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20.07.2025 à 00:35

Le ventre creux de la Commune

Mathieu Léonard

1870-1871, l'année terrible. La population parisienne assiégée d'abord par les Prussiens puis par les Versaillais connaît une situation de pénurie qui la pousse à réinventer l'assiette du quotidien… entre famine, bidoche d'éléphant et rêves de liberté. Imaginez le tableau : Paris, septembre 1870, l'armée de Napoléon le troisième s'est pris une déculottée à Sedan, et les Prussiens serrent la capitale et bloquent son ravitaillement. Subissant de plein fouet une pénurie galopante dès le mois (…)

- CQFD n°243 (juillet-août 2025) / ,
Texte intégral (2180 mots)

1870-1871, l'année terrible. La population parisienne assiégée d'abord par les Prussiens puis par les Versaillais connaît une situation de pénurie qui la pousse à réinventer l'assiette du quotidien… entre famine, bidoche d'éléphant et rêves de liberté.

Imaginez le tableau : Paris, septembre 1870, l'armée de Napoléon le troisième s'est pris une déculottée à Sedan, et les Prussiens serrent la capitale et bloquent son ravitaillement. Subissant de plein fouet une pénurie galopante dès le mois d'octobre, les Parisiens commencent « à manger des regardelles » (autrement dit regarder son assiette vide), comme on dit à Marseille. Les Prussiens vident même les aqueducs Médicis et de la Dhuis, réservoirs d'eau potable qui abreuvent Paris. Résultat : on se rabat sur l'eau vaseuse de la Seine, la flotte des gouttières ou celle des puits, filtrée au charbon de bois pour pas clamser d'une courante carabinée. En revanche, les halles au vin de Bercy sont pleines et un témoin balance dans ses mémoires : « Si la nourriture solide manque dans Paris, le liquide ne manque pas, et on y débouche, chaque jour, d'innombrables bouteilles.1 »

D'où la réputation d'ivrognes2 rapidement acquise des gardes nationaux, armée d'irréguliers dédiée à la défense de la ville, qui cherchent à conjurer l'ennui et le froid sur les remparts en entrechoquant des canons à boire. Un stigmate qui indigne Victorine Brocher, journaliste et cantinière à la caserne rue de Rivoli, qui met en place des repas pour les plus pauvres. Elle prend la défense du brave garde national, dépeint ici sous les traits de Jacques Bonhomme : « Pendant que vous, Messieurs, vous devisiez chez Brébant [restaurant pour rupins] et autres, lui, Jacques Bonhomme, allait aux remparts, souvent l'estomac creux. […] Si par malheur il avait bu un verre de vin, frelaté, qu'ayant froid et faim, il fût un peu plus gai que de coutume, on le traitait d'ivrogne, etc. Souvent il avait soupé d'un simple morceau de pain et de fromage, il passait ainsi la nuit, tout heureux du sacrifice qu'il s'imposait, espérant aider au salut de la France, sa seule ambition3. »

Avec sa solde de trente sous par jour, soit 1,50 franc, notre garde national peut juste s'acheter une laitue ou, grand luxe, une cervelle de chien

Et puis, le vin est considéré comme un aliment de première, il ne titre pas très haut (8°-10°) et on le coupe pour en assouplir le râpeux : « Inutile de faire l'éloge du vin : c'est le cordial par excellence ; mélangé avec du sucre blanc ou de la cassonade, il rendra d'immenses services. Un homme peut vivre un mois sans éprouver une déperdition sensible de force, en se soumettant au régime du pain et du vin. »4 Au final, le gouvernement de la Défense nationale favorisa lui-même l'approvisionnement en pinard pour lutter contre la famine et le mécontentement populaire quand le pain noir vint à faire défaut.

« Nous mangeons de l'inconnu »

Le froid mord, le bois manque, et la mort fauche plus vite qu'un Prussien à la gâchette. Les Parigots ont les crocs, enfin surtout le populo. En quatre mois, l'œuf passe de cinq sous à 2,50 francs, les patates de 2,50 à 30 balles le boisseau, et le beurre ? 80 francs le kilo au lieu de 16 ! Avec sa solde de trente sous par jour, soit 1,50 franc, notre garde national peut juste s'acheter une laitue ou, grand luxe, une cervelle de chien. Pendant ce temps, les richards expérimentent des mets exotiques raffinés au Café Voisin ou chez Brébant le susnommé, restaurateur des Grands Boulevards qui recevra après coup une médaille de la part d'épicuriens fortunés qui se sont rassasiés à sa table.

On va chasser dans les zoos le gibier le plus improbable : dromadaires, antilopes, hippopotames qui se vendent à des prix délirants

Alors que mange-t-on quand tout vient à manquer ? Une fois avalés les 220 000 moutons, 40 000 bœufs et 12 000 porcs stockés dans le bois de Boulogne, le Luxembourg et autres parcs, on égorge 70 000 chevaux pour en faire des boudins, des andouilles, des saucissons, dans une orgie hippophage. Les pigeons des Tuileries ? Boulottés. Les moineaux des squares ? Becquetés. Toutes les bestioles à poil, à plumes et à écailles de Paris y passent dans « une hécatombe presque générale des animaux de la création »5. On va chasser dans les zoos le gibier le plus improbable : dromadaires, antilopes, hippopotames qui se vendent à des prix délirants. Dans ses Tableaux de siège, Théophile Gautier rapporte qu'« on ne parlait dans la ville, poussée par la famine aux caprices et aux dépravations de goût, que de mets bizarres : côtelettes de tigre, jambon d'ours, bosses de bison, pieds d'éléphant à la poulette, filets de lama, entrecôtes de chameau, râbles de kangourou, civets de singe, serpents boas à la tartare, marinades de crocodile, fricassées de phénicoptère, grues de Numidie à la chasseur, foies d'autruche truffés, chauds-froids de toucan et de kamichi, et autres cuisines zoologiques qui ne laissaient pas que de nous alarmer pour la population du Jardin des Plantes ». Le 31 décembre, l'écrivain Edmond de Goncourt – encore un ennemi des partageux ! – se rend chez le boucher anglais du boulevard Haussmann : « Il y a au mur, accrochée à une place d'honneur, la trompe écorchée du jeune Pollux, l'éléphant du Jardin d'acclimatation ». Et le même soir, il dîne de ce « fameux boudin d'éléphant ». Mais cette barbaque extraordinaire finit par se tarir. Victor Hugo se désespère dans ses carnets : « Ce n'est même plus du cheval que nous mangeons. C'est peut-être du chien ? C'est peut-être du rat ? Je commence à avoir des maux d'estomac. Nous mangeons de l'inconnu. » Quant aux ménagères, elles peuvent se procurer des manuels de cuisine de circonstances : La Cuisine pendant le siège : recettes pour accommoder les viandes de cheval et d'âne, par le chef de cuisine Destaminil ; ou plus savoureux, La Cuisinière assiégée, ou L'art de vivre en temps de siège ; par une femme de ménage. Dans ce dernier, on y apprend à cuisiner le clébard (« goût de mouton »), le matou (« comme du lièvre »), ou le rat, mais attention sans excès, et à cuire longtemps, rapport aux germes de trichinose. Ces courts traités invitent à leur façon à l'autonomie alimentaire : « Puissent ces lignes servir de pilori aux rapaces industriels, aux infâmes spéculateurs, pour qui le siège a été un moyen de trafic et de fortune !... »6

Avoir la dalle sous la Commune
Quelques milliers d'ouvrières et d'ouvriers peuvent aussi bénéficier des bonnes gamelles roboratives à prix modeste de « La Marmite », soit quatre cantines coopératives

Avec la capitulation du 28 janvier 1871, l'étau prussien se dessert et l'approvisionnement des Parisiens reprend. Puis vient la Commune, à nouveau un siège, avec les Prussiens à l'est, les Versaillais à l'ouest. Les communards s'échinent à contrôler les prix des denrées alimentaires, voire à réquisitionner si besoin. Dans cette situation de siège, les instances communalistes s'intéressent à la ration alimentaire nécessaire d'un point de vue stratégique : « Aux proportions indiquées de viande fraîche ou salée (120 grammes), de pain et de riz (750 à 800 grammes), de légumes secs (50 grammes), ajoutez surtout une petite quantité, 30 à 50 grammes de lard ou de chocolat et de fromage, sans oublier les moyens complémentaires comme le sucre, le sel, la gélatine ; prenez pour boissons le vin et le café, qui existent en grand approvisionnement, et vous éviterez pendant deux, trois et quatre mois les inconvénients du siège ; avec le régime prescrit, nous sommes bien sûrs de pouvoir conserver nos forces physiques et notre énergie morale qui leur est si intimement liée. »7

Quelques milliers d'ouvrières et d'ouvriers peuvent aussi bénéficier des bonnes gamelles roboratives à prix modeste de « La Marmite », soit quatre cantines coopératives impulsées en 1868 par les ouvriers relieurs Eugène Varlin et Nathalie Lemel. On y sert un menu varié à base de potage, de ragoût, de roquefort, arrosés d'un coup de picrate. Varlin, militant chevronné de l'Association internationale des travailleurs, voulait en faire des lieux d'émancipation par la bouffe et la solidarité : « L'association libre, en multipliant nos forces, nous permet de nous affranchir de tous ces intermédiaires parasites dont nous voyons chaque jour les fortunes s'élever aux dépens de notre bourse et souvent de notre santé. Associons-nous donc, non seulement pour défendre notre salaire, mais encore, mais surtout pour la défense de notre nourriture quotidienne. »8. Avant que la guerre ne vienne y couper court, La Marmite atteignait 8 000 souscripteurs et visait l'ouverture de onze nouvelles cantines. Les Versaillais auront la peau de Varlin et de ses cantoches. Exécuté pendant la Semaine sanglante, il laisse un mythe, une marmite rougeoyante dans le cœur des prolos.

Mathieu Léonard

1 Louis Gallet, Guerre et Commune : impressions d'un hospitalier, 1870-1871, Paris, 1897.

2 Sur la légende noire d'une Commune grise, voir mon bouquin, L'Ivresse des communards, Lux, 2022.

3 Victorine Brocher, Souvenirs d'une morte vivante, Lausanne (1909), réédition Libertalia, 2017.

4 Destaminil, La Cuisine pendant le siège, 1871.

5 La Cuisinière assiégée, 1871, p. 7.

6 Ibid, p.8.

7 « Du régime alimentaire », Journal officiel de la Commune de Paris, du 20 mars au 24 mai 1871, 14 avril 1871.

8 Michèle Audin, Eugène Varlin, ouvrier relieur 1839-1871 – Écrits rassemblés, Libertalia, 2019.

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20.07.2025 à 00:30

Cisjordanie : récolter malgré les colons

Léonore et Pierre se sont rendus en Cisjordanie, gouvernorat de Ramallah, dans le cadre d'une mission de l'Union des comités de travail agricole (UAWC). Ils ont aidé aux travaux agricoles et étaient en première ligne pour documenter la violence des colons israéliens qui n'en finissent plus de s'accaparer les terres en semant la terreur. Récit. « Mustawtiniiin ! » Se redressant, Layla* se fige un instant dans sa robe longue, puis nous fait signe de nous dépêcher. Les garçons perchés dans (…)

- CQFD n°243 (juillet-août 2025)
Texte intégral (2047 mots)

Léonore et Pierre se sont rendus en Cisjordanie, gouvernorat de Ramallah, dans le cadre d'une mission de l'Union des comités de travail agricole (UAWC). Ils ont aidé aux travaux agricoles et étaient en première ligne pour documenter la violence des colons israéliens qui n'en finissent plus de s'accaparer les terres en semant la terreur. Récit.

« Mustawtiniiin ! »1 Se redressant, Layla* se fige un instant dans sa robe longue, puis nous fait signe de nous dépêcher. Les garçons perchés dans les arbres descendent en laissant tomber les olives sur les bâches. Tout semble pourtant calme ce matin, sur les terrasses plantées d'oliviers noueux. Mais on se rend vite compte que quelque chose ne va pas. Sur les hauteurs, des éclats de voix se font entendre, puis la sirène d'un mégaphone. Il faut charger les lourds sacs de jute sur les épaules et décamper au plus vite, en essayant de ne pas se casser la figure sur les cailloux. Pendant ce temps, d'autres rangent les câbles des machines et récupèrent les batteries. Layla, une échelle sur l'épaule gauche, empoigne un sac de la main droite et marche d'un pas régulier vers la piste en contrebas. Tout le matériel est empilé à la hâte dans le pick-up. Les voix se rapprochent mais personne n'est encore visible, alors on en profite pour retourner en vitesse récupérer les bâches qui contiennent la récolte de ce matin. Quand les colons, fusils en bandoulière, apparaissent entre les arbres, Yanis, le mari de Layla, a déjà démarré. Entassés dans le pick-up, on disparaît rapidement. Layla a l'air satisfaite. Cela fait trois jours que les milicien·nes nous chassent quotidiennement de cette oliveraie, qui appartient à sa famille. Malgré leurs intimidations, ils n'ont pas réussi à voler du matériel, et on a quasiment pu finir la récolte sous leur nez.

Résister par le « Sumud »
Ce qui détermine la qualité des récoltes, davantage que la météo et les insectes ravageurs, c'est l'arbitraire de l'armée d'occupation et des colons qui entourent le village

Nous sommes en Cisjordanie, dans le gouvernorat de Ramallah. Ici, comme dans toute la Palestine, les paysan·nes doivent affronter d'autres aléas que ceux inhérents aux travaux agricoles. Ce qui détermine la qualité des récoltes, davantage que la météo et les insectes ravageurs, c'est l'arbitraire de l'armée d'occupation et des colons qui entourent leur village. Mais comme les autres agriculteurs et agricultrices que nous avons rencontrés, Layla est déterminée à rester sur sa terre coûte que coûte. Cette volonté de protéger la terre en refusant de partir est désignée sous le terme de « sumud ». C'est un axe essentiel de la lutte pour la libération de la Palestine. Et si l'Union des comités de travail agricole (UAWC) a été créée en 1986, c'était justement pour soutenir cette résistance agricole. Une de ses campagnes consiste à faire venir des volontaires internationaux comme nous. On aide aux travaux agricoles en échange du gîte et du couvert. Nos passeports rouges et nos faciès sont censés réduire l'intensité de la violence coloniale. Cette ONG palestinienne appuie également les paysan·nes pour la construction d'infrastructures agricoles : serres, chemins… L'UAWC promeut l'agroécologie comme stratégie pour atteindre la souveraineté alimentaire et se passer des semences, engrais et pesticides vendus par la puissance occupante.

Prison et tortures comme horizons
40 % des hommes palestiniens passent par les geôles israéliennes au cours de leur vie

Quelques lacets plus bas, Yanis s'arrête dans un nuage de poussière. On descend et on reprend la récolte sur un autre terrain, plus proche du village. Avec une aiguille courbe, Layla entreprend de coudre solidement les sacs pour les fermer. Ses grandes mains usées sont colorées par les olives qu'elle a triées toute la matinée. Pendant ce temps, Monder*, son neveu, nous rejoint. C'est un minuscule garçon qui n'en fait qu'à sa tête, mais qui est capable de grimper récolter les plus hautes branches avec une redoutable efficacité. Vers 17 heures, la récolte de ce champ est terminée. Nous passons la soirée chez le frère de Yanis. Il nous accueille avec un thé à la sauge dans son salon sobrement décoré. À côté de la porte, la photo d'un jeune martyr. En face, des images d'organisations de la gauche palestinienne et un cadre qui montre un jeune homme souriant. Aïcha, deux ans, trottine vers le portrait. Il s'agit de son cousin, emprisonné dans les geôles israéliennes, on ne sait pas où, ni pourquoi, ni pour combien de temps. Il a 21 ans et c'est la cinquième fois qu'il est jeté en prison. Un jour, l'armée est venue et les soldat·es ont saccagé la maison. Puis ils l'ont embarqué sans donner de motif. La petite fille soulève le cadre qui fait pratiquement sa taille et couvre la vitre de baisers : Omar ! Mon chéri ! Après avoir grimpé sur l'accoudoir du canapé, elle finit par me donner la photographie encadrée en me demandant de l'embrasser aussi, avant de tomber dans les coussins, déclenchant les rires de l'assemblée. Comme le cousin d'Aïcha, environ 40 % des hommes palestiniens passent par les geôles israéliennes2 au cours de leur vie. Un des convives nous explique que les récits de celles et ceux qui en sont sortis ont beaucoup changé depuis le début du génocide. Si les violences physiques et sexuelles existaient déjà auparavant, elles sont devenues systématiques. Un constat que L'ONG israélienne B'tselem fait également : dans son rapport « Welcome to hell » datant d'août 2024, elle décrit le fonctionnement des prisons sionistes comme « un réseau de centres de torture ».

Les stigmates de la terreur
Dans son rapport « Welcome to hell » datant d'août 2024, L'ONG israélienne B'tselem décrit le fonctionnement des prisons sionistes comme « un réseau de centres de torture ».

Le lendemain, levés un peu avant 7 heures, on repart pour l'oliveraie. Malgré la récolte assez mauvaise cette année, ce verger a particulièrement bien donné. Les tâches sont répétitives, le temps passe vite. Les olives se mettent à pleuvoir un peu partout au son des machines rotatives. Quand on a fini une zone, Gibril, le fils de Layla, replie la bâche constellée d'olives dodues et la déploie ailleurs. Il travaille en silence mais ne peut réprimer une grimace de douleur quand il se baisse, stigmate laissé par la balle qui a pulvérisé l'os de sa cuisse. Sur les quatre hommes avec qui nous travaillons ce matin, deux ont été blessés par balle. Un troisième a été éborgné par une balle non létale. « Khalas ! »3 Layla nous interrompt : elle décrète le début de la pause déjeuner et éteint le générateur. Le silence se fait dès que les présent·es entament les aubergines farcies. Tout en trempant son pain dans le zaatar4, Yanis nous montre les photos de sa serre qui regorge de tomates. Ce sont des variétés palestiniennes, conservées à la banque de graines de l'UAWC. Elles produisent moins que celle de l'agrobusiness, mais n'ont pas besoin de plus d'eau que de celle de la pluie. « Mais cette année, les colons ont incendié la serre, nous n'avons encore rien pu récolter », commente Layla. Pour les oliviers, la famille pratique une agriculture semi-vivrière : « Nous nous occupons de nos arbres le week-end, une partie de l'huile extraite est exportée dans les pays du Golfe, nous consommons le reste », explique Yanis. La conversation se poursuit, on se perd en conjectures. Combien de temps encore avant que la Palestine ne soit libre ? Un colon torse nu, un fusil automatique en bandoulière, a été filmé il y a quelques semaines en train de poursuivre des enfants dans leur village. Que fera-t-on des hommes comme lui dans un pays libéré ? Le café est fini avant que nous trouvions une réponse. Et si le marc au fond des gobelets en carton ne nous permet pas de prédire l'avenir de la Palestine, il nous indique avec certitude notre futur proche : il est temps de se remettre à la cueillette. Des mois plus tard, alors qu'on finit l'écriture de cet article, on reçoit une photo de Monder. Le sourire du petit garçon est toujours aussi lumineux. Allongé sur un lit, il fait un « V » de la victoire en direction du photographe. Même sur l'écran, la lueur de défi qu'on lui connaît bien brille plus que jamais dans ses yeux. Sur sa jambe droite, un pansement part de sa cheville et remonte au-dessus du genou. Les mitrailleuses coloniales n'ont pas épargné sa petite jambe d'enfant.

Léonore Aeschimann et Pierre Casagrande

* Tous les prénoms ont été changés pour des raisons de sécurité.

Participer à la campagne « ­solidarity shields » de l'UAWC

L'UAWC encourage l'accueil de volontaires issus de différents pays du monde. Leur rôle : accompagner des paysan·nes et documenter leur réalité sur le terrain. Depuis quelques années, il est plus difficile de trouver des volontaires. Il s'agit pourtant d'une manière concrète de soutenir la lutte du peuple palestinien. C'est aussi une école de la lutte et de la résilience pour revenir plus fort·es affronter le fascisme et le capital depuis nos propres territoires. La prochaine campagne aura lieu entre septembre 2025 et mars 2026. Pour toute information, écrire à info@uawc-pal.org.


1 « Colons » (transcription phonétique de l'arabe).

2 Stephanie Latte Abdallah, La Toile carcérale. Une histoire de l'enfermement en Palestine, Bayard, 2021.

3 « Ça suffit »

4 Mélange d'épices du Moyen-Orient.

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20.07.2025 à 00:20

Taules de haute sécurité : histoire d'une lutte à mener

Lluno

Les premières « narcoprisons » de Darmanin doivent ouvrir cet été. Le régime ultra-restrictif de ces établissements n'a rien de nouveau. Il s'inspire de la stratégie antimafia en vigueur en Italie et des Quartiers de haute sécurité (QHS) français contre lesquels prisonniers et militants ont lutté ardemment dans les années 1970. En validant dans ses grandes lignes, le 12 juin dernier, la loi visant pompeusement à « sortir la France du piège du narcotrafic », le Conseil Constitutionnel a (…)

- CQFD n°243 (juillet-août 2025) /
Texte intégral (1833 mots)

Les premières « narcoprisons » de Darmanin doivent ouvrir cet été. Le régime ultra-restrictif de ces établissements n'a rien de nouveau. Il s'inspire de la stratégie antimafia en vigueur en Italie et des Quartiers de haute sécurité (QHS) français contre lesquels prisonniers et militants ont lutté ardemment dans les années 1970.

En validant dans ses grandes lignes, le 12 juin dernier, la loi visant pompeusement à « sortir la France du piège du narcotrafic », le Conseil Constitutionnel a confirmé la création d'un nouveau régime carcéral plus dur, plus déshumanisant. Des dizaines de détenus seront bientôt placés dans des Quartiers de lutte contre la criminalité organisée (QLCO) dont le premier devrait ouvrir début juillet à la si bien nommée centrale de Condé-sur-Sarthe (Orne). Là-bas, plus d'activités, restrictions drastiques des contacts et des extractions au tribunal. Pour briser ceux qu'il érige comme les nouveaux ennemis de la nation, le ministre de la Justice a concocté un monde de privation sensorielle fait d'isolement renforcé, de portes automatisées et d'audiences en visioconférence.

Cospito est le premier militant de gauche à être projeté dans cette réalité carcérale prévue à l'origine pour les membres des grandes organisations criminelles

C'est de l'autre côté des Alpes, dans les geôles italiennes, que Gérald Darmanin est allé chercher l'inspiration. On l'a ainsi vu, en février, visiter la prison de Rebibbia, en banlieue de Rome, réputée l'une des plus dures dans l'application du « 41-bis ». Ce régime de détention, tirant son nom de l'article du code pénitentiaire italien l'ayant institué dans les années 1970, est l'une des clés de la stratégie antimafia. Après avoir réussi à se faire oublier pendant quelques années, le 41-bis resurgit à l'hiver 2023, écrit à la bombe sur les murs romains, à côté d'un nom : celui d'Alfredo Cospito.

Cospito libero !

Cospito est un anarchiste italien qui a pris perpète pour le dépôt supposé de deux colis piégés devant une caserne de carabinieri. On lui reproche également d'avoir tiré une balle dans le genou d'un dirigeant de l'entreprise Ansaldo Nucleare suite à l'accident de Fukushima. Il est emprisonné depuis dix ans sous haute sécurité quand, au printemps 2022, la ministre de la Justice en personne décide de le placer sous 41-bis. C'est le premier militant de gauche à être projeté dans cette réalité carcérale prévue à l'origine pour les seuls membres des grandes organisations criminelles.

Dès son arrivée à Sassari, en Sardaigne, il subit un isolement quasi total. Sa cellule ne reçoit pas de lumière du jour. Il est filmé en permanence, n'a pas accès au téléphone. Pas le droit non plus de travailler ni de participer à quelque activité que ce soit. Ses lectures sont contrôlées et censurées. Ses fréquentations à l'intérieur de la prison sont régentées par le ministère de la Justice qui lui choisit comme « groupe de sociabilité » deux parrains mafieux, dont un fasciste notoire et un tueur à gages de la ‘Ndrangheta. Il ne peut voir ses proches qu'une heure par mois : « Les parloirs ne se font qu'avec la vitre et la voix métallique de l'interphone, explique Alfredo, en visio, lors d'une audience au tribunal en 2023. Mes sœurs et mon frère, qui sont les seuls à pouvoir me rendre visite, doivent recouvrir de pansement leurs tatouages et leurs boucles d'oreilles lorsqu'ils arrivent, parce qu'ils pourraient communiquer des messages cryptiques à travers les motifs tatoués. »

L'Italie redécouvre l'existence du 41-bis, trou dans le trou où croupissent 750 détenus, condamnés indéfiniment à une « non-vie »

En octobre 2022, Cospito entame une grève de la faim qui durera 181 jours et suscite rapidement un large mouvement de soutien dans les milieux anarchistes et autonomes à travers le monde. À Athènes, le véhicule d'une diplomate italienne est détruit au cocktail Molotov. À Berlin, Rome et Madrid, des bornes de recharge électrique sont incendiées. À Pise, le tribunal est attaqué à l'explosif artisanal, tout comme l'ambassade d'Italie à La Paz. Le consulat de Marseille est plusieurs fois vandalisé à la peinture rouge, ses murs tagués des inscriptions : « Mort au 41-bis », « Liberté pour Cospito ».

L'Italie redécouvre alors l'existence du 41-bis, trou dans le trou où croupissent 750 détenus, condamnés indéfiniment à une « non-vie », comme la décrit Alfredo Cospito devant le tribunal. Dans une lettre que ses avocats font fuiter dans la presse, l'anarchiste individualiste affirme que tous les prisonniers doivent pouvoir « vivre une vie digne d'être vécue, quoi qu'ils aient fait ». Le débat secoue l'opinion italienne, mais ni le martyre de Cospito ni les actions de solidarité par dizaines, pas plus que les appels des ONG et d'une partie de la gauche à abolir le 41-bis ne feront reculer le gouvernement d'extrême droite de Giorgia Meloni. Amaigri de 50 kilos, le détenu recommence à s'alimenter au lendemain d'une décision de la Cour constitutionnelle disqualifiant le principe judiciaire de la prison à vie incompressible.

Quand l'administration se venge

Ce modèle, qualifié il y a plus de 20 ans de « cruel, inhumain et dégradant » par Amnesty International, semble aujourd'hui générer plus d'excitation que de répugnance du côté du gouvernement français. Le journal L'Envolée – écrit par des prisonniers et anciens prisonniers depuis 25 ans – rappelle dans son dernier numéro que ces régimes ont d'abord été testés « sur des prisonniers dont l'administration pénitentiaire voulait se venger » comme le braqueur et champion de l'évasion Redoine Faïd ou encore – dans un tout autre registre – « Salah Abdeslam1 qui semble peu susceptible de susciter un élan de solidarité contre ses conditions de détention ». La méthode est désormais rodée : ce qui était testé hier marginalement finit par être intégré à la loi. Un régime d'exception pour des ennemis d'exception. Faudra-t-il alors – comme avec Cospito en Italie – attendre que des militants soient placés dans ces QLCO pour que la gauche radicale – aujourd'hui aphone sur le sujet – ne finisse par se rebiffer ? Ces dernières années, les situations spécifiques de Libre Flo (militant pro-Kurde inculpé dans l'affaire dite « du 8 décembre » et maintenu à l'isolement durant plus d'un an2) ou de Louna (opposante transgenre au projet d'A69 incarcérée préventivement dans une maison d'arrêt pour hommes et tenue isolée « pour sa propre sécurité ») ont permis de mettre fugacement en lumière la violence du système carcéral.

En taule aussi donner la parole aux concernés

Dans les années 1970 déjà, ce fut l'arrivée de nombreux gauchistes derrière les barreaux qui avait permis de lancer un vaste mouvement de contestation, à l'extérieur puis à l'intérieur des prisons. L'époque est alors aux grandes luttes collectives. Des prisonniers et des intellectuels – dont Michel Foucault of course – créent en 1971 le Groupe d'information sur les prisons (GIP). « Le but du GIP n'est pas réformiste, lit-on dans son premier rapport d'enquête. Nous ne rêvons pas d'une prison idéale : nous souhaitons que les prisonniers puissent dire ce qui est intolérable dans le système de la répression pénale ». Les infos de l'intérieur relayées dans les brochures du GIP mettent le feu aux poudres et les premières mutineries éclatent dès la fin de l'année. Elles culmineront avec une vague de révoltes inédite, quinze années plus tard, au cours de laquelle des établissements entiers à Ensisheim ou Saint-Maur seront réduits en cendres par de flamboyants mutins.

Rapidement, le groupe s'auto-dissout pour laisser place au Comité d'action des prisonniers (CAP), un mouvement autogéré par des détenus ou d'anciens détenus et aidé par des soutiens extérieurs. Le CAP publie une soixantaine de numéros de son journal jusqu'au début des années 1980, attaquant l'ordre carcéral sur tous les fronts. Avec le GIP, ils obtiennent des victoires significatives, à commencer par l'accès libre à la presse, à la radio et à la correspondance privée. À partir de 1975, le Comité est particulièrement actif contre les Quartiers de sécurité renforcée et les Quartiers de haute sécurité (QHS) où l'isolement est maximal. À propos de ces QHS, le militant révolutionnaire emprisonné Charlie Bauer parle alors « d'une antivie » et le très célèbre Jacques Mesrine d'« un assassinat légalisé ». Détenus, anciens taulards, intellectuels et militants font alors front commun, les uns relayant à l'extérieur les combats menés par les autres à l'ombre des hauts murs. Cette peine de mort qui tait son nom est abolie, peu après l'autre, en 1981. À l'heure de sa réintroduction, quarante-cinq ans plus tard, il est temps de reprendre le fil de ces luttes anticarcérales pour que la taule ne demeure pas, comme l'écrivait le GIP dans son manifeste de 1971, « une région cachée de notre système social ».

Lluno

1 Salah Abdeslam a été condamné à la perpétuité par la France en 2022, pour sa participation aux attentats du 13 novembre 2015. Il est en isolement au centre pénitentiaire de Vendin-le-Vieil (Pas-de-Calais) depuis 2024.

2 Lire « Ce sont mes opinions politiques qu'on essaie de criminaliser », CQFD n°210 (juin 2022).

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20.07.2025 à 00:10

Je hais donc je suis

Hal Moon

Avec Haïr le monde, recueil de textes et de poésies dédié « aux irrécupérables / aux casse-couilles / et aux mécontents », Leïla Chaix rue joliment dans les brancards. Réhabilitant la haine comme moteur du jaillissement des affects, elle plante un clou bien raide dans le cercueil de notre civilisation agonisante. Elle est colère, Leïla Chaix. Elle est rage, dégoût et éruption. Et elle le crie bien fort dans Haïr le monde (Le Sabot, 2025), manifeste polymorphe pour une poésie ne se (…)

- CQFD n°243 (juillet-août 2025) /
Texte intégral (776 mots)

Avec Haïr le monde, recueil de textes et de poésies dédié « aux irrécupérables / aux casse-couilles / et aux mécontents », Leïla Chaix rue joliment dans les brancards. Réhabilitant la haine comme moteur du jaillissement des affects, elle plante un clou bien raide dans le cercueil de notre civilisation agonisante.

Elle est colère, Leïla Chaix. Elle est rage, dégoût et éruption. Et elle le crie bien fort dans Haïr le monde (Le Sabot, 2025), manifeste polymorphe pour une poésie ne se regardant pas le nombril mais défonçant la laideur de l'existant. Car oui, tout ça part d'un constat : « L'autodestruction permanente qu'est devenue la société déborde notre entendement. C'est tellement gros que c'est hors cadre. […] Le déni est devenu vital, automatique et chose commune. » Une déploration qui englobe les choses les plus simples, comme la laideur uniformisée de la gare de Nice et son « désert-vitrine », mais aussi les causes les plus terribles, à l'image du génocide palestinien, d'autant plus monstrueux qu'il parade sur la toile : « On éructe devant nos écrans, on pleure, on craque, on devient fous. On partage on clique on commente. On communie dans l'impuissance. »

Mais attention, cette « haine » revendiquée n'est pas tournée vers n'importe qui. Sa cible ? Les bourreaux de la planète et leurs sécrétions quotidiennes, qui polluent chaque parcelle des villes et des champs : « Quand je dis le monde, je parle de cette prison immonde ; je parle de ce parking odieux, ce packaging artificiel, cette vitre en plexiglas qui floute. […] Je ne parle pas des êtres fragiles, des montagnes millénaires, sublimes, des graines bizarres, des animaux, des bestioles ou des lieux vivants. » Car bien sûr, tout n'est pas à jeter : il y a des fulgurances, des amitiés, des liens tissés hors de l'immonde. Entre Anne Sylvestre (« J'aime les gens qui doutent »), les Sex Pistols (« Nevermind the bollocks »1) et Günther Anders (« Je hais donc je suis »), Leïla Chaix, déjà autrice de l'énergique OK Chaos2, ne baisse pas les bras, surtout pas : « Dessous cette haine il y a des larmes / c'est un pessimisme cosmique / qui induit l'amour de ce qui grouille / des larmes à feu, pour le combat. »

Car hors le repli du monde, qu'elle endosse en fuyant la ville pour la vallée de la Roya (« La montagne est un lieu têtu, elle ne se laisse pas enlaidir si facilement »), c'est dans la bagarre et ses étincelles que résiste l'espoir d'une bifurcation : « Qu'est-ce qui fait qu'on lâche pas l'affaire ? / qu'on continue à essayer / faire des brèches / des interstices / qu'est-ce qui fait qu'on est encore là / et qu'en fuyant on cherche des armes et des outils ? » D'une manif No Tav agitée à la défense des derniers squats, les pistes ne manquent pas. Pour elle, graphomane invétérée, cela passe aussi par des jets de plume : « L'écriture est un cri, un cric. C'est une arme ultime de défense. » Et si ça ne suffit pas, il y aura au moins eu un beau baroud d'honneur, glaviot rouge et noir : « La moindre des choses serait quand même de lui gicler des gros geysers de jus bouillant sur sa sale gueule à ce vieux monde. » A voté.

Hal Moon

1 Plus ou moins, « On s'en bat les couilles ».

2 Lundi Matin, 2023. Lire « Chaos technique », CQFD n°225 (décembre 2023).

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15.07.2025 à 13:49

Ceci n'est pas une baguette : c'est un sac Moschino

Julie Boone

Supermarché Chanel, burgers géants signés Moschino, orgies néo-baroques chez Gucci… Le luxe s'empare de la nourriture pour en faire une démonstration d'abondance, une esthétique de la satiété qui oublie volontiers la faim des autres. « En dehors de son talent de couturier, Christian Dior fut un gourmet passionné, à la recherche des recettes les plus subtiles et les plus raffinées. Ce grand artiste mettait autant de soin à composer ses menus qu'à créer ses modèles ». Tirée du livre de (…)

- CQFD n°243 (juillet-août 2025) / ,
Texte intégral (1537 mots)

Supermarché Chanel, burgers géants signés Moschino, orgies néo-baroques chez Gucci… Le luxe s'empare de la nourriture pour en faire une démonstration d'abondance, une esthétique de la satiété qui oublie volontiers la faim des autres.

« En dehors de son talent de couturier, Christian Dior fut un gourmet passionné, à la recherche des recettes les plus subtiles et les plus raffinées. Ce grand artiste mettait autant de soin à composer ses menus qu'à créer ses modèles ». Tirée du livre de recettes de Christian Dior, La Cuisine Cousu-Main, cette citation dit bien plus qu'un simple goût pour la gastronomie : elle révèle à quel point mode et nourriture partagent un imaginaire commun, une même attention à la composition, un même attrait pour la mise en scène. Dans cet ouvrage, les recettes ne sont d'ailleurs accompagnées d'aucune photo, uniquement des croquis de mode, comme si les plats se devaient d'être envisagés avec les mêmes codes esthétiques qu'une silhouette de défilé. Quand un créateur aime la cuisine, il évacue son iconographie pour mieux intégrer la mode. Et quand la mode veut vendre, elle vide son caddie de course.

Le gras c'est chic
La pub de D&G a ouvert la voie à une nouvelle grammaire visuelle du luxe : celle du gras chic

Exit les natures mortes, les bouquets délicats ou les desserts dressés à la pince. Aujourd'hui, on jette tout sur la table, sauce comprise. On en fout partout. Le bon goût ? Trop ringard. L'élégance ? Avant tout une question de surdosage. Si aucune image de recette ne figurait dans La Cuisine Cousu-Main de Christian Dior, les campagnes publicitaires de la mode d'après les années 2000, elles, sont saturées de nourriture. Exemple clinique : la campagne Dolce & Gabbana Time de 2009, où deux montres brillantes, bien sages sur des poignets distingués, s'échouent dans une mer de frites, ketchup en éruption, mayonnaise en coulée. C'est la rencontre entre le luxe horloger et le happy meal du dimanche soir, version trash-chic. Ici, il n'est pas question de gastronomie. Ce qu'on nous sert, c'est un festin de trop. Une assiette qui déborde et une image qui claque. La pub de D&G a ouvert la voie à une nouvelle grammaire visuelle du luxe : celle du gras chic. Une première bouchée de mauvais goût assumé. Et la mode, jamais rassasiée, en redemande. Car une décennie plus tard, c'est au tour de Gucci, griffe italienne elle aussi, sous l'ère Alessandro Michele, de remettre le couvert. Cette fois-ci avec des perruques poudrées et des robes à crinoline en guise de serviettes. La campagne est mise en images par Glen Luchford, photographe friand des mises en scène de ce genre. On y voit des mannequins mettre littéralement les pieds dans le plat. Une performance d'excès, de débordement, savamment orchestrée qui rappelle La Grande Bouffe de Marco Ferreri, cette farce rabelaisienne où la nourriture n'est pas tant consommée qu'étalée, engloutie, puis expulsée. Mais si le film de Ferreri est évidemment critique, le monde de la mode, lui, reste en adéquation totale avec ce qu'attend la société du spectacle.

Les mets d'exception comme le caviar ou le champagne, pourtant emblématiques dans ce milieu, semblent avoir disparu des campagnes. Place aux fruits frais, aux fast-foods et aux gâteaux industriels… Un paradoxe plus que révélateur : alors que les sacs, robes, et autres souliers de luxe restent inaccessibles à la majorité, ils sont traités comme des symboles de consommation ordinaire. Une manière fine de cultiver une proximité avec le public, en jouant sur des références familières et un imaginaire de simplicité. En injectant des icônes de la culture de masse dans des sphères élitistes, les marques utilisent ce que le sociologue Manuel Calvo désigne comme des « plats totems » : ces mets qui, au-delà de leur valeur nutritive, concentrent des récits collectifs et des appartenances culturelles. La nourriture – vidée de sa fonction première – devient un accessoire de narration, un support de fantasmes et/ou un outil de distinction. Paradoxalement, cet étalage alimentaire s'adresse à des corps qui, dans les codes visuels du luxe, restent majoritairement maigres.

L'eau à la bouche, la main au porte-monnaie

Quand la nourriture s'invite à la table des publicités des grandes maisons, elle devient un simple écho visuel, un motif, une couleur, un décor. Et l'usage de l'intelligence artificielle dans les campagnes les plus récentes achève de rompre tout lien avec la matérialité. La campagne de Jacquemus et ses cerises géantes est l'une des plus représentatives de cette tendance. Afin de promouvoir sa collection “Le Chouchou”, le plus provençal des créateurs a diffusé sur ses réseaux une vidéo générée par IA dans laquelle on voit sa boutique de l'avenue Montaigne envahie de cerises géantes. Un amoncellement de gros fruits ronds et lisses qui provoquent le frétillement des papilles, immédiatement transmué en désir d'achat. Ce glissement du réel vers le simulacre est à l'image d'un marketing sensoriel qui ne cherche pas à nourrir, mais à stimuler – une pulsion éphémère, instagrammable, détachée de toute corporalité.

La nourriture – vidée de sa fonction première – devient un accessoire de narration, un support de fantasmes et/ou un outil de distinction

Jacquemus n'en est pas à son coup d'essai, la marque aime jouer avec la nourriture, et particulièrement avec les échelles. Un grille-pain, bien réel cette fois, mais en taille XXL, trône en devanture de l'une de ses boutiques. Et de décor en vitrine, la nourriture devient alors un accessoire de mode à part entière. Loewe, sous la direction de Jonathan Anderson, proposait, pour sa collection Automne/Hiver 2024, un sac en forme de botte d'asperges à associer avec un ensemble aux motifs carotte-navet. De son côté, la marque de luxe italienne Moschino sortait en 2020 un sac en forme de baguette de pain, à glisser sous le bras. Une réappropriation des aliments du quotidien qui transforme le primeur du coin en corner de luxe, et qui figure la capacité des élites à recycler des éléments de la culture française pour en faire des signes de distinction.

Manger la marque

Soirée de lancement, collaboration… Dans la mode, tout est prétexte à festoyer. On ne parle pas ici de vrais dîners ni de fêtes spontanées, mais de rituels bien huilés du marketing contemporain. Gâteaux estampillés d'un logo, glaces aux couleurs de la dernière collection, cocktails rebaptisés pour l'occasion… La nourriture ne se contente pas d'être affichée dans les campagnes : elle s'invite aussi dans les événements des marques. Le temps d'une soirée, tout peut être brandé, jusqu'au contenu des assiettes. Et cette stratégie va au-delà de la cohérence esthétique : c'est aussi une façon d'offrir du contenu à repartager sur les réseaux sociaux. Chaque mets devient un support visuel, un élément destiné à nourrir les imaginaires et surtout les stories Instagram. Dans ces événements, on ne se restaure pas : on affirme son appartenance à un petit cercle de privilégiés.

Certaines marques poussent la démarche encore plus loin en investissant dans le secteur de la restauration, avec l'ouverture de cafés et de restaurants. Ces espaces deviennent de véritables façades pour les marques, conscientes qu'on ne s'y rend pas seulement pour boire un café, mais pour consommer un univers – et s'acquitter de 18 euros pour une mignardise monogrammée Louis Vuitton. Frayer dans ces lieux, c'est montrer, une fois de plus, que l'on peut s'offrir une part symbolique du luxe. Ici ce qui prime c'est d'afficher qu'on est en mesure de fréquenter ces adresses où le geste de manger devient secondaire mais où la consommation elle, est statutaire.

À force de jouer avec la nourriture, la mode oublie que, pour beaucoup, elle manque. En célébrant une abondance inaccessible, elle transforme le contenu de nos assiettes en vitrine. Et malgré l'apparente accessibilité des aliments mis en scène, seules les élites semblent conviées au festin.

Julie Boone
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15.07.2025 à 13:46

Mathieu Rigouste : « Les empires s'épuisent avant les peuples »

Pauline Laplace

Dans son dernier livre, La guerre globale contre les peuples – Mécanique impériale de l'ordre sécuritaire (La Fabrique, 2025) Mathieu Rigouste, chercheur en sciences sociales et militant, nous embarque dans une histoire moderne de la contre-insurrection. Face aux régimes et leurs innovations sécuritaires, les peuples, qui savent ce qu'ils veulent, gagnent du terrain. Entretien. Depuis 20 ans, Mathieu Rigouste, militant et chercheur en sciences sociales, cartographie les rouages de la (…)

- CQFD n°243 (juillet-août 2025) /
Texte intégral (1632 mots)

Dans son dernier livre, La guerre globale contre les peuples – Mécanique impériale de l'ordre sécuritaire (La Fabrique, 2025) Mathieu Rigouste, chercheur en sciences sociales et militant, nous embarque dans une histoire moderne de la contre-insurrection. Face aux régimes et leurs innovations sécuritaires, les peuples, qui savent ce qu'ils veulent, gagnent du terrain. Entretien.

Depuis 20 ans, Mathieu Rigouste, militant et chercheur en sciences sociales, cartographie les rouages de la machine sécuritaire. Ses travaux portent « sur l'évolution des armées et des polices, des prisons et des frontières, des formes de savoir-pouvoir et tout ce qui leur résiste dans le monde contemporain », explique-t-il sur son site. À travers ses livres et ses films, il a montré, entre autres, comment les guerres coloniales ont servi de laboratoire pour élaborer les techniques de répression des peuples qui, de leur côté, se révoltent (L'Ennemi intérieur : La Généalogie coloniale et militaire de l'ordre sécuritaire dans la France contemporaine ; Un seul héros, le peuple). Il s'est également immergé parmi les businessmen de la sécurité intérieure (Les Marchands de peur : La Bande à Bauer et l'idéologie sécuritaire ; La Police du futur : Le Marché de la violence et ce qui lui résiste ; Nous sommes des champs de bataille). Sa dernière enquête, La guerre globale contre les peuples – Mécanique impériale de l'ordre sécuritaire (La Fabrique, 2025), apparaît comme une synthèse brillante de ses recherches. Mathieu Rigouste nous entraîne dans une histoire globale et moderne de la contre-insurrection. Analysant une centaine de traités militaires, soulevant chaque pierre posée par les bras armés des classes dominantes, il retrace, en creux, le chemin emprunté par les damnés de la terre qui ne cessent, face aux violences qu'on leur inflige, de rebondir, de s'organiser, de se révolter et de faire peuple.

***

Le concept de « mécanique impériale » est au cœur de ton livre, est-ce que tu peux nous en donner ta définition ?

« Les grenades de désencerclement ont été utilisées par la France en Algérie avant d'être réimportées pour le maintien de l'ordre métropolitain »

« C'est l'un des principes qui assurent la reproduction de la modernité capitaliste. Il désigne les allers-retours et les réverbérations de dispositifs de pouvoir, entre périphéries coloniales et métropoles impérialistes. Des savoir-faire en termes de contrôle, de surveillance, de répression, de guerre, de police, d'enfermement, des armes et des technologies, mais aussi des réseaux humains (administrateurs, officiers, policiers, urbanistes, politiciens, etc.) sont exportés, expérimentés et normalisés dans les périphéries coloniales. Les dominations coloniales servent ensuite de malles à outils dans lesquelles les métropoles impérialistes vont puiser lorsqu'elles sont confrontées à des crises. »

Est-ce que tu peux nous donner quelques exemples concrets de ces « réverbérations » ?

« La police, par exemple, n'est pas uniquement un système de maintien de l'ordre bourgeois. Elle repose aussi sur l'histoire des milices esclavagistes. Autre exemple : les grenades de désencerclement ont été utilisées par la France en Algérie avant d'être réimportées pour le maintien de l'ordre métropolitain. Idem pour les Flash-Balls qui ont été d'abord testés par Israël en Palestine occupée ou par la Grande-Bretagne en Irlande du Nord. Cette histoire vaut aussi pour les bombardements aériens : c'est un avion italien qui lâche la première bombe de l'histoire sur un campement de civils en Lybie en 1911. Ou bien encore : quand il a fallu écraser les soulèvements ouvriers du XIXe siècle en France, on a fait revenir les généraux qui avaient commis des massacres en Algérie. Ils appelaient le peuple insurgé de la Commune des “bédouins”, les comparaient aux colonisés et utilisaient sur eux des méthodes de guerre coloniale. En faisant une socio-histoire globale de la guerre, du contrôle, de la surveillance, de la répression et de l'enfermement depuis le point de vue des opprimés, on se rend compte que cette dynamique d'aller-retour est permanente. C'est elle qui permet au capitalisme globalisé de se rétablir face à tout ce qui lui résiste. »

Tu utilises le terme de « peuples ». Les classes dominantes, afin de légitimer leur violence, convoquent un autre vocabulaire (sauvages, subversifs, terroristes, etc.) Est-ce que tu peux nous parler du choix de ces termes ?

« Dans les manuels de contre-insurrection, ils ne parlent jamais de l'usage du viol comme arme de guerre ni des tortures ou des disparitions en masse »

« Quand je parle de peuples, c'est au sens de classes populaires et pas au sens nationaliste. C'est aussi dans le sens de “faire peuple”, c'est-à-dire pour désigner des processus par lesquels se forme un corps commun au cœur des mouvements révolutionnaires. Le peuple au sens de classe populaire cheminant vers une émancipation collective. Dans les doctrines de contre-insurrection, par contre, les auteurs pointent “la population” comme une entité, souvent féminisée, décrite comme hystérique, apolitique, source de tous les maux et abritant un ennemi intérieur manipulé depuis l'extérieur. Dans le registre colonial, il y a toujours une sorte de criminalisation qui va avec la bestialisation, soutenant des imaginaires qui justifient la mise à mort de masse. »

Tu t'es appuyé sur une centaine de manuels, doctrines et traités de contre-insurrection. On voit qu'à travers les époques, leurs auteurs radotent, tant dans les idées qu'ils défendent que dans certaines techniques utilisées...

« Ils se mettent en scène comme des experts qui auraient découvert la bonne manière d'en finir définitivement avec les insurrections et on voit bien que ça ne marche pas ! Il y a beaucoup de choses qu'ils passent sous silence dans ces textes. Ils ne parlent jamais de l'usage du viol comme arme de guerre ni des tortures ou des disparitions en masse, qui sont systématiques. Par contre, ils détaillent l'usage des méthodes guerrières contre les civils, les déplacements de population, des internements de masse, la propagande et le pouvoir militaire. Ils décrivent aussi la façon dont ils mettent en place des dynamiques supplétives, c'est-à-dire l'utilisation de milices mercenaires qui sont capturées ou formées parmi les classes dominées et qui leur servent d'intermédiaires. Surtout, leurs techniques sont toujours adossées aux technologies de l'époque. La poudre, les fusils, les canons dans les premiers temps. Puis arrive le barbelé, les bombardements, les blindés. Aujourd'hui, c'est le pouvoir algorithmique, l'intelligence artificielle. À travers des logiciels de ciblage par IA comme Lavender ou Habsora, Israël automatise et accélère la guerre génocidaire en Palestine occupée. La destruction des Palestiniens constitue ainsi un terrain d'essai et une vitrine pour une nouvelle marchandise au service de la contre-insurrection globale. »

Justement, on assiste à un déploiement de forces considérables par l'État d'Israël et ses alliés. Mais aussi à une grande résistance des peuples du monde entier qui clament leur soutien aux Palestiniens. Ça fait écho à ce que tu écris dans tes dernières lignes : « aucun pouvoir n'est tout puissant et les empires s'épuisent avant les peuples ». Est-ce que tu peux développer ?

« Dans les interstices des mécaniques de domination, on voit qu'en permanence, les dominés, dès qu'ils le peuvent, conspirent, se réorganisent, mettent en place des rapports d'entraide et de solidarité qui leur permettent de reconstruire des oppositions, des résistances et de pouvoir un jour contre-attaquer. Assez régulièrement, il y a des victoires, même partielles. Il y a aussi des Grands Soirs. Il faut aussi regarder l'histoire sous l'angle de résistances collectives qui se réinventent continuellement face au pouvoir. La contre-insurrection s'épuise face à la détermination des opprimés à lutter pour exister et se libérer. C'est ce que le peuple palestinien appelle le sumud, (l'esprit de la résistance). Quand on fait cette socio-histoire globale, sur le temps long, on se rend compte que la grande majorité des puissances impérialistes (et on pourrait dire ça des systèmes de domination en général) ne sont pas des structures absolues. Ces configurations de pouvoir n'ont que quelques siècles. À l'échelle de l'histoire humaine, c'est ridicule. Et l'immense majorité des systèmes d'oppression finissent par être renversés grâce à la persévérance des opprimés. Cela devrait guider nos perspectives de lutte et nourrir l'espoir. Rappelons-nous que notre détermination à constamment réorganiser nos luttes tout en construisant nos solidarités par delà les frontières constituent les chemins les plus sûrs vers nos libérations réciproques. »

Propos recueillis par Pauline Laplace
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