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09.03.2025 à 09:28

Neurotechnologies : nos pensées seront-elles à vendre ?

Laure Tabouy, Chercheuse – chargée d'enseignement et cheffe de projet en éthique / neuroéthique. Domaine de recherche en éthique des neurosciences, des neurotechnologies, du numérique et de l’IA, Aix-Marseille Université (AMU)
Les interfaces cerveaux-machines se développent au point de faire craindre une future commercialisation de nos pensées les plus intimes. Peut-on réduire nos pensées à un ensemble de données ?

Texte intégral 2222 mots
Des interfaces non invasives comme des bonnets ou des bandeaux permettent de détecter l’activité électrique du cerveau. Un des nombreux types de « données cérébrales » que l’on sait aujourd’hui enregistrer. ArsElectronica/Flickr, CC BY-NC-ND

Les interfaces entre cerveaux humains et ordinateurs se développent, poussées par les progrès technologiques, les avancées de l’intelligence artificielle et les promesses d’utilisations médicales. Au point de faire craindre une future commercialisation de nos pensées les plus intimes. Mais peut-on réduire nos pensées à un ensemble de données collectées par des neurotechnologies ? Est-il souhaitable que l’on puisse un jour vendre nos données cérébrales ?


Les neurotechnologies sont des dispositifs qui font l’interface entre le cerveau et des machines. Ils sont au départ élaborés à des fins médicales.

L’utilisation des neurotechnologies dans le secteur médical est aujourd’hui en voie d’être encadrée, par exemple en France, en ce qui concerne l’imagerie cérébrale, en Europe et, plus largement, dans le monde, par une éthique médicale commune. Si cet encadrement reste à approfondir, en particulier en raison de ses liens avec l’intelligence artificielle (IA), il faut souligner que les utilisateurs et leurs « données cérébrales » ne sont plus juridiquement et éthiquement protégés dans le cadre d’utilisations non médicales.

Pourtant, des neurotechnologies sont déjà commercialisées auprès du grand public en bonne santé, par exemple dans l’éducation et le bien-être, ou développées dans le cadre de projets de jeux vidéo (pour l’instant non commercialisé) et dans le domaine du travail.

De plus, ces dispositifs sont d’ores et déjà conçus pour apprendre à décrypter nos pensées — qui reste aujourd’hui un objectif à long terme. Ceci laisse craindre que la commercialisation de données cérébrales permette d’influencer, de manipuler ou d’assujettir les humains.


À lire aussi : De la télépathie à la science moderne : est-on capable de lire dans les pensées ?



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Neurotechnologies : de quoi parle-t-on ?

Le fonctionnement « électrique » du cerveau est enregistrable et modulable (en laboratoire) par des neurotechnologies.

Certains dispositifs neurotechnologiques sont implantés directement dans le cerveau. On parle de technologies « invasives » ou d’implants cérébraux. C’est le cas par exemple des dispositifs à des fins médicales des entreprises Synchron et Precision Neurosciences.

Il existe également des neurotechnologies dites non invasives, comme des écouteurs, des lunettes ou des bandeaux. Meta, par exemple, développe un dispositif qui ne requiert pas de chirurgie mais qui reste aujourd’hui trop massif pour être déployé. Ces neurotechnologies non invasives permettent d’enregistrer des électroencéphalogrammes (EEG) — ou, dans le cas de Meta, des magnétoencéphalogrammes — ce qui permet de capter certaines ondes cérébrales qui sont ensuite numérisées, afin d’être traitées par des systèmes d’IA.

Un retour de la machine vers le cerveau de la personne, dit « neurofeedback », est possible après traitement des informations par ces systèmes d’IA.

Vendre des pensées ? Une idée pas si simple à réaliser

L’étude du cerveau, dans son sens le plus large, génère des volumes considérables de données, communément appelées « données cérébrales ». Elles peuvent être moléculaires, cellulaires, génétiques, anatomiques, fonctionnelles, comportementales, computationnelles ou encore venant de l’activité neuro-électrique du cerveau (appelé aussi « rythme cérébral »).

Cette diversité de données regroupées sous le nom de « données cérébrales » n’est pas mesurable et visualisable avec les mêmes techniques, ce qui donne une diversité d’approches, de théories et de conceptions scientifiques de la pensée, qui s’entrechoquent également avec des conceptions plus philosophiques ou théologiques de la pensée, qui, elles, ne se mesurent pas.

Le concept de « vie privée mentale » n’est donc pas facile à définir, tant neuroscientifiquement que philosophiquement. La pensée humaine est et restera toujours bien plus complexe et floue que de simples réseaux de neurones visualisables, mesurables, calculables et transférables via les neurotechnologies et des systèmes d’IA.

Sommes-nous ce que nous pensons ?

Admettre que la pensée humaine serait assimilable au fonctionnement d’un ordinateur et donc potentiellement vendable, comme le proposent les « visionnaires transhumanistes », se poser la question de la possibilité qu’un jour nous puissions les télécharger sur un support numérique et vivre éternellement, c’est supposer — et imposer à tous — que ces données cérébrales, qui sont collectées grâce aux neurotechnologies, traitées par les systèmes d’intelligences artificielles et qui sont stockées dans des centres de données soient véritablement et intégralement nos pensées.

Cela appelle à se poser la question de ce que signifient réellement ces données cérébrales. Sont-elles suffisantes pour caractériser un être humain ?

Si toutes nos pensées, nos souvenirs, notre imagination, nos émotions, notre comportement et notre subconscient se passent dans le cerveau, si tout ce que nous pensons, sentons ou désirons ne résulte que de l’activité cérébrale de milliards de neurones, au sein de différentes aires cérébrales, qu’est-ce qui fait notre subjectivité, notre unicité, notre singularité ?

Sommes-nous enfermés dans un paradigme neurobiologique ?

Ne serions-nous pas, ici, devant une conception matérialiste de la pensée, l’assimilant à un calcul et la considérant comme mécanisable, et donc vendable, qui reposerait sur un « réductionnisme neurobiologique » ?

C’est en tout cas à partir de ces approches neurobiologiques, devenues paradigme scientifique (à savoir « nos pensées peuvent être décrites et reproduites par l’observation de signaux neuronaux »), que les sciences cognitives, la cybernétique, l’IA et les neurosciences évoluent depuis 1943. C’est aussi selon ce paradigme qu’évolue la neuroéthique.

Aujourd’hui, c’est à cette frontière de la conscience et des pensées que se cache une porte vers notre intimité et notre liberté, vers notre humanité la plus profonde, que ces technologies nous proposent d’ouvrir. Le cerveau en est le refuge, c’est la partie privée de nous-mêmes, le point ultime de notre vie privée. Il nous faut donc nous assurer que ces connaissances sur la conscience et sur le cerveau, que ces neurotechnologies et l’IA, soient utilisées pour le bien commun, sans compromettre notre intégrité psychique, notre intimité, notre sécurité et notre liberté de pensée.

Il faut protéger les données cérébrales des utilisations abusives

Malgré les interrogations et le flou sur ce qu’est la pensée, c’est l’ombre d’une menace « pour l’intimité psychique et la liberté de penser, mettant ainsi en danger la démocratie et la liberté politique » qui est pressentie, pour reprendre les termes de l’Unesco.

Les enjeux éthiques, juridiques et sociétaux qui se dessinent à travers cette problématique sont vertigineux.

À l’heure actuelle, parce que l’on ne connaît pas bien la signification précise des données cérébrales collectées, celles-ci ne sont pas encore légalement considérées comme des données biométriques et/ou des données sensibles.

Vers un cadre de gouvernance mondiale

De nombreux défis, problèmes et préoccupations entourent le développement d’un cadre de gouvernance des données cérébrales. Outre leur diversité technique, elles sont générées dans différentes juridictions : elles sont donc soumises à des principes éthiques et juridiques distincts et suscitent des préoccupations éthiques et juridiques variées. Néanmoins, vu la vitesse de déploiement de ces neurotechnologies et le caractère international des marchés, il est nécessaire de s’accorder sur plusieurs niveaux géographiques (pays, Europe et international) et dans un laps de temps restreint.

Si un consensus n’est pas encore réellement trouvé par les chercheurs engagés dans ces réflexions, ceux-ci préconisent d’ores et déjà un examen contextuel de la gouvernance des données cérébrales prenant en compte les spécificités des cultures, des pays…

Un travail international sur les enjeux éthiques des neurotechnologies a été initié par l’Unesco en mai 2024. Il s’achèvera en novembre 2025 par la proposition d’un cadre éthique mondial pour les neurotechnologies.

Cette future recommandation doit s’inscrire dans la continuité des travaux menés en 2021 et en 2023 sur les implications éthiques des neurotechnologies. Ces travaux ont souligné la nécessité d’une recommandation éthique et d’un cadre de gouvernance mondiale solide, flexible et évolutif, permettant d’assurer la protection des droits humains et des libertés fondamentales. Le rapport de 2021 identifiait les menaces que les neurotechnologies faisaient peser sur les droits et les libertés fondamentales, comme l’intégrité personnelle et psychique. Tandis que le rapport de 2023 a montré que le rythme de l’innovation dans ce domaine des neurotechnologies s’était accéléré avec l’utilisation et la convergence avec l’IA et l’IA générative.

Ce travail de l’Unesco est complété par celui de l’OCDE. En parallèle des travaux de ces instances internationales, de récentes études de chercheurs mettent en lumière plusieurs considérations essentielles qui nécessitent un examen approfondi pour faire progresser les réflexions, dont une évaluation des risques, nécessaire et indispensable, car les données collectées au moyen des neurotechnologies peuvent être des données qui, d’une manière ou d’une autre, seraient liées à la conscience, aux pensées et aux souvenirs.

The Conversation

Laure Tabouy est membre de la société des neurosciences et de la société internationale de neuroéthique

07.03.2025 à 07:36

Stand Up for Science France : « Pourquoi je me mobilise »

Emmanuelle Perez-Tisserant, Maîtresse de conférences en histoire, Université Toulouse – Jean Jaurès
Le 7 mars, des rassemblements sont organisés en soutien à la liberté académique. Emmanuelle Perez, l’une des initiatrices de Stand Up for Science France nous explique pourquoi elle se mobilise.

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En écho au mouvement Stand Up for Science qui s’organise aux États-Unis pour défendre la liberté académique, un appel à la mobilisation a été lancé pour ce vendredi 7 mars. Des conférences, des rassemblements et des marches sont organisées un peu partout en France, à l’initiative de scientifiques réunis derrière la bannière Stand Up for Science France. Engagé depuis ses débuts aux côtés de celles et ceux qui font avancer la recherche, « The Conversation » a demandé à Emmanuelle Perez-Tisserant, l’une des trois initiatrices du mouvement national, de nous expliquer pourquoi elle se mobilise.

Ce 7 mars est un jour d’action en soutien à la liberté des personnes travaillant dans le domaine de la recherche aux États-Unis et dans le monde entier – 153 villes sont recensées sur le site standuforscience2025.org. La nouvelle administration états-unienne a frappé fort dès le 20 janvier, jour de la deuxième investiture de Donald Trump, en s’en prenant à ceux qu’elle perçoit comme des opposants, car leurs recherches vont à l’encontre de leur idéologie et de leurs intérêts financiers.


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Ce n’est pas complètement venu comme une surprise. Historienne des États-Unis, j’avais suivi les développements de la campagne et la trajectoire du parti républicain. J. D. Vance, l’actuel vice-président, avait proclamé que « le professeur [était] l’ennemi » en 2021.

Le réchauffement climatique, un « canular chinois »

Le premier mandat Trump avait laissé des traces et une première Marche pour les sciences s’est déroulée en avril 2017, à la suite de ses tentatives de faire taire les scientifiques travaillant sur le dérèglement climatique, de son allégation que le réchauffement climatique était un « canular chinois », de sa déformation grossière de l’histoire du pays ou encore de sa sortie des États-Unis des accords de Paris. Avec des collègues, nous avions relevé le défi d’organiser en France des manifestations de soutien, qui à l’échelle mondiale ont rassemblé environ 1 million de personnes.

Des purges dans des organismes de recherche et de régulation

Comme tous les autres domaines de l’action fédérale, les organismes de recherche et de régulation ont subi de plein fouet les attaques du DOGE, le département de l’efficacité gouvernementale d’Elon Musk, contre les emplois publics et leur supposé trop grand nombre, leur manque de performance et d’efficacité. Ces purges ont principalement touché les plus précaires, aux contrats les plus récents, dont la sécurité de l’emploi était moindre. Certains ont été licenciés pour manque de performance alors même que, quelques semaines auparavant, on les avait encouragés à candidater à une promotion.

D’autres services sont menacés, soit selon cette pure logique comptable, soit dans l’idée de remplacer les services publics par des services privés. Mais un certain nombre d’entre eux ne peuvent l’être sans détourner leur mission, car ils sont au service du public et leur but ne peut pas être de générer du profit financier : il en est ainsi des services de prévision météorologique, par exemple. Les attaques visent aussi les agences de régulation et de contrôle : de l’alimentation, des épidémies, qui protègent la population états-unienne. Là encore, comment penser que le pays s’en portera mieux ? Y compris d’un point de vue financier, la prévention étant moins coûteuse que le « damage control ».

Au-delà d’une idéologie anti-État, il faut comprendre d’autres logiques à l’œuvre dans ces mesures du gouvernement Trump. Il y a bien sûr les intérêts économiques liés à l’extractivisme fossile, dont les acteurs ont largement financé la campagne électorale côté républicain (comme ils ont financé les campagnes de mise en doute du réchauffement). Au lieu d’une « urgence climatique », le président a proclamé une « urgence énergétique », selon lui plus proche des besoins immédiats des Étatsuniens moyens.

Une tentative de casser le thermomètre

Dans le même temps, les mentions du réchauffement climatique ont disparu de la communication publique des agences fédérales et la responsable états-unienne d’un des groupes de travail du GIEC s’est vue interdire de se rendre aux réunions de finalisation du rapport tandis que son équipe était démantelée, lui ôtant de fait toute capacité à finir sa mission correctement. Les agences chargées de l’observation et de la surveillance des océans et de l’atmosphère, souvent appelée la NOAA, son acronyme anglais, ont aussi vu leurs rangs dépeuplés : une tentative de casser le thermomètre ? Pourtant ces organismes jouent un rôle précieux dans la vie de millions d’Étasuniens, et au-delà.

Trump et ses proches obéissent aussi à l’agenda conservateur, opposé aux politiques de diversité et vent debout contre le féminisme, le droit des femmes à disposer de leurs corps, les études de genre et l’application d’un programme de droits civiques pour les personnes LGBT et surtout trans. Cela s’est particulièrement vu dans la politique de réexamen des attributions de bourses fédérales à des projets scientifiques. Sont actuellement passés au crible tous les projets soupçonnés d’inclure une perspective dite DEI (diversité, équité, inclusion), ou encore correspondant aux mots clés aussi vagues que « femmes », pour ne citer qu’un exemple.

Le 5 mars, après examen, un certain nombre de bourses, attribuées par les « National Institutes of Health » (NIH) – qui avec ses 27 instituts et centres de recherche est le plus grand centre de recherche biomédicale dans le monde – à des projets déjà évalués et sélectionnés par des scientifiques, ont été annulées du fait de ces ordres venus du pouvoir exécutif après réexamen, car elles entraient dans les catégories visées par les ordres du président et des membres de sa majorité.

Par exemple, une étude de longue durée sur la santé des personnes LGBT+ qui incluait la population trans, particulièrement sous le feu des républicains.

Ou encore, le National Park Service (Service des parcs nationaux), l'agence fédérale qui gère les parcs et monuments nationaux et les lieux de mémoire, a ainsi supprimé un certain nombre de pages Internet, de documents ou de mentions d’activistes trans ou gay, comme c’est le cas pour le fameux bar qui a été un berceau des mobilisations gays, Stonewall (New York).

Attaque contre la liberté d’expression

La communication officielle comme les enseignements sont ainsi aussi touchés par cette censure alors que l’un des premiers ordres exécutifs de Trump se targuait de « restaurer la liberté d’expression », celle qui est fameusement sanctuarisée dans le premier amendement de la Constitution des États-Unis.

Le 4 mars, sur son réseau social « Truth », le président a menacé de couper les financements fédéraux de toute université qui autoriserait la tenue de manifestations sur son campus, là encore, une infraction patente du principe de liberté d’expression. C’est notamment pour faire corps collectivement, et porter une voix menacée aux États-Unis, que sont organisées les manifestations Stand Up For Science, tandis qu’un certain nombre de nos collègues sont sidérés, tétanisés, effrayés de parler ou de s’exprimer lorsque leurs publications sur les réseaux ou leurs mails professionnels peuvent être scrutés, quand ils ne sont pas tout bonnement licenciés brutalement.

Abus de pouvoir

Ce qui est en train de se passer aux États-Unis relève d’abus de pouvoir, qui sont pour certains en train d’être attaqués en justice.

Le DOGE et Elon Musk, dont la création et la nomination n’ont pas été approuvées par le Congrès (et qui en profite en partie), sont en train de prendre des décisions budgétaires qui reviennent normalement à la branche législative. Or c’est une valeur fondamentale des États-Unis, depuis leur fondation, qui a été à la racine de leur indépendance : pas de taxation sans représentation ; les décisions budgétaires doivent être prises par les représentants élus par le peuple.

La recherche états-unienne au bord de l’effondrement

En attendant l’aboutissement de ces manœuvres judiciaires, et peut-être de la résistance des contre-pouvoirs et des citoyens que nous espérons constater aujourd’hui, aux dires de témoins, le système de la recherche états-unienne est au bord de l’effondrement, ce qui n’est pas une bonne nouvelle pour le monde.

Cette situation et l’observation d’autres pays où des gouvernements similaires exercent, ou ont déjà exercé, nous incitent à la vigilance. Par exemple, en Argentine, le gouvernement Milei est en train de couper les financements publics de la recherche, notamment en sciences humaines et sociales. Les chercheurs devraient, selon lui, trouver des financements privés : comment imaginer une recherche indépendante dans ces conditions ?

Il est clair que nous devons exprimer notre solidarité et la rendre concrète ; si nous ne parvenons pas à faire pression auprès des gouvernements pour rétablir la situation, il est essentiel de pouvoir offrir des formes d’asile à nos collègues états-uniens. La proposition de notre ministre de profiter des chaires juniors ou séniors ne saurait suffire et est difficile à accepter tant les postes, notamment les postes titulaires, sont rares en France, y compris pour nos brillants collègues en début de carrière, dans un contexte de coupes budgétaires tout à fait perceptible en France, et pas seulement aux États-Unis.

La situation en France

La situation n’est certes pas encore similaire en France, mais comment ne pas penser à une future arrivée au pouvoir de personnalités ayant ces mêmes idées, vu le contexte dans lequel nous nous trouvons ? On le sait, on le constate, l’obscurantisme est un outil stratégique de l’extrême droite. Plus largement, au plus haut niveau de l’État, n’a-t-on pas relayé des accusations contre les mythes que seraient la « théorie du genre » et « l’islamo-gauchisme » ?

Est-ce que les scientifiques du climat, de la biodiversité, de la justice environnementale ne sont pas désespérés de ne pas être écoutés ou pris au sérieux dans leurs alertes ? Est-ce que les attaques contre l’Office français de la biodiversité (OFB) ne sont pas minimisées ? N’assiste-t-on pas à des reculs en matière de réglementation des pesticides alors même que l’on connaît leur nocivité ? Est-ce que les universités, parfois sous pression du pouvoir, ne pratiquent pas déjà des formes de censure, d’interventions policières et de restrictions de la liberté d’expression ?

Il est certain que ces enjeux sont complexes et qu’ils nous obligent à repenser complètement nos modèles, à revoir une bonne partie de l’organisation de la société, mais ne doivent-ils pas être réfléchis, discutés et débattus collectivement à partir de ce que nous savons et de ce qui est établi ? Il est impératif, par ailleurs, que ces débats tiennent compte des perspectives de sciences humaines et sociales, car les sciences sont profondément encapsulées dans nos sociétés, historiquement et géographiquement situées.

Comment collectivement mettre à l’abri ce qui doit nous être cher, dans lequel nous avons déjà collectivement investi, le fruit d’un long et précieux travail au service du public ? Constitutionnaliser les libertés académiques est-il possible et suffisant et sous quelle forme ? Rappeler que, selon la déclaration de 1948, le droit de jouir de – et de participer à – la recherche scientifique est un droit humain fondamental ?

L’enseignement et la recherche publics sont des biens communs, des richesses, qui peuvent bénéficier à toutes et à tous, qui doivent nécessairement s’inscrire dans le temps long et indépendamment des intérêts politiques et économiques, bien qu’en dialogue fécond avec la société.

The Conversation

Je suis une des initiatrices de la mobilisation Stand Up for Science en France. Je suis membre de l'Atelier d'Ecologie Politique de Toulouse (ATECOPOL). Je suis en délégation de l'Institut Universitaire de France qui finance mon projet de recherche actuel.

06.03.2025 à 15:22

Sur les traces des animaux antiques : l’ichnologie au service de l’histoire et de l’archéologie

Victor Ploux, Doctorant en Histoire romaine, Université de Perpignan Via Domitia
L’ichnologie est la science qui étudie les traces des animaux. Elle est très utile pour les historiens pour comprendre les relations qu’entretenaient les humains avec les autres animaux dans le passé.

Texte intégral 2558 mots
Une empreinte de chien vieille de 2000 ans immortalisée dans une tuile. Victor Ploux, Fourni par l'auteur

L’ichnologie est la science qui étudie les traces des animaux. Elle est très utile pour les historiens pour comprendre les relations qu’entretenaient les humains avec les autres animaux dans le passé.


On l’a tous déjà vu dans la rue : du béton tout frais ruiné par des traces de pattes de chiens ou de chats. Ce genre de désagrément n’est pas vraiment contemporain puisque les Romains vivaient déjà ce type de mésaventures il y a 2000 ans.

En effet, il est courant que les archéologues rencontrent des empreintes d’animaux sur des objets archéologiques, tel que sur des tuiles d’époque romaine. Cela s’explique par le fait qu’au sein des ateliers de fabrication, les ouvriers laissaient sécher leurs briques et leurs tuiles fraîchement démoulées sur le sol, avant de les cuire. C’est durant cette étape de séchage que des animaux peu précautionneux traversaient les entrepôts, en piétinant parfois le résultat du travail des tuiliers.

Ces animaux peu délicats varient en fonction de l’aire géographique où travaillent les fabricants de tuiles. Parmi les coupables, on retrouve principalement des chiens et quelques chats, tandis que dans les zones rurales on peut rencontrer des animaux sauvages (chevreuil, sanglier…) et du bétail (mouton, chèvre, porc…).

Les empreintes d’animaux sont des sources archéologiques intéressantes, puisqu’elles permettent aux chercheurs de connaître la faune locale qui cohabitait avec les humains dans les ateliers de production de tuiles antiques. C’est d’ailleurs dans cet objectif que nous avons récemment entrepris une étude des collections de tuiles romaines munies d’empreintes d’animaux à Narbonne, dans le département de l’Aude.

Cette étude menée dans les collections du Musée Narbo Via et de l’association des Amis du Clos de la Lombarde, nous a permis d’en apprendre un peu plus sur les animaux qui vivaient autour des ateliers de tuiliers romains dans les environs de Narbonne, entre le Ier siècle avant J.-C. et le IIe siècle après J.-C.


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Déjà présentés durant la 19ᵉ Journée Doctorale d’Archéologie, les résultats seront publiés dans la collection Archeo.doct. Cette collection rassemble chaque année les actes des conférences menées au cours de ces rencontres.

Plusieurs empreintes de pattes de chien sur une tuile romaine trouvée à Narbonne. Victor Ploux, Fourni par l'auteur

L’ichnologie à l’usage des chercheurs

La science qui étudie les traces des animaux se nomme l’ichnologie, elle consiste à identifier des animaux à l’aide de leurs empreintes, de leurs traces de griffes, ou de leurs déjections.

D’après les nombreuses marques de pattes laissées sur les tuiles antiques à travers l’Empire romain, on remarque que le chien est un animal très présent aux côtés des hommes depuis longtemps. En Europe, les chiens domestiques apparaissent durant le Néolithique, mais leur nombre et leur diversité augmentent beaucoup durant l’Antiquité. Leurs traces de pattes, de formes et de dimensions variées nous montrent que les Romains disposaient déjà de plusieurs morphotypes canins différents. En Europe, ils s’apparentent principalement à des sortes de spitz, de lévriers et de molosses.

Durant l’étude que nous avons réalisée sur les tuiles antiques de Narbonne, nous avons conclu qu’au moins 68 % des empreintes retrouvées sur les tuiles locales appartenaient à des chiens. Les mesures effectuées nous ont révélé que ces canidés étaient de tailles variées, avec des longueurs d’empreintes allant de 2,5 à 7 cm. Plusieurs études menées dans d’autres régions indiquent elles aussi une majorité de traces de chiens, tel qu’à Perpignan, à Brigetio (Hongrie), ou à Pergé (Turquie).

Empreinte de patte de chien sur une tuile romaine trouvée à Narbonne. Victor Ploux, Fourni par l'auteur

Les empreintes sont des sources d’autant plus intéressantes pour les archéologues lorsque l’on ne trouve aucun ossement d’animaux sur place. À Narbonne, comme dans le reste de l’Europe occidentale, les marques de pattes sur des tuiles romaines sont parfois les seules preuves archéologiques de la présence du chat, car les découvertes de squelettes du félin y sont rares.

Les empreintes d’animaux d’élevage tels que des moutons ou des chèvres permettent aussi de connaître les activités domestiques et économiques locales, comme le travail de la laine, la production de viande, de peaux ou de produits laitiers. Nous en avons des attestations à Narbonne, avec quelques empreintes de moutons et de chèvres sur des tuiles.

Comment reconnaitre les empreintes des mammifères

Les empreintes des mammifères peuvent se répartir en trois grandes catégories : les empreintes de mains, les empreintes à pelotes digitales, les empreintes de sabots. Les mains concernent les mammifères insectivores (hérisson, taupe…), les rongeurs (rat, mulot…) et les lagomorphes (lapin, lièvre…). Les pelotes digitales appartiennent aux mammifères carnivores (chien, chat, genette…). Les sabots, quant à eux, concernent les grands mammifères herbivores (mouton, chèvre, chevreuil, bœuf, cheval…) et les suidés (sanglier, cochon…).

Il est assez facile de différencier ces trois grands groupes d’empreintes, mais le travail d’identification se complexifie lorsque l’on cherche une espèce précise au sein d’un même groupe. Il existe toutefois des astuces simples pour identifier quelques animaux comme le chien, le chat, le cheval, le bœuf et le sanglier.

Dessins de quelques empreintes de mammifères (les échelles ne sont pas respectées). Fourni par l'auteur

Parmi les empreintes à pelotes, celle du chat se distingue facilement de l’empreinte du chien : le chien et le chat ont quatre pelotes digitales, mais les empreintes du chat n’ont pas de traces de griffes, car il les rétracte lors de ses déplacements.

Pour identifier les empreintes à sabots, on peut compter le nombre de doigts visibles et examiner leur forme. Les empreintes de suidés se démarquent par la présence de quatre doigts (deux doigts médiaux et deux latéraux), tandis que les autres mammifères herbivores ne marquent qu’un ou deux doigts. Les empreintes de bœufs ont une forme circulaire à deux doigts, tandis que celles des équidés n’ont qu’un seul doigt circulaire.

Les empreintes des autres mammifères herbivores sont plus compliquées à identifier pour un non spécialiste, car elles se ressemblent énormément. Elles se composent de deux longs doigts parallèles. Pour les différencier, on peut mesurer les dimensions des doigts, voir s’ils ont des extrémités crochues ou arrondies, ou si les deux doigts sont de la même forme…

Malgré toutes ces méthodes, il arrive toutefois que des empreintes ne puissent pas être formellement identifiées. Ainsi, parmi les dizaines d’empreintes examinées sur les tuiles de Narbonne, quatre pelotes isolées n’ont pas pu être identifiées avec certitude, malgré l’aide apportée par des collègues ichnologues plus expérimentés.

L’ichnologie peut néanmoins être une science très utile aux chercheurs qui étudient la faune du passé, car elle nous permet de nous renseigner sur les animaux qui vivaient auprès des hommes durant les temps anciens. De plus, certaines empreintes peuvent nous offrir des indices quant aux activités humaines liées aux animaux, comme l’élevage ou la chasse.

Outre les chercheurs, l’ichnologie peut aussi avoir un usage récréatif pour les promeneurs, ou les simples curieux. Une balade en forêt permet de trouver une multitude de traces d’animaux que vous pourriez tenter d’identifier. Il s’agit là d’une activité de plein air qui permet aux plus jeunes de découvrir la faune qui les entoure. L’étude des empreintes et des déjections animales est aussi très utile aux chasseurs et aux photographes animaliers, afin de repérer les passages des animaux sauvages. Enfin, depuis plusieurs décennies, il est courant que les musées d’archéologie et les parcs animaliers exposent des empreintes dans leurs parcours. Les visiteurs, et tout particulièrement les enfants, prennent alors plaisir à identifier les animaux à l’aide de ces marques.

Instructive et ludique, l’ichnologie est donc une science fascinante pour quiconque souhaite suivre la trace des animaux.

The Conversation

L'étude ici résumée a été menée dans le cadre d'une thèse de doctorat financée par le LabEx Archimède, au titre du programme "Investir L'Avenir" ANR-11-LABX-0032-01. Le mobilier archéologique étudié a été remis gracieusement à notre disposition par le musée Narbo Via et par l'association des Amis du Clos de la Lombarde.

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