13.02.2025 à 17:08
« The Brutalist » et « Megalopolis » : quand le cinéma réinvente l’architecte, du génie à la folie
Acclamé par la critique, The Brutalist, de Brady Corbet, vient de gagner 3 British Academy Film Awards et pourrait également rafler quelques statuettes aux Oscars. L’occasion pour Mehdi Achouche, maître de conférences en cinéma anglophone, de nous guider dans les arcanes des utopies architecturales sur grand écran, revisitant au passage des œuvres telles que Megalopolis (2024), de Francis Ford Coppola et Le Rebelle (1949), de King Vidor. Attention : les deux derniers paragraphes contiennent des spoilers du film The Brutalist. Les architectes n’ont jamais été des héros très prisés par le cinéma, qui n’a que rarement trouvé en eux des personnages dignes d’être explorés. C’est pourtant ce que tentent de faire, chacun à leur manière, Megalopolis, de Francis Ford Coppola, et The Brutalist, de Brady Corbet, qui tous les deux mettent en scène et en jeu la figure prométhéenne de l’architecte. C’est-à-dire celui à même d’utiliser ses connaissances techniques et des matériaux novateurs pour radicalement transformer la société et faire advenir un monde meilleur. Cependant, les deux films divergent dans leurs conclusions sur les motivations et les capacités de l’architecte comme agent de transformation sociale. Le rêve de révolution sociale a longtemps été porté par l’architecture moderniste et brutaliste. Les architectes de cette sensibilité (tout comme leurs prédécesseurs utopistes du XIXe siècle) ont longtemps été convaincus que des valeurs purement scientifiques (par opposition à des considérations esthétiques jugées passéistes) et de nouveaux matériaux (l’acier et le béton notamment) leur permettraient de mettre sur pied une architecture – et, par extension, un urbanisme – rationnelle qui modifierait en profondeur les relations sociales. Après les destructions de la Seconde Guerre mondiale, ils ont le champ libre pour reconstruire selon leurs préceptes. En 1925, Le Corbusier avait déjà proposé de raser la rive droite de Paris pour la reconstruire sur des bases scientifiques et rationnelles : la « Cité future », tout en rectilinéarité et symétrie, faite de gratte-ciel en béton armé de 250 mètres de haut, d’une immense piste d’atterrissage et d’une double autoroute urbaine d’une centaine de mètres de large. Selon sa célèbre formule, la maison est une « machine à vivre », et comme toute machine, elle peut être optimisée afin d’optimiser la vie elle-même. Dès 1949, le cinéma glorifie la figure de l’architecte incompris dans Le Rebelle, de King Vidor, adapté du roman de la philosophe individualiste Ayn Rand. L’architecte interprété par Gary Cooper y est décrit comme un individualiste triomphant qui va à rebours des conventions et de l’opinion publique et qui se révèle être le moteur du progrès technologique et donc social. Il est le génie ignoré qui seul réalise que le passé n’a aucun intérêt et qui démolit des logements sociaux qui ne correspondent pas à sa vision moderniste. La scène finale voit son épouse prendre l’ascenseur pour s’élever dans les airs jusqu’au toit d’un gratte-ciel en construction où l’attend l’architecte qui surplombe la cité tel un superhéros et qui domine visuellement et symboliquement sa femme ainsi que le spectateur. Sorti en 2024, Megalopolis met également en scène un architecte héros contemplant la cité qu’il projette de reconstruire (New York). Il le fait depuis le toit d’un des gratte-ciel les plus emblématiques du modernisme architectural, le Chrysler Building, qui exprime dans ses lignes élancées le pouvoir de la machine. L’architecte du film, César Catalina, a mis au point un matériau miraculeux, le Megalon, qui lui a valu le prix Nobel de physique. Son projet le pousse à raser les logements sociaux situés au cœur de la ville afin de bâtir sa cité idéale, Mégalopolis. Les inégalités sociales, la corruption politique et la décadence de cette nouvelle Rome pourront toutes être résolues par l’utopie urbaine de Catilina… sans jamais que le film n’éprouve le besoin d’expliquer comment. Car le techno-utopisme au cœur du film se suffit à lui-même : le politique, l’économique et le social sont tous subordonnés à la technologie et au « techno-fix », le remède technique prodigieux offert majestueusement à la communauté. Derrière le « techno » de techno-utopisme ne se cache donc pas que la technologie mais aussi le technocrate, l’homme situé très haut au-dessus de la mêlée politique et partisane entrevue dans le film, le visionnaire qui sait mieux que tout le monde ce dont la société a besoin. Et qui est même capable d’arrêter le temps afin d’en modifier le cours naturel. Une telle vision « top-down », typique des architectes modernistes est depuis longtemps critiquée comme profondément antidémocratique, y compris au cinéma qui aime associer l’architecture moderniste aux rêves de milliardaires mégalomanes. Le film de Coppola peut être vu comme la volonté de porter aux nues la figure de l’architecte utopiste, même si le réalisateur s’éloigne du modernisme bétonné au profit d’une architecture techno-biologique (conçue par l’architecte Neri Oxman, qui a dessiné les plans). Censés s’éloigner des rêves modernistes autoritaires et machinistes, ces plans sont surtout une façon de remettre au goût du jour la même idéologie techno-utopiste. [Déjà plus de 120 000 abonnements aux newsletters The Conversation. Et vous ? Abonnez-vous aujourd’hui pour mieux comprendre les grands enjeux du monde.] The Brutalist se penche également sur le modernisme architectural et ses rêves de transformation sociale, mais de façon beaucoup plus ambivalente. Film historique s’étendant des années 1940 aux années 1980, il raconte l’arrivée en Amérique d’un architecte juif confronté à l’antisémitisme et bientôt chargé d’ériger un centre communautaire et son église pour le compte d’un mécène milliardaire mégalomane. Si l’architecte interprété par Adrian Brody, László Tóth, est fictif, il s’inspire ouvertement de plusieurs architectes brutalistes réels, principalement Marcel Lajos Breuer. Tous deux sont des architectes juifs d’origine hongroise ayant étudié au Bauhaus (Allemagne), le berceau du modernisme. Tous deux fuient l’Europe nazie et se réfugient aux États-Unis, où tous deux conçoivent un mobilier moderniste – presque identique – avant d’y devenir des champions du brutalisme. Le style novateur défendu par Tóth surprend et dérange les habitants, inquiets de voir une église construite dans le style brutaliste par un architecte juif (Breuer fit face à une résistance similaire lorsqu’il construisit St John’s Abbey en 1961). Le film propose la même vision que Coppola et qu’Ayn Rand d’un architecte passionné et incompris qui n’a que faire des considérations comptables et traditionalistes, et qui se bat littéralement contre les ingénieurs et sous-traitants travaillant sur le projet. Tóth se livre corps et âme à ses constructions brutalistes, qu’il décrit comme « des machines sans parties superflues ». Attention ! Spoiler dans les deux derniers paragraphes. Or le film est ambivalent. D’une part, il glorifie la figure de l’architecte : celui-ci préfère mettre de l'argent de sa poche plutôt que de compromettre sa vision créatrice (comme Gary Cooper dans Le Rebelle). De l’autre, il la déconstruit progressivement. László est rongé par son projet et drogué aux stupéfiants (comme Adam Driver dans Megalopolis), mais c’est surtout un individu profondément traumatisé par les camps d’extermination. La révélation du film consiste à expliquer son architecture brutaliste comme étant inspirée par celle du camp de concentration de Dachau (Allemagne), qu’elle cherche à reproduire tout en la détournant : des pièces resserrées aux hauts plafonds, des espaces sombres sans fenêtres, des escaliers étroits sont montrés à l’écran tandis que les camps sont évoqués en voix-off. Extrapolant à partir des travaux de l’historien Jean-Louis Cohen sur l’architecture durant la Seconde Guerre mondiale et son influence après-guerre, le réalisateur et scénariste Brady Corbet fait du brutalisme l’expression d’un traumatisme historique et de la volonté de le dépasser. Échouant à faire table rase de l’histoire, l’architecte traduit autant le passé que le futur dans son édifice, tout en exprimant l’espoir d’un avenir meilleur. Une vision très discutable du brutalisme, mais bien plus nuancée qu’autrefois de l’architecte et de ses rêves utopistes. Mehdi Achouche ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 2610 mots
Brutalisme et modernisme pour reconstruire le monde
L’architecte comme génie incompris
L’architecte comme techno-utopiste dans « Megalopolis »
L’architecte comme brutaliste
13.02.2025 à 10:37
« Méandres ou la rivière inventée » : comment refaire monde avec les rivières ?
Marie Lusson a consacré une thèse ainsi qu’un film documentaire à la question des rivières. Au-delà des enjeux scientifiques, techniques et sociopolitiques liés à la restauration des cours d’eau, le film documentaire Méandres ou la rivière inventée invite à refaire monde avec les rivières, ses usagers et ses habitants – tant humains que non humains. Pour accompagner cet article, nous vous proposons d’accéder gratuitement au film en VOD pendant dix jours (utiliser le mot de passe THECONVERSATION25). Le Vistre était à l’origine une rivière de plaine marécageuse qui s’écoulait au sud de Nîmes, de Bezouce à Mauguio. Dès le XIIe siècle, les marais sont desséchés et son cours est dévié. En 1774, drainages et dragages viennent lui assigner un lit fixe favorable à la navigation jusqu’à Aigues-Mortes. Les opérations de canalisation se succèdent ainsi jusqu’aux années 1950, où son cours large et profond permet alors d’évacuer rapidement les eaux pluviales et usées. Le Vistre modifié devient peu à peu un cloaque. Ses riverains se détournent de lui – et se plaignent de ses débordements destructeurs. Ce point de départ est à la fois celui de la thèse de Marie Lusson (dirigée par Florian Charvolin et Christelle Gramaglia, soutenue en 2021) et du film documentaire Méandres ou la rivière inventée, coréalisé par Emilien de Bortoli et Marie Lusson en 2023. Dans la thèse, il s’agissait d’exposer de manière critique la trajectoire sociohistorique de quatre rivières du sud-est de la France promises à une restauration pour rendre compte des controverses qui, dans certains cas, limitent les actions de réparation, et dans d’autres, font hésiter entre des travaux de terrassement lourds ou une mise en retrait pour redonner leurs espaces de divagation aux rivières. Pour autant, le film déborde de la simple répétition illustrée de ce travail de recherche. Il vise avant tout la traduction à l’image de méthodes et concepts de sociologie inspirés par Bruno Latour. Il livre une expérience composite qui relève tout à la fois de l’œuvre d’auteur et du documentaire scientifique. Selon l’historien américain Richard White, qui s’est penché sur la trajectoire de la rivière Columbia, les travaux d’aménagement ont pour conséquence de désassembler les cours d’eau et leurs plaines alluviales pour les mettre au travail. Beaucoup de rivières, comme le Vistre, sont ainsi devenues des « machines organiques » qui ne fonctionnent plus comme des écosystèmes, mais comme empilement d’entités appréhendées séparément, sur un mode dégradé. Ces aménagements, qu’il s’agisse d’ouvrages hydroélectriques ou de digues, ont eu pour effet de corseter, fixer et inciser le lit des rivières, tandis que des rejets industriels et urbains dégradaient la qualité de l’eau. Leur profitabilité a toutefois été entamée lorsque l’artificialisation a commencé à générer des conséquences inattendues. Les écosystèmes aquatiques, réduits à l’état de machines organiques, se sont mis à dysfonctionner. Des proliférations biologiques peuvent survenir. En certaines occasions, les cours d’eau sortent également des lits qui leur ont été assignés, provoquant des destructions d’autant plus importantes que des constructions ont été faites dans leurs plaines alluviales. Les agriculteurs ont, de leur côté, drainé leurs champs ou pompé de l’eau. Les producteurs d’électricité s’en sont servi pour actionner leurs turbines. Les propriétaires de bateaux de commerce et de plaisance ne se sont plus préoccupés que des niveaux d’eau. Jusqu’aux pêcheurs qui ne se sont plus intéressés qu’à certaines espèces de poissons. Chacun s’est concentré sur une fonction, un service ou une ressource avec la même logique extractiviste, sans se soucier des autres ni de la santé des milieux concernés. À force, l’accumulation des aménagements, prélèvements et rejets a conduit à la diminution des aménités habituellement tirées des rivières. D’autres conséquences indirectes sont à relever : Les liens de dépendance qu’entretenaient nos sociétés avec les cours d’eau pour leurs besoins fondamentaux (boisson, irrigation, hygiène et production énergétique) ont été défaits. Les ouvrages de protection ont éloigné certaines rivières de la vue et endormi la vigilance des riverains. C’est pourquoi de nouvelles politiques de restauration ont été lancées, telle la Directive-cadre européenne sur l’eau de 2000 transcrite en droit français en 2006. Elles entendent remédier à la dégradation des milieux aquatiques comme cela a pu être fait pour le Vistre. [Déjà plus de 120 000 abonnements aux newsletters The Conversation. Et vous ? Abonnez-vous aujourd’hui pour mieux comprendre les grands enjeux du monde.] La plupart des initiatives dans ce domaine restent toutefois très technocentrées et descendantes. Les professionnels ne convergent pas toujours sur les options à privilégier. Plus encore, les projets techniques sont élaborés entre gestionnaires et bureaux d’études, indépendamment des habitants. Les controverses sont souvent vives et conduisent, dans les trois quarts des cas, à l’abandon des projets – surtout quand le portage politique fait défaut. Comment contribuer à l’émergence de projets de restauration qui ne fassent pas fi des controverses, mais au contraire apprennent d’elles pour explorer des pistes de récupération collective ? Les travaux du socioanthropologue des sciences et des techniques Bruno Latour ont ouvert des pistes fertiles. Depuis ses premières recherches sociologiques sur l’acteur-réseau jusqu’à ses plus récents essais de philosophie sur le nouveau régime climatique (2015) et ses expérimentations artistiques et scientifiques sur la zone critique (2020), il s’est intéressé aux pratiques et aux productions des chercheurs et à leurs effets sur le monde, avant d’entamer un dialogue avec des artistes pour trouver des réponses à la crise écologique. Il a notamment questionné la manière dont ceux qu’il appelle les « Modernes », ont cherché à s’émanciper d’une nature pensée comme extériorité et reléguée – dans le meilleur des cas – à l’état de décor. Ses recherches ont grandement contribué à renouveler les collaborations scientifiques et les médiations artistiques pour sortir de l’impuissance. On citera, parmi ceux qu’il a inspirés, l’historienne d’art Estelle Zhong Megual et l’historienne et metteuse en scène Frédérique Ait-Touati, qui se sont penchées sur l’influence de la peinture et du théâtre sur nos perceptions de la nature, trop souvent réduite à l’état d’objet passif. Méandres hérite de cette réflexion collective. Méandres est une œuvre composite qui doit grandement aux collaborations engagées par sa réalisatrice Marie Lusson avec : son co-réalisateur, Émilien De Bortoli, artiste vidéaste et musicien, les scientifiques, issus de plusieurs disciplines des sciences de la terre et de la vie et des sciences sociales de l’Inrae et de l’Université de Lyon, les professionnels du documentaire créatif qu’elle a pu croiser lors de sa formation à l’école documentaire de Lussas. Ce caractère multiple, qui a pu donner lieu à des tiraillements, est devenu au fur et à mesure une marque de fabrique et une force. Le film relève tout à la fois de l’œuvre d’auteur et du documentaire scientifique. Il montre plusieurs chercheurs et ingénieurs au travail – mais aussi une activiste engagée au chevet de sa rivière. Il s’attarde également sur des êtres bien plus petits et régulièrement oubliés des réflexions sur le devenir des rivières : les galets, les sédiments, les débris de matière organique, les macro-invertébrés et les poissons les moins nobles qui les peuplent. Le choix de traitement de l’image, qui s’inscrit dans la lignée des productions riches du Sensory Ethnography Lab de l’Université de Harvard, tel le film Leviathan sur la pêche hauturière, opère des effets de symétrisation entre des échelles très différentes. Ainsi, l’œil de l’écologue est placé à la même échelle (par l’utilisation d’un objectif macro) que les organismes qu’elle observe. De même, des séquences sous-marines, des plans ralentis et des cadrages inhabituels, suivent les frémissements des larves et le déplacement de graviers. Le film se présente comme connecteur et assembleur de réalités plurielles. La rivière elle-même est montrée comme agencement. Elle est une et plusieurs, mais surtout pleine des êtres qui l’habitent tout autant qu’ils la façonnent. Parmi eux, les non-humains, très souvent oubliés. Il est proposé au spectateur d’adopter momentanément leur point de vue d’une manière à la fois intelligible et sensible. En cela, ce travail fait écho à des recherches en cours sur le rôle des castors dans le stockage de l’eau ou encore à des réflexions sur les droits des fleuves. Les scientifiques y sont d’ailleurs traités d’une manière nouvelle : ils ne délivrent pas un discours d’autorité qui imposerait un diagnostic et des solutions. Ils se présentent, eux aussi, avec leurs fragilités et incertitudes, pris dans un entrelacs de relations et préoccupations. Ils ne sont ni nommés ni rattachés à une institution. L’image alterne entre de très gros plans sur leurs visages et leurs mains, et d’autres plans plus larges où, par exemple, un hydrologue acousticien disparaît dans la masse des rochers qui l’entourent. Ces effets de zoom et dézoom sont pensés pour opérer des rapports de symétrie entre humains et non-humains, quelle que soit leur taille ou leur force. Il en est de même entre professionnels qualifiés et riverains. Ce n’est pas un hasard que le film se termine sur le visage d’une activiste qui explique son engagement en faveur du ruisseau des Aygalades, particulièrement abîmé par l’industrie et la ville, à Marseille. La caméra nous propose de regarder sur le même plan des entités hétérogènes. L’objectif est de compenser, au moins momentanément, des inégalités, pour libérer les imaginaires et puissances d’agir. De fait, c’est presque une fiction qui nous est proposée pour engager la réflexion sur la restauration des rivières et les médiations indispensables à son succès. L’autorité des scientifiques n’en est pas pour autant niée, mais elle est placée au même niveau que d’autres perspectives et expériences. Les séquences dédiées à la descente de la rivière en radeau, qui constituent le fil rouge du film, apportent des contrepoints incarnés. Les jeunes gens embarqués dans cette aventure à la fois ludique et éprouvante, nous convient à ressentir la rivière : les niveaux et la force de l’eau selon le linéaire, les obstacles, le caractère glissant du substrat et les conditions météorologiques. L’alternance de moments joyeux et méditatifs ou le spectacle d’une peau qui se froisse sous l’influence du froid, renvoient les spectateurs à leurs propres souvenirs où l’enfance et ses jeux d’eau sont convoqués. Enfin, le montage est construit de façon à créer des basculements fluides pour mêler le scientifique au poétique. Cette étape de montage a d’ailleurs été extrêmement longue, six semaines, témoignant de cette difficile cohabitation des registres. Il en découle un film complexe dans lequel la voix off nous invite à nous interroger sur ce qui fait une rivière et sur les conséquences de nos choix. Elle n’a cependant pas vocation à démontrer ou dénoncer. Elle invite plutôt à la précaution, à l’hésitation et au tâtonnement collectif, pour éviter les erreurs du passé et définir des futurs plus favorables. À quels êtres et dépendances devrions-nous faire attention pour refaire monde avec nos rivières et plus largement avec l’eau qui vient à nous manquer ? Méandres a non seulement touché un public large dans le cadre de festivals documentaires, mais il est encore régulièrement utilisé lors d’ateliers participatifs destinés à faciliter l’implication des riverains de cours d’eau abîmés dans la co-construction de projets de restauration écologiquement et socialement ambitieux. Les auteures remercient leurs collègues Maria Alp et Sylvie Morardet (Inrae), mais aussi Béatrice Maurines et Oldrich Navratil (Université de Lyon) qui se sont impliqués dans l’écriture du film. Elles saluent tout particulièrement l’implication de Yannez Fouillet, de PY productions, pour son indéfectible soutien. Sans elle, Méandres n’aurait pas eu le même retentissement. Marie Lusson est co-réalisatrice du film Méandres Christelle Gramaglia, directrice de recherche à l'UMR G-EAU, également directrice scientifique du film Méandres, a reçu des financements de la ZABR - Agence de l'eau Rhône Méditerranée Corse. Texte intégral 3123 mots
Des rivières devenues machines
Des politiques de restauration encore trop technocentrées
Une médiation artistique inspirée par Bruno Latour
Symétries entre humains et non-humains
11.02.2025 à 18:15
Que reste-t-il de l’expérience artistique au Louvre ?
Dans ses annonces d’une « nouvelle renaissance du Louvre », Emmanuel Macron a parlé d’un objectif de 12 millions de visiteurs par an d’ici 2040 et annoncé le déplacement de la Joconde dans une autre salle afin de mieux gérer la foule de ses admirateurs. Le musée comme lieu de visite de masse semble être le cœur du projet, et la réflexion sur les fonctions du musée, le rapport aux œuvres, les enjeux artistiques ou la médiation culturelle, réduite à portion congrue. Comme l’écrit le chercheur en muséologie Daniel Jacobi, « les musées n’exhibent plus leur catalogue, ils se contentent d’afficher la courbe d’évolution du nombre d’entrées ». Est-ce donc cela la démocratisation culturelle ? C’est un long cortège qui se déploie en un piétinement rituel, celui du public venu en masse au musée du Louvre pour admirer les œuvres de Leonardo Da Vinci. Ce jour-là, les visiteurs doivent patienter bien plus d’une demi-heure pour accéder non pas aux salles d’exposition, mais à un labyrinthe de poteaux à sangles installés là pour guider la foule, la ramasser sur elle-même, la contenir. Le serpentin du public est ici retenu par un ouvreur qui gère le flux continu. Enfin, il nous laisse accéder au « saint des saints », en fonction du nombre de sortants. Et la procession de reprendre sur le parquet usé et sonore des salles bondées, dans les crissements de pas. C’est à la queue leu leu que le public se presse devant les œuvres. Je compte : un, deux, trois, quatre secondes et au suivant. Pour une partie du public, la venue au musée n’a pas grand-chose à voir avec les œuvres elles-mêmes. Une part majeure de l’expérience du musée réside en ce que ces expositions et leurs lieux représentent d'événementiel et de symbolique. Ce qui s’exprime alors pour beaucoup de visiteurs, c’est la dimension collective d’une expérience esthétique, mais en dehors du musée et de l’exposition. La magnificence du site prime sur l’attrait pour les œuvres. L’expérience du musée de masse se joue dans ce rapport à une architecture, à un site. Aller au Louvre, c’est se confronter à une scénographie urbaine spectaculaire, extra ordinaire, qui fait évènement. Un musée comme le Louvre met en scène l’urbanité, dans le sens où vivre la ville nous disait le professeur en histoire de l’architecture Antoine Picon, c’est vivre (potentiellement) une succession d’évènements. Par sa renommée, son histoire, autant que par sa dimension artistique, le musée, le Louvre en particulier, est l’évènement. L’évènement comme dimension urbaine caractéristique, la culture comme évènement. Dans l’accès au musée se construit ainsi un rapport au cadre bâti de la ville et plus largement à son histoire. Accéder aux grands musées, c’est pour le touriste vivre l’essence représentée d’une ville, d’un pays, accéder à des lieux qui font mémoire collective à l’échelle nationale, voire mondiale. Le musée est intégré à un parcours urbain, et sa visite vient renforcer l’expérience de la ville, c’est parfois même le point d’orgue d’un séjour. Se promener dans l’évènement urbain que représente une exposition revient pour beaucoup de touristes à vivre pleinement la ville, quitte à éclipser l’enjeu artistique, qui apparaît alors bien secondaire. Chaque samedi, The Conversation en mode week-end : un pas de côté sur l'actu pour mieux comprendre le monde qui nous entoure. Abonnez-vous dès aujourd’hui ! Au-delà de la satisfaction d’accéder au site, de « faire » le Louvre comme on dit, une bonne partie du public accorde une attention diffuse aux œuvres. « Pourquoi voir la Joconde ? Elle est normale, c’est juste un portrait. Je crois que c’est parce que tout le monde en parle », me dit cette jeune visiteuse. « Je trouve qu’elle est banale, on s’habitue, pas magnifique quoi. » Comme le notait déjà Olivier Donnat, statisticien au ministère de la culture, dans les années 1990 « les usages les plus fréquents du musée sont éloignés du modèle du rapport cultivé aux œuvres ». Et pour cette jeune femme qui se prend en selfie dos à la Joconde, le moment de la visite va devenir rapidement secondaire, par rapport à l’intensité de la reconnaissance qu’elle obtiendra après avoir montré sur les réseaux sociaux qu’elle est allée au Louvre. Il existe bien des touristes amateurs d’art, ceux qui viennent pour les œuvres, mais que dire de l’expérience esthétique qu’ils vivent à l’intérieur du musée ? En effet, quand on est dans les salles d’exposition on éprouve des doutes. Comment parler d’expérience esthétique lorsque les études très nombreuses chronomètrent le temps passé devant les œuvres, qui oscille entre 4 et 20 secondes maximum ? Encore faut-il ajouter à cette rapidité la pression imposée à celui qui regarde dans la densité extrême du piétinement le long des cimaises. Comment pourrait se jouer en si peu de temps ce que le sociologue Jean-Claude Passeron nommait le pacte de réception artistique, lorsque le visionneur ne fait que zapper dans la mobilité, d’un tableau à l’autre, d’une sculpture à une installation ? À bien observer les visiteurs, rares sont ceux qui s’arrêtent devant les cartels, encore moins nombreux ceux qui les lisent entièrement, quant aux visites guidées elles sont le fait d’une minorité. J’interroge un visiteur : « En dehors des tableaux connus, dans les salles, on ne sait pas trop quoi regarder, ils se ressemblent tous. » Parmi les plus virulents critiques des grandes expositions, on retrouve paradoxalement les apôtres de la démocratisation artistique. Ils leur donnent la « mission de rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité au plus grand nombre », pour reprendre les termes d’André Malraux lorsqu’il était ministre de la culture. Cependant, ils sont parfois prompts à déplorer le caractère dégradé de la relation à l’œuvre dans le cadre des expositions-événements. Comme le note Daniel Jacobi : « Les amateurs d’art et de patrimoine les plus experts n’ont pas de mots assez durs et sévères pour se moquer de ces visites dites “à l’américaine”, superficielles et peu à même d’apprécier ou de goûter ce qui est visité ou exposé. » Le débat n’est pas nouveau et il fut porté dès les années 1920-1930 par les philosophes Max Horkheimer, Walter Benjamin et Theodor Adorno, ce dernier dénonçant « les œuvres perverties » dès lors qu’elles sont exposées à la masse « des yeux et des oreilles aliénées ». L’idéal démocratique achoppe ici sur une fonction majeure de toute pratique culturelle : la distinction sociale. C’est ce qui rend la démocratisation culturelle si ardue, malgré les efforts de médiation culturelle. D’une part, les amateurs d’art sont certainement les premiers à ne pas vouloir être confondus avec les masses. D’autre part, les « masses » en question, loin d’être homogènes, restent rétives à toute imposition de ce qui est désigné par les professionnels de la culture comme digne d’intérêt. La majorité des publics tend ainsi soit à éviter les formes culturelles légitimes, soit à les détourner, serait-ce avec un selfie, soit, tout simplement, à inventer ses propres pratiques. Alors que vont défendre les 800 millions d’euros promis par Emmanuel Macron, qu’ils proviennent du public ou du privé ? L’insatisfaction des amateurs d’art auxquels on promet encore plus de touristes, jusqu’à 12 millions par an ? Des pratiques de loisirs culturels dans un cadre majestueux, ce qui, peut-être, n’est pas rien ? Cet argent permettra sans doute principalement de mettre en scène une France prestigieuse qui vit sur son héritage, d’offrir un décor de rêve cachant un malaise culturel français grandissant. Une politique culturelle non plus centrée sur la culture, mais sur la communication, entre enjeu de prestige et économie du tourisme de masse. Fabrice Raffin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 1752 mots
Le musée comme évènement, l’art en arrière-plan
Se montrer au musée plutôt que regarder les œuvres ?
La distinction sociale, fonction majeure de toute pratique culturelle