09.03.2025 à 09:27
Dès son retour à la Maison Blanche, Donald Trump a suspendu pour une durée de 90 jours « l’aide au développement étrangère des États-Unis », y compris toutes les opération de l’Agence américaine pour le développement international (USAID), afin d’en « évaluer la pertinence ». Les conséquences de cette décision sont d’ores et déjà très lourdes. L’effondrement des financements états-uniens destinés à l’aide internationale – celle de l’action humanitaire d’urgence, comme celle de l’aide publique au développement (APD) – constitue une déflagration aux conséquences désastreuses pour les populations délaissées. L’obsolescence du modèle économique de la solidarité internationale éclate au grand jour, révélant à tous des fragilités structurelles qui avaient pourtant été clairement identifiées depuis des années. La brutalité et l’absence de négociation sur les modalités et les cibles des désengagements opérés rendent ces mesures particulièrement dramatiques. Pour autant, on aurait tort de penser que tout allait pour le mieux dans le domaine de l’aide internationale avant le retour au pouvoir du milliardaire newyorkais. Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui ! Les « quatre tentations » portées par le système financier jusqu’ici en vigueur désormais assumées sans complexe par le nouveau gouvernement des États-Unis sont patentes : occidentalo-centrisme des pays donateurs ; approche néo-libérale de l’aide internationale où chaque État contributeur choisit les pays aidés ; préoccupation sécuritaire, les versements financiers étant encadrés par de strictes procédures de contrôle pour éviter, sur les terrains de conflits, l’arrivée de ces sommes entre des mains ennemies des pays donateurs ; et tentation de la rétraction des transferts financiers à chaque convulsion que peuvent connaître les pays donateurs (Covid-19, crise économique, montée des sensibilités nationalistes et isolationnistes…). La convergence de ces tendances aboutit à une insuffisance volumétrique et à une suspicion de plus en plus forte que, pour les pays contributeurs, l’aide vise avant tout à développer leur soft power. Les récentes décisions prises par Washington constituent bien sûr une catastrophe pour les acteurs de la solidarité internationale. Des activités développées sur le terrain ont déjà dû être abandonnées et des plans sociaux ont déjà été mis en œuvre par les organisations les plus impactées. Un certain nombre d’entre elles ne survivront pas aux événements en cours. Et même celles qui ne dépendent peu ou pas des financements de l’USAid seront potentiellement concernées par les conséquences en cascade du désengagement du leader des pays donateurs. Avant même les décisions couperets prononcées par les États-Unis, d’autres pays avaient annoncé leur intention de réduire leur contribution à la solidarité internationale : France, Royaume-Uni, Allemagne, Belgique pour n’en citer que quelques-uns déjà connus. Les organisations pour lesquelles la « générosité du public », qui pèse environ 20 % des financements humanitaires annuels, est largement majoritaire dans la structure de leurs ressources n’échapperont pas non plus aux conséquences de la suspension de toute APD par les États-Unis, car les rééquilibrages économiques et les tensions politiques qui découlent de certaines décisions du gouvernement Trump annoncent des effets industriels et sociaux dans l’ensemble des pays autrefois partenaires privilégiés des États-Unis, en particulier parmi les pays membres de l’Union européenne. Si ces craintes venaient à se confirmer, l’expérience montre que la dégradation des contextes nationaux a des effets directs sur les dons du grand public qui soutient l’action des ONG. Les donateurs individuels vont avoir à décider de leurs priorités dans un large panorama de crises devenues négligées par les fonds gouvernementaux, et la compassion sera alors empreinte de choix qui appartiendront à chacun. En outre, les tensions qui s’annoncent partout en lien avec l’augmentation des barrières douanières pourraient entraîner des effets économiques et sociaux qui, à leur tour, peuvent créer une réorientation des dons vers des formes de solidarité de proximité immédiate, nationales et/ou familiales. D’autant qu’émerge au sein de certains groupes politiques une petite musique qui remet en cause la légitimité et le bien-fondé en tant que tel de l’Aide publique au Développement, ce qui a récemment mené le directeur de l’Agence française de Développement (AFD) à des prises de parole explicites pour défendre les actions de l’organisation qu’il pilote. Par touches successives, il s’initie ainsi, parmi les États les plus riches, une dynamique qui signe une folle indifférence face à la pauvreté, mais aussi aux dégradations environnementales et aux anthropozoonoses qui peuvent en découler du fait des dommages infligés aux forêts primaires. Aucune frontière ne saurait pourtant servir d’illusoire « Ligne Maginot » étanche et infranchissable pour contenir les dangers mondialisés qui caractérisent aujourd’hui les interdépendances d’un monde globalisé. On ne peut être indifférents, en Europe comme en Amérique du Nord, aux multiples outrages portés à la planète, bientôt aggravés par la relance d’une industrie extractive mutilante et prédatrice, pas plus qu’on ne peut être indifférents aux stratégies de survie que traduisent les déplacements massifs de populations actuels et à venir, et aux conflits que peuvent générer ces différents phénomènes. Deux chiffres disent d’emblée le fossé abyssal déjà en place face aux inégalités mondiales. L’enveloppe de l’APD mondiale alimentée par les pays de l’OCDE représentait 230 milliards de dollars de 2023, tandis que les « remises migratoires » – sommes transférées par les migrants vers leurs pays d’origine – se sont élevées cette année-là à 830 milliards, dont 650 à destination de pays à revenus faibles ou moyens. Ces sommes constituent la bouée de sauvetage des populations les plus déshéritées. Elles traduisent, de fait, l’indissociable équilibre de survie entre ici et là-bas. On voudrait pourtant nous faire accepter l’idée que, face à ces interdépendances sans frontières, nous pourrions, dans les pays les plus riches, nous désintéresser des différents mécanismes qui détruisent l’égalité des chances partout dans le monde. Qu’une réaffirmation décomplexée du chacun pour soi, dans la consommation comme dans la solidarité mondiale, pourrait désormais servir de nouveau mantra politique décomplexé. Et que cela serait sans conséquences, à long terme, sur une paix durable… Ainsi, dans un monde où, à horizon 2100, la population du continent africain pourrait représenter 40 % de l’humanité, il ne peut être question, sans séismes à venir, de détourner le regard des réalités en construction. Sur ce continent, comme ailleurs où existent des fragilités majeures, nous ne pouvons pas nous affranchir de cette attention à l’Autre, par réalisme si ce n’est par générosité. Nous devons collectivement résister à la stratégie du chacun-pour-soi et à la loi du plus fort que promeuvent les nouveaux dirigeants des États-Unis et leurs affidés, et œuvrer à inventer un nouveau modèle de solidarité débarrassé des quatre tentations fondatrices du système existant, système occidentalo-centré issu de la Seconde Guerre mondiale puis des processus de décolonisation. Ce qui implique de créer les conditions d’un élargissement notable du nombre de pays contributeurs pour les fonds gouvernementaux, comme la diversification des sources pour les fonds privés. S’impose dès lors une nouvelle répartition du pouvoir de création et de décision au sein de la gouvernance d’un système à rebâtir. Il émerge, dans les prolongements du séisme en cours, de nouveaux combats pour refondre en profondeur les stratégies et modalités de la solidarité internationale. Pour une version plus longue de cet article, lire ici. Pierre Micheletti ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 1963 mots
La catastrophe Trump
Une réduction de l’aide qui n’est pas le fait des seuls États-Unis
L’illusion d’un monde cloisonné
06.03.2025 à 17:28
Liberté académique et démocratie en péril : comment un prix Nobel de la paix pourrait les défendre
En écho au mouvement Stand Up for Science qui s’organise aux États-Unis pour défendre la liberté académique, un appel à la mobilisation en France a été lancé pour le vendredi 7 mars. Des conférences, des rassemblements et des marches sont organisés un peu partout dans le pays, à l’initiative de scientifiques réunis derrière la bannière Stand Up for Science France. The Conversation est depuis ses débuts engagé aux côtés de celles et ceux qui font avancer la recherche. Le 7 mars a été reconnu comme le « Jour du mouvement Stand Up for Science », lancé en 2017 en réponse aux actions anti-science de la première administration Trump. Sous la seconde, les attaques contre les scientifiques et la recherche scientifique se sont intensifiées au point qu’il est justifié aujourd’hui de parler d’un véritable coup d’État contre la science elle-même. Alors que Donald Trump est souvent présenté comme un homme versatile, ses politiques dans ce domaine ont suivi une trajectoire cohérente. Sa nouvelle administration a une fois de plus « déclaré la guerre » à l’élaboration de politiques nationales fondées sur des preuves scientifiques et à la diplomatie scientifique dans les affaires étrangères, comme en témoignent plusieurs actions déjà menées. En effet, immédiatement après son entrée en fonctions, Donald Trump a publié des décrets gelant ou annulant des dizaines de milliards de dollars de financement de la recherche. Tous les projets de la National Science Foundation ont été interrompus dans l’attente d’un examen, tandis que les National Institutes of Health (NIH) risquent d’être suspendus. Le premier jour de son deuxième mandat, Donald Trump a aussi, par décret, retiré les États-Unis de l’Accord de Paris et de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), et ordonné l’examen approfondi de 90 % des projets financés par l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID). Ces mesures marquent un recul majeur de la diplomatie en matière de climat et de santé mondiale. Les agences fédérales et les universités sont dans la tourmente, laissant des milliers d’enseignants-chercheurs dans l’incertitude, face à un gel des financements dicté par des considérations politiques. La mobilisation Stand Up for Science 2025 a pour objectif de réclamer le rétablissement du financement fédéral de la recherche et la fin de la censure gouvernementale et de l’ingérence politique dans la science. Un courriel hebdomadaire en anglais présentant l’expertise d’universitaires et de chercheurs. Il présente la diversité des recherches menées sur le continent et examine certaines des questions clés auxquelles sont confrontés les pays européens. Recevez la lettre d’information !_ L’administration Trump n’est pas le seul gouvernement de la planète à s’en prendre aux universitaires, mais de telles actions sont particulièrement frappantes de la part de la première superpuissance scientifique mondiale. La situation est d’autant plus préoccupante que les décisions prises aux États-Unis ont souvent un fort effet d’entraînement sur les politiques des autres régions dans les années qui suivent. Aucune des deux superpuissances scientifiques mondiales - Washington et Pékin - ne défend aujourd’hui la liberté académique. Coincés entre ces géants scientifiques rivaux, à la fois partenaires et concurrents, la « vieille » Europe et les pays partageant les mêmes valeurs restent les seuls acteurs capables de définir de nouvelles normes en matière de liberté académique. Une étape décisive vers sa protection juridique serait la reconnaissance formelle du rôle fondamental de la liberté académique par les comités Nobel de la paix et de la science, à la fois pour garantir l’excellence scientifique et en tant que pilier des sociétés libres et démocratiques. Au cours de la dernière décennie, l’association Scholars at Risk (SAR) a documenté un déclin mondial de la liberté académique dans son rapport annuel Free to Think. L’édition 2024 met en lumière des situations particulièrement alarmantes dans 18 pays et territoires (dont les États-Unis), qui ont enregistré en une année 391 attaques contre des universitaires, des étudiants ou des institutions dans 51 régions. Les données de l’Indice de liberté académique de Berlin confirment que plus de la moitié de la population mondiale vit dans des régions où la liberté académique est soit totalement, soit sévèrement restreinte. Certaines des situations les plus préoccupantes s’observent dans des écosystèmes scientifiques émergents tels que la Turquie, le Brésil, l’Égypte, l’Afrique du Sud ou l’Arabie saoudite. La tendance générale est à la détérioration : seuls 10 pays sur 179 ont vu leur situation s’améliorer, tandis que les régimes démocratiques sont de plus en plus touchés. La liberté académique dans l’Union européenne reste relativement élevée par rapport au reste du monde. Cependant, neuf États membres de l’UE se situent en dessous de la moyenne régionale, et dans huit d’entre eux, elle a reculé au cours de la dernière décennie. La Hongrie affiche le niveau le plus bas des pays de l’UE, et se classe parmi les 20 à 30 % les plus bas au monde. Des lois récentes ont aussi affaibli l’autonomie des universités dans le reste de l’UE : autonomie financière en Autriche, en Italie, au Luxembourg, aux Pays-Bas et en Slovaquie ; autonomie organisationnelle en Slovénie, en Estonie et au Danemark ; autonomie en matière de personnel en Croatie et en Slovaquie ; et autonomie académique au Danemark et en Estonie. En outre, le premier rapport du Parlement européen sur les libertés académiques (2023) met en évidence les menaces émergentes en France - politiques, éducatives et sociétales - qui ont un impact sur la liberté de recherche, d’enseignement et d’étude. La liberté d’expression, pilier fondamental de la liberté académique, est depuis longtemps établie comme un droit humain, surmontant des siècles de censure et de contrôle autoritaire. En revanche, la liberté académique est un principe plus récent, qui accorde aux universitaires - reconnus par leurs pairs - le droit et la responsabilité de rechercher et d’enseigner librement pour faire progresser la connaissance. À l’instar de la liberté de la presse pour les journalistes, il s’agit d’un droit accordé à quelques-uns pour le bénéfice de tous. Trouvant son origine dans l’Europe médiévale, la liberté académique est passée d’un privilège accordé aux étudiants du Quartier latin à un principe reconnu dans les cadres internationaux des droits humains. Elle a acquis une dimension collective et concrète à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, avec l’avènement de l’université moderne. Wilhelm von Humboldt, fondateur de l’université publique moderne de Berlin (1810), a formulé le concept de « liberté de la science » (Wissenschaftsfreiheit), plus tard inscrit dans la Constitution de Weimar de 1919, qui déclarait que « l’art, la science et l’éducation sont libres ». L’essor des universités américaines à la même époque a remodelé le concept, donnant naissance à la « liberté académique professionnelle ». Celle-ci a été formalisée dans la Déclaration de principes de 1915 sur la liberté académique et la titularisation de l’Association américaine des professeurs d’université, qui affirmait que le devoir premier de l’universitaire consistait à rechercher et à établir la vérité. Bien que ses racines se trouvent en Allemagne, la liberté académique est finalement devenue une pierre angulaire du discours universitaire américain. Aux États-Unis, la liberté académique puise ses fondements dans diverses sources, sa protection variant en fonction de la loi des États, des coutumes, des pratiques institutionnelles et du statut des établissements d’enseignement supérieur. Toutefois, les arrêts de la Cour suprême des États-Unis ont progressivement renforcé son fondement constitutionnel, en particulier après l’époque du maccarthysme, en invoquant le premier amendement de la Constitution, qui garantit la liberté d’expression, de presse, de religion et d’association. Des affaires historiques telles que Adler v. Board of Education (1952), Wieman v. Updegraff (1952) et Sweezy v. New Hampshire (1957) ont contribué à établir une doctrine constitutionnelle sur la liberté académique. Enfin, Keyishian v. Board of Regents (1967) a étendu les protections du premier amendement au monde universitaire, en statuant que les serments de loyauté obligatoires violaient à la fois la liberté académique et la liberté d’association. Il est intéressant de noter que l’interprétation américaine de la liberté académique est actuellement, à certains égards, plus restrictive que le modèle allemand. L’article 5, paragraphe 3, de la loi fondamentale allemande affirme le « droit d’adopter des mesures d’organisation publique essentielles à la protection d’un espace de liberté, favorisant l’activité scientifique indépendante ». En revanche, les États-Unis mettent davantage l’accent sur les interdictions et donnent la priorité aux droits individuels plutôt qu’à l’autonomie institutionnelle. Malgré les variations locales, la liberté académique est fondamentalement liée à une vision commune de l’université qui défend la liberté de pensée, avec la rationalité et le pluralisme en son centre. Elle inclut le « droit à l’erreur » - le fait de comprendre qu’une opinion scientifique peut s’avérer incorrecte ne diminue en rien sa protection. Cela contraste fortement avec l’approche anti-scientifique qui considère la connaissance comme un outil de pouvoir au service d’une vérité prédéterminée et d’un objectif de domination. La science autoritaire, guidée par des intérêts de pouvoir, cherche à réduire la place des sciences humaines critiques et des sciences sociales tout en élevant la religion. Elle tend à rejeter le travail interdisciplinaire, est exclusivement mathématisée et s’oriente vers un modèle d’État techno-utopique autocratique, centralisé mais dérégulé. Depuis 1945, nous avons vécu dans l’illusion que la liberté académique était une condition indispensable à l’excellence scientifique. Cependant, nous avons récemment appris qu’il n’existe pas de lien systématique entre la liberté académique et l’innovation scientifique de pointe à l’ère des nouvelles technologies. Dans ces conditions, cette proposition plaide pour une nomination au prix Nobel de la paix, pour la première fois de son histoire, en reconnaissance de la liberté académique. Les comités des prix Nobel de la science et de la paix partagent la responsabilité d’utiliser leurs prestigieuses plateformes pour défendre les valeurs scientifiques et démocratiques fondamentales. Ils sont particulièrement bien placés pour défendre la science humaniste et renforcer son importance pour les chercheurs, les étudiants et les sociétés civiles du monde entier. Depuis les années 1950, environ 90 % des lauréats du prix Nobel dans les domaines scientifiques sont des citoyens américains ou ont étudié et travaillé dans les prestigieuses universités américaines de l’Ivy League. Alors que certains scientifiques américains contestent les actions de l’administration Trump devant les tribunaux, les universitaires du monde entier devraient être solidaires de leurs collègues pour résister à l’érosion de la science. Pour renforcer leurs efforts, ils ont besoin du soutien des comités du prix Nobel. Stéphanie Balme ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 2617 mots
Les États-Unis, superpuissance scientifique mondiale (pour l’instant) incontestée
Un prix Nobel pour la liberté académique
La liberté académique, un droit professionnel accordé à quelques-uns au bénéfice de tous
Le « droit à l’erreur »
06.03.2025 à 15:23
En Inde, la pratique de la dot est interdite depuis 1961. Pourtant, le nombre de victimes de crimes liés à la dot ne cesse d’augmenter, ce qui aggrave la précarité et la vulnérabilité des femmes. La persistance de cette pratique met en lumière la résistance de la société indienne à l’interdiction de ce qui est moins une tradition que le reflet de la marchandisation croissante de la société où tout, même le corps des femmes, devient un enjeu économique. Trente-cinq mille quatre cent quatre-vingt-treize (35 493) : c’est le nombre de femmes tuées entre 2017 et 2022 en Inde à la suite de conflits liés à la dot, selon le Bureau national des registres criminels. Ces données officielles sont sans doute inférieures à la réalité : de nombreuses dowry deaths (morts pour cause de dot) sont déguisées en suicides ou en accidents domestiques. Au-delà, bien d’autres formes de violences sont faites aux femmes et aux filles à cause du système de dot. Pourtant, celle-ci est interdite en Inde depuis plus de soixante ans. Est-ce la loi qui est mal faite ou est-ce son application qui fait défaut ? Et comment protéger les femmes et les filles indiennes de la pratique dotale face à une loi et une justice défaillantes ? Selon le Robert, la dot est « un bien qu’une femme apporte en se mariant ». En Inde, le paiement de la dot incombe majoritairement à la famille de la mariée. Toutefois, cette pratique y est illégale depuis la loi sur l’interdiction de la dot (The Dowry Prohibition Act (DPA) 1961), votée grâce aux efforts du Mouvement indien des femmes. Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui ! La loi, amendée à deux reprises au milieu des années 1980, définit la dot comme « tout bien ou toute valeur mobilière donné ou qu’il a été convenu de donner, directement ou indirectement, par l’un des époux à l’autre, à la belle-famille ou à toute autre personne avant, au moment ou après le mariage » (Section 2, DPA 1961). Les « cadeaux » entre époux ou à la belle-famille au moment du mariage restent autorisés dès lors que ces derniers n’ont pas été exigés. La loi ne s’applique pas non plus au « mahr » (c’est-à-dire les dons du fiancé ou de sa famille à la future mariée ou à sa famille) lorsque les époux sont soumis au droit islamique. Pour rappel, en Inde, en l’absence d’un Code civil unifié, le mariage est régi par les lois des communautés religieuses auxquelles appartiennent les époux. La dot est sanctionnée civilement et pénalement. Sur le plan civil, la loi prévoit que toute convention concernant la remise ou la réception d’une dot est nulle (Section 5, DPA 1961), donc privée d’effets juridiques. Sur le plan pénal, la loi incrimine la remise, l’acceptation, l’exigence, l’incitation, ainsi que la publicité d’une dot en vue d’un mariage. Les peines encourues varient de six mois à cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de 10 000 à 15 000 roupies (de 105 à 160 euros environ), ou d’un montant proportionnel à la valeur de la dot impliquée lorsque celle-ci est supérieure à 15 000 roupies (Sections 3, 4 et 4-A, DPA 1961). Sous l’impulsion des féministes indiennes, le code pénal a été amendé deux nouvelles fois pour inclure des infractions spécifiques à la dot, avec l’introduction des notions de dowry cruelty en 1983 et dowry death en 1986. La dowry cruelty, passible de trois ans d’emprisonnement et d’une peine d’amende, désigne tout acte de cruauté infligé à une femme par son mari ou sa belle-famille en lien avec une demande de dot. Il peut s’agir de blessures graves, d’une mise en danger de sa vie, de sa santé mentale ou physique, de harcèlement moral ou de tout autre comportement délibéré de nature à la pousser au suicide (Section 498-A du Code pénal indien). Le crime de dowry death est puni d’une peine d’emprisonnement allant de sept ans à la prison à perpétuité, assortie d’une amende. Ce crime est considéré comme tel « lorsque la mort d’une femme est causée par des brûlures ou des blessures corporelles, ou lorsqu’elle intervient dans des circonstances anormales au cours des sept années suivant le mariage et qu’il est démontré que, peu avant la mort, la victime a été sujette à des actes de cruauté ou de harcèlement de la part de son mari ou de la famille de son mari, en relation avec une demande de dot » (Section 304-B code pénal indien). Depuis 2005, le harcèlement d’une femme pour exiger une dot peut aussi être sanctionné en vertu de la loi sur la Protection des femmes contre la violence domestique (Section 3-b). Mais malgré les efforts de la législation indienne pour éradiquer la pratique de la dot, celle-ci persiste dans les familles de toutes classes sociales. Pis : elle est en expansion. Les chercheurs Gaurav Chiplunkar et Jeffrey Weaver expliquent que plusieurs facteurs économiques contribuent à la perpétuation et à la hausse de la pratique de la dot dans le marché matrimonial indien. La « qualité du mari » joue un rôle capital. D’après leur étude, plus les futurs maris sont de « qualité supérieure » – qualité définie selon le niveau d’éducation et le prestige de la profession –, plus le montant de la dot est élevé, contraignant les familles des futures mariées à verser la dot demandée sous peine de devoir marier leurs filles à des prétendants de « moindre qualité ». De plus, ils soulignent que les maris ont un intérêt économique certain à accepter une dot, notamment si leur famille souhaite compenser les investissements réalisés dans leurs études ou doit, à son tour, payer une dot pour le mariage de leurs filles. D’autres chercheurs mettent en évidence le fait que l’exigence de la dot est devenue, pour les familles des maris, un moyen d’acquérir de nouveaux produits (moto, téléphone, voyage, appartement, voiture, etc.). Ces motifs consuméristes rabaissent le statut des femmes et des filles et contribuent à l’instauration d’un contexte général propice aux violences à leur égard. La dot est en effet l’une des principales causes de violences conjugales et familiales en Inde. Chaque année, des milliers de femmes sont tuées par leur mari et/ou leur belle-famille pour une dot jugée insuffisante, non honorée ou parce que leurs parents ne peuvent plus répondre aux nouvelles demandes de dot. Selon une étude publiée dans The Lancet, le nombre de dowry deaths communiqué officiellement est largement inférieur à la réalité. Les auteurs de l’étude soulignent que de nombreux crimes liés à la dot sont maquillés en accidents domestiques. Les crimes relevant de la dowry cruelty, perpétrés pour les mêmes raisons, sont aussi extrêmement courants. La mort très médiatisée de trois sœurs dans le Rajasthan en 2022 le rappelle. Le système dotal en Inde contribue à la marchandisation de la femme sur le marché matrimonial. Avant le mariage, son « éligibilité » à se marier dépend de sa valeur marchande, comme le rapporte Gunjan Tiwari (nom d’emprunt) à la BBC : « Mon père dit que cela ne fait que six ans qu’il a commencé à chercher un marié pour moi. Sans dot, dit-il, il ne pourra pas me trouver un mari même s’il cherchait pendant 60 ans. » Une fois mariées, de nombreuses femmes indiennes passent sous le joug du mari et/ou de la belle-famille et deviennent un « capital » au profit de ces derniers. Leur valeur, leur vie et leur santé (physique et mentale) sont alors conditionnées par les biens ou l’argent qu’elles peuvent leur apporter. C’est dans ce contexte que Manjullama, 18 ans, a été tuée parce que ses parents n’étaient pas en mesure « de payer la moto réclamée par son mari ». Exemple parmi d’autres. Les violences faites aux femmes et relatives à la dot peuvent aussi commencer peu après ou avant leur naissance. Des infanticides (actifs ou passifs) sur des fillettes à la naissance pour des raisons liées à la dot ont longtemps été pratiqués à la demande ou par des familles elles-mêmes. Avec le développement des techniques de diagnostics prénataux, ces cas d’infanticides ont été majoritairement remplacés par des avortements sexo-sélectifs, malgré leur interdiction depuis une loi de 1994. L’ONU estime le nombre de tels avortements par crainte de la dot à près de 400 000 chaque année en Inde.
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De plus, il existe une corrélation entre le prix de l’or, la dot et la vie des filles indiennes : lorsque le prix de l’or est en hausse, le montant de la dot augmente mais l’espérance de vie des filles diminue. En effet, une certaine quantité d’or est généralement exigée par la belle-famille dans le cadre de la dot. Par conséquent, les parents évitent d’avoir une fille pour ne pas avoir à payer une telle dot plus tard. Par ailleurs, les travaux de l’anthropologue judiciaire Karine Bates démontrent qu’il est fréquent qu’une femme indienne subisse des pressions de la part de sa belle-famille pour mettre fin à sa grossesse si elle attend une fille, en partie pour des questions relatives à la dot. Cette sélection des naissances a conduit à un très fort déséquilibre du ratio femmes-hommes avec un nombre de femmes inférieur à celui des hommes, entraînant d’autres répercussions telles que le trafic de jeunes femmes qui sont revendues à des hommes célibataires ou la polyandrie qui permet à une femme d’épouser un ou plusieurs frères de son mari. Les dispositions légales dans la lutte contre la dot depuis 1961, bien qu’elles représentent un progrès, comportent certaines failles. Le Code pénal indien n’établit de responsabilité présumée pour les dowry deaths que pour une durée de sept ans après le mariage. Or, les violences relatives à la dot peuvent survenir à tout moment, même des années après le mariage du fait de nouvelles demandes de dot. De plus, la dowry cruelty fait référence à un acte de « cruauté » fondé sur une demande de dot. Toutefois, cette notion de « cruauté » n’est pas définie, ce qui semble laisser supposer qu’une certaine dose de violence est tolérable. Plusieurs auteurs ont également souligné la lenteur de la procédure judiciaire, ainsi que le faible taux de condamnations dans les affaires de dowry deaths. Trop souvent, ces meurtres sont déguisés en accidents domestiques et ne font pas l’objet d’une enquête approfondie. Le manque de confiance envers la police incite aussi de nombreuses femmes indiennes à renoncer à porter plainte. En 2012, le décès d’une étudiante victime d’un viol collectif avait suscité une prise de conscience générale des violences faites aux femmes dans le pays. La mobilisation de la population après ce drame a permis l’adoption de réformes législatives et le lancement d’actions de sensibilisation pour protéger les femmes. Ces initiatives doivent être étendues à la lutte contre les violences liées à la dot, et s’accompagner d’une application moins laxiste des lois existantes. Il est également important d’encourager les campagnes de sensibilisation visant à modifier les mentalités sur la préférence pour les garçons à la naissance. À cet égard, les jeunes artistes indiens, tels que la poétesse et militante féministe Aranya Johar, ont un rôle clé à jouer grâce à leur impact positif sur la scène nationale et internationale. Enfin, les actions menées par les femmes du « Gang du sari rose », un groupe féminin d’autodéfense, sont également encourageantes. Allane Madanamoothoo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 2709 mots
La prohibition de la dot depuis 1961
La résistance et l’expansion de la dot face à l’interdiction légale
L’impact de la dot sur la vie et le statut des femmes et des filles
Comment protéger les femmes et les filles face à une loi et une justice défaillantes ?