11.02.2025 à 18:15
Que reste-t-il de l’expérience artistique au Louvre ?
Dans ses annonces d’une « nouvelle renaissance du Louvre », Emmanuel Macron a parlé d’un objectif de 12 millions de visiteurs par an d’ici 2040 et annoncé le déplacement de la Joconde dans une autre salle afin de mieux gérer la foule de ses admirateurs. Le musée comme lieu de visite de masse semble être le cœur du projet, et la réflexion sur les fonctions du musée, le rapport aux œuvres, les enjeux artistiques ou la médiation culturelle, réduite à portion congrue. Comme l’écrit le chercheur en muséologie Daniel Jacobi, « les musées n’exhibent plus leur catalogue, ils se contentent d’afficher la courbe d’évolution du nombre d’entrées ». Est-ce donc cela la démocratisation culturelle ? C’est un long cortège qui se déploie en un piétinement rituel, celui du public venu en masse au musée du Louvre pour admirer les œuvres de Leonardo Da Vinci. Ce jour-là, les visiteurs doivent patienter bien plus d’une demi-heure pour accéder non pas aux salles d’exposition, mais à un labyrinthe de poteaux à sangles installés là pour guider la foule, la ramasser sur elle-même, la contenir. Le serpentin du public est ici retenu par un ouvreur qui gère le flux continu. Enfin, il nous laisse accéder au « saint des saints », en fonction du nombre de sortants. Et la procession de reprendre sur le parquet usé et sonore des salles bondées, dans les crissements de pas. C’est à la queue leu leu que le public se presse devant les œuvres. Je compte : un, deux, trois, quatre secondes et au suivant. Pour une partie du public, la venue au musée n’a pas grand-chose à voir avec les œuvres elles-mêmes. Une part majeure de l’expérience du musée réside en ce que ces expositions et leurs lieux représentent d'événementiel et de symbolique. Ce qui s’exprime alors pour beaucoup de visiteurs, c’est la dimension collective d’une expérience esthétique, mais en dehors du musée et de l’exposition. La magnificence du site prime sur l’attrait pour les œuvres. L’expérience du musée de masse se joue dans ce rapport à une architecture, à un site. Aller au Louvre, c’est se confronter à une scénographie urbaine spectaculaire, extra ordinaire, qui fait évènement. Un musée comme le Louvre met en scène l’urbanité, dans le sens où vivre la ville nous disait le professeur en histoire de l’architecture Antoine Picon, c’est vivre (potentiellement) une succession d’évènements. Par sa renommée, son histoire, autant que par sa dimension artistique, le musée, le Louvre en particulier, est l’évènement. L’évènement comme dimension urbaine caractéristique, la culture comme évènement. Dans l’accès au musée se construit ainsi un rapport au cadre bâti de la ville et plus largement à son histoire. Accéder aux grands musées, c’est pour le touriste vivre l’essence représentée d’une ville, d’un pays, accéder à des lieux qui font mémoire collective à l’échelle nationale, voire mondiale. Le musée est intégré à un parcours urbain, et sa visite vient renforcer l’expérience de la ville, c’est parfois même le point d’orgue d’un séjour. Se promener dans l’évènement urbain que représente une exposition revient pour beaucoup de touristes à vivre pleinement la ville, quitte à éclipser l’enjeu artistique, qui apparaît alors bien secondaire. Chaque samedi, The Conversation en mode week-end : un pas de côté sur l'actu pour mieux comprendre le monde qui nous entoure. Abonnez-vous dès aujourd’hui ! Au-delà de la satisfaction d’accéder au site, de « faire » le Louvre comme on dit, une bonne partie du public accorde une attention diffuse aux œuvres. « Pourquoi voir la Joconde ? Elle est normale, c’est juste un portrait. Je crois que c’est parce que tout le monde en parle », me dit cette jeune visiteuse. « Je trouve qu’elle est banale, on s’habitue, pas magnifique quoi. » Comme le notait déjà Olivier Donnat, statisticien au ministère de la culture, dans les années 1990 « les usages les plus fréquents du musée sont éloignés du modèle du rapport cultivé aux œuvres ». Et pour cette jeune femme qui se prend en selfie dos à la Joconde, le moment de la visite va devenir rapidement secondaire, par rapport à l’intensité de la reconnaissance qu’elle obtiendra après avoir montré sur les réseaux sociaux qu’elle est allée au Louvre. Il existe bien des touristes amateurs d’art, ceux qui viennent pour les œuvres, mais que dire de l’expérience esthétique qu’ils vivent à l’intérieur du musée ? En effet, quand on est dans les salles d’exposition on éprouve des doutes. Comment parler d’expérience esthétique lorsque les études très nombreuses chronomètrent le temps passé devant les œuvres, qui oscille entre 4 et 20 secondes maximum ? Encore faut-il ajouter à cette rapidité la pression imposée à celui qui regarde dans la densité extrême du piétinement le long des cimaises. Comment pourrait se jouer en si peu de temps ce que le sociologue Jean-Claude Passeron nommait le pacte de réception artistique, lorsque le visionneur ne fait que zapper dans la mobilité, d’un tableau à l’autre, d’une sculpture à une installation ? À bien observer les visiteurs, rares sont ceux qui s’arrêtent devant les cartels, encore moins nombreux ceux qui les lisent entièrement, quant aux visites guidées elles sont le fait d’une minorité. J’interroge un visiteur : « En dehors des tableaux connus, dans les salles, on ne sait pas trop quoi regarder, ils se ressemblent tous. » Parmi les plus virulents critiques des grandes expositions, on retrouve paradoxalement les apôtres de la démocratisation artistique. Ils leur donnent la « mission de rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité au plus grand nombre », pour reprendre les termes d’André Malraux lorsqu’il était ministre de la culture. Cependant, ils sont parfois prompts à déplorer le caractère dégradé de la relation à l’œuvre dans le cadre des expositions-événements. Comme le note Daniel Jacobi : « Les amateurs d’art et de patrimoine les plus experts n’ont pas de mots assez durs et sévères pour se moquer de ces visites dites “à l’américaine”, superficielles et peu à même d’apprécier ou de goûter ce qui est visité ou exposé. » Le débat n’est pas nouveau et il fut porté dès les années 1920-1930 par les philosophes Max Horkheimer, Walter Benjamin et Theodor Adorno, ce dernier dénonçant « les œuvres perverties » dès lors qu’elles sont exposées à la masse « des yeux et des oreilles aliénées ». L’idéal démocratique achoppe ici sur une fonction majeure de toute pratique culturelle : la distinction sociale. C’est ce qui rend la démocratisation culturelle si ardue, malgré les efforts de médiation culturelle. D’une part, les amateurs d’art sont certainement les premiers à ne pas vouloir être confondus avec les masses. D’autre part, les « masses » en question, loin d’être homogènes, restent rétives à toute imposition de ce qui est désigné par les professionnels de la culture comme digne d’intérêt. La majorité des publics tend ainsi soit à éviter les formes culturelles légitimes, soit à les détourner, serait-ce avec un selfie, soit, tout simplement, à inventer ses propres pratiques. Alors que vont défendre les 800 millions d’euros promis par Emmanuel Macron, qu’ils proviennent du public ou du privé ? L’insatisfaction des amateurs d’art auxquels on promet encore plus de touristes, jusqu’à 12 millions par an ? Des pratiques de loisirs culturels dans un cadre majestueux, ce qui, peut-être, n’est pas rien ? Cet argent permettra sans doute principalement de mettre en scène une France prestigieuse qui vit sur son héritage, d’offrir un décor de rêve cachant un malaise culturel français grandissant. Une politique culturelle non plus centrée sur la culture, mais sur la communication, entre enjeu de prestige et économie du tourisme de masse. Fabrice Raffin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 1752 mots
Le musée comme évènement, l’art en arrière-plan
Se montrer au musée plutôt que regarder les œuvres ?
La distinction sociale, fonction majeure de toute pratique culturelle
10.02.2025 à 17:19
Kendrick Lamar au Super Bowl : des concerts toujours plus politiques ?
Le Super Bowl 2025 s’est tenu dimanche 9 février, avec le rappeur Kendrick Lamar en tête d’affiche du concert de mi-temps. À ses côtés, 80 danseurs vêtus de rouge, de blanc et de bleu, évoquant un drapeau américain mouvant, et Samuel L. Jackson costumé en Oncle Sam. Difficile de ne pas voir une mise en scène politique, surtout quand l’Oncle Sam lâche un : « Trop bruyants, trop téméraires, trop ghetto », devant la prestation de ces danseurs aux couleurs patriotiques. Dans la publicité de la National Football League (NFL) qui annonçait que Kendrick Lamar assurerait la mi-temps du Super Bowl 2025, le rappeur de 37 ans se tenait devant un gigantesque drapeau américain et mettait des ballons de football dans une machine qui les lançait vers des receveurs. « Est-ce que vous répondrez présent ? Je l’espère », disait-il en annonçant sa participation sur l’une des plus grandes scènes du monde, où les enjeux culturels peuvent être aussi importants que les enjeux sportifs. Artiste de renommée mondiale, lauréat d’un Grammy et d’un prix Pulitzer, Kendrick Lamar joue dans sa propre ligue. Ses critiques sans détour des injustices raciales, de l’inégalité systémique et de l’exploitation de la culture noire ont fait de lui un visionnaire culturel et un artiste qui repousse les limites. Mon travail porte sur la façon dont la race et le racisme sont construits, représentés et remis en question dans les médias de masse, en particulier dans les actualités, la musique et le sport. L’histoire compliquée de la NFL en matière de justice sociale rend la participation de Kendrick Lamar encore plus significative. Le sport a toujours été politique, malgré les appels persistants de certains à ne pas mêler la politique au sport. La tradition de jouer l’hymne national avant les événements sportifs n’est qu’un exemple parmi d’autres : la chanson est enracinée dans la douleur de la guerre et sert d’appel au patriotisme. Il y a aussi les actes de protestation – non sanctionnés – des joueurs et des supporters. Lorsque les athlètes professionnels font grève, il s’agit d’un acte politique. Lorsque les supporters déploient des banderoles pour soutenir les Palestiniens, c’est politique. Depuis le poing levé de Tommie Smith et John Carlos aux Jeux olympiques de 1968 en solidarité avec les communautés noires pendant le mouvement pour les droits civiques, jusqu’au refus de Muhammad Ali de participer à la guerre du Viêt Nam, en passant par l’agenouillement de Colin Kaepernick pour protester contre les brutalités policières, les athlètes utilisent depuis longtemps leur tribune pour remettre en question les injustices. Pourtant, les actes militants suscitent souvent des réactions négatives, et la NFL tente de réguler le discours politique. Les actes militants de Kaepernick ont déclenché un débat national sur le patriotisme et le fait de manifester des opinions politiques sur le terrain de jeu. Les propriétaires de la NFL ont ensuite semblé le mettre à l’index de la ligue. Nick Bosa, défenseur de l’équipe des 49ers (de San Francisco, ndlr), a été condamné à une amende pour avoir violé une règle interdisant aux joueurs de porter des vêtements véhiculant des « messages personnels » lorsqu’il a porté un chapeau MAGA (Make America Great Again) lors d’une interview d’après-match en 2024. En parallèle, les propriétaires de la NFL ont donné des millions aux campagnes présidentielles, la plupart de ces contributions allant aux candidats républicains. Le spectacle de la mi-temps du Super Bowl est plus qu’un simple intermède musical, et ce depuis longtemps. C’est une scène où convergent des courants culturels et politiques. Lors de l’apparition de Beyoncé en 2016 aux côtés de la tête d’affiche Bruno Mars, elle a rendu hommage aux Black Panthers, à Malcolm X et au mouvement Black Lives Matter. La prestation de U2, lors du Super Bowl 2002, a été un moment de deuil collectif et d’espoir pour un pays encore sous le choc des attaques terroristes du 11 septembre. Plus récemment, la performance de Dr. Dre en 2022 a célébré l’ascension du hip-hop d’un genre marginalisé à une force culturelle dominante. Eminem, qui a également participé à ce spectacle, s’est agenouillé sur scène pour critiquer le traitement réservé par la NFL aux athlètes et militants noirs. Pour moi, la participation de Kendrick Lamar au Super Bowl symbolise une réflexion plus large sur la manière dont la NFL gère la tension entre la politique et le divertissement commercial. En effet, l’art de Kendrick Lamar est plus que de la musique. C’est du militantisme. Depuis son album To Pimp a Butterfly, récompensé par un Grammy, jusqu’à l’album brut et introspectif DAMN., lauréat du prix Pulitzer, Kendrick Lamar n’a cessé d’aborder les thèmes de l’oppression systémique, de l’injustice raciale et du quotidien des Afrodescendants aux États-Unis. Des morceaux comme « DNA. » sont des célébrations sans complaisance du fait d’être noir et de la résilience générationnelle : I got loyalty, got royalty inside my DNA J’ai de la loyauté, de la royauté dans mon ADN « The Blacker the Berry » explore les complexités de l’identité noire et de la confrontation avec le racisme systémique : I said they treat me like a slave, cah me Black J’ai dit qu’ils me traitent comme un esclave, parce que je suis noir Et « XXX. » confronte la cupidité, la violence et l’hypocrisie au cœur de la vie américaine. Hail Mary, Jesus and Joseph Je vous salue Marie, Jésus et Joseph Contrairement à de nombreux artistes grand public, Kendrick Lamar semble maîtriser l’équilibre délicat entre succès commercial et texte politique. Son génie réside dans sa capacité à écrire des chansons qui transcendent la race, le sexe et la classe sociale. Alors que les États-Unis sont aux prises avec des puissances poussant à démanteler les pratiques de diversité, d’équité et d’inclusion, alors que le pouvoir des entreprises est de moins en moins contrôlé, les conversations sur la race et l’inégalité restent au premier plan. Kendrick Lamar n’a jamais hésité à traiter de vérités dérangeantes dans sa musique et le Super Bowl est une occasion unique de fusionner art, militantisme et critique des États-Unis. Il s’est donc saisi de cet événement. Est-ce que vous avez répondu présent ? Moi, oui. Christina L. Myers ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 2545 mots
Sports, politique et retour de bâton
Kendrick Lamar : un artiste et un militant
Quarter piece, got war and peace inside my DNA
I got power, poison, pain and joy inside my DNA
I got hustle, though, ambition flow inside my DNA
Pièce de 25 cents, guerre et paix dans mon ADN
J’ai du pouvoir, du poison, de la douleur et de la joie dans mon ADN
J’ai de l’agitation, le flow de l’ambition dans mon ADN
Woi, we feel whole heap of pain cah we Black
And man a say they put me inna chains cah we Black
On ressent masse de souffrance, car nous sommes noirs
Et ils disent qu’ils nous ont enchaînés parce qu’on est noirs
The great American flag
Is wrapped and dragged with explosives
Compulsive disorder, sons and daughters
Barricaded blocks and borders, look what you taught us
It’s murder on my street
Your street, back streets, Wall Street
Le grand drapeau américain
Est enveloppé et tiré avec des explosifs
Trouble compulsif, fils et filles
Blocs barricadés et frontières, regardez ce que vous nous avez appris
C’est le meurtre dans ma rue
Ta rue, les ruelles, Wall Street
10.02.2025 à 11:28
Ce que nous apprennent les héroïnes de « House of the Dragon » sur l’éthique du « care »
House of the Dragon, série produite par la chaîne américaine HBO, a pris la suite de Game of Thrones. Elle montre la quête de légitimité de Rhaenyra et Alicent, malmenées précisément parce qu’elles sont femmes. En quoi une série relevant de la fantasy peut-elle nous aider à décrypter cette éthique de l’attention en l’appliquant à l’univers du management ? Depuis les travaux fondateurs de la psychologue états-unienne Carol Gilligan dans les années 1980, l’éthique du care a connu des ramifications dans la plupart des sciences humaines et sociales. Il est ainsi possible d’explorer cette éthique dans le monde du travail, en parlant de management par le care. Non pas seulement en vue de prendre en compte des sujets qui mériteraient une attention particulière – les fragilités en entreprise. Mais bien plus comme un prisme global, impliquant une approche managériale nouvelle, tout entière centrée sur l’attention à soi et aux autres. House of the Dragon se déroule 170 ans avant les événements relatés dans Game of Thrones. La série met aux prises deux camps animés par la quête du pouvoir : celui de la reine légitime Rhaenyra, désignée par son père – le roi Viserys –, et celui de la reine consort, Alicent, qui a placé sur le trône son fils aîné à la mort du roi. La série confronte ainsi deux personnages féminins au premier plan, secondées par des hommes et des femmes. Cela constitue en soi une introduction pertinente à l’éthique du care : celle-ci en effet est d’essence féministe. L’éthique du care n’a eu de cesse de mettre en lumière les inégalités de genre au travail et dans la division sociale du travail. L’économie du care – à l’hôpital, à l’école, dans les crèches ou les Ehpad – demeure encore très largement supportées par les femmes. En 2023, 90 % des postes de soins infirmiers et de garde d’enfants au niveau global sont occupés par des femmes. Le contexte de la crise sanitaire et la généralisation du télétravail a renforcé le care du quotidien porté davantage par les femmes que par les hommes. Dans House of the Dragon, les rapports de pouvoirs sont aussi des rapports de lutte des genres. La série montre la quête de légitimité d’une héritière féminine, malmenée précisément parce qu’elle est une femme. Rhaenyra et Alicent sont souvent renvoyées à leur condition, qu’il s’agisse du devoir d’engendrer un héritier mâle, comme de leur capacité à conduire une guerre. Elles doivent l’une et l’autre, faire face à un entourage, exclusivement masculin (à l’exception d’une cousine pour Rhaenyra), qui régulièrement met en doute leurs capacités à conduire les affaires du royaume. Combien de femmes, en entreprise, ont vécu cette situation ? Si vous en doutez, voici les propos que j’ai entendus en janvier 2025 dans le cadre d’une soutenance professionnelle dans le milieu du logement social, à propos d’une prise de poste : « Certains pensaient qu’une femme n’avait rien à faire dans un quartier sensible. » Présomption d’incompétence… Caroll Gilligan rappelle que « le care n’est pas essentiellement ou exclusivement la préoccupation des femmes ». Ce qui le caractérise par-dessus tout, c’est la volonté de « connexion » et la « centralité de la relation ». House of the Dragon questionne ainsi la figure de la soumission masculine au pouvoir d’une femme (Rhaenyra). Mais le ralliement de Daemon, l’époux de Rhaenyra, à la conquête du pouvoir de cette dernière, au détriment de sa propre ambition, rejoint in fine la quête d’apaisement du roi Viserys, lequel, avant de décéder, voyait sa famille se déchirer sous ses yeux. Une très belle scène rassemble ainsi cette famille désunie, au cours de laquelle Viserys témoigne tout à la fois de sa vulnérabilité – il est mourant et défiguré par la maladie – en retirant son masque, et de son profond désir de voir ses proches se rapprocher et non plus se confronter. L’essence du care, c’est ce « paradigme de l’attention », qui s’exprime ici dans une volonté de maintenir, coûte que coûte, les liens, la relation, la connexion. L’éthique du care se singularise également par sa prise en compte de notre vulnérabilité ontologique. Femmes l’une et l’autre, Rhaenyra et Alicent ont fait l’expérience du deuil très tôt dans leur vie. Elles ont, l’une comme l’autre, perdu leurs mères. Lorsqu’elles vivent encore l’une et l’autre à Port Réal, dans le Donjon rouge – le château royal – une scène très forte les rassemble. Elle montre Rhaenyra, à peine sortie de couches, se rendre dans la chambre de la reine, qui requiert sa présence (pour voir le nouveau prince né). Aidée par son époux, elle traverse le château et se rend pleine de morgue et de défi, à ce rendez-vous. La fragilité inhérente à la maternité, bien qu’il s’agisse en l’occurrence de deux femmes concernées, est instrumentalisée de part et d’autre. L’une, pour montrer son pouvoir et s’enquérir du sexe de l’enfant. L’autre, pour manifester sa force de caractère. Abonnez-vous dès aujourd’hui ! Que vous soyez dirigeants en quête de stratégies ou salariés qui s’interrogent sur les choix de leur hiérarchie, recevez notre newsletter thématique « Entreprise(s) » : les clés de la recherche pour la vie professionnelle et les conseils de nos experts. Or la vulnérabilité reste un sujet complexe à appréhender en entreprise. Les décideurs, les managers, sont censés porter leurs responsabilités indépendamment de ce qu’ils sont, de leur état de santé, des maux dont ils peuvent souffrir et qui ne sont pas forcément visibles. En ce sens, la série nous invite à nous questionner sur la fragilité, son aveu ou son silence. Elle rappelle les rapports de force qui se jouent en entreprise, comme dans un château royal fictif… Les études et enquêtes publiées sur la santé mentale au travail , comme les témoignages partagés le 4 février 2025 par les salariés atteints d’un cancer (Journée mondiale contre le cancer), en sont des illustrations. La série met magistralement en lumière le fait que nous dépendons les uns des autres. Aucun camp ne peut l’emporter sans rassembler autour de lui des alliés. Nul ne peut prétendre réussir sans le concours de vassaux et de dragonniers issus du peuple – n’en déplaise à la noblesse, qui pense avoir le monopole des dragons. La quête de vassaux occupe ainsi une bonne partie des épisodes. Le personnage le moins attentionné, Aemon, en fera probablement l’amère découverte dans la saison 3. À trop vouloir jouer seul, à ne pas savoir s’entourer et nouer d’indispensables alliances, il s’isole. Ceux qui avancent, dans House of the Dragon, sont ceux qui savent renouer des liens, qui s’attachent à ne pas les défaire pour le moins. Or, quelle entreprise ne déplore pas le manque de collaboration, le surpoids de silos ou encore les comportements opportunistes autocentrés ? House of the Dragon souligne l’éthique du care, de l’attention : celle dont nous avons besoin, que nous recevons, est tout aussi essentielle que celle que nous prodiguons. Je dépends de toi tout autant que tu dépends de moi. Pascal Chabot formule cette notion : « de la passion-raison, voilà ce qui fait sens, et qui émane du centre actif autour duquel l’être tâche de s’unifier ». Cette vision d’un être humain réunifié, dans laquelle l’affectif et le rationnel ne s’opposent plus, est centrale dans l’éthique du care. Car il s’agit bien de capter et mêler, comme nous les vivons, les flux incessants entre ces deux sphères. Le philosophe rappelle que l’expérience de travail n’est pas imperméable à ces échanges : « À leur travail aussi, les êtres sont plus attachés qu’on ne le dit ordinairement. C’est rarement à moitié que la personne s’engage, surtout si le temps a permis de multiplier les liens et les échanges. Le travail, c’est du familio-concurrentiel. […] Ce qui signifie aussi que l’on ne travaille ordinairement pas qu’avec une partie de soi-même, laissant le reste de sa personne hors champ. » Cette porosité de la frontière érigée entre nos vies personnelles et professionnelles, de plus en plus manifeste dans un monde numérisé, est au cœur d’une série dans lesquelles les personnages sont inextricablement liés par des liens affectifs et familiaux. House of the Dragon nous questionne donc aussi sur la part des émotions en entreprise et dans nos modes de management, en considérant que, loin d’être illégitimes, elles y ont une place qui mérite d’être travaillée… Benoît Meyronin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 1980 mots
Héroïne et care
Volonté de connexion
La vulnérabilité, ce sujet tabou en entreprise
Interdépendances
« Passion-raison »