégulation.
Afin de compenser la réduction drastique des financements octroyés à la santé, à la recherche en médecine ainsi qu’à l’innovation biomédicale contenue dans son projet de loi budgétaire, l’administration Trump veut donner une place plus importante aux algorithmes et à l’intelligence artificielle pour réaliser des percées scientifiques, notamment en passant par Palantir, le géant de la surveillance informatique enfanté par Thiel.
À la veille de l’élection de Donald Trump, une action Palantir s’échangeait à 60 dollars. Aujourd’hui, elle en vaut plus de 130 aujourd’hui.
Peter Thiel en détient 100 millions.
Le cadre philosophique athée est « Un monde ou rien ». C’était un court métrage produit par la Fédération des scientifiques américains à la fin des années 1940. Il commence par l’explosion d’une bombe nucléaire qui détruit le monde, et il est évident qu’il faut un gouvernement mondial pour l’empêcher : un monde ou rien.
Le cadre chrétien, qui pose en quelque sorte la même question, est le suivant : l’Antéchrist ou l’Armageddon ?
Soit nous avons l’État mondial de l’Antéchrist, soit nous marchons vers l’Armageddon — « un seul monde ou aucun », « l’Antéchrist ou l’Armageddon », dans une certaine, sont la même question.
Pour comprendre cette partie du raisonnement de Peter Thiel, nous renvoyons à la lecture du texte et des commentaires de l’un de ses précédents entretiens en deux partie dans lequel il détaille longuement ce point.
J’ai beaucoup de réflexions sur ce sujet, mais une question se pose : comment l’Antéchrist prend-il le contrôle du monde ? Il prononce des discours démoniaques et hypnotiques, et les gens tombent dans le piège ? Une sorte de demonium ex machina ?
C’est totalement invraisemblable.
C’est une faille scénaristique très peu plausible.
Mais je pense que nous avons une réponse à cette faille.
La façon dont l’Antéchrist prendrait le contrôle du monde, c’est en parlant sans arrêt de l’Armageddon : on parle sans arrêt du risque existentiel et de comment il faut réglementer. C’est à l’opposé de l’image de la science baconienne des XVIIe et XVIIIe siècles — où l’Antéchrist est une sorte de génie technologique maléfique, un scientifique maléfique qui invente cette machine pour conquérir le monde. Les gens ont beaucoup trop peur de cela.
Sur les arguments que Thiel va puiser dans la Nouvelle Atlantide de Francis Bacon, voir son texte « Nihilsm is not enough », traduit et commenté dans la revue.
Dans notre monde, c’est le contraire qui trouve une résonance politique.
Ce qui a une résonance politique, c’est l’idée que nous devons arrêter la science et simplement dire « stop » à tout cela.
Au XVIIe siècle, je peux imaginer un Docteur Folamour, un personnage à la Edward Teller, prendre le contrôle du monde. Dans notre monde, c’est beaucoup plus susceptible d’être Greta Thunberg.
Le Hongrois Ede Teller est l’un des physiciens du projet Manhattan et le « père » de la bombe à hydrogène qu’il a promu avec ferveur.
Autrefois, la crainte raisonnable était que l’Antéchrist soit une sorte de sorcier de la technologie. Aujourd’hui, ce serait une personne qui promet de contrôler la technologie, de la rendre sûre et d’instaurer ce qui, de votre point de vue, serait une stagnation universelle, n’est-ce pas ?
C’est à peu près ma description de la façon dont cela se passerait.
Je pense que
Oui, mais vous dites que le véritable Antéchrist jouerait sur cette peur et dirait : « Vous devez me suivre pour éviter l’Armageddon nucléaire. »
Oui.
J’ai tendance à penser, en regardant le monde tel qu’il est aujourd’hui, qu’il faudrait un certain type de progrès technologique radical pour que cette peur devienne vraiment tangible. Je peux concevoir que le monde puisse se tourner vers quelqu’un promettant la paix et la régulation, si l’on venait à croire que l’intelligence artificielle est sur le point d’anéantir l’humanité. Mais pour en arriver là, il faudrait qu’un scénario apocalyptique de type « accélérationniste » commence à se concrétiser. Pour obtenir un Antéchrist de la « paix et sécurité », il faudrait donc davantage de progrès technologique. L’un des grands échecs du totalitarisme au XXe siècle, c’est qu’il souffrait d’un déficit de connaissance — il ne pouvait pas savoir ce qui se passait partout dans le monde. Il faudrait donc une intelligence artificielle, ou une autre technologie équivalente, capable de soutenir un tel régime totalitaire au nom de la stabilité. En somme, ne pensez-vous pas que le pire scénario possible implique d’abord une poussée de progrès technologique, qui serait ensuite domestiquée pour instaurer une forme de stagnation totalitaire ?
C’est possible…
Prenez Greta Thunberg, qui est sur un bateau en Méditerranée pour protester contre Israël. Je ne vois tout simplement pas comment l’IA, la technologie ou même la lutte contre le changement climatique pourraient constituer un puissant cri de ralliement universel à l’heure actuelle — en l’absence d’une accélération du changement et d’une véritable crainte d’une catastrophe totale.
C’est très difficile à évaluer. Mais je pense que l’écologisme est assez puissant. Je ne sais pas s’il est suffisamment puissant pour créer un État totalitaire mondial, mais bon, il est… Je dirais que c’est la seule chose à laquelle les gens croient encore en Europe.
En Europe, les gens croient davantage à l’écologie qu’à la charia islamique ou à la prise de pouvoir totalitaire du communisme chinois.
L’avenir est une idée d’un futur qui semble différent du présent : les trois seules options proposées en Europe sont l’écologie, la charia et l’État communiste totalitaire.
Et l’écologie est de loin la plus forte.
Dans une Europe en déclin, en décomposition, qui n’est plus un acteur dominant dans le monde.
Tout est toujours lié à un contexte.
Nous avons eu une relation très complexe avec la technologie nucléaire. Et certes, cela ne nous a pas menés à un État mondial totalitaire. Mais, dans les années 1970, une manière de raconter la stagnation consistait à dire que le progrès technologique galopant avait fini par faire peur — que la science à la Francis Bacon s’était arrêtée à Los Alamos.
Et ensuite, on a décidé que ça suffisait. Que c’en était fini. On ne voulait plus aller plus loin.
Quand Charles Manson prend du LSD à la fin des années 1960 et que les meurtres commencent, ce qu’il découvre sous LSD, c’est qu’on peut devenir une sorte d’anti-héros dostoïevskien à qui tout est permis.
Bien sûr, tout le monde n’est pas devenu Charles Manson.
Mais dans la manière dont je raconte cette histoire, tout le monde est devenu aussi dérangé que lui — et les hippies ont pris le contrôle.
En Europe, les gens croient davantage à l’écologie qu’à la charia islamique ou à la prise de pouvoir totalitaire du communisme chinois.
Peter Thiel
Mais Charles Manson n’est pas devenu l’Antéchrist et n’a pas pris le contrôle du monde. Nous finissons dans l’apocalypse, et vous…
Mon récit de l’histoire des années 1970 est que les hippies ont gagné.
Nous avons marché sur la lune en juillet 1969.
Woodstock a commencé trois semaines plus tard.
Avec le recul, c’est à ce moment-là que le progrès s’est arrêté et que les hippies ont gagné.
Et oui, ce n’était pas littéralement Charles Manson…
Restons sur la figure de l’Antéchrist, pour conclure. Mais nous ne vivons pas actuellement sous l’Antéchrist puisque nous sommes simplement, selon vous, dans une période de stagnation. Et vous suggérez que quelque chose de pire pourrait apparaître à l’horizon — quelque chose qui rendrait cette stagnation permanente, alimentée par la peur. Et ce que je propose, c’est que pour qu’un tel scénario se produise, il faudrait une nouvelle poussée de progrès technologique, comparable à celle de Los Alamos, qui susciterait une peur généralisée. Voici donc ma question très précise : vous investissez dans l’intelligence artificielle. Vous êtes fortement impliqué dans Palantir, dans la technologie militaire, la surveillance, les technologies de guerre. On a simplement le sentiment que, lorsque vous me racontez une histoire dans laquelle l’Antéchrist prendrait le pouvoir en exploitant la peur du progrès technologique pour imposer l’ordre au monde, cet Antéchrist utiliserait peut-être les outils que vous êtes en train de construire. Il pourrait se dire : « Nous allons mettre fin au progrès technologique… mais ce que Palantir a accompli jusque-là est vraiment utile. » Cela ne vous inquiète-t-il pas ? Ne serait-il pas ironique que celui qui s’inquiète publiquement de l’Antéchrist contribue involontairement à sa venue ?
Écoutez, il existe une multitude de scénarios.
Évidemment, je ne pense pas que c’est ce que je suis en train de faire.
Pour être clair, je ne pense pas non plus que ce soit ce que vous faites. Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre comment on en arrive à un monde prêt à se soumettre à une autorité autoritaire permanente.
Il y a différents degrés dans ce processus, que l’on peut décrire.
Mais est-ce que ce que je viens de vous exposer est si absurde, en tant que récit général de la stagnation — l’idée que le monde entier se serait soumis depuis cinquante ans à un régime de « paix et sécurité » ?
C’est ce que dit la Première Épître aux Thessaloniciens, 5:3 : le slogan de l’Antéchrist sera « paix et sécurité ».
Et nous nous sommes soumis à la FDA — elle ne régule pas seulement les médicaments aux États-Unis, mais de facto dans le monde entier, parce que les autres pays s’en remettent à ses décisions. La Commission de régulation nucléaire américaine (NRC) régule en pratique les centrales nucléaires dans le monde entier. On ne peut pas simplement concevoir un réacteur nucléaire modulaire et le construire en Argentine. Personne ne fera confiance aux régulateurs argentins. Ils se tourneront vers les autorités américaines.
Donc, la question reste entière : pourquoi avons-nous connu cinquante ans de stagnation ?
Une réponse possible, c’est que nous avons cessé d’avoir des idées.
Une autre, c’est qu’un changement culturel a eu lieu, qui a rendu tout cela impossible.
Et cette réponse culturelle peut être interprétée de manière ascendante : l’humanité se serait transformée en une espèce plus docile.
Ou bien, en partie au moins, de manière descendante : les institutions de gouvernement se seraient transformées en un appareil favorable à la stagnation.
L’énergie nucléaire en est le meilleur exemple : elle devait être l’énergie du XXIe siècle : elle a été mise de côté partout dans le monde.
D’une certaine manière, on vivrait déjà sous une forme modérée du règne de l’Antéchrist selon ce que vous dites. Pensez-vous que Dieu contrôle le cours de l’histoire ?
Je pense qu’il y a toujours une place pour la liberté humaine, pour le choix.
Les choses ne sont pas complètement prédéterminées dans un sens ou dans l’autre.
Mais Dieu ne nous laisserait pas indéfiniment sous le règne d’un Antéchrist modéré et stagnant, n’est-ce pas ? Ce n’est pas comme ça que l’histoire est censée se terminer — pas vrai ?
Attribuer trop de causalité à Dieu est toujours problématique.
Je pourrais vous citer plusieurs versets, mais je vais prendre Jean 15:25, où le Christ dit : « Ils m’ont haï sans raison. » Tous ces gens qui persécutent le Christ n’ont en réalité aucune raison de le faire. Et si on interprète ce verset comme une remarque sur la causalité ultime, ce serait : « Je persécute parce que Dieu m’a poussé à le faire. » Dieu serait à l’origine de tout.
Or la vision chrétienne va à l’encontre de cela. Elle n’est pas calviniste. Dieu n’est pas derrière chaque événement historique. Il ne cause pas tout. Si vous dites que Dieu est la cause de tout, vous êtes en train de faire de Dieu un bouc émissaire.
Mais Dieu est bien à l’origine de l’entrée de Jésus-Christ dans l’histoire, non ? Parce qu’Il ne voulait pas nous laisser dans un Empire romain stagnant et décadent. Donc, à un moment donné, Dieu intervient.
Je ne suis pas calviniste à ce point.
Ce n’est pas du calvinisme. C’est simplement le christianisme : selon votre logique, Dieu ne devrait pas nous laisser éternellement rivés à nos écrans, écoutant les sermons de Greta Thunberg.
Pour le meilleur et pour le pire, je pense qu’il y a une grande place pour l’action humaine, pour la liberté humaine.
Si je pensais que tout cela était déterminé d’avance, alors autant se résigner — les lions arrivent. Il ne resterait plus qu’à faire un peu de yoga, prier en silence et attendre qu’ils vous dévorent.
Mais je ne crois pas que ce soit ce qu’on est censé faire.
L’entreprise américaine de vente en ligne a dépassé la barre du million de robots déployés dans ses entrepôts à travers le monde, soit un chiffre quasi-équivalent au nombre de travailleurs humains.
Si l’automatisation des entrepôts d’Amazon n’a pas conduit au remplacement massif de travailleurs par des robots, l’entreprise expédie chaque année plus de colis tout en employant moins de personnes.
Cela fait maintenant plus d’une décennie que le géant américain de la vente en ligne, Amazon, fondé en 1994 par Jeff Bezos, a enclenché son tournant vers la robotique.
En 2012, Amazon acquiert Kiva Systems pour 775 millions de dollars, une start-up spécialisée dans la création de systèmes robotiques pour la logistique.
Dix ans plus tard, en 2022, l’entreprise dévoile son premier robot autonome Proteus, créé par Kiva, renommé Amazon Robotics en 2015.
Au même moment, Amazon commence le déploiement dans ses entrepôts de Cardinal, une cellule de travail robotisée alimentée par l’IA qui trie les colis avant de les placer dans des chariots.
D’autres robots comme Hercules, dont le rôle est de soulever des étagères de marchandises, ou Sparrow, un bras robotisé intelligent conçu pour reconnaître, saisir et déplacer des objets, ont également fait leur apparition ces dernières années.
Aujourd’hui, l’entreprise compte presque plus de robots que de travailleurs humains : un million d’assistants robotiques effectuent des tâches autrefois confiées à des humains — contre 1 à 1,1 million d’employés travaillant dans des entrepôts Amazon à travers le monde 1.
Tandis que l’entreprise anticipe une réduction de ses effectifs dans les années à venir, notamment en raison des progrès de l’intelligence artificielle, les robots devraient bientôt dépasser le nombre d’humains.
Chaque année depuis 2021, plus de 500 000 robots industriels sont installés à travers le monde.
Entre 2017 et 2023, la densité mondiale moyenne de robots a plus que doublé, atteignant un record de 162 unités pour 10 000 employés, contre 74 six ans auparavant.
En raison de sa taille ainsi que de son empreinte globale, Amazon est devenu un précurseur pour des dizaines de milliers d’entreprises opérant dans les domaines de la vente en ligne et de la logistique. Le modèle développé par l’entreprise, alliant la robotisation à grande échelle à l’implémentation croissante d’applications alimentées par l’IA dans ses processus, est susceptible d’être largement répliqué à travers le monde.
L’entreprise met en avant l’effet positif de la robotisation sur ses employés ainsi que sur les salaires. Ces derniers seraient ainsi mieux payés pour effectuer des tâches moins pénibles, et disposeraient de meilleures opportunités de carrière 2.
Si Amazon n’a que modérément réduit ses effectifs ces dernières années, passant de 1,61 million d’employés en 2021 à 1,56 l’an dernier, le nombre moyen d’employés par site a toutefois chuté de plus de 30 % en trois ans, passant de près de 1 000 à 670.
Le nombre de colis expédiés par employé a quant à lui été multiplié par 20 depuis 2015, passant de 175 à environ 3 870 en 2024.
Ces chiffres suggèrent que si l’automatisation des entrepôts d’Amazon n’a pas conduit au remplacement de travailleurs par des robots, l’entreprise expédie chaque année plus de colis tout en employant moins de personnes 3.
Plusieurs indicateurs suggèrent également que l’IA a d’ores et déjà un impact sur le marché de l’emploi dans le secteur tertiaire. Selon un rapport d’Oxford Economics, les postes d’entrée de carrière aux États-Unis sont « remplacés » à un rythme plus rapide qu’anticipé par l’intelligence artificielle. Ainsi, pour la première fois depuis les années 1980, le taux de chômage des jeunes diplômés est supérieur à la moyenne nationale.
Depuis le début de la guerre, la Russie de Poutine assène en boucle un élément de langage : les Ukrainiens seraient « néonazis ».
Si la présence de certains combattants ultranationalistes dans les rangs ukrainiens est un fait avéré, le « capital symbolique » payé de leur sang n’a jamais trouvé de traduction politique.
Quelle est réellement l’influence de ce courant en Ukraine ?
Anna Colin Lebedev et Bertrand de Franqueville ont pu s’entretenir pendant des centaines d’heure avec eux — ils font le point sur cette question ultrasensible.
La question de l’implication des combattants ultranationalistes dans la guerre d’Ukraine est sensible : étayée par des faits concrets et documentée, elle est dans le même temps sans cesse instrumentalisée par la Russie de Poutine. D’où partir pour l’étudier ?
Anna Colin Lebedev
Le sujet de l’ultranationalisme en Ukraine est de ceux qui reviennent régulièrement dans l’espace médiatique, lestés de sous-entendus.
L’Ukraine, dont la vie politique est bouleversée par la guerre, n’a pas pu organiser d’élections nationales depuis le début de l’invasion russe en février 2022.
Même si cette interruption de cycle est parfaitement légale, en l’absence de scores électoraux, il est difficile aujourd’hui — surtout vu de l’extérieur — de saisir l’équilibre des différentes forces dans le champ politique. C’est avant tout une question de politique interne, mais qui ne manque pas de susciter dans nos pays des discours sur l’illégitimité du pouvoir en place ou sur des soubassements nationalistes du régime ukrainien qui seraient « cachés » pour ne pas ternir l’image de la résistance. L’origine de cette attention à l’ultranationalisme ou aux cycles électoraux n’est pas un effet de notre curiosité pour la politique ukrainienne : il se nourrit des tentatives répétées de Moscou de présenter le système politique ukrainien comme corrompu et notamment gangrené par des néonazis.
Même si nos sociétés ont appris à maintenir une certaine distance critique vis-à-vis des sujets proposés par Moscou, celui-ci revient régulièrement.
Que l’on ne s’y trompe pas : poser la question est légitime et nécessaire.
Mais pour commencer à y répondre, il est moins utile de recenser et compter des cas d’individus arborant des tatouages et patchs néonazis que de regarder des dynamiques collectives de structuration des mouvements politiques extrêmes dans ces dernières décennies et leur évolution en contexte de guerre.
Bertrand de Franqueville
Si l’on remonte à la période post-indépendance des années 1990, on constate que les extrémismes — notamment ceux situés à droite de l’échiquier politique — ont certes gagné en visibilité, mais sont restés relativement marginaux.
Cette visibilité s’est accrue dans les années 2000, notamment avec l’émergence plus marquée du parti Svoboda dans le paysage politique qui a cherché à « lisser » son image radicale. Malgré cette progression, ces groupes sont demeurés minoritaires. C’est à partir de 2014, avec la révolution de Maïdan et le déclenchement de la guerre dans le Donbass, que leur insertion dans la société s’est renforcée. Des mouvements comme Patriotes d’Ukraine, qui formaient l’aile paramilitaire d’un parti politique appelé Assemblée sociale nationale, étaient déjà structurés autour de pratiques et d’expériences rappelant un univers martial. En 2014, ces groupes ont immédiatement vu dans le déclenchement de la guerre dans le Donbass une occasion de mettre en œuvre ce savoir-faire dans la défense du pays.
L’État avait alors besoin de s’appuyer sur ces forces combattantes ?
En effet, face à une armée régulière en difficulté, ils ont mobilisé leur capital militant — qu’il s’agisse de formations, d’expériences de terrain ou de pratiques violentes — et l’ont converti en engagement militaire au service de l’État ukrainien. Un peu plus tard, ces groupes ont acquis une réputation d’efficacité sur le terrain, par exemple à Marioupol, où ils n’étaient pas les seuls à combattre, mais étaient particulièrement visibles. Cela s’est ajouté très tôt à un désir d’améliorer les compétences des soldats en cherchant à faire appel à des formateurs expérimentés. Ce succès a contribué à renforcer leur image de groupes organisés, capables et combatifs, face à une armée nationale perçue comme lente, inefficace, et marquée par un héritage soviétique.
La méfiance à l’égard de l’armée ukrainienne, qui passait pour peu réactive et peu apte à assurer la protection de ses membres, a renforcé l’attrait de ces unités dites « d’élite », notamment aux yeux des volontaires souhaitant s’engager dans la défense du pays.
En se concentrant exclusivement sur la dimension militaire, le régiment Azov s’est peu à peu dépolitisé.
Bertrand de Franqueville
Anna Colin Lebedev
Dans les entretiens avec les combattants que j’ai pu conduire au cours des années de guerre dans le Donbass, la motivation à rejoindre des unités comme Azov reposait en effet largement sur cette réputation de compétence et de cohésion, et parfois sur des marqueurs symboliques de discipline, comme l’interdiction stricte de consommer de l’alcool. L’armée nationale qui était seulement en train de se réorganiser et de se réformer était perçue comme dépassée par les événements, voire archaïque.
La réputation d’Azov ne tenait donc pas principalement à son orientation idéologique — les volontaires ne s’y engageaient pas parce qu’ils partageaient nécessairement une idéologie nationaliste — mais parce que le régiment apparaissait comme une unité militaire de qualité. C’est ce qui a permis à Azov de constituer un capital symbolique fort, utilisé par la suite dans son développement dans l’espace civil.
Les ultranationalistes ont-ils réussi à convertir ces gains en capital politique ?
Bertrand de Franqueville
Le capital symbolique acquis au combat a été récupéré par d’anciens membres du régiment qui ont essayé de réinvestir le champ politique en s’appuyant sur leur prestige militaire.
C’est le cas, par exemple, d’Andriy Biletsky, fondateur du régiment, qui a ensuite fondé en 2016 le Corps national (Natsionalny Korpus), branche politique issue du mouvement Azov.
Mais progressivement, une distinction claire s’est établie entre la branche militaire et la branche politique du mouvement. Les individus les plus politisés, dont l’expérience militaire avait perdu son sens une fois éloignés du front, ont cherché à prolonger leur engagement sous une autre forme, en rejoignant par exemple le Corps national. Cette séparation a donné lieu à deux trajectoires : d’un côté, ceux qui restaient dans le régiment Azov et se définissaient comme militaires professionnels ; de l’autre, ceux qui quittaient l’armée pour se consacrer à la politique ou qui réintégraient la vie civile.
Cette bifurcation a eu un effet important sur l’idéologie de la branche militaire. En se concentrant exclusivement sur la dimension militaire, le régiment Azov s’est peu à peu dépolitisé.
L’adhésion au régiment ne relevait plus d’un engagement idéologique explicite, mais d’un choix opérationnel. Les nouvelles recrues cherchaient à servir l’Ukraine dans des unités perçues comme performantes. Cela ne signifie pas que les combattants n’avaient aucune opinion politique ou engagement personnel ; mais il s’est instauré une distinction nette entre l’engagement militaire, vu comme relevant de la sphère professionnelle, et l’engagement politique, considéré comme appartenant à l’espace civil.
Anna Colin Lebedev
Alors qu’on pouvait s’attendre après 2014 à une montée en puissance, notamment dans le champ électoral des groupes politiques issus de la nébuleuse Azov, elle n’a pas eu lieu. Le champ politique, divisé avant 2014 entre des partis qui regardaient plutôt vers l’Ouest, et d’autres plutôt vers la Russie, s’est reconstruit autour de clivages qui n’étaient pas plus des clivages droite-gauche. Si les combattants avaient une légitimité dans le jeu politique — les vétérans de tous bords que j’interrogeais s’amusaient des campagnes de séduction dont ils faisaient l’objet de la part des hommes politiques à l’approche de chaque échéance électorale — leur poids politique a été en définitive modeste. Surtout, le groupe vétéran ne se résumait absolument pas à ses franges plus radicales.
Comment l’expliquer ?
Bertrand de Franqueville
Il est fondamental de distinguer la présence de ces groupes dans les mobilisations actives de la société et leur influence réelle dans le champ politique.
Entre 2014 et 2022, alors que des élections ont bien eu lieu en Ukraine, les partis d’extrême droite n’ont pas su transformer leur rôle dans la révolution du Maïdan ni leur participation au conflit du Donbass en succès électoraux. Ils sont restés essentiellement des mouvements de rue, occupant une place très marginale sur la scène institutionnelle, ne faisant qu’autour de 2 %, tous mouvements confondus, aux élections de 2019. Par ailleurs, le nombre de combattants ayant accédé à des postes politiques, notamment comme députés à la Rada, est resté relativement faible au regard de la présence de la guerre dans l’espace public.
On a observé en Ukraine une forme de dissociation entre la structuration du champ politique et celle du champ militaire. Certes, l’engagement dans la guerre pouvait constituer une clef d’entrée dans le champ politique, l’aura ou la légitimité liée à un engagement militaire peut effectivement être revendiquée, mais elle ne détermine pas, à elle seule, l’accès aux responsabilités politiques. Le champ politique ukrainien ne se réduit pas aux questions militaires, et demeure organisé autour d’enjeux propres – sociaux, économiques, idéologiques – qui préexistaient à la guerre.
Alors qu’on pouvait s’attendre après 2014 à une montée en puissance dans le champ électoral des groupes politiques issus de la nébuleuse Azov, elle n’a pas eu lieu.
Anna Colin Lebedev
Anna Colin Lebedev
Après 2022, on aurait pu s’attendre à un rétrécissement de la politique autour des questions liées à la guerre.
Il n’a pas eu lieu ?
Non, le débat politique reste ouvert sur d’autres thèmes. Après une première période où toute la vie politique s’était concentrée sur la question de la survie de l’Ukraine, la société a compris que la guerre serait inscrite dans une temporalité longue. Dans ces conditions, la société ne peut pas se permettre de faire l’impasse sur des sujets politiques et sociaux.
Malgré l’apparente « union sacrée » née de la guerre, qui s’est traduite par une mise entre parenthèses des élections et un soutien massif au pouvoir en place, on observe toujours une persistance des divisions politiques et du débat.
Même aujourd’hui, on constate que l’opposition veille à préserver un pluralisme politique et à garantir un maintien de débat public.
Cela vaut pour les mouvements politiques extrêmes : en dépit de l’adhésion de leurs militants à la nécessité de défendre le pays, l’extrême droite et l’extrême gauche demeurent divisées selon des lignes idéologiques traditionnelles, indépendantes de la question militaire.
Anna Colin Lebedev
Par ailleurs, ce que les chercheurs et les ONG ont observé au cours des années de guerre dans le Donbass, c’est plutôt une tendance à la diminution des crimes xénophobes et antisémites. Ces actes n’étaient certes pas inexistants, mais il n’y a pas eu d’augmentation corrélée à une montée du patriotisme ou à la diffusion de l’idée nationale ukrainienne.
Bertrand de Franqueville
Cela dit, certains groupes politiques d’extrême droite, très radicaux, ont mené des actions violentes contre des minorités — qu’il s’agisse de minorités sexuelles, de personnes LGBTQ+, ou encore de populations roms.
Mais ces agressions tendent plutôt à délégitimer leurs auteurs dans une société qui désapprouve de plus en plus ces actes de violence extrajudiciaire, même lorsque ceux qui les commettent peuvent se prévaloir d’un passé militaire héroïque.
Si des organisations paramilitaires civiles comme la Droujyna nationale (Natsionalni Droujyny), issues des milieux d’extrême droite, ont pu exister pendant la période de la guerre dans le Donbass, leurs dérives ont été rapidement critiquées dans la société.
L’invasion à grande échelle par l’armée russe, qui a porté cette guerre dans la vie quotidienne sur tout le territoire ukrainien, a-t-elle reconfiguré les termes de cette équation politique ?
Anna Colin Lebedev
L’année 2022 marque une rupture profonde.
Toute la société ukrainienne se trouve alors engagée dans la guerre — il n’existe plus véritablement de forces politiques ou de segments de la population qui en soient restés en dehors. Cela a provoqué un retour vers l’armée de nombreux militants d’extrême droite qui avaient quitté le champ militaire pour s’impliquer dans des mouvements politiques. Andriy Biletsky, par exemple, incarne ce retour en prenant le commandement de la Troisième brigade d’assaut, issue d’Azov.
Bertrand de Franqueville
Ces individus étaient expérimentés, formés, et conscients de la probabilité d’une reprise des hostilités à grande échelle. Leur réengagement militaire ne relevait pas d’un hasard : ils avaient toujours envisagé cette éventualité et étaient prêts à reprendre les armes en cas de nécessité.
Comment cela se matérialise-t-il en pratique ?
Dès les premiers jours de l’invasion à grande échelle en 2022, des groupes issus du Corps national se sont reformés en unités combattantes. Ils ont participé à la défense de Kyiv et aux combats jusqu’à forger la Troisième brigade d’assaut. Ce retour massif au combat s’inscrit dans un mouvement plus large : une très grande partie de la société ukrainienne a pris les armes, bien au-delà des cercles nationalistes. Même à gauche, où l’on trouvait auparavant beaucoup de postures pacifistes ou antimilitaristes, de nombreux militants ont estimé qu’il s’agissait désormais d’une question de survie, et qu’il n’était plus possible de rester en retrait.
Anna Colin Lebedev
Mais comme en 2014, il faut distinguer les profils politiques des combattants des logiques de fonctionnement des brigades.
Bertrand de Franqueville
Cette remobilisation d’anciens militants d’extrême droite dans l’armée se fait en effet dans un contexte où l’engagement militaire est beaucoup plus massif : les effectifs sont bien plus importants qu’en 2014, et les nouvelles recrues sont très diverses, socialement et politiquement.
Diriez-vous qu’on pourrait assister à une répétition du schéma observé en 2014 ?
Tout comme en 2014, beaucoup de volontaires qui rejoignent Azov ou la Troisième brigade d’assaut le font parce qu’ils recherchent des unités perçues comme efficaces et professionnelles, commandées par des vétérans expérimentés et formés au combat, attentives à la gestion des recrues.
L’image d’un leadership fiable, qui ne sacrifie pas inutilement ses soldats, joue un rôle clef dans ce choix, et Andriy Biletsky a su capitaliser dessus. L’image de ces unités a été renforcée par une campagne médiatique extrêmement bien menée, voire même une émergence d’une sous-culture propre à la Troisième brigade.
Anna Colin Lebedev
Cette importance de la confiance dans une unité et un commandant est un des effets d’une certaine autonomie laissée aux unités militaires ukrainiennes, non seulement dans le combat, mais aussi dans la construction de leur identité que dans l’organisation de la formation ou du recrutement. À cet égard, on peut se poser la question des contours de cette identité des bridages, et le rôle qu’y joue l’idéologie. Autrement dit, les brigades dont la généalogie renvoie aux mouvements de droite extrême, diffusent-elles cette idéologie dans leur manière de faire la guerre ?
Est-ce le cas ?
La réponse qu’on peut donner est pour l’instant partielle, et il faudrait conduire d’autres enquêtes de terrain.
On voit cependant que dans des unités comme la Troisième brigade d’assaut, l’idéologie n’est pas absente des pratiques quotidiennes. Elle est par exemple clairement visible dans la récitation rituelle de la « Prière du nationaliste ukrainien », texte qui ne comporte pas en lui-même d’appels extrémistes, mais qui était un texte de référence des mouvements nationalistes ukrainiens du XXe siècle. En revanche, à ce jour, il me semble que l’on n’observe pas, dans les actions de la brigade, de pratiques violentes telles que des attaques contre des civils sur des critères ethniques ou nationaux. La posture anti-russe est bien sûr très présente — dans toute la société ukrainienne comme dans les forces armées — mais il s’agit d’une hostilité d’ordre politique, non ethnique.
Le crédo politique est « L’Ukraine avant toute chose », mais pas « L’Ukraine aux Ukrainiens ». Cela se comprend d’autant mieux que les profils mixtes, multilingues, ou d’origine russe sont très nombreux en Ukraine et dans les unités combattantes.
La guerre n’est pas perçue en termes ethniques, mais bien comme un conflit entre nations.
Bertrand de Franqueville
Bertrand de Franqueville
On peut aussi rappeler que dès les débuts d’Azov, de nombreux combattants russes ou géorgiens ont été intégrés, et que la langue de communication au sein de l’unité était majoritairement le russe, simplement pour des raisons pratiques. L’ennemi n’est pas vu comme « le Russe » au sens ethnique, mais comme l’agresseur national.
Est-il possible de percevoir cette différence dans les discours sur la guerre ?
L’un de mes enquêtés m’a un jour confié que les Ukrainiens ethniques pro-russes vivant en Russie, sont désormais perçus comme des ennemis en raison de leur adhésion au discours du pouvoir russe. Cela montre que la guerre n’est pas perçue en termes ethniques, mais bien comme un conflit entre nations : l’Ukraine se défend face à une agression étrangère.
Cette grille de lecture nationale est très largement partagée, aussi bien dans la société que dans les forces armées ukrainiennes. C’est une vision que j’ai retrouvée dans de nombreuses unités, y compris à l’extrême gauche.
Anna Colin Lebedev
Cela étant dit, un enjeu persistant pour l’Ukraine, notamment sur la scène internationale, concerne certaines références historiques problématiques.
Vous faites référence à Bandera ?
En effet, le maintien parmi les figures de référence des personnalités issues des mouvements ultranationalistes du XXe siècle, comme Stepan Bandera, continue de susciter des controverses. Or pour certains Ukrainiens très actifs aujourd’hui dans la défense du pays, et dont les trajectoires politiques s’inscrivent dans cette généalogie nationaliste, il est inconcevable de renoncer à de telles figures. Ils les considèrent comme des symboles de la lutte pour l’identité nationale, des repères essentiels et légitimes à leurs yeux.
Le pouvoir ukrainien, aujourd’hui, semble peu disposé à exiger de ses combattants, notamment ceux liés à des milieux nationalistes, des gestes de repentance ou un renoncement symbolique à ces figures historiques.
Bertrand de Franqueville
L’usage des symboles relève autant d’un réflexe identitaire ou émotionnel que d’une lecture politique structurée. Ce sont des marqueurs de ralliement, de résistance ou d’unité, dont le sens peut évoluer selon les circonstances. Même des personnes peu politisées peuvent les adopter, parfois simplement pour s’adapter à un contexte social ou culturel, sans en percevoir toutes les dimensions historiques. C’est ce décalage entre le symbole et sa charge historique qui rend la situation si difficile à appréhender, notamment dans une période où l’Ukraine lutte pour sa survie et mobilise toutes les ressources de son récit national.
Anna Colin Lebedev
La figure de Bandera est mobilisatrice pour de nombreux Ukrainiens car elle incarne la lutte pour l’indépendance, en particulier face à une Russie qui, historiquement, a diabolisé cette figure dans son récit national. Ce personnage a ainsi été transformé en symbole négatif par l’historiographie soviétique, et cette stigmatisation continue aujourd’hui dans le discours russe. En réaction, des Ukrainiens se réapproprient cette figure, parfois de manière provocatrice. Dès 2014, on voyait, par exemple, des combattants d’origine juive arborer des t-shirts avec l’inscription « judéo-bandériste », un slogan volontairement paradoxal qui visait à défier les accusations russes. Cette réappropriation symbolique ne signifie pas pour autant une adhésion consciente et complète à l’idéologie historique portée par Bandera.
Avez-vous trouvé des exemples de cette dérivation d’une grammaire nationaliste vers un contenu politiquement moins chargé, voire neutre ?
Oui : ce phénomène touche aussi par exemple des slogans comme « Gloire à l’Ukraine, gloire aux héros », dont l’ancrage dans l’histoire ultranationaliste est souvent ignoré. Aujourd’hui, ces expressions sont largement reprises dans des contextes très éloignés de leur sens d’origine.
Bertrand de Franqueville
Il faut en effet éviter de projeter une lecture trop homogène ou trop idéologisée sur la population ukrainienne.
Anna Colin Lebedev, vos recherches portent notamment sur la manière dont la guerre transforme les sociétés : quelle place pourraient prendre à votre avis ces brigades et leurs leaders dans l’après-guerre ?
Anna Colin Lebedev
Pour penser cette question, on pourrait pour commencer se demander quelle a été la place des combattants dans le champ politique entre 2015 et 2022, dans les années de guerre enlisée : elle était plutôt modeste.
Cependant, je me demande si, dans l’Ukraine de demain, au vu de l’intensité de la guerre, mais aussi de l’importance du positionnement stratégique face à la Russie, désormais perçue comme une menace durable, le capital combattant ne serait pas facilement convertible en capital politique.
Bertrand de Franqueville
Ce capital combattant, c’est-à-dire la légitimité conférée par l’expérience du combat, pourrait devenir un des principaux leviers d’accès au pouvoir. C’est ce raisonnement qui a également motivé des groupes situés à l’extrême gauche à s’impliquer militairement dès 2022 : ils savaient que leur légitimité politique future passerait aussi par leur participation à l’effort de guerre.
Cependant, il reste difficile de prédire l’importance qu’auront ces groupes dans l’après-guerre.
Cela dépendra de leur capacité à se reconvertir dans le champ civil et il n’est pas certain que la pratique de la violence comme mode d’action politique soit reconnue légitime.
D’autant que l’après-guerre ne sera pas uniquement structuré par les enjeux de sécurité ou de défense, mais aussi — et peut-être surtout — par les attentes sociales, économiques et politiques de la population. Or les mouvements issus du champ militaire risquent de buter sur ces attentes, qu’ils ont parfois peu intégrées. Rien ne garantit, donc, que ce discours militaire et nationaliste trouvera un écho massif dans l’Ukraine de demain.
Enfin, il faut garder à l’esprit qu’un pays sortant d’un conflit de cette ampleur peut aussi exprimer une forme de lassitude face au discours militaire omniprésent, et aspirer à un retour à la normalité, à la reconstruction et à une forme de paix sociale. Dans ce contexte, l’extrême droite devra trouver le moyen de capter ces aspirations, ce qui n’est pas gagné.
Cela étant, une autre inquiétude revient souvent dans nos débats lorsqu’on évoque la place des nationalistes dans l’armée ukrainienne : la possibilité qu’ils s’appuient sur une base large de vétérans — potentiellement traumatisés, insatisfaits ou en rupture — pour nourrir des mouvements protestataires, voire insurrectionnels.
Bertrand de Franqueville
C’est ce qu’avait bien compris le Corps National : sa force a été de créer un espace de reconversion pour les vétérans, en leur proposant une continuité dans l’engagement, sous une autre forme — politique cette fois. Ils ont su mobiliser cette base. Mais il est important de noter que tous les vétérans ne se sont pas retrouvés dans cette orientation. Certains ont quitté le mouvement, en désaccord avec ses choix politiques. Car les anciens combattants ne forment pas un bloc homogène : ils conservent leur propre agentivité, leurs attentes, leurs désillusions aussi. Cela souligne que cette question de la reconversion politique des combattants ne concerne pas que l’extrême droite, mais traverse l’ensemble du spectre idéologique.
Plus largement, quel pourrait être l’avenir de ces mouvements ?
Anna Colin Lebedev
Il y a une dynamique que nous avons observée entre 2015 et 2022, et dont on peut se demander si elle ne va pas se reproduire à la fin de cette phase de guerre de haute intensité. Lorsque le sentiment de résistance nationale devient largement partagé dans la société, il cesse d’être l’apanage de certains courants politiques, notamment ceux situés à l’extrême droite. Dans ce contexte, ces mouvements perdent une partie de leur spécificité, et leur différenciation passe alors par une radicalité politique accrue – une radicalité qui, justement, ne trouve pas nécessairement d’écho dans la population. Ce n’est pas la dimension xénophobe, extrémiste ou anti-LGBT qui est validée par la société, mais bien l’idée de nation, de patrie, de défense collective, rendue légitime par l’agression russe. Ce socle patriotique est aujourd’hui largement accepté en Ukraine.
Bertrand de Franqueville
J’ai même rencontré des militants de gauche, voire d’extrême gauche, qui partagent cette posture défensive. Leur discours ne se revendique pas nécessairement d’un vocabulaire nationaliste explicite, mais ils reconnaissent la nécessité de défendre le pays, parfois au nom d’une simple survie collective. Il s’agit d’un nationalisme défensif, perçu comme un mal nécessaire : il ne s’agit pas d’exclure ou de dominer, mais de se protéger. Ce discours de défense traverse aujourd’hui l’ensemble du spectre politique ukrainien. Le résultat, c’est que l’extrême droite ne peut plus revendiquer le monopole du patriotisme ou de la défense nationale. Elle est en quelque sorte « désexceptionnalisée » sur ce terrain. Et dans ce nouveau contexte, son extrémisme risque de dissoner avec l’état d’esprit général. Ce serait une forme de marginalisation similaire à celle observée après l’indépendance de l’Ukraine, lorsque le discours nationaliste avait cessé d’être exclusivement associé à l’extrême droite.
Parmi les armements et munitions dont les livraisons à l’Ukraine ont été suspendues hier, mardi 1er juillet, par le Pentagone, figurent plusieurs systèmes utilisés quotidiennement par l’armée ukrainienne pour repousser les attaques de drones russes. Ces derniers incluent notamment des intercepteurs Patriot ainsi que des lance-missiles Stinger.
Si cette « pause » décidée par le Pentagone venait à se transformer en un arrêt prolongé voire définitif des livraisons, les capacités d’interception de Kiev seraient durement impactées.
Hier, mardi 1er juillet, le département de la Défense américain a annoncé avoir « mis en pause » certaines livraisons d’armes et munitions destinées à l’Ukraine. Cette décision aurait été prise suite à un examen des stocks de l’armée américaine, qui aurait atteint des niveaux jugés trop faibles pour certains systèmes.
Le Pentagone n’a pas fourni la liste des armes qui seraient impactées par cette pause, ni le nombre d’unités qui auraient initialement dû être livrées.
Selon le Wall Street Journal, sont concernées des livraisons qui se trouvaient en Pologne au moment de la décision et qui contenaient des missiles intercepteurs pour les systèmes Patriot, des missiles air-sol Hellfire, des missiles sol-air Stinger ainsi que des munitions air-air AIM notamment tirées par les F-16 ukrainiens 1.
D’autres publications font également mention de plusieurs milliers d’obus d’artillerie de 155mm, plus de 250 roquettes GMLRS ainsi que des lance-roquettes AT4 2.
Une part importante de ces munitions, notamment les missiles intercepteurs utilisés par les Patriot ainsi que les lance-missiles Stinger, sont utilisés quotidiennement par l’armée ukrainienne pour lutter contre les frappes de drones russes. Si cette « pause » décidée par le Pentagone venait à se transformer en un arrêt prolongé voire définitif des livraisons, les capacités d’interception de Kiev seraient durement impactées.
Il s’agit de la deuxième fois en l’espace de quelques semaines que le département de la Défense ordonne de suspendre partiellement l’aide militaire à l’Ukraine.
Au début du mois de juin, Washington avait discrètement informé le Congrès de sa décision de rediriger de l’Ukraine vers ses forces au Moyen-Orient des kits de guidage laser APKWS utilisés par Kiev pour abattre des drones Shahed 3.
Dans les deux cas, l’administration Trump est susceptible de violer une nouvelle fois l’Impoundment Control Act de 1974, une loi qui vise à empêcher le président de bloquer ou de retarder l’allocation de financements autorisés par le Congrès. Le Government Accountability Office a accusé le 16 juin la Maison-Blanche d’avoir violé ce texte à deux reprises 4.
L’argument vraisemblablement avancé par Washington, et formulé auprès de médias américains par le sous-secrétaire à la Défense Elbridge Colby, l’artisan de la décision, consiste à faire valoir une certaine flexibilité dans les équipements livrés en cas de stocks jugés insuffisants pour assurer la défense des États-Unis.
Le département de la Défense pourrait potentiellement invoquer la section 831 du National Defense Authorization Act pour l’année fiscale 2024.
Cette suspension intervient alors que les frappes aériennes de drones russes contre l’Ukraine se sont considérablement intensifiées ces dernières semaines. L’armée russe a lancé près de 5 000 drones contre l’Ukraine en juin, soit 15 fois plus qu’au cours de la même période en 2024. En conséquence, le taux d’interception par Kiev est en baisse : celui-ci se situait juste au-dessus de 50 % en juin, alors qu’il était en moyenne supérieur à 80 % en 2023-2024.