18.06.2025 à 16:07
Porcelaine de Limoges : un héritage célébré… mais peu revendiqué par les habitants
L’engouement d’une population pour son patrimoine ne se décrète pas. À Limoges, l’héritage de l’industrie de la porcelaine est mis en avant pour attirer les touristes. Mais les Limougeauds n’y sont pas particulièrement attachés. Lorsque nous pensons au patrimoine culturel, nous imaginons souvent des villes pittoresques, de majestueux bâtiments historiques et des festivals animés qui rassemblent les communautés. Pourtant, la réalité est bien plus complexe. Le patrimoine culturel n’est pas toujours un symbole d’unité – il peut parfois être source de tensions, d’indifférence, voire de déconnexion. Alors que la littérature académique s’est de plus en plus intéressée au « patrimoine contesté » – des paysages et monuments porteurs de mémoires conflictuelles ou de luttes politiques –, un autre phénomène, plus subtil, a reçu bien moins d’attention : le décalage silencieux entre les récits patrimoniaux promus par les autorités et les émotions des communautés locales. Tout patrimoine culturel n’est pas ouvertement contesté. Dans de nombreuses zones périphériques ou économiquement en difficulté, des initiatives patrimoniales sont lancées avec de bonnes intentions, mais ne trouvent pas d’écho auprès des populations locales. Ce décalage discret peut poser de sérieux problèmes aux stratégies de tourisme durable et à la revitalisation économique locale. Selon une nouvelle étude en cours de publication, menée par des chercheuses de KEDGE Business School (Paris) et de l’Université de Bologne, la fierté locale diverge souvent des récits promus par les décideurs publics. En utilisant Limoges comme étude de cas et en analysant les données d’enquête recueillies auprès de 510 résidents, les chercheuses ont constaté que, si l’héritage de la porcelaine est reconnu comme un atout distinctif par les habitants et célébré par les autorités locales comme pilier du tourisme, beaucoup de résidents n’y sont pas émotionnellement attachés. Ce fossé est important. L’étude montre en effet que la fierté locale joue un rôle de médiation significatif entre la manière dont les habitants perçoivent leur ville et leur volonté de la recommander comme destination. Toutefois, si cet effet médiateur est positif pour des aspects de l’image de la ville jugés moins distinctifs – comme le paysage naturel ou l’offre de loisirs –, il ne l’est pas lorsqu’il s’agit de la porcelaine, pourtant véritable atout distinctif de la ville. La porcelaine à Limoges trouve son origine dans une conjonction favorable de facteurs naturels, économiques et politiques. C’est la découverte du kaolin – argile blanche indispensable à la fabrication de la porcelaine – dans les environs de Limoges, en 1767, qui marque le point de départ de cette aventure industrielle. À cette ressource locale rare s’ajoute la volonté de l’intendant Turgot de développer une activité économique dans un territoire alors pauvre, en s’appuyant sur les atouts du Limousin : forêts pour alimenter les fours, eau pure sans calcaire, rivières pour actionner les moulins… Cette industrie florissante connaît son apogée à la fin du XIXe siècle, avec des dizaines de manufactures et des milliers d’emplois. Mais le XXesiècle est marqué par une profonde crise : la concurrence internationale, les transformations industrielles et les difficultés sociales entraînent une chute de la production. Aujourd’hui, seules quelques manufactures historiques – comme Bernardaud, Haviland, Royal Limoges ou Raynaud – poursuivent l’activité, souvent avec une forte spécialisation ou un positionnement haut de gamme. Malgré cette contraction, acteurs publics et privés cherchent à maintenir vivante cette part essentielle du patrimoine limougeaud. Des institutions, comme le Musée national Adrien-Dubouché ou le plus petit, mais très actif, musée des Casseaux, valorisent les aspects techniques, artistiques et sociaux de cet héritage. En parallèle, la tradition se perpétue dans les entreprises labellisées « Entreprises du patrimoine vivant », qui associent excellence artisanale et création contemporaine. Nommée « ville créative », pour les arts du feu, par l’Unesco depuis 2017, Limoges fait vivre cette mémoire à travers un jalonnement urbain de céramique initié en 2019. L’art contemporain y dialogue avec l’histoire industrielle pour ancrer la porcelaine dans l’espace public comme élément actif de l’identité culturelle actuelle de la ville. Des travaux s’appuyant sur la théorie des émotions dite « élargir-et-construire » (« Broaden-and-Build Theory of Emotions ») permettent de mieux comprendre ce phénomène. Comme l’ont démontré de nombreuses recherches récentes sur les comportements pro-environnementaux s’appuyant sur cette théorie, ce sont les émotions positives, comme la fierté, qui stimulent la découverte de nouvelles actions, idées et liens sociaux. Une étude publiée en 2023 montre que les personnes attachées à leur environnement local sont plus susceptibles d’adopter des comportements favorables à l’environnement, et que la fierté renforce cette probabilité. En appliquant ce cadre théorique au domaine du tourisme culturel, cette recherche fournit des enseignements précieux pour les territoires périphériques ou marginalisés économiquement, comme celui étudié, mais aussi pour de nombreux autres à travers l’Europe (et au-delà), qui misent sur le patrimoine culturel pour reconfigurer leur tissu social et économique. Contrairement aux grandes villes bénéficiant de visibilité et d’investissements globaux, les petites villes s’appuient fortement sur l’engagement local pour faire vivre leurs politiques de régénération urbaine. Ici, la fierté n’est pas qu’un sentiment agréable – elle peut être un puissant levier de mobilisation civique. Dans des zones aux ressources limitées, l’investissement émotionnel des habitants peut faire la différence entre un site culturel florissant et un patrimoine délaissé. Notre analyse statistique, basée sur un modèle de médiation causale, démontre le rôle central de la fierté locale en tant que facteur amplificateur des comportements protouristiques. En effet, la fierté a un impact positif et significatif sur les recommandations de visite. L’environnement naturel, social et urbain local devient digne d’une visite dès lors qu’il contribue à la fierté locale. Cependant, un résultat contraire apparaît pour l’artisanat d’art : la fierté ne constitue pas un médiateur significatif pour l’artisanat d’art. Nous interprétons ce résultat comme une illustration des deux voies – cognitive et émotionnelle – qui sous-tendent les processus de prise de décision : d’une part, les habitants sont bien conscients du patrimoine distinctif de Limoges (connaissance) ; de l’autre, n’en sont pas fiers – mais c’est justement la fierté (ou le manque de fierté) qui influence leur volonté de (ne pas) recommander la ville pour une visite (intention comportementale). Cette dualité est illustrée par les propos des habitants, dont certains déclarent par exemple : « Je suis heureuse (plutôt que fière) de vivre à Limoges, car c’est un peu une ville à la campagne », mettant en lumière un attachement émotionnel qui ne relève pas d’un sentiment de fierté. Dans le cas spécifique de Limoges, le décalage révélé entre (l’absence de) fierté pour le patrimoine porcelainier et l’engagement citoyen nécessite une exploration plus approfondie des dynamiques socio-économiques. Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui ! La porcelaine de Limoges n’est pas seulement un symbole d’artisanat artistique ; c’est aussi une industrie créative porteuse d’un savoir-faire millénaire. Pourtant, son image de produit bourgeois peut ne pas résonner avec une population majoritairement ouvrière ayant connu des difficultés économiques. De plus, bien que la porcelaine soit emblématique, elle est souvent perçue comme éloignée du quotidien, cantonnée au marché du luxe, et non comme une partie vivante de l’économie locale. Sans oublier le déclin brutal de l’industrie porcelainière et les pertes d’emplois massives depuis les années 1930. Un chiffre parle de lui-même : entre 1930 et 1939, la production de porcelaine s’effondre, passant de 10 000 à 3 400 tonnes. Bien que très spécifiques, ces couches de complexité permettent de mieux comprendre pourquoi la fierté locale à l’égard des atouts de la ville est si inégalement répartie. En même temps, elles peuvent s’appliquer à de nombreuses autres zones post-industrielles cherchant à revitaliser leur identité et leur économie en s’appuyant sur des ressources naturelles (comme le kaolin pour la porcelaine) et des savoir-faire locaux. Les résultats de l’étude remettent en question le paradigme dominant – mais en évolution, notamment depuis l’adoption de la Convention de Faro en 2005 – des politiques patrimoniales descendantes. Dans de nombreuses régions, les initiatives culturelles sont conçues et mises en œuvre sans réelle concertation avec les populations locales, en partant du principe que les retombées économiques suffiront à susciter leur adhésion. Pourtant, comme le montre le cas de Limoges, l’absence de fierté peut saper même les projets les mieux financés. Pour que le tourisme durable et la revitalisation industrielle réussissent, les récits locaux doivent être non seulement reconnus, mais intégrés activement dans les politiques publiques. Par ailleurs, les stratégies qui ignorent le paysage émotionnel d’une communauté risquent d’exacerber le sentiment de dépossession, particulièrement problématique dans les zones rurales ou post-industrielles où les perspectives économiques sont limitées. Plutôt que d’imposer une vision du patrimoine venue d’en haut, les collectivités locales et les organisations de gestion des destinations (OGD) devraient engager les communautés dans la co-construction de récits patrimoniaux qui reflètent à la fois la signification historique et la fierté contemporaine – non pas uniquement comme atout touristique, mais comme ressource économique vivante. Cette recherche – que les auteurs étendent actuellement à d’autres villes moyennes dotées d’un patrimoine culturel distinctif, comme Biella et le textile en Italie, Grasse et le parfum ou encore Périgueux et l’art du mime – suggère que, lorsque les savoirs communautaires et les politiques institutionnelles ne s’alignent pas, le patrimoine risque de devenir un simple objet de musée – observé, mais pas nécessairement « ressenti » au point de susciter une action collective. La fierté civique apparaît ici comme un facteur déterminant pour transformer le patrimoine en un bien vivant, porté par la communauté, capable d’alimenter à la fois le tourisme et l’économie locale. Pour les décideurs publics et les urbanistes, cela implique de repenser les approches traditionnelles descendantes au profit de modèles participatifs et ancrés dans le territoire, qui favorisent une connexion émotionnelle entre les communautés et leur héritage culturel. Le patrimoine culturel peut en effet être un levier de tourisme durable et de revitalisation économique – mais seulement s’il résonne réellement avec celles et ceux qui l’ont façonné. Valentina Montalto est membre du Lab Culture et Industries Créatives de KEDGE Arts School - Centre d'Expertise de KEDGE Business School. Texte intégral 2644 mots
Quand le patrimoine et les sentiments locaux divergent
La porcelaine à Limoges
Une part essentielle du patrimoine
Le rôle des émotions dans l’action collective
L’investissement émotionnel des habitants, puissant levier
Comprendre la déconnexion émotionnelle au patrimoine local
Une image de produit bourgeois
Repenser les politiques patrimoniales descendantes
Au-delà de la façade du patrimoine culturel
17.06.2025 à 17:25
Édouard Glissant, poète du tremblement et penseur des arts
Jusqu’au 30 juin, le Centre Pompidou (Paris) présente l’exposition « Paris noir. Circulations artistiques et luttes anticoloniales, 1950-2000 ». Elle y rend principalement hommage à des artistes plasticiens, mais offre également une place de choix au poète-philosophe Édouard Glissant. Retour sur la relation de celui-ci avec les artistes. Des Afriques aux Amériques, la ville-monde de Paris se déploie en archipel transatlantique et carrefour panafricain, accompagnant l’expression esthétique anticoloniale dans toutes ses dimensions, pendant cinquante ans d’émancipation. Tel est le cœur de l’exposition « Paris noir », avec 150 artistes africains, caribéens et africains-américains, du créateur béninois Christian Zohoncon à la Haïtienne Luce Turnier, du peintre Beauford Delaney au Sud-Africain Gerard Sekoto. Les plasticiens et expérimentateurs mettent en vibration de nouvelles liaisons magnétiques et artistiques, par l’émergence de formes afro-modernes inédites. S’y joue un dialogue entre histoires et cultures, qui relie art et mémoire en un laboratoire des imaginaires : du mouvement de la négritude à la politique des identités, du premier numéro de Présence africaine (1947) au lancement de la Revue noire (1991), les esthétiques et politiques relationnelles explorent les retours et détours de l’Afrique vers le Tout-monde. Par d’étroites alliances, qui croisent poètes, artistes et théoriciens, le combat anticolonial est une révolte menée sur plusieurs fronts, comme le rappelle le catalogue de l’exposition Paris noir, citant le moderniste nigérian Ben Enwomwu : « L’artiste africain moderne doit faire face à une double responsabilité : trouver un credo artistique et une philosophie pour étayer ses idées révolutionnaires. » D’autres dimensions intellectuelles pionnières émergent, portées par les écrivaines Paulette et Jane Nardal, les poètes Suzanne et Aimé Césaire ou le psychiatre Frantz Fanon. Parmi ces personnalités martiniquaises engagées, Édouard Glissant (1928-2011) participe du renouveau culturel antillais et international. Le poète-philosophe s’intéresse aux arts : théâtre, cinéma, danse, architecture, street art, photographie, sculpture, musique ou peinture. Passionné par la diversité des expressions, voies d’accès au sensible, Glissant fréquente les artistes tout au long de sa vie. Il se rend aux ateliers, discute avec les plasticiens, commente les œuvres ; il préface les catalogues d’exposition, participe aux festivals de musique, attentif aux chorégraphies expérimentales et invente la pratique des chaos-opéras. Sur plusieurs décennies, Glissant est proche d’artistes cubains – les peintres et sculpteurs Wifredo Lam et Agustín Cárdenas, martiniquais – le céramiste Victor Anicet, du Chilien Roberto Matta, de l’Argentin Antonio Segui, de l’Uruguayen José Gamarra, du Vénézuélien Pancho Quilici, de l’Italien Valerio Adami, du peintre états-unien Irving Petlin, de la plasticienne polonaise Gabriela Morawetz ou du peintre-graveur libanais Assadour. La philosophie de l’art chez Glissant ne se limite pas à une théorie lisse et unifiée, comme dans la hiérarchie classique des arts – présente dans les branches du savoir au XVIIIe siècle européen. Au contraire, la puissance chaotique des créations se déploie en pratique des traces, vitesses et rythmes. Elle approche le sensible par le tremblement et la démesure. Loin du système des arts, la réflexion de Glissant sur la création est une chaosthétique : ouverture multiple, tremblante, intuitive et polyphonique sur le monde, passant par l’oscillation et la déambulation, le déferlement et le brisement. Glissant entretient un rapport pluri-sensible aux objets esthétiques. Les découvertes artistiques le guident, non pas au beau abstrait, mais aux beautés sensibles, sur gravure ou dessin. Glissant définit l’art en geste inachevé : « C’est dévoiler ce qu’on ne voit pas, prévoir cela que la plupart ne cherchent pas, fouiller le paysage qui est autour, accorder ensemble des rythmes qui ne se sont jamais connus. » Pour Glissant, la démarche classique cède le pas à une intuition du monde. Le savoir rationnel traditionnel se réinvente par lignes de force en créolisation, constellation hybride faite de traversées et d’échappées. En rupture avec l’uniformité et la normalité des conventions, Glissant privilégie l’intuition chaotique : sens, sensations et sensibilités. Dans son approche de l’art, la créolisation offre trois expressions subjectives : plongée vibrante dans la matière, trouble dans le baroque archipélique et éphémère chaotique du vivant constituent des mosaïques du monde. Verbale, plastique, sonore, tactile, visuelle ou gestuelle, la démesure ouvre sur les corps, mouvements, images, mémoires, traumatismes et réparations. Glissant précise : « Figurons cet infigurable, ce mouvement, multiplié dans les espaces et dans les durées des peuples, pour autant qu’il s’agit d’un art des mots et non pas de celui des formes et des harmonies. » Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui ! Chaque œuvre invite à un autre « art des mots » sur les imaginaires du Tout-monde. Tel est le plurivers et ses rythmes, qui renvoie dos à dos les visions de l’Un – l’unicité du monde – et du dualisme – la division entre corps et esprit, âme et matière. Ni système unifié ni binarisme thèse/antithèse : Glissant inscrit l’art dans l’insaisissable chaos, le profond devenir en mouvement. Pour incarner l’énergie chaosthétique, Glissant cite le peintre Wifredo Lam : « Des ailes d’évasion, des présages d’oiseaux en plein vol effleurant nos yeux en contemplation de leur fuite, de leur exode, comme des langues de feu dans l’infini anxieux. » Penseur du déploiement inachevé et démesuré, Glissant défie la vision cloisonnée du réel et rejette les séparatismes figés. Les créations se créolisent : elles dépassent les frontières, déploient des lignes de fuite dans l’étendue, vaste et indémêlable. Philosophe de l’identité-relation multiple, opposée à la fixité-racine unique, Glissant rompt avec le dogmatisme théorique. Il défend le devenir-minoritaire au cœur de la poétique de la relation, proche de la multiplicité du rhizome. Dans une conférence sur l’art, en juin 2010, au premier colloque du Centre Pompidou-Metz, Glissant précise : « La fixité formelle est d’autant plus belle que le tremblement par-dessous anime la vie d’une matière, qui est celle du monde. » La sensibilité de Glissant s’appuie sur sa première grande expérience artistique en France, la Galerie du Dragon à Paris. Dès son arrivée pour ses études en 1946 et pendant plusieurs décennies, il assiste aux expositions à la galerie du 19, rue du Dragon. Animé par le poète Max Clarac-Sérou et la diplomate Cécilia Ayala, ce lieu accueille la peinture onirique et surréaliste, dans l’esprit politique de l’avant-garde. De jeunes écrivains, Glissant, Michel Butor ou Henri Michaux y rencontrent des artistes-plasticiens, graveurs ou sculpteurs, Matta et Giacometti, Jean Hélion ou Bernard Saby. De solides amitiés y voient le jour, autour des peintures balnéaires de Leonardo Cremonini, évoquant la lumière des îles Éoliennes, ou des sculptures en marbre de Jean Robert, dit Ipoustéguy. Ainsi, Victor Brauner, figure majeure dadaïste, y présente une exposition en 1961. À son propos, Glissant écrit : « Ainsi apprenons-nous à fréquenter le Monde, ses éclats irréductibles et ses lumières répandues, unies comme des limons de fleuves qui s’enlacent. » Pour Glissant, les artistes de la Galerie du Dragon élaborent des fréquentations sensibles du monde. Leurs créations engagent paysages et mémoires multiples. Un réel inédit est approché. Pour Glissant, l’art, c’est la recherche de la différence, non de l’identique : « La particule élémentaire du tissu du vivant, ce n’est pas le même, c’est le différent. Si on ajoute le même au même, on obtient le même. Mais si on ajoute du différent au différent, on obtient de l’inédit, de l’imprévisible, du nouveau. » Glissant participe aussi de cette découverte de la nouveauté : sa pensée des arts, ni simple commentaire d’un tableau ni regard sur une installation, est une texture plastique, une inventivité originale, insolite et sans équivalent. Aliocha Karol Wald Lasowski ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 1812 mots
Quelle est la relation de Glissant aux artistes ?
Un rapport sensible et intuitif à l’art
Un insaisissable chaos
La Galerie du Dragon
16.06.2025 à 16:00
Thés sencha, umami, grands crus… Comment le marketing invente de nouveaux discours
Bienvenue à l’ère des thés iodés, boisés et umami. Cette nouvelle culture du thé haut de gamme s’appuie sur de supposés terroirs ou sur un imaginaire de raffinement, inspiré de l’œnologie. Les grands gagnants de cette mutation sémantique : les distributeurs et vendeurs de thé. « Thés d’origine », « grands crus », « goût iodé » ou « boisé », « saveur umami », senteurs qui « évoquent les montagnes de Chine », si ces termes vous parlent, vous êtes certainement amateurs de thé. Depuis quelques années, ils fleurissent et traduisent un changement palpable dans les discours environnant la consommation du précieux breuvage. En 2022, la consommation moyenne de thé en France était de 250 grammes par personne et par an. Cette mutation emprunte beaucoup aux discours œnologiques. Elle s’inscrit dans une longue histoire, celle de la perception occidentale du thé comme une boisson à la fois exotique et raffinée. En réalité, elle n’est pas spécifique à la France. Elle témoigne d’une évolution du marché européen qui doit beaucoup à l’action des distributeurs spécialisés et à leur stratégie marketing. C’est ce que montrent les premiers résultats d’une étude qui sera présentée à Lyon le 20 juin, lors d’un colloque consacré à l’histoire du marché du thé dans une perspective interculturelle. Les nouveaux discours du thé doivent beaucoup aux usages développés dans le domaine de la vigne et du vin. Une première série d’emprunts à l’œnologie concerne les pratiques de désignation des thés, en particulier des thés purs : les cultivars, terme botanique, sont fréquemment qualifiés de « cépages ». Comme un vin, un thé peut « libérer des saveurs » qualifiées par des adjectifs que l’on retrouve aussi dans la description des arômes du vin ou du whisky. Le goût n’est pas seulement décrit en termes de « saveurs », mais aussi de « notes ». Par exemple, un thé darjeeling est décrit comme : « Produit dans le jardin de Selimbong, ce thé noir dévoile lors de sa dégustation tout le charme secret qui rend les thés de printemps de cette région du nord de l’Inde si séduisants. Sa liqueur enveloppante libère des saveurs florales, fruitées, boisées et minérales d’une rare intensité. » Les descriptions empruntent des tournures syntaxiques à l’œnologie : là où un vin peut « offrir une robe » qui sera décrite par des adjectifs de couleur, un vin « offre » ou « procure une tasse ». Même si celle-ci peut être « dorée », elle sera souvent décrite pour autre chose que sa couleur, comme « douce » ou « chaleureuse ». Pour sa part, la description des « accords » thé/mets par les « sommeliers de thé » est calquée sur le discours des sommeliers traditionnels, comme pour ce thé du Yunnan : « Ce thé s’accorde idéalement avec une viande rouge ou un gibier : ses notes se fondent avec les parfums pyrogénés de la viande rôtie ou grillée. Les notes miellées du Grand Yunnan impérial se marient aussi parfaitement avec un chocolat noir intense, pour un accord de caractère. » On assiste à la diffusion d’une nouvelle culture du thé haut de gamme, en prenant appui sur les usages de l’œnologie. Ce choix stratégique se révèle d’autant plus judicieux qu’il est en phase avec l’image historique du thé comme boisson synonyme de raffinement et de distinction. Un distributeur peut ainsi décrire « un Earl Grey très élégant, à la fois sophistiqué et racé ». La scène européenne du thé pris un soir d’automne ou d’hiver ressurgit au détour de la description d’un thé de Chine : « Un (thé) Pu-Erh de l’année aux feuilles torsadées, offrant une infusion au bouquet sous-bois humide et des notes évoquant le feu de cheminée. » Comme pour le vin, les descriptions des thés d’origine évoquent volontiers des paysages : « Les nuits fraîches et brumeuses des contreforts de l’Himalaya ont donné à cette récolte de printemps son arôme si particulier. » Plus généralement, les descripteurs utilisés renvoient souvent au domaine de la forêt, comme le montrent les adjectifs désignant la flore, mais aussi le « goût de sous-bois » fréquemment prêté au Pu-Erh chinois. La montagne et surtout la mer sont fréquemment mobilisées, elles aussi, sur une base fortement métaphorique. On ne s’étonnera donc pas de voir qualifié de « iodé » un thé s’accordant avec des fruits de mer : « Cette récolte d’été offre une tasse aux notes végétales puissantes et à l’arôme iodé avec une légère astringence. Parfait en accompagnement de fruits de mer et crustacés, poisson cru et fromage de chèvre frais. » La France produit 1 500 tonnes de thé par an, notamment à la Réunion, mais peu en France métropolitaine. Cette très faible production introduit une différence importante avec les discours du vin, en tout cas des vins français. La question du terroir est traitée sur le mode de l’exotisme, comme l’attestent les descriptions commençant par la désignation d’un lieu d’origine. Ce dernier prend la forme d’un nom propre que l’acheteur ne connaît pas forcément, le jardin de Selimbong. Mais la question de l’ancrage dans un territoire ne se réduit ni aux paysages ni aux toponymes. Un thé pur ni parfumé ni mélangé et issu d’une seule région sera souvent qualifié de « thés d’origine », et adossé à un standard des productions agroalimentaires valorisées, l’appellation d’origine. Mais chez certains distributeurs, cette appellation s’applique aussi au genmaïcha, mélange de thé vert japonais et de riz soufflé, ou au thé au jasmin. Les terroirs des « thés d’origine » sont presque toujours asiatiques, ce qui se traduit par des emprunts lexicaux au japonais et au chinois. Un simple coup d’œil à l’outil Google Ngram – application linguistique permettant d’observer l’évolution de la fréquence d’un ou de plusieurs mots ou groupes de mots – permet de constater une explosion récente de la fréquence du mot japonais umami dans les données francophones. Umami, en japonais, signifie « savoureux ». Il n’est pas particulièrement associé au thé, mais a connu une popularité récente pour désigner une « cinquième saveur » supposément spécifique de la culture alimentaire japonaise. Le terme sencha, thé vert japonais, voit également son usage augmenter fortement. Cela contraste avec des thés plus haut de gamme gyokuro, mélangées genmaicha ou spécifiquement chinois comme Pu’Erh ou puerh, dont la fréquence d’usage est stable. L’évolution des discours se cristallise donc sur le thé vert pur japonais d’entrée ou de milieu de gamme. Cette évolution sur les trente dernières années doit beaucoup à quelques distributeurs emblématiques fonctionnant sur le modèle de la franchise comme Le Palais des Thés. Ces entreprises ont construit une image de marque reposant sur l’expertise technique de leurs fondateurs et la mise en avant d’un rôle de médiateur culturel et gastronomique. Le déploiement de cette nouvelle culture du thé passe par l’implantation de boutiques reconnaissables dans les quartiers commerçants de luxe, par le développement de formations privées ou partenariales aux métiers du thé, en particulier autour du métier de sommelier de thé, et par des initiatives éditoriales comme la publication de beaux livres sur le thé. Cette stratégie n’est pas spécifique au marché français. Elle est également très bien documentée en Allemagne, où elle a été initiée à la toute fin des années 1980 par la société Gschwendner. On en retrouve les grands principes en France dans la politique d’une société qui a pris son essor dans les années 1990, le Palais des thés. Dans les deux pays, les marques historiques vendant des thés parfumés de luxe ont rapidement développé une offre commerciale adaptée à ce marché émergent. La comparaison entre les deux pays a ses limites. Les pratiques discursives attachées à cette nouvelle culture ont des formats très semblables, mais leur substance linguistique diffère. Les contributions consultables sur la théinosphère allemande évoquent le goût moins en détail, mais certaines s’attardent davantage sur la nuance de vert dans la tasse. De façon générale, l’homogénéisation des discours sur le thé dans le monde germanophone semble moins avancée qu’en France. Peut-être sous l’effet d’une sociologie des discours du vin qui n’est pas tout à fait la même entre les deux pays ? Pierre-Yves Modicom ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 2524 mots
Parler d’un thé comme d’un vin
Thé haut de gamme
Terroir de thé « umami »
Évolution du marché