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13.08.2025 à 17:23

L’opéra en Asie : entre héritage colonial, soft power et appropriation locale

Frédéric Lamantia, Docteur en géographie et maître de conférences, UCLy (Lyon Catholic University)
L’art lyrique occidental en Asie révèle des enjeux de pouvoir, d’héritage colonial et d’appropriations locales dans un monde de plus en plus globalisé.

Texte intégral 2300 mots
L'opéra national de Pékin a été conçu par Paul Andreu, architecte de l'aéroport parisien de Roissy Trey Ratcliff / Flickr, CC BY-NC-ND

De la Chine à l’Indochine, en passant par Hongkong et la Corée du Sud, l’art lyrique occidental s’est implanté en Asie dans des contextes très variés. Héritage colonial ou outil de distinction sociale, il révèle bien plus que des goûts musicaux : une géographie du pouvoir, des hiérarchies culturelles, et des trajectoires d’appropriation locale.

Second épisode de la série « L’opéra : une carte sonore du monde ».


L’implantation de l’art lyrique en Asie ne fut ni spontanée ni universellement répartie dans le temps et l’espace. Elle s’intègre dans un processus lent de greffes culturelles débutées dès la fin du XVIe siècle par des missionnaires jésuites, notamment en Chine. Toutefois, ce n’est qu’au XIXe siècle, dans un contexte de domination coloniale, que l’art lyrique occidental s’inscrit dans les paysages urbains de l’Asie du Sud-Est. L’opéra occidental devient alors un marqueur d’urbanité à l’Européenne à travers son architecture et sa place centrale dans la cité, mais aussi grâce à l’image qu’il véhicule urbi et orbi. Objet de distinction sociale à l’origine réservé aux colons, il sera peu à peu adopté par les nouvelles générations ouvertes aux influences véhiculées par la mondialisation.

En Chine, une partition à plusieurs voix

L’art lyrique occidental co-existe avec l’opéra de Pékin, un genre populaire autochtone chinois, né à la fin du XVIIIe siècle, qui propose des spectacles mêlant musique, danse acrobatique et théâtre présentés avec des costumes colorés traditionnels.

Le répertoire européen sera timidement importé à partir des années 1980, comme en témoignent les représentations de Carmen à Pékin, en 1982, à destination d’un public chinois parfois un peu perdu face à cet art si éloigné de la tradition culturelle locale. Le Parti communiste chinois avait d’ailleurs distribué des cassettes audio aux spectateurs pour leur expliquer l’œuvre et les prévenir de la moralité de Carmen…

Sur le plan architectural, le recours à l’architecte Paul Andreu, concepteur de l’aéroport de Roissy (Paris), pour réaliser la maison d’opéra (à l’architecture futuriste) de Pékin, en 2007, est significatif. Il témoigne d’une volonté politique d’utiliser l’opéra comme un outil à plusieurs dimensions. D’un côté, cette forme musicale est pensée comme un loisir destiné aux nouvelles classes sociales chinoises, davantage perméables à la musique classique ou contemporaine occidentale. De l’autre, elle est mobilisée comme un symbole de puissance ouverte sur le monde, l’innovation et la créativité. (Dix-sept nouveaux opéras ont ainsi été commandés à des compositeurs chinois entre 2007 et 2019).

La maison d’opéra devient, comme en Europe, un lieu central, dont la fréquentation s’inscrit dans un processus de distinction sociale prisé des classes sociales supérieures. Ce bâtiment futuriste a ainsi remplacé une partie de la ville composée de petites maisons traditionnelles et d’habitants souvent âgés, montrant une volonté politique forte d’inscrire la Chine dans la modernité. Ce phénomène rappelle mutatis mutandis, les opérations d’urbanisme menées sous la houlette du baron Haussmann à Paris, destinées à mettre en scène l’opéra dans la ville et à structurer l’urbanisme autour de sa centralité.

En Indochine française, un théâtre d’apparat pour la bonne société coloniale puis l’élite hanoïenne

Au début du XXe siècle, l’implantation lyrique en Indochine reste strictement coloniale et sous le contrôle étroit de la censure. À Saïgon, à Haïphong ou à Hanoï, les colons français importent l’art théâtral et dans une moindre mesure l’opérette et les grandes œuvres du répertoire pour recréer les sociabilités parisiennes dont ils sont nostalgiques. Ces villes deviennent les vitrines culturelles de l’empire français reproduisant, ici comme dans d’autres colonies, les signes urbains de la centralité métropolitaine à travers le triptyque « cathédrale, théâtre et Palais du gouverneur ».

Dès les années 1880, ces édifices accueillent des troupes venues de France, renforçant ainsi le lien affectif avec la métropole. Les représentations d’art lyrique s’intègrent dans des activités culturelles variées avec le recours fréquent d’orchestres militaires. Ces activités lyriques restent destinées à la population coloniale dont le territoire lyrique demeure hermétique à la population autochtone.

Bien que parfois initiée à la culture française, celle-ci demeure le plus souvent exclue des pratiques musicales européennes, pour des raisons tant culturelles qu’économiques. Utilisé par les communistes lors de la révolution d’août 1945, l’opéra conserve aujourd’hui une activité culturelle réservée à une élite. Il est devenu le lieu où l’on accueille les délégations internationales et bientôt des touristes…

À Pondichéry, une implantation lyrique franco-indienne aidée par l’armée

L’expérience coloniale française liée à l’art lyrique en Inde, notamment à Pondichéry, propose un modèle plus mixte. Comptoir commercial et place forte militaire de longue date (1674–1954), la ville s’organise selon un urbanisme à l’européenne.

Le théâtre, propriété de l’armée, devient au début du XXe siècle un lieu culturel diffusant entre autres de l’art lyrique, chanté en français et destiné à un public mêlant colons, fonctionnaires, militaires et élite tamoule francophone. Cette appropriation partielle du répertoire par certains groupes locaux témoigne d’un ancrage culturel plus diffus, bien que toujours limité à une élite cultivée. Les musiciens militaires jouent un rôle essentiel dans l’entretien de cette vie lyrique, participant parfois aux représentations.

Aujourd’hui, le lieu tente de conserver une activité culturelle variée malgré de nombreuses difficultés, notamment financières.

Hongkong, plaque tournante d’un art lyrique mondialisé

À la croisée des routes commerciales entre l’Europe et l’Asie, Hongkong développe, dès le XIXe siècle, un territoire lyrique singulier. Sous domination britannique depuis 1841, cette cité cosmopolite accueille des troupes itinérantes diffusant majoritairement le répertoire italien – Verdi, Rossini, Donizetti –, assez populaire dans ce lieu. L’opéra s’implante le long des circuits du négoce et s’ancre dans un paysage urbain en mutation, où la culture devient vitrine de réussite sociale.

À partir des années 1970, les élites locales s’approprient l’opéra occidental. Si l’italien reste la langue dominante utilisée, des artistes chinois, comme Ella Kiang, s’imposent désormais sur scène. Par la suite, les représentations sont sous-titrées en caractères chinois, et certaines œuvres françaises traduites dans la langue locale. À partir de 1973, le festival de Hongkong devient un espace de dialogue entre cultures, tandis que l’influence française décline au profit de celle de l’Italie et du Royaume-Uni.

Le centre culturel de Hongkong, dans le quartier de Tsim Sha Tsui
Le centre culturel de Hongkong, dans le quartier de Tsim Sha Tsui. Wikimedia

En 1989, lors de l’inauguration du centre culturel Tsim Sha Tsui, Louis Vuitton offre le rideau de scène peint par Olivier Debré, symbole d’un soft power français à travers l’industrie du luxe…

En Corée du Sud, un art lyrique marqué par le répertoire italien et ascenseur social pour jeunes artistes

La Corée du Sud, qui échappe aux influences coloniales occidentales directes mais pas à la mondialisation culturelle récente, adopte l’opéra comme outil de distinction sociale. L’Opéra national est inauguré en 1959, avec un répertoire dominé par Verdi, chanté en coréen.

Le chant devient un moyen d’ascension sociale pour une jeunesse ambitieuse dont les meilleurs éléments s’exporteront dans les grandes scènes lyriques mondiales. Cependant, l’opéra français peine à s’imposer, tant pour des raisons linguistiques (difficultés de prononciation de la langue française et notamment du e muet pour les larynx des chanteurs coréens). Le répertoire français reste donc marginal face à l’italien.

Le National Opera adapte aussi des récits coréens dans un style lyrique mêlant musique traditionnelle et instruments occidentaux, ce qui témoigne d’une appropriation du genre à travers une esthétique hybride.

L’art lyrique en Asie, un indicateur géopolitique et culturel

À travers ces différents cas, l’art lyrique en Asie apparaît comme un révélateur des rapports de domination, de circulation culturelle et de hiérarchies linguistiques.

Si la colonisation a été un vecteur d’importation de formes lyriques européennes, elle a également été une force de sélection et de segmentation. En effet, l’art lyrique occidental n’a réellement pris racine que là où les élites – coloniales ou nationales – y ont trouvé un intérêt social ou politique. Plus récemment, la montée de classes moyennes et cultivées dans les grandes métropoles asiatiques a transformé le rapport à l’opéra, qui devient désormais un bien culturel universalisé, affranchi de ses origines européennes, adapté aux langues et aux esthétiques locales.

Ainsi, l’art lyrique, autrefois outil de cohésion entre colons, devient aujourd’hui un symbole de puissance et d’ouverture des sociétés asiatiques en quête de reconnaissance sur la scène internationale.

The Conversation

Frédéric Lamantia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

12.08.2025 à 17:38

« La Mort de Cléopâtre » : une statue qui raconte plus qu’une reine

Charles Vanthournout, Doctorant en égyptomanie américaine, chargé d'enseignement à l'Université Polytechnique des Hauts-de-France, Université de Lorraine
Cléopâtre fascine toujours. La statue monumentale d’Edmonia Lewis, exposée au Smithsonian Art Museum (Washington), révèle la façon dont la dernière reine d’Égypte est devenue un symbole artistique et politique.

Texte intégral 1700 mots
_La Mort de Cléopâtre_ (1876), d’Edmonia Lewis, exposée au Smithsonia American Art Museum (Washington DC, États-Unis). Caroline Léna Becker/Wikimedia, CC BY

Depuis le 11 juin, l’Institut du monde arabe, à Paris, propose de découvrir Cléopâtre VII, la dernière reine d’Égypte, à travers l’exposition « Le mystère Cléopâtre ». De l’autre côté de l’Atlantique, à Washington DC, le Smithsonian American Art Museum expose lui aussi la célèbre reine égyptienne.


Le chef-d’œuvre de la sculptrice états-unienne, d’ascendance noire et autochtone, Edmonia Lewis (en illustration de cet article), est exposée au Smithsonian American Art Museum de Washington (États-Unis) et montre Cléopâtre VII Philopator juste après sa mort. La pharaone est allongée sur un grand trône, les yeux fermés : elle vient d’être mordue par un serpent. Cette statue impressionnante, grandeur nature, s’appelle la Mort de Cléopâtre. Edmonia Lewis l’a créée pour l’Exposition universelle de Philadelphie de 1876. L’artiste s’est inspirée des pièces de monnaie anciennes et des découvertes archéologiques faites en Égypte. Elle a voulu représenter Cléopâtre dans ses derniers instants, entre douleur et silence.

Pièce de monnaie antique
Pièces de monnaie fabriquées entre 36 et 31 avant notre ère représentant, à droite, Cléopâtre ornée d’une couronne et revêtue d’un manteau, et la mention en grec : « La reine Cléopâtre, nouvelle déesse. » À gauche, Marc Antoine : « Antoine, chef suprême, membre du triumvirat. » Gallica, CC BY

Le trône rappelle une célèbre statue du pharaon Khéphren (aujourd’hui conservée au Caire), mais Edmonia a remplacé les animaux habituels par des visages humains. On y voit aussi des symboles égyptiens, comme des fleurs de lotus, un soleil levant, et même des sortes de hiéroglyphes – qui ne forment aucun mot, mais donnent un effet mystérieux. Cléopâtre porte des bijoux inspirés de livres anciens sur l’Égypte, une amulette en forme de cœur, des sandales comme celles du temps de Ramsès et une robe qui ressemble à celles qu’on voit dans les tableaux néoclassiques du peintre David ou de Sir Lawrence Alma-Tadema.

Au final, la sculpture est un mélange de tout ce qu’on savait, ou croyait savoir, à l’époque sur l’Égypte. Edmonia Lewis a rassemblé plusieurs idées et objets venus d’autres œuvres pour inventer sa propre Cléopâtre, entre histoire ancienne et imagination. À l’époque, on a souvent comparé sa statue à celle d’un autre artiste, William Wetmore Story, qui avait sculpté Cléopâtre en 1858, avec des traits africains. Les deux œuvres montrent à quel point cette reine continue d’inspirer des visions différentes.

La fascination américaine pour Cléopâtre

Au XIXe siècle, Cléopâtre fascine de nombreux artistes américains. On sait qu’au moins six sculpteurs ont créé quatorze statues représentant la dernière reine d’Égypte. Certaines la montrent en buste, d’autres en taille réelle, souvent au moment dramatique de sa mort. Parmi ces œuvres, une statue reste un mystère : on ne sait pas qui l’a faite ni à quoi elle ressemblait exactement.

Cléopâtre devient célèbre en Europe et aux États-Unis au XIXe siècle, grâce aux campagnes militaires de Napoléon en Égypte à la toute fin du siècle précédent. Ces expéditions ont rapporté beaucoup de découvertes, comme des dessins de temples, des objets anciens ou encore la fameuse Description de l’Égypte, un grand livre illustré. En 1822, Champollion réussit à traduire les hiéroglyphes, ce qui donne encore plus envie de mieux connaître l’Égypte ancienne.

En Amérique, Cléopâtre ne plaît pas seulement pour son histoire. Elle devient aussi un symbole important. Pour certaines femmes, elle représente une reine forte, qui ose tenir tête aux hommes. C’est pourquoi des femmes commencent à écrire sa vie dans des livres, en montrant qu’elle a du pouvoir.

Mais Cléopâtre fait aussi parler d’elle dans les débats sur l’esclavage. À cette période, les Noirs américains, descendants des Africains réduits en esclavage, disent que Cléopâtre vient d’un grand peuple africain : les Égyptiens de l’Antiquité. Pour les Blancs américains qui veulent garder l’esclavage, c’est un problème. Ils vont alors inventer des idées pour montrer que « l’Égypte ancienne était blanche », en s’appuyant sur des objets, des textes religieux ou des momies. Cette assertion permet de prétendre que seuls les Blancs auraient créé de grandes civilisations, pour justifier leur supériorité et l’esclavage.

Une sculpture pour raconter une histoire

Edmonia Lewis est une artiste engagée. Avec sa sculpture, elle veut parler des difficultés que vivent les Noirs aux États-Unis. Même si l’esclavage est aboli en 1863 pendant la guerre de Sécession, les inégalités continuent, surtout dans le Sud, durant la période dite de « Reconstruction ». Quand la Mort de Cléopâtre est présentée au public, en 1876, les avis sont partagés. Les journaux afro-américains admirent l’œuvre, mais certains critiques d’art sont plus réservés. Après l’exposition, la statue n’est ni achetée ni exposée : elle est oubliée pendant presque cent ans.

Redécouverte bien plus tard, elle est aujourd’hui considérée comme un chef-d’œuvre. Les historiens ne sont pas tous d’accord sur son sens. Pour certains, Edmonia Lewis voulait montrer Cléopâtre comme une femme forte, libre de choisir son destin. Pour d’autres, sa mort représente un acte de résistance, comme celle des Noirs américains face à l’injustice. Et même si Cléopâtre est sculptée avec des traits blancs, elle pourrait aussi représenter une femme blanche puissante renversée – comme une image de la fin de l’esclavage. Un message fort et courageux pour l’époque.

Aujourd’hui encore, Cléopâtre fascine. On la voit dans les films, dans les livres, dans les bandes dessinées. Récemment, une série Netflix l’a montrée comme une femme noire, ce qui a (re)lancé un grand débat : À qui appartient Cléopâtre ? Quelle est sa couleur de peau ? Que dit son image sur notre façon de raconter l’histoire ?

Grâce à des artistes comme d’Edmonia Lewis, on découvre une autre Cléopâtre : libre, fière et pleine de mystère.

The Conversation

Charles Vanthournout ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

12.08.2025 à 17:09

Par-delà la musique, les festivals comme scène démocratique : le cas Europavox

Cédrine Zumbo-Lebrument, Enseignante-chercheuse en marketing, Clermont School of Business
Entre concerts, stands institutionnels et prises de position engagées de certains artistes, si les festivals touchaient plus de citoyens que les dispositifs participatifs classiques ?

Texte intégral 1983 mots
Les festivals : des scènes culturelles, sociales… et politiques ? Mathurin Napoly Matnapo/Unsplash

Le festival Europavox de Clermont-Ferrand, dans le Puy-de-Dôme, a rassemblé près de 40 000 spectateurs en juin 2025, d’après les organisateurs. Entre concerts, stands institutionnels et prises de position engagées de certains artistes, il soulève une tension : et si ces événements festifs éphémères touchaient plus de citoyens que les dispositifs participatifs classiques ?


Chaque début d’été, Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) se transforme en scène à ciel ouvert. Le festival attire un public large et intergénérationnel: adolescents, familles, groupes d’amis. Pendant trois jours, la ville vibre dans une atmosphère de curiosité et de fête.

L’édition 2025 illustre bien la diversité des registres proposés. Sur la grande scène, M (Matthieu Chedid) et son projet Lamomali ont fait dialoguer la chanson française et les traditions maliennes. Vendredi sur Mer a délivré une pop électro fédératrice, tandis que la jeune artiste Théa a revendiqué son identité queer sous les applaudissements de centaines de jeunes. Le chanteur satirique Philippe Katerine, quant à lui, a ironisé sur Marine Le Pen au détour d’une chanson provocatrice.

Quelques mètres plus loin, Zaho de Sagazan s’est drapée, en fin de concert, d’un drapeau arc-en-ciel LGBT et d’un drapeau palestinien sous les acclamations du public. La programmation a donné à voir une société où divertissement, engagement et contestation coexistent. Autour de la musique, un espace d’expression singulier s’est ouvert, mêlant le plaisir du spectacle et l’affirmation de messages politiques ou sociaux.

Pourquoi les institutions investissent ces espaces ?

Ce contexte populaire et convivial attire les acteurs publics. Dans l’enceinte du festival, on croisait ainsi des stands de la Ville de Clermont-Ferrand, du Département du Puy-de-Dôme, de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, de la Métropole, ou encore du service de vélos en libre-service C.Vélo. Quiz, jeux, simulateur de conduite, distribution de goodies : tout est conçu pour capter l’attention, valoriser l’action publique et donner une image plus accessible des institutions.

L’enjeu est loin d’être anecdotique. Les collectivités locales cherchent à renouer avec des citoyens gagnés par la défiance envers le politique. Une enquête Ipsos a récemment révélé que 78 % des Français estiment que le système politique fonctionne mal. Beaucoup ne participent plus aux consultations officielles, désertent les réunions de quartier et jugent les plates-formes numériques de concertation trop complexes ou peu efficaces.

En réalité, si l’idée de participation citoyenne reste plébiscitée dans les sondages, la mobilisation concrète demeure très faible : selon plusieurs études, seule une minorité de citoyens a déjà pris part à un débat public local, et une écrasante majorité a le sentiment que sa voix n’est pas prise en compte dans le débat public. Des experts observent d’ailleurs que la prolifération de ces dispositifs participatifs n’a pas résolu la crise de confiance, et va même de pair avec une recentralisation du pouvoir. Autrement dit, ces consultations, souvent conçues et pilotées d’en haut, peinent à jouer un rôle de contre-pouvoir puisque le « pouvoir exécutif en définit le cadre et la commande ».

Dans ce climat, les festivals apparaissent comme un moyen de recréer du lien. Ils offrent un contact informel, sans solennité, qui tranche avec les cadres participatifs traditionnels. Le fait d’aller vers le public sur un terrain festif permet de toucher des personnes habituellement éloignées de la vie civique, même à travers un échange bref ou un simple flyer.

Une participation qui interroge

Cette démarche d’« aller vers » pose néanmoins une question : peut-on vraiment parler de participation citoyenne ?

Le politologue Loïc Blondiaux a montré que la démocratie participative est souvent instrumentalisée par les élus comme un outil de communication et de légitimation bien plus qu’un véritable partage du pouvoir. Dès 1969, la sociologue Sherry R. Arnstein décrivait une « échelle de la participation » à huit niveaux, où les dispositifs les plus courants occupent les échelons inférieurs ; information unilatérale et consultation symbolique sans influence réelle sur la décision.

La « fausse démocratie participative » est pointée par le militant écologiste Cyril Dion lui-même : « Il n’y a rien de pire que la fausse démocratie participative ». Les festivals prolongent-ils cette logique, ou apportent-ils au contraire une alternative ?

D’un côté, on peut y voir une vitrine de plus : un espace de communication institutionnelle déguisé en moment convivial, où la participation du public reste superficielle. De l’autre, leur attractivité est telle qu’ils réussissent à toucher des publics habituellement éloignés des processus civiques. Là où une réunion de concertation classique n’attire souvent qu’une poignée de participants déjà convaincus, un festival réunit des milliers de citoyens de tous âges et horizons, sans effort particulier de leur part. Même si l’échange sur place est bref, le contact existe bel et bien ; ce qui est loin d’être garanti dans les démarches participatives formelles.

Il se joue une éducation démocratique

C’est précisément cette liberté qui permet une forme d’éducation démocratique implicite. La plupart des festivaliers viennent avant tout pour la musique et le plaisir, entre amis ou en famille. Beaucoup ne font qu’un passage éclair devant les stands institutionnels, repartant éventuellement avec un tote bag ou un badge souvenir, sans forcément l’intention de s’impliquer davantage par la suite.

Pourtant, ce premier contact, même superficiel, peut s’avérer plus efficace qu’un long questionnaire en ligne. L’effet d’exposition, le souvenir positif d’un échange informel et le sentiment d’accessibilité de la collectivité contribuent à renforcer une perception plus favorable des institutions locales.

Les stands du festival Europavox.

Autrement dit, la « démocratie festive », même limitée, ouvre un espace de dialogue que les dispositifs officiels peinent à créer. Le politologue britannique Gerard Delanty parle à ce titre des festivals comme de véritables « sphères publiques culturelles » : des lieux où une pluralité de voix s’exprime et où le politique se mêle à l’émotion collective. Contrairement à la sphère publique classique définie par le philosophe Jurgen Habermas, fondée sur la raison argumentative et la recherche d’un consensus rationnel, ces espaces festifs introduisent une dimension affective dans le débat public. L’émotion collective partagée lors d’un concert ou d’un happening militant vient colorer le politique d’émotions, plus accessibles que le débat rationnel.

Contre-pouvoir, récupération ou coexistence ?

Cette pluralité d’expressions est-elle le signe d’une vitalité démocratique inédite, ou au contraire d’une neutralisation des tensions contestataires ? Jürgen Habermas définissait l’espace public comme un lieu de délibération rationnelle entre citoyens, structuré par des arguments critiques orientés vers l’intérêt commun. Les festivals comme Europavox s’en écartent radicalement : ils mettent en scène une coexistence de récits où la contestation politique (les slogans de Théa, l’ironie de Katerine, le geste de Zaho de Sagazan) se déploie au même titre que l’émotion, le divertissement ou la communication institutionnelle. Leur cohabitation avec les logiques de promotion publique peut sembler paradoxale.

Faut-il y voir un affaiblissement du débat démocratique, noyé dans le spectacle, ou au contraire une réinvention plus diffuse et inclusive de la citoyenneté contemporaine ?

D’une certaine manière, la convivialité générale désamorce les clivages habituels : tout le monde partage le même lieu, la même programmation, les mêmes expériences. Chacun peut y trouver ce qu’il vient chercher : un concert festif, un message engagé, une information sur les services publics. Cette coexistence des récits est peut-être la forme actuelle de notre démocratie : un pluralisme d’expressions tolérées côte à côte, mais sans véritable synthèse collective.

Plus qu’un festival

L’exemple d’Europavox montre qu’un festival peut (sans prétendre à de la concertation formelle) créer des conditions favorables à l’attention du public et au dialogue informel. À mi-chemin entre vitrine institutionnelle et engagement réel, il incarne un paradoxe de notre époque : en rendant l’action publique plus proche et sympathique, il parvient peut-être à toucher plus largement qu’un dispositif participatif pourtant conçu pour impliquer les citoyens.

Faut-il s’en réjouir ? Ou y voir la marque d’une démocratie épuisée, qui préfère la convivialité à la transformation profonde ? Sans doute un peu des deux. Une chose est certaine : ces espaces hybrides méritent d’être pris au sérieux, car ils en disent long sur nos manières contemporaines de « faire société » et d’associer les individus à la vie publique.

The Conversation

Cédrine Zumbo-Lebrument ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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