01.07.2025 à 16:55
Des voiliers-cargos pour réimaginer le transport de marchandises
Depuis la fin du XIXe siècle, les marchandises voyagent à travers le monde grâce à des navires à moteur, alimentés par des combustibles fossiles. Pour décarboner le secteur, pourrait-on revenir à la voile ? C’est ce que proposent certaines entreprises, avec des voiliers-cargos modernisés, et l’objectif de changer les représentations du transport maritime. Si elle a persisté à travers les sports nautiques et la navigation de plaisance, la voile se réinvente aujourd’hui dans le secteur du transport marchand pour répondre au triple enjeu de décarbonation, de réindustrialisation et de résilience. Portée par des figures emblématiques de la course à la voile, de petites start-ups innovantes ou encore de grandes multinationales, elle apparaît comme un des choix technologiques les plus matures pour se projeter à long terme dans un contexte économique et géopolitique incertain. Le vent est une énergie verte, abondante et gratuite. En proposant un modèle alternatif, la voile inscrit le transport maritime dans un autre imaginaire, une autre modernité : celle de la sobriété. Pour autant, l’alternative qu’elle propose n’est pas exempte de critiques. Pour ses défenseurs, le principal défi consiste à démontrer qu’elle a toute sa place dans un avenir décarboné. Dans un article publié en décembre 2024 dans la revue Développement durable et territoires, j’analyse comment le secteur doit proposer de nouveaux récits, adaptés à un monde écologiquement contraint. Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui ! Utilisée dès l’Antiquité, la voile a connu un déclin croissant dès la fin du XIXe siècle dans le transport marchand, puis une disparition, au profit du moteur thermique, plus efficace dans le cadre du commerce international et des ambitions coloniales des nations occidentales. En poursuivant les imaginaires de puissance et de liberté, héritages des révolutions industrielles successives, le triptyque énergies thermique, chimique et électrique, structuré autour des énergies fossiles et fissiles, se définit toujours comme le modèle de référence, mais désormais sous un prisme écologique. Aujourd’hui, le gaz naturel et les électro-carburants sont défendus par leurs promoteurs comme les solutions les plus rationnelles pour répondre aux objectifs de décarbonation des transports. Le cas emblématique est celui de l’hydrogène, totem de la croissance verte, entouré d’un imaginaire magique. L’énergie nucléaire, et son « mythe d’un monde affranchi de toutes contraintes naturelles » (à la différence des énergies renouvelables comme le vent), est aussi présentée comme solution technique pour le transport maritime de marchandises. La filière au gaz naturel liquéfié (GNL) a connu un boom de 33 % entre 2023 et 2024, avec désormais plus de 700 navires en service dans le monde, dont un tiers de porte-conteneurs. Le GNL est devenu le carburant alternatif le plus employé dans le secteur maritime, et ceci, malgré les nombreuses études critiques soulignant ses limites écologiques. Là où la complexité figure historiquement comme un gage de modernité technologique, la relative simplicité de la voile paraît hors sujet. Pour autant, comme mentionné par l’Ademe, « l’imaginaire dominant à l’origine de nos modes de vie modernes est aujourd’hui insoutenable puisqu’il met en péril l’habitabilité de la planète ». Pour sortir de cette « fossilisation » des imaginaires, questionner la taille des navires du transport maritime devient légitime. Les super-conteneurs sont devenus les emblèmes de l’industrie maritime moderne fondée sur les énergies fossiles. Artefacts répondant aux normes de « l’économie du gigantisme », ils incarnent un idéal de paix, porté par le « doux commerce » et son école de pensée libérale, et un idéal d’abondance : leur capacité de transport a été multipliée par plus de 20 en quarante ans. Pour autant, ce modèle du gigantisme est aujourd’hui remis en question. Souvent, les ports secondaires ne sont pas équipés sur le plan logistique pour accueillir les mégacargos, qui font parfois plus de 400 mètres, ce qui représente un risque pour les infrastructures. À l’inverse, les bateaux à voile font en moyenne entre 90 et 150 mètres. Citons, par exemple, le projet Windcoop et ses 91 mètres, ou encore le projet Neoline, considéré comme l’un des plus longs cargos à voile du monde, et ses 136 mètres. Le transport à voile visait jusqu’ici des produits à forte valeur ajoutée comme le vin, le café ou encore le chocolat. Mais l’arrivée de cargos à voile de plus en plus grands, à l’image du Williwaw de 160 mètres, annoncé par l’entreprise Zéphyr & Borée, permet d’augmenter les volumes de cargaison, de les diversifier et de réduire les coûts actuels par des économies d’échelle. La filière s’ouvre ainsi au transport de véhicules par exemple. Le vent ne soufflant pas tout le temps, le transport maritime à voile reformule le paradigme de la grande vitesse contrôlée, qui figure comme une impasse énergétique : plus on va vite, plus on consomme. À titre indicatif, la majorité des porte-conteneurs actuels ont une vitesse de 15 à 23 nœuds (28 à 43 km/h), alors que le cargo à voile de Neoline de 136 mètres affichera une vitesse réduite de 11 nœuds (environ 20 km/h). La résurgence du transport maritime à voile pose aussi la question du temps social, en repensant notre rapport au territoire et à nos rythmes de vie. D’ailleurs, à la différence des fantasmes qui ont émergé dans le monde du transport terrestre ou aérien avec, par exemple, l’Hyperloop ou l’avion supersonique, la vitesse n’est pas une question primordiale pour le transport maritime, l’enjeu de la ponctualité étant bien plus important. À ce titre, l’ambition d’autonomie des cargos à voile (installation de grues de chargement/déchargement à bord pour gagner en fluidité, ouverture de lignes commerciales secondaires en dehors des grandes routes internationales congestionnées, etc.) remettrait en question l’hégémonie des méga porte-conteneurs thermiques dans cette course à la vitesse. Réduire la vitesse des navires est aussi une mesure en faveur de la biodiversité marine, puisque cela diminue le bruit sous-marin et les risques de collision avec des cétacés. Avec la révolution des outils numériques disponibles à bord, des simulations en temps réel permettent de suivre les meilleures trajectoires. Déployer ou replier une voile se fait désormais de manière automatisée. Ces nouveaux cargos à voile sont des concentrés de technologies, et bien qu’ils exploitent une technique millénaire, ils s’appuient également sur des outils contemporains, à l’image de l’IA et des prévisions satellitaires qui permettent d’optimiser les trajectoires. Des technologies matures et éprouvées issues du secteur aéronautique et des sports nautiques (matériaux carbone) sont intégrées dans l’élaboration des nouveaux voiliers. Le transport maritime à voile s’inscrit dans un choc de la vitesse. Le modèle de la décélération (à l’image aussi du retour des dirigeables dans le transport aérien de marchandises) côtoie de plus en plus celui de la grande vitesse. Pareillement, la filière connaît un choc de la conception innovante, où la low-tech (la voile) va s’associer avec la high-tech. Pour autant, l’incertitude et le risque associés au caractère pionnier de ces premiers cargos modernes rendent par nature la levée de fonds plus délicate. Afin de s’assurer de la rentabilité économique du projet, les promoteurs des cargos à voile doivent trouver des clients (chargeurs ou logisticiens) qui s’engagent sur un nombre de conteneurs annuels pendant une durée généralement assez longue. Le processus de légitimation du transport à voile repose sur ces premiers clients qui parient sur la filière, parmi lesquels on peut trouver des start-ups/PME mais aussi des grands groupes. Le concours actif de ces premiers clients est dès lors crucial, tout comme le soutien des acteurs publics. Le moindre coût de carburant doit permettre d’amortir l’investissement supplémentaire propre à la construction de cargos à voile de nouvelle génération. Le processus de légitimation et d’innovation marketing oblige à jongler continuellement entre un imaginaire romantique véhiculé par les bateaux à voile au sein du grand public et un discours technique pragmatique de rentabilité financière. Enfin, le changement de paradigme reste à effectuer en premier lieu du côté des citoyens et des consommateurs. Le surcoût lié à l’usage de la voile – la taille des méga porte-conteneurs thermiques permet des économies d’échelle – doit encore pouvoir être répercuté sur le prix des marchandises. Une évolution décarbonée du transport maritime se fera pour des raisons marchandes et citoyennes plus que technologiques. L’évolution des usages et des mentalités est donc un élément structurant pour constituer un véritable marché. Le transport de marchandises restant un secteur opaque d’un point de vue social et environnemental, la voile pourrait lui donner une nouvelle éthique. À ce titre, de nombreux armateurs véliques ont fait le choix d’une rémunération juste de leurs marins. En 2014, la navigatrice Isabelle Autissier rappelait que la mer est un vecteur de l’imaginaire où « le marin devient le porte-drapeau d’une humanité plus vraie et plus désirable ». Tout comme les éoliennes (avec toutes les controverses qu’elles provoquent), la résurgence des mâts des navires se présente dès lors comme un symbole paysager fort qui redonne à voir le monde maritime (les cargos étant les grands invisibles de la mondialisation) et le transport. Sachant que la durée de vie d’un navire de commerce actuel est de vingt-cinq ans en moyenne, les bateaux en chantier aujourd’hui sont ceux qui devront réduire les émissions du secteur maritime dans le futur. Ainsi, bien que l’avenir énergétique du transport maritime se veuille pluritechnologique, une compétition est en cours autour de l’imaginaire du progrès. Sylvain Roche ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 3314 mots
Un secteur dominé par l’imaginaire thermo-industriel
Redéfinir le modèle du gigantisme…
… et celui de l’hypervitesse
Une symbiose entre low-tech et high-tech
Le défi du changement d’échelle
Une réappropriation territoriale et citoyenne des échanges
01.07.2025 à 16:51
BD : L’Héritage du dodo (épisode 10)
La crise climatique n’avance pas seule : elle est indissociable de la crise de la biodiversité. Découvrez en exclusivité, le 10e et dernier épisode de la BD concoctée par Mathieu Ughetti et Franck Courchamp. Dans cet épisode final, on fait le point sur ce qu’il nous reste à faire. L’Héritage du dodo, c’est une bande dessinée pour tout comprendre à la crise du climat et de la biodiversité. Chaque semaine, on explore la santé des écosystèmes, on parle du réchauffement climatique mais aussi de déforestation, de pollution, de surexploitation… On y découvre à quel point nous autres humains sommes dépendants de la biodiversité, et pourquoi il est important de la préserver. On s’émerveille devant la résilience de la nature et les bonnes nouvelles que nous offrent les baleines, les bisons, les loutres… On décortique les raisons profondes qui empêchent les sociétés humaines d’agir en faveur de l’environnement. On décrypte les stratégies de désinformation et de manipulation mises au point par les industriels et les climatosceptiques. Le tout avec humour et légèreté, mais sans culpabilisation, ni naïveté. En n’oubliant pas de citer les motifs d’espoir et les succès de l’écologie, car il y en a ! Retrouvez ici le dixième et dernier épisode de la série ! Ou rattrapez les épisodes précédents : Épisode 1 Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui ! Et pour continuer de nous suivre, abonnez vous sur : Créé en 2007 pour accélérer et partager les connaissances scientifiques sur les grands enjeux sociétaux, le Fonds Axa pour la Recherche a soutenu près de 700 projets dans le monde entier, menés par des chercheurs originaires de 38 pays. Pour en savoir plus, consultez le site Axa Research Fund ou suivez-nous sur X @AXAResearchFund. Cette BD a pu voir le jour grâce au soutien de l’Université Paris Saclay, La Diagonale Paris-Saclay et la Fondation Ginkgo. Mathieu Ughetti ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 741 mots
Épisode 2
Épisode 3
Épisode 4
Épisode 5
Épisode 6
Épisode 7
Épisode 8
Épisode 9
Merci d’avoir suivi L’Héritage du dodo. N’hésitez pas à laisser un commentaire ci-dessous. On a fait cette BD pour vous, on est curieux de savoir ce que vous en pensez.
Une BD de Franck Courchamp & Mathieu Ughetti
Qui sommes-nous ?
Republication des planches sur support papier interdite sans l’accord des auteurs
01.07.2025 à 13:56
Consommation sobre : un défi culturel autant qu'économique
Pour rendre les modes de consommation sobres (durée de vie accrue des objets, réparation, réemploi…) plus désirables, il faut à la fois transformer leurs représentations sociales et mettre en place des dispositifs concrets pour mieux accompagner les consommateurs, expliquent Joël Ntsondé (ISTEC), Chloé Steux (Ecole polytechnique) et Franck Aggeri (Mines Paris - PSL). Les Français se disent prêts à réduire leur consommation de biens matériels, selon une enquête de l’Agence de la transition écologique (Ademe). Ce qui n’a pas empêché sa campagne sur les « dévendeurs » de nourrir la controverse. Le marché de l’occasion, aujourd’hui considéré comme vertueux pour l’économie et l’environnement, montre comment l’évolution des représentations sociales peut favoriser de nouvelles pratiques de consommation. Une démarche à transposer à la sobriété, qui s’oppose à la possibilité d’une consommation et d’une production illimitée de biens matériels. La difficulté est aussi de ne pas associer sobriété et privation, sans parler des objectifs de croissance économique. Or, cela touche aux représentations individuelles, sociales et culturelles au fondement de nos sociétés. Pour suivre au plus près les questions environnementales, retrouvez chaque jeudi notre newsletter thématique « Ici la Terre ». Pour rendre la sobriété désirable, on peut activer le levier des imaginaires sociaux. En effet, pour acheter moins et mieux, il faut un rapport différent au temps, à la possession et à l’accumulation de biens matériels. Il s’agit par exemple de réapprendre à entretenir les objets et les réparer. Il en va de même pour nos vêtements, dont les principales sources de séparation et de renouvellement sont l’usure et la lassitude. Les repriser ou les personnaliser nous aide à nous y attacher… et à les utiliser plus longtemps. C’est un changement systémique qui remettrait en cause les stratégies commerciales, renforcées par l’obsolescence esthétique et marketing, qui imprègnent nos imaginaires collectifs. Pour cela, il faut renforcer la légitimité des pratiques de consommation sobres et agir sur les structures anthropologiques de l’imaginaire, les mythes, récits, symboles et croyances des acteurs. En ce sens, fabricants et distributeurs ont un rôle crucial à jouer, grâce à des offres commerciales détachées des logiques de volumes. Celles-ci peuvent être basées sur la réparabilité, la durabilité, ou encore l’économie de la fonctionnalité. Elles peuvent ainsi essaimer non seulement dans la tête des consommateurs, mais aussi chez les autres acteurs du marché. Ce changement des imaginaires n’est toutefois pas suffisant : encore faut-il accompagner l’évolution des pratiques. Favoriser la réparation passe par le développement de ce que le sociologue Lucien Karpik appelle des « dispositifs de confiance », qui visent à rassurer les consommateurs sur la qualité de la réparation. Ils peuvent prendre différentes formes : labels, guides, normes techniques… Nous pourrions envisager, à l’échelle nationale, la création d’un observatoire de la réparation. Il pourrait informer les consommateurs sur les acteurs qualifiés, la réparabilité des produits et des marques, les délais moyens ou les fourchettes de prix pratiqués. Cela améliorerait l’accès à ces activités sur le plan pratique, mais aussi leur image. Cet article a été édité par le service Environnement de The Conversation à partir de la version longue écrite par Joël Ntsondé (ISTEC), Chloé Steux (Ecole polytechnique) et Franck Aggeri (Mines Paris - PSL). Texte intégral 1084 mots
Ne pas associer sobriété et privation
Des « dispositifs de confiance »