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15.08.2025 à 16:21

Nouvelle-Calédonie : les indépendantistes du FLNKS rejettent l’accord de Bougival. Et maintenant ?

Pierre-Christophe Pantz, Enseignant-chercheur à l'Université de la Nouvelle-Calédonie (UNC), Université de Nouvelle Calédonie
Le FLNKS a rejeté l’accord de Bougival visant à relancer le dialogue et accroître l’autonomie de la Nouvelle-Calédonie, divisant le camp indépendantiste.

Texte intégral 1914 mots

Le FLNKS, le principal regroupement de mouvements indépendantistes, a officiellement désavoué le 13 août dernier l’accord de Bougival, qui devait renouer le dialogue avec l’État et permettre à la Nouvelle-Calédonie d’accéder à davantage d’autonomie. Qu’adviendra-t-il de ce texte, toujours soutenu par une partie du camp indépendantiste ?


Quelques semaines à peine après la ratification inespérée d’un accord politique entre l’État et dix-huit représentants politiques néocalédoniens – indépendantistes et non-indépendantistes – les voix dissonantes s’amplifient et contestent parfois avec virulence un compromis politique qu’elles considèrent comme « mort-né ».

Dans un premier temps, l’Union Calédonienne (UC), l’un des principaux partis indépendantistes de l’archipel, a vivement réagi en reniant la signature de ses trois représentants. Logiquement, le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) – coalition de 7 groupes de pression dont l’UC est le principal membre – a suivi, en actant le 13 août son rejet de ce projet d’accord en raison de son « incompatibilité avec les fondements et acquis de sa lutte ». Il réclame par ailleurs des élections provinciales en novembre 2025. Face à cette levée de boucliers, l’accord de Bougival, qualifié d’« historique » par le ministre des Outre-mer Manuel Valls, a-t-il encore des chances d’aboutir ?


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Le rejet de l’UC et du FLNKS condamne-t-il l’accord ?

Dans ce contexte tendu, certains signataires – notamment ceux du FLNKS – se retrouvent désormais contestés par leur propre parti politique et leurs militants. Quelques jours après les signatures et la publication in extenso de l’accord, l’Union Calédonienne et le FLNKS avaient rapidement précisé que la délégation de signataires ne disposait pas du mandat politique pour signer un tel document au nom de leur parti. Sous la pression des militants, ce sont essentiellement de nouveaux responsables politiques qui ont contribué à l’ampleur de la contestation contre l’accord, puis à sa remise en cause. Rappelons tout de même que les trois signataires de l’UC occupent des rôles fondamentaux dans la gouvernance du parti, ce qui les rendait a priori légitimes à le représenter.

Après le rejet formel de l’Union Calédonienne (UC), principale composante du Front, l’organisation a précisé lors de son comité directeur que « le mandat des signataires et des équipes tombe de fait » : une nouvelle équipe devrait donc prendre le relais. Dans la continuité, le congrès extraordinaire du FLNKS du 9 août dernier a entériné cette position. L’organisation annonce désormais une mobilisation active contre le projet : « Nous utiliserons toutes nos forces et toutes les formes de lutte à notre disposition pour que ce texte n’aille pas au vote », affirme ainsi le président du FLNKS, Christian Tein.

Si le FLNKS considère désormais comme acté la mort de l’Accord de Bougival, il se positionne néanmoins pour la poursuite du dialogue, à condition toutefois de n’aborder que « les modalités d’accession à la pleine souveraineté » avec « le colonisateur ».

Si un consensus global autour de l’accord de Bougival semble désormais s’éloigner, qu’en est-il de la viabilité de cet accord, au regard notamment des 5 autres délégations de signataires – l’Union Nationale pour l’Indépendance (UNI), l’Éveil Océanien (EO) et les partis non indépendantistes – qui continuent de défendre et de soutenir ce compromis politique ? Au regard du paysage politique actuel, dont le Congrès de la Nouvelle-Calédonie est l’émanation représentative, et en considérant l’hypothèse d’une unanimité au sein des groupes, ceux en faveur de l’accord de Bougival représenteraient 40 membres sur 54 (12 membres de l’UNI, 3 pour l’EO et 25 pour les non-indépendantistes), contre 13 élus du groupe UC-FLNKS et nationalistes et 1 non-inscrit.

Si ce calcul théorique représente une majorité significative au Congrès de la Nouvelle-Calédonie, il ne tient pas compte d’une crise de légitimité qui frappe les élus territoriaux, dont le mandat de cinq ans a expiré en mai 2024. Il avait à l’époque été prolongé jusqu’en novembre 2025, en raison d’une situation politique particulièrement tendue résultant des émeutes en cours à l’époque.

Un rejet qui clarifie la fragmentation dans le camp indépendantiste

En parallèle du rejet de l’UC et du FLNKS, le soutien renouvelé de l’UNI (rassemblant les partis indépendantistes Palika et UPM – Union progressiste en Mélanésie) à l’accord de Bougival confirme la scission au sein du camp indépendantiste. En effet, durant les émeutes de 2024, l’unité du FLNKS avait déjà été fragilisée avec la mise en retrait des deux partis de l’UNI (Palika et UPM), qui faisaient auparavant partie du Front.

L’une des conséquences de cette fragilisation du Front indépendantiste a été une recomposition institutionnelle : alors que le FLNKS détenait auparavant les présidences des deux principales institutions du Territoire (le Gouvernement et le Congrès), la combinaison des divisions en son sein et de la prise de distance de l’Éveil Océanien, un parti non aligné détenant une position de pivot, a entraîné un recul politique et institutionnel des indépendantistes. Ils ont ainsi perdu successivement la présidence du congrès en août 2024 et celle du gouvernement en décembre 2024.

Au sein du camp indépendantiste, cette recomposition du paysage politique s’apparente à une guerre d’influence entre UC et UNI, notamment sur la question de la stratégie et de la méthode à adopter en vue d’obtenir l’indépendance. L’UNI privilégie ainsi la voie du compromis politique pour parvenir à une souveraineté partagée à moyen terme. L’UC actuelle, quant à elle, se montre plus intransigeante et défend un rapport de force visant une pleine souveraineté immédiate.

Le FLNKS dans sa configuration actuelle se retrouve désormais sous domination de l’UC, marquée depuis août 2024 par la présidence de Christian Tein. Ce dernier s’est d’abord démarqué comme leader de la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT), mise en place par l’UC le 18 novembre 2023 pour lutter contre le projet de dégel du corps électoral. Le FLNKS se revendiquant comme seul mouvement légitime de libération du peuple kanak, son retrait vaudrait donc retrait de ce peuple de l’accord politique, le rendant mécaniquement caduc. L’UNI de son côté assume désormais son soutien au « compromis politique » de Bougival, prévoyant un statut que le parti estime évolutif, et qui permettrait in fine à la Nouvelle-Calédonie d’accéder à une « souveraineté partagée avec la France ».

Cette division risque d’être accélérée par le rejet en bloc de l’accord de Bougival par le FLNKS, qui marginalise en interne une ligne plus consensuelle, incarnée par les trois signataires qui sont désormais désavoués par leur propre camp. Des sanctions disciplinaires sont désormais réclamées par une partie des militants, contribuant à rendre intenable une ligne favorable au compromis politique.

L’État parviendra-t-il à poursuivre le processus tout en maintenant le dialogue ?

Face au rejet catégorique exprimé par une partie du camp indépendantiste, la réaction de l’État, notamment par la voix du ministre des Outre-mer Manuel Valls, n’a pas tardée. Il a insisté sur le fait que l’accord représente un « compromis » et que son rejet risquerait de ramener le territoire au « chaos ». Il précise également qu’un « non-accord » aurait des conséquences sociales et économiques délétères, ce qui a pu être perçu par certains comme un chantage néocolonial.

Le ministre des Outre-mer a également réaffirmé sa disponibilité permanente au dialogue, annonçant se rendre en août une quatrième fois sur le territoire calédonien pour la mise en place d’un comité de rédaction chargé d’affiner les textes, de lever les ambiguïtés et de clarifier l’esprit de l’accord, sans toutefois en altérer l’équilibre. Toutes les forces politiques, y compris l’UC et le FLNKS, sont conviées à ce travail. Mais il y a peu de chances que ces deux organisations, en boycott actif du processus, y participent.

Malgré cette main tendue, Manuel Valls reste déterminé à tenir le calendrier prévisionnel de l’accord : report des élections provinciales à mai-juin 2026, adoption des réformes constitutionnelles et organiques à l’automne 2025, et surtout consultation populaire visant à adopter définitivement l’accord en février 2026.

Interrogé par la chaîne publique Nouvelle-Calédonie la Première peu de temps après le rejet de l’accord par l’UC, Manuel Valls continuait à défendre l’application de ce « compromis politique ».

Deux fragilités majeures pèsent sur ce processus : au plan national, l’instabilité politique et l’incertitude pour le gouvernement d’obtenir la majorité des 3/5e au Congrès, nécessaire à l’adoption finale de l’accord qui implique une révision constitutionnelle ; au plan local, la contestation de la légitimité des signataires, les divisions internes du camp indépendantiste et la menace d’une mobilisation active de l’UC-FLNKS qui compte fermement bloquer la consultation populaire.

Dans un contexte post-émeutes et marqué par de profondes fractures politiques, cette consultation populaire en forme de nouveau référendum interrogera la capacité des signataires à rallier une large majorité de Calédoniens, et conditionnera la viabilité durable de l’accord de Bougival.

The Conversation

Pierre-Christophe Pantz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

14.08.2025 à 15:16

Pour Montesquieu, seul le pouvoir arrête le pouvoir

Spector Céline, Professeure des Universités, UFR de Philosophie, Sorbonne Université, Sorbonne Université
Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Pour Montesquieu (1689-1755) la tripartition des pouvoirs de l’État – législatif, exécutif et judiciaire – est la condition de la liberté politique.

Texte intégral 1991 mots

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer ? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs ? Cinquième volet de notre série consacrée aux philosophes et à la démocratie avec Montesquieu (1689-1755). Précurseur de l’approche constitutionnelle moderne, ce dernier définit des conditions de la liberté politique par la tripartition des pouvoirs de l’État – législatif, exécutif et judiciaire.


Comment Montesquieu peut-il nous aider à cerner l’esprit de la démocratie moderne ? Dans De l’esprit des lois (1748), paru de manière anonyme à Genève, le philosophe distingue la démocratie antique, dont le lieu d’origine est Athènes et Rome, et la république moderne, qui se dissimule encore sous la forme monarchique. Cette république nouvelle ne recourt plus au tirage au sort pour permettre aux citoyens de choisir leurs édiles ; elle privilégie le système représentatif en conférant au peuple – ou du moins à une partie du peuple – le droit d’élire ses députés à la Chambre.

Montesquieu inspiré par la Glorious Revolution anglaise

C’est dans l’Angleterre postérieure à la Glorious Revolution (1689) que Montesquieu va chercher les principes de la liberté politique. Si cette nation est dotée d’un statut singulier, c’est qu’au terme de sanglantes guerres civiles, le prince y a été apprivoisé. Magistrat et juriste de formation, le philosophe de la Brède a observé la vie politique anglaise lors de son séjour sur l’île pendant plus de 18 mois (novembre 1729-avril 1731). Au livre XI de L’Esprit des lois, il brosse un tableau inédit des conditions de la liberté politique, en partant de la tripartition des pouvoirs de l’État : la puissance législative, la puissance exécutive ou exécutrice, la puissance judiciaire. C’est seulement si par la « disposition des choses », « le pouvoir arrête le pouvoir » que la Constitution pourra protéger la liberté, redéfinie de manière originale comme opinion que chacun a de sa sûreté, à l’abri de l’arbitraire et de l’abus de pouvoir. Montesquieu fournit ainsi à la postérité une interprétation subtile et profonde des institutions de la liberté.

La question de l’attribution des pouvoirs est d’abord essentielle : afin de faire fonctionner l’État, le pouvoir exécutif doit certes être confié à un seul homme – le monarque – en raison de la rapidité nécessaire des décisions à prendre. Mais la liberté politique suppose d’autres exigences : afin d’éviter la formation d’une caste de juges potentiellement tyrannique, l’autorité judiciaire doit être attribuée pour l’essentiel à des jurys populaires tirés au sort. Quant au pouvoir législatif, il doit être confié, dans un grand État, aux représentants du peuple. Toutefois, il ne faut pas se faire d’illusions : les députés ne sont pas toujours mandataires de l’intérêt général. Telle est la raison pour laquelle le Parlement doit être constitué par deux Chambres – House of Commons et House of Lords. Si le bicaméralisme s’avère nécessaire, c’est que l’élite tente toujours d’opprimer le peuple et le peuple, de nuire à l’élite. Comme Machiavel, Montesquieu considère que les gens « distingués par la naissance, les richesses ou les honneurs » ne doivent pas être confondus avec ceux qui en sont dénués, sans quoi « la liberté commune serait leur esclavage et ils n’auraient aucun intérêt à la défendre ». L’État n’est pas une personne morale constituée en amont de la société et transcendant ses clivages : chaque groupe social dispose au sein du pouvoir législatif d’un organe partiel pour défendre ses intérêts, et se trouve par là même « constitué » avec ses droits et, le cas échéant, avec ses privilèges.

Néanmoins, l’exécutif lui-même n’est pas laissé sans secours face aux risques d’atteinte à sa prérogative : dans le sillage de certains publicistes anglais comme le Vicomte Bolingbroke, Montesquieu reconnaît le droit de véto du roi dans une monarchie limitée. Grâce à cette opposition de forces et de contre-forces, la constitution est un système dynamique qui se conserve par une forme d’autorégulation. Cet équilibre, sans doute, reste précaire : l’Angleterre perdra sa liberté au moment où le pouvoir législatif deviendra plus corrompu que l’exécutif. Mais contrairement aux théoriciens absolutistes de la souveraineté, l’auteur de L’Esprit des lois ne craint pas la paralysie des pouvoirs divisés, pas plus qu’il ne redoute l’impuissance associée à la nécessité d’un compromis politique et social. Tant que l’équilibre est maintenu, la préservation des droits résulte de la négociation et de la tension entre intérêts divergents. Dans le mouvement nécessaire des choses, les pouvoirs antagonistes finissent par « aller de concert ».

Séparer ou distribuer les pouvoirs ?

Comment interpréter la Constitution libre ? Dans un article classique, le juriste Charles Eisenmann a réfuté l’interprétation selon laquelle Montesquieu défendrait une véritable « séparation des pouvoirs ». L’interprétation séparatiste soutenue par la plupart des juristes consiste à affirmer que le pouvoir de légiférer, le pouvoir d’exécuter et le pouvoir de juger doivent être distribués à trois organes absolument distincts, pleinement indépendants, et même parfaitement isolés les uns des autres. Elle exclut pour chaque organe le droit de donner des instructions aux autres, et même tout droit de contrôle sur leur action.

Or cette conception stricte de la séparation des pouvoirs est intenable : en réalité, le philosophe-jurisconsulte ne remet pas le pouvoir législatif au Parlement seul, mais au Parlement et au monarque. Le Parlement élabore et vote les lois dont ses membres ont pris l’initiative ; mais ces lois n’entrent en vigueur que si le monarque y consent. Le monarque prend part à la législation par son droit de veto ; la puissance exécutrice, de ce point de vue, « fait partie de la législative ». En second lieu, si Montesquieu condamne le cumul intégral du pouvoir législatif et du pouvoir de juger, il n’exclut pas que la Chambre des Lords puisse juger les nobles. Enfin, il ne préconise pas davantage l’indépendance de chaque organe dans l’exercice de sa fonction ; il assigne au Parlement, dans un État libre, le droit et même le devoir de contrôler l’action exécutive du gouvernement.

De ce point de vue, la séparation des pouvoirs relève d’un « mythe ». Montesquieu l’affirme de façon explicite : « Dans les monarchies que nous connaissons, les trois pouvoirs ne sont point distribués et fondus sur le modèle de la Constitution dont nous avons parlé », à savoir la Constitution d’Angleterre : les pouvoirs de l’État sont distribués sans doute, mais d’une façon qui, loin de les séparer, les fond. L’État libre est un système dynamique où les parties en mouvement contribuent à l’équilibre du tout ; la distinction et l’opposition des pouvoirs est le préalable à leur coordination : « Voici donc la constitution fondamentale du gouvernement dont nous parlons : le corps législatif y étant composé de deux parties, l’une enchaînera l’autre par sa faculté mutuelle d’empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la législative ». Le mécanisme constitutionnel est ici agencé de telle sorte que ses divers rouages soient en mesure de se faire opposition les uns aux autres. Or c’est précisément parce que les pouvoirs sont en mesure de s’opposer qu’ils ne peuvent être radicalement séparés. Ce point est essentiel : contre les risques de dérive despotique, le contrôle parlementaire du gouvernement permet à l’État de rester libre.

D’où l’interprétation politique et non juridique de la distribution des pouvoirs : afin d’éviter les abus de pouvoir, il ne faut pas que deux des trois pouvoirs étatiques, et à plus forte raison les trois, soient remis à un seul et homme ou à un seul corps de l’État (pas même le Parlement !). Un seul pouvoir doit être réellement séparé des deux autres, à savoir le pouvoir judiciaire. Selon le président à mortier du Parlement de Bordeaux, le juge doit se contenter d’appliquer la loi, d’être la « bouche de la loi ». Pour que le citoyen n’éprouve pas la crainte des magistrats qui caractérise les États despotiques, il faut neutraliser la puissance de juger, « si terrible parmi les hommes » : elle doit devenir, pour ainsi dire, « invisible et nulle ». En particulier, l’exécutif ne doit en aucun cas influencer ou contrôler le pouvoir judiciaire. Il faut éviter à tout prix qu’il puisse opprimer par sa « volonté générale » et mettre en péril chaque citoyen par ses volontés particulières – ce qui risque d’arriver là où la puissance est « une ». La concentration et la confusion des pouvoirs font du prince un monstre omnipotent qui légifère, exécute, et juge, quitte à éliminer ses opposants politiques et à opprimer la dissidence.

À l’origine du constitutionnalisme moderne

Cette théorie doit bien sûr être contextualisée : en luttant contre le despotisme en France, Montesquieu n’a pas inventé telle quelle la conception fonctionnelle de la séparation des pouvoirs qui s’appliquera par la suite, aux États-Unis notamment ; il n’a pas imaginé un Sénat conçu comme Chambre des États, susceptible de remplacer la Chambre des Pairs ; il n’a pas conçu de président élu se substituant au monarque. Il reste que sa vision puissante est à l’origine du constitutionnalisme moderne. Elle inspire notre conception de l’État de droit, qui associe liberté des élections et des médias, distribution des pouvoirs et indépendance du judiciaire. En influençant la formation des constitutions républicaines, elle fournit la boussole dont nous avons encore besoin, au moment où le président américain remet en cause les pouvoirs du Congrès, menace d’abolir l’indépendance de l’autorité judiciaire, torpille celle des agences gouvernementales et envoie chaque jour des salves d’executive orders en défendant une théorie de l’exécutif « unitaire », fort et immune. Que le Congrès l’accepte et que la Cour suprême avalise l’impunité présidentielle est un signe, parmi d’autres, du danger mortel qui pèse sur nos démocraties.

The Conversation

Céline Spector est membre du Conseil scientifique de l'UEF France. Elle a reçu des financements pour des projets de recherche à Sorbonne Université au titre de l'Initiative Europe.

13.08.2025 à 17:17

Génération Z : l’amour en crise

Katherine Twamley, Professor of Sociology, UCL
Jenny van Hooff, Reader in Sociology, Manchester Metropolitan University
Un nombre croissant d’indices montrent que la génération Z se détourne des formes traditionnelles de rencontres et des relations amoureuses durables.

Texte intégral 2369 mots
Les femmes sont, en moyenne, plus heureuses célibataires que les hommes, qui, pour leur part, sombreraient de plus en plus dans l’« hétéropessimisme ». Drazen Zigic/Shutterstock

Baisse de l’activité sexuelle, montée d’un certain « hétéropessimisme » ou célibat revendiqué… de plus en plus d’éléments indiquent que la génération Z se détourne des formes traditionnelles de rencontres et des relations amoureuses à long terme. Dans le même temps, on observe un clivage politique entre jeunes femmes – plus progressistes – et jeunes hommes – plus conservateurs. Comment analyser ces évolutions, au regard du contexte politique, social et économique ?


Des signes de clivage politique entre les jeunes hommes et les jeunes femmes ont pu être observés au cours de l’année écoulée. Les données issues des élections dans plusieurs pays indiquent que les femmes âgées de 18 à 29 ans se montrent nettement plus progressistes, tandis que les jeunes hommes penchent davantage vers le conservatisme. Une récente étude, menée dans 30 pays a également révélé que la génération Z est plus divisée que les précédentes sur les questions liées à l’égalité entre les sexes.

Parallèlement, de plus en plus d’éléments montrent que cette génération se détourne des rencontres amoureuses. Selon les données de l’enquête nationale sur la croissance des familles aux États‑Unis (National Survey of Family Growth), entre 2022 et 2023, 24 % des hommes et 13 % des femmes, âgés de 22 à 34 ans, ont déclaré n’avoir eu aucune activité sexuelle au cours de l’année écoulée.

Il s’agit d’une augmentation significative par rapport aux années précédentes. Et les adolescents états-uniens sont moins enclins à entretenir des relations amoureuses que ceux des générations précédentes.

Au Royaume-Uni, les enquêtes menées au cours des dernières décennies révèlent une tendance à la baisse de l’activité sexuelle, tant en termes de fréquence que de nombre de partenaires chez les jeunes. Les applications de rencontre perdent également de leur attrait, les principales plateformes enregistrant des baisses significatives du nombre d’utilisateurs parmi les hétérosexuels de la génération Z l’an dernier.

Une fracture politique genrée

Une fracture politique genrée rend-elle les rencontres plus difficiles ? En tant que sociologues de l’intimité, nos travaux ont montré comment les relations sont affectées par des tendances sociales, économiques et politiques plus larges.

Nos recherches sur la persistance des inégalités de genre montrent qu’elles peuvent affecter la qualité des relations intimes ainsi que leur stabilité.

Par exemple, les relations hétérosexuelles reposent souvent sur une répartition inégale du travail émotionnel et domestique, même au sein des couples ayant des revenus similaires. Certains commentateurs et chercheurs ont identifié une tendance à l’« hétéropessimisme » – un désenchantement vis-à-vis des relations hétérosexuelles, souvent marqué par l’ironie, par le détachement ou par la frustration. De nombreuses femmes expriment une lassitude face aux inégalités de genre qui peuvent apparaître dans les relations avec les hommes.

Mais l’hétéropessimisme a également été identifié chez les hommes et des recherches ont montré que les femmes sont, en moyenne, plus heureuses célibataires que ces derniers.

Prenons le travail domestique. Malgré les avancées en matière d’égalité entre les sexes dans de nombreux domaines, les données montrent que, dans les couples hétérosexuels, les femmes assument encore la majorité des tâches ménagères et des tâches liées au soin. Au Royaume-Uni, elles effectuent en moyenne 60 % de travail non rémunéré de plus que les hommes. Cet écart subsiste même au sein des couples où les deux partenaires travaillent à temps plein.


À lire aussi : What is 'heteropessimism', and why do men and women suffer from it?


En Corée, l’inégalité persistante entre les sexes est considérée comme étant à l’origine du mouvement 4B. Des jeunes femmes coréennes, lassées des stéréotypes sexistes qui les cantonnent à des rôles traditionnels, déclarent rejeter le mariage, la maternité, les relations amoureuses et le sexe avec les hommes.

Dans ce pays et ailleurs, sur les réseaux sociaux, des jeunes femmes se disent « boy sober » [littéralement « sobres de garçons », ndlr]. Le harcèlement, les abus et les « comportements toxiques » sur les applications de rencontre ont, selon certains témoignages, détourné nombre d’entre elles de toute envie de sortir avec quelqu’un.

D’autres ont opté pour la célibat volontaire. Un élément d’explication tient au fait que, pour certaines femmes, la remise en cause des droits reproductifs – comme l’abrogation de l’arrêt Roe v. Wade (qui garantissait le droit fédéral à l’avortement aux États-Unis, ndlr) – rend les questions d’intimité fondamentalement politiques.

Des désaccords politiques, qui auraient, autrefois, pu être surmontés dans une relation, sont aujourd’hui devenus profondément personnels, car ils touchent à des enjeux tels que le droit des femmes à disposer de leur corps et les expériences de misogynie qu’elles peuvent subir.

Bien sûr, les femmes ne sont pas seules à pâtir des inégalités de genre. Dans le domaine de l’éducation, les données suggèrent que les garçons prennent du retard sur les filles à tous les niveaux au Royaume-Uni, bien que des recherches récentes montrent que la tendance s’est inversée en mathématiques et en sciences.

Nombre d’hommes estiment être privés d’opportunités de s’occuper de leurs enfants, notamment en raison de normes dépassées en matière de congé parental, limitant le temps qu’ils peuvent leur consacrer.

Certains influenceurs capitalisent sur les préjudices réels ou supposés des hommes, diffusant leurs visions rétrogrades et sexistes des femmes et du couple sur les réseaux sociaux de millions de garçons et de jeunes hommes.


À lire aussi : Extrême droite et antiféminisme : pourquoi cette alliance séduit tant de jeunes hommes


Compte tenu de tout cela, il n’est pas surprenant que les jeunes hommes soient plus enclins que les jeunes femmes à affirmer que le féminisme a « fait plus de mal que de bien ».

Anxiété et incertitude

Mais des enjeux politiques et économiques plus larges influencent également les jeunes hommes et les jeunes femmes, et conditionnent leur façon – voire leur décision – de se fréquenter. La génération Z atteint l’âge adulte à une époque de dépression économique. Des recherches montrent que les personnes confrontées à des difficulté économiques peuvent avoir du mal à établir et à maintenir des relations intimes.

Cela peut être en partie dû au fait que les débuts d’une romance sont fortement associés au consumérisme – sorties au restaurant, cadeaux, etc. Mais il existe aussi un manque d’espace mental pour les rencontres lorsque les gens sont sous pression pour joindre les deux bouts. L’insécurité financière affecte également la capacité des jeunes à se payer un logement et, donc, à disposer d’espaces privés avec un partenaire.

On observe, par ailleurs, une augmentation des problèmes de santé mentale signalés par les jeunes dans le monde entier. Les angoisses liées à la pandémie, à la récession économique, au climat et aux conflits internationaux sont omniprésentes.

Ces inquiétudes se reflètent dans les rencontres amoureuses, au point que certains voient dans une relation sentimentale une prise de risque supplémentaire dont il vaut mieux se protéger. Des recherches menées auprès d’utilisateurs hétérosexuels d’applications de rencontre au Royaume-Uni, âgés de 18 à 25 ans, ont révélé qu’ils perçoivent souvent les rencontres comme un affrontement psychologique – dans lequel exprimer son intérêt trop tôt peut mener à l’humiliation ou au rejet.

Il en résulte que ni les jeunes hommes ni les jeunes femmes ne se sentent en sécurité pour manifester un véritable intérêt envers un potentiel partenaire. Cela les enferme souvent dans le fameux, et souvent décrié, « talking stage » (« phase de discussion »), où les relations peinent à progresser.

Comme l’ont montré Lisa Wade et d’autres sociologues, même dans le cadre de relations sexuelles occasionnelles, l’attachement émotionnel est souvent volontairement évité.

Cartoonish illustration of a man holding a mobile phone, which shows a woman running away through an open door
Être vulnérable et risquer le rejet, ou quitter le navire ? Dedraw Studio/Shutterstock

Si la génération Z se détourne des relations amoureuses, ce n’est pas forcément par manque d’envie de créer du lien, mais sans doute en raison d’un sentiment de vulnérabilité accru, nourri par une montée des problèmes de santé mentale et un climat d’insécurité sociale, économique et politique.

Il ne s’agit peut-être pas d’un rejet des relations de la part des jeunes. Peut-être ont-ils plutôt du mal à trouver des espaces émotionnellement sûrs (et financièrement accessibles) propices au développement d’une intimité.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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