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09.02.2025 à 17:06

Maisons d’opéra : le piège des économies à court terme

Guillaume Plaisance, Maître de conférences en sciences de gestion spécialiste de la gouvernance et du management non-lucratif, IAE Bordeaux
Les opéras subissent (eux aussi) des coupes budgétaires. Peuvent-ils seulement les absorber sans perdre leur qualité artistique et en respectant leurs cahiers des charges ?

Texte intégral 2194 mots

Depuis quelques mois, les maisons d’opéra françaises font état de leurs inquiétudes : grèves des danseurs du ballet de l’Opéra de Paris, signature d’une tribune commune par les dirigeants de l’Angers Nantes Opéra malgré leurs différentes couleurs politiques, baisse de 317 000 euros du budget 2025 de l’Opéra national de Bordeaux, licenciement (finalement suspendu) du chœur de l’Opéra de Toulon… Les maisons d’opéra peuvent-elles absorber ces coupes sans perdre leur qualité artistique et en respectant leurs cahiers des charges ?

La diminution du budget des maisons d’opéra annoncée fin 2024 intervient alors que les financeurs (qui sont aussi les tutelles) accroissent leurs exigences – transitions environnementales ou élargissement des rôles sociétaux – et que les cahiers des charges pour conserver les labels (par exemple, d’Opéra national en région) sont considérés par certains comme difficilement accessibles (et ce depuis le XIXᵉ siècle !). Surtout, de telles coupes reviennent à ignorer les spécificités du modèle économique de ces organisations et à sacrifier, au-delà d’une vie artistique et de l’esprit, des emplois et des retombées économiques majeures.

Un secteur au fonctionnement économique singulier

Les maisons d’opéra – tout autant que la culture en général, la santé ou l’éducation – sont soumises à la loi de Baumol et Bowen : les gains de productivité sont quasiment impossibles, car les œuvres jouées nécessitent un nombre constant de danseurs, d’instrumentistes ou de personnels techniques. Or, dans les autres secteurs, les gains de productivité permettent d’absorber l’inflation ou la hausse des salaires. À cela s’ajoute le fait que les notions de coûts fixes (existant quelle que soit l’activité) et de coûts variables (liés au nombre de levers de rideaux) sont délicates à appliquer aux maisons d’opéra.

Les économies d’échelle sont en effet difficiles (la soprano aura toujours un cachet dépendant du nombre de représentations), les coûts variables sont assez marginaux par rapport aux coûts de structure (salariés permanents, gestion de l’immobilier souvent fastueux, etc.), les coûts fixes sont rigides à court et moyen termes (et souvent incompressibles pour parvenir à remplir le cahier des charges fixé par les tutelles), les prix des billets sont fixes une fois annoncés et en dessous de toute profitabilité pour garantir l’accessibilité à la culture, etc. Les maisons d’opéra ont de ce fait une « tendance structurelle au déficit ».

Ainsi, la diminution du budget de ces maisons, qui souffrent toujours des conséquences de la pandémie et de l’inflation, ne va pas créer une rationalisation de leur structure (et donc des coûts fixes), mais plutôt celle de l’offre culturelle : moins de levers de rideaux, moins d’intermittents ou d’intérimaires embauchés, perte de qualité de vie au travail des artistes permanents, moins d’achats auprès des acteurs économiques régionaux, etc. Pourtant, pour survivre, le secteur culturel a précisément besoin de davantage de recettes, faute de pouvoir compter sur les gains de productivité déjà évoqués.

Face aux baisses de budget, augmenter les tarifs ou attirer des financeurs privés ?

Les tutelles financeuses ont, elles aussi, des budgets contraints et font face à un dilemme : sélectionner les organisations culturelles à financer ou saupoudrer, autrement dit diviser le gâteau des aides publiques en de plus petites parts pour accompagner davantage d’organisations. Ce saupoudrage est politiquement viable, mais il met en danger tous les opérateurs culturels, notamment ceux à la masse salariale importante. Les tutelles proposent alors parfois d’activer les leviers marchands, parmi lesquels la billetterie et les financements privés.

Or, du point de vue de la billetterie, il n’existe pas d’effet quantité : une salle est par définition limitée et chaque lever de rideau crée de nouveaux coûts. Quant à un effet prix, il existe, mais les augmentations sont modérées pour rester compatibles avec la logique d’accessibilité à la culture. Surtout, elles ne sont pertinentes que si les salles sont combles. Or, la morosité budgétaire risque aussi d’atteindre les spectateurs.

Du point de vue des acteurs privés, le mécénat demeure un marché concurrentiel, en France plutôt trusté par le sport. Il est en outre parfois décrié par les acteurs politiques eux-mêmes, craignant une privatisation de la culture et des conflits de valeurs avec les mécènes.


À lire aussi : Podcast : Assister à un match de foot ou aller à l’opéra, est-ce vivre la même expérience esthétique ?


Peut-on sortir de la loi de Baumol et Bowen ?

Les critiques de la loi de Baumol et Bowen évoquent d’autres options pour renflouer les caisses : les produits dérivés, les festivals, les captations et d’autres ajustements du modèle économique. Autrement dit, des logiques marchandes parfois délaissées, il est vrai. Une des raisons expliquant cette carence est sans doute l’attention croissante des maisons d’opéra aux attendus contemporains – et tout à fait légitimes – émanant de la société et des tutelles, en matière d’impact environnemental par exemple (tel que le zéro achat pour un opéra). Enfin, les collaborations et coproductions, qui permettent de mutualiser les coûts, ne sont possibles que si les autres maisons, elles, créent.

En somme, face à ces injonctions paradoxales, il n’y a pas de salut à court et moyen termes pour les maisons d’opéra si les baisses de budgets se poursuivent. Elles devront réduire leur programmation voire licencier, diminuer leurs achats ; quitte à se priver de l’effet de levier qui leur est propre : par exemple, pour chaque euro de subvention, l’Opéra de Lyon génère 2,80 euros de retombées sur le territoire. Plus précisément, l’Opéra de Lyon avait évalué un « impact économique des spectateurs » à 0,80 euro (du fait des hôtels et restaurants réservés par exemple) et un « impact économique de l’activité de l’institution » de 2 euros du fait de l’appel à des fournisseurs et sous-traitants du territoire. Et tout ceci ne fait pas état des impacts non économiques sur le bien-être des spectateurs ou encore l’attractivité du territoire.

D’une logique économique à une réflexion gestionnaire

Au-delà des problèmes pointés jusque-là, les coupes interviennent alors qu’une saison musicale se prévoit des années à l’avance. Des engagements (financiers ou non) ont donc été pris par les maisons qui risquent de ne pouvoir les honorer. Il en va de même avec les emplois publics associés : une politique de ressources humaines de qualité aurait impliqué que les tutelles adhèrent à une forme de gestion prévisionnelle des effectifs, des emplois et des compétences (GPEEC), autrement dit, anticiper.

Travaux à l’Op2ra comique en 2017
Les opéras doivent jongler avec des demandes contradictoires : mettre en conformité leurs locaux, proposer des tarifs assurant un accès du plus grand nombre à la culture, faire des économies… (travaux à l’Opéra-Comique, en 2017). Stefan Brion, CC BY-NC-ND

Comme déjà pointé, la réduction brusque des budgets alloués aux maisons d’opéra fait fi des logiques économiques culturelles. Elle démontre aussi et surtout le manque d’une culture de « bonne gestion ». En diminuant sans anticipation les budgets, il est demandé aux organisations d’être résilientes afin de traverser les crises. En l’occurrence, tel que le rappelle Boris Cyrulnik dans ses travaux, la résilience n’est pas une faculté individuelle ou personnelle, mais repose sur une galaxie d’interactions et de relations. Les maisons d’opéra n’échappent pas à cette règle. Elle peuvent assurément comprendre le défi du désendettement. Il convient cependant pour cela de communiquer avec elles, de se concerter, de prévoir et, surtout, de les armer d’un point de vue managérial pour se transformer avant de réduire leurs budgets. En somme, donner la priorité à la gestion avant de raisonner économiquement, car les maisons d’opéra ne sont pas des organisations publiques ou non lucratives comme les autres.

La culture n’est pas la seule concernée

Le point de rupture est proche (le seuil budgétaire à partir duquel aucune création n’est possible), le ministère de la culture l’a d’ailleurs bien compris en commandant à la direction générale de la création artistique (DGCA) une étude de « l’impact des baisses engagées par les collectivités territoriales ». Une approche trop brusque risque de transformer les maisons d’opéra en maisons d’accueil de spectacles privés ou en maisons fantômes sans salariés, devant alors recourir à des intermittents pour l’ensemble des activités. Il appartient à notre société de choisir l’avenir de ses maisons d’opéra, en n’oubliant pas qu’elles ne sont que les plus célèbres illustrations de la loi de Baumol et Bowen, aussi applicable aux soins ou à l’éducation…

The Conversation

Guillaume Plaisance ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

05.02.2025 à 16:38

Ce que nos smartphones font au musée

Gilles Bonnet, Professeur de littérature française moderne et contemporaine, Université Jean Moulin Lyon 3
Pour de nombreux visiteurs, faire des selfies, photographier les tableaux semble désormais plus naturel que de les contempler. Et si derrière ce geste mécanique se dissimulait une autre manière de dialoguer avec l’art ?

Texte intégral 2054 mots

Passer devant une œuvre, sortir son téléphone, prendre une photo… Dans les musées, cette chorégraphie moderne domine les habitudes des visiteurs. Et si derrière ce geste mécanique se dissimulait une autre manière de dialoguer avec l’art ?


Cet été encore, vous avez pesté. Maugréé, râlé même, contre ces grappes de touristes amateurs d’art brandissant obstinément leur Smartphone à bout de bras, et dont le seul loisir semble de surpeupler les musées en vous bouchant la vue par la même occasion. Ces deux étudiants en short et au sourire étrangement figé vous empêchent ne serait-ce que d’apercevoir le Poussin que promettait le dépliant et prennent une pose qui serait plus opportune, jugez-vous, à la sortie d’un pub qu’au cœur d’un musée. Le Rothko orangé qui clôt la série exposée dans cette autre salle où vous devinez la patte du curateur de l’exposition, soucieux d’embarquer le visiteur dans une narration cohérente, ne semble plus servir que de fond vaguement coloré à une séance de shooting pour un couple occupé à s’entre-photographier amoureusement.

Voilà que la civilisation du loisir, unie comme un seul homme, a malignement comploté et choisi le même jour que vous pour venir admirer La Nuit étoilée, qu’illuminent en l’occurrence plus de flashes que d’éclats stellaires…

Il faut se rendre à l’évidence : une foule de fans d’art a déboulé, rejouant en mode connecté la furieuse noce de Gervaise traversant le musée, pour envahir ce temple de l’art, ce gardien d’un patrimoine universel intangible, ce sanctuaire du goût (le bon). Comment peut-on, de dos forcément, ne pas même jeter un regard à de tels chefs-d’œuvre devenus purs prétextes à de fugaces selfies, ou ailleurs corrompre par l’interposition d’un écran la pureté de la relation esthétique, celle qui unit un œil et un tableau en une rencontre dont le sacré n’est pas absent ? On voit certes l’œuvre que l’on photographie, à travers l’optique de son Smartphone, concédez-vous, mais la contemple-t-on encore ? C’est dans les nymphéas de Monet que Narcisse semble désormais se noyer, non sans tendre désespérément le bras pour tenter de sauver in extremis son iPhone d’une immersion que chacun sait funeste, le sachet rempli de riz n’étant qu’une légende urbaine.

Une nouvelle place du corps au musée

Le geste même, dans sa banalité, détermine de nouvelles techniques du corps, qui peuplent les salles d’exposition de bras coudés en bec de cygne indispensables à la stabilité requise par l’objectif portable. La main, bannie du musée où un tabou a instauré l’œuvre exposée comme intouchable, fait retour : d’abord prendre le cliché d’une tape légère sur l’écran, avec cette délicatesse qui signifie, dixit Barthes, « ne pas peser sur l’autre », puis les doigts qui glissent sur la surface de l’écran, s’écartent progressivement, pour zoomer. C’est déjà une littératie, une compétence numérique acquise, qui se manifeste.


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Le regard s’est lui aussi modifié, qui ne s’ancre plus uniquement dans l’œuvre, mais ne cesse de plonger vers l’écran du Smartphone, pour vérifier la qualité du cliché pris ou consulter la fiche Wikipédia du peintre, puis se redresser vers la verticalité de l’œuvre. Or, chaque trajet optique enrichit mon expérience, renouvelée chaque fois par le prisme d’un savoir nouveau. C’est un kaléidoscope de l’œuvre, nourri de versions progressivement augmentées, que dessine la pratique de la « photophonie » (photographie à l’aide de nos Smartphones).

Une telle mobilité du regard semble d’ailleurs se substituer peu à peu au mouvement avant/arrière, « nouvelle distance », en laquelle le philosophe Gaëtan Picon lisant Zola décelait le propre de l’appréhension de l’art moderne.

La petite fille à la robe bleue

Photographier sa fille en robe bleue devant une telle platitude lisse réintroduira un rien de figuratif, un peu de figuration au pays de l’abstraction, de familier au royaume de la radicale altérité : comme une possibilité de s’approprier, impurement peut-être, ce qui sans cela se déroberait.

La continuité chromatique qui s’instaure, de l’œuvre à la fillette, est la métaphore en acte du transfert partiel de notoriété de l’œuvre vers le sujet qui prend la pose à proximité de ladite œuvre, pour un portrait, un « selfiegraphe ». L’Enfant bleu n’est plus représenté dans le cadre de la toile, comme dans le tableau de Thomas Gainsborough, mais s’en est détaché et se poste devant elle, parachevant un processus amorcé par Klein lui-même.

Ce portrait inscrit bel et bien du temps, vibrant, car vécu sur un cliché qui, sans la présence de l’enfant, ne serait qu’une plate carte postale plongée, quasi anhistorique, dans le présent éternel où entend évoluer l’œuvre. L’inscription d’un visage, porteur à la surface de son épiderme, du passage du temps et inscrit lui-même dans une sociabilité, réintroduit une dimension temporelle aussi fiable que n’importe quelles métadonnées.

Alors que le téléphone fixe, cantonné à la communication orale, reconnaissait volontiers à chacun un statut de sujet, parlant, et me liait, pour paraphraser Ricœur, à « quelqu’un qui comme moi, dit “je” », le Smartphone employé comme appareil photographique lie deux sujets qui peuvent s’entre-reconnaître en synchronie dans un « nous », familial en l’occurrence.

Mais que devient alors le statut de l’œuvre, réduite à un fond coloré assimilant la scène à un vulgaire photocall ?

L’œuvre, simple arrière-plan pour photo ?

La photophonie semble empêcher la rencontre véritable, au profit d’un rapport superficiel, « digestif » avec l’art. Le musée d’art, le temps d’un tel cliché, croise en effet la route, de ces « musées du selfie » récemment apparus, à Manille d’abord, puis à Stockholm, musées « instagrammables » qui proposent aux visiteurs des pièces dénuées d’œuvres, mais tapissées de couleurs psychédéliques ou de smileys, comme autant de fonds tout-prêts pour les meilleurs selfies qui deviendront viraux sur les réseaux.

Mais peut-on pour autant réduire ce geste, devenu pratique massive, à la quête d’un fond d’écran ou d’une photo de profil ? L’hypothèse retenue ici veut plutôt voir dans la photophonie en contexte muséal une expérience sensible et esthétique par et dans laquelle subjectivités et sociabilités se cherchent et se construisent.

Apprivoiser des œuvres impressionnantes

Si l’œuvre impressionne, elle qui a traversé les années en incarnant un patrimoine culturel que l’on veut croire intemporel, elle n’en inquiète pas moins d’être chargée précisément d’un tel capital symbolique. La contempler, surtout pour la première fois, méduse : la médiation par l’écran du Smartphone hérite donc d’un geste lointain de ce héros grec qui avait songé à polir son bouclier afin de renvoyer son propre regard pétrifiant à la gorgone.

Wladislaw Peljuchno/Unsplash, CC BY

Le geste de photographier l’œuvre contribue de même à en domestiquer la puissance expressive, peut-être sans cela parfois inassimilable par le spectateur. La médiation par le portable permet une distance paradoxalement créatrice d’une inédite proximité. C’est ainsi l’évidence même du tableau, son aura, qui me deviennent supportables. Les manipulations ultérieures du cliché obtenu – par recadrage ou adjonction d’un filtre, par exemple – et leur partage avec une communauté on line, qu’autorise le caractère versatile et fluide de l’image numérique, conforteront d’ailleurs la photophonie comme pratique majeure d’appropriation culturelle. Le geste photophonique ressortit à une dynamique d’encapacitation du visiteur-spectateur.

Quand « le sujet téléphonique », dans l’usage vocal originel, selon l’essayiste Frédérique Toudoire-Surlapierre « est d’abord un sujet consentant (obéissant) » puisque « répondre c’est accepter de se placer là où l’autre voulait que je sois pour lui », la pratique du portrait ou du selfie traduit à l’inverse une évolution assez radicale des rôles. Le sujet photophonique s’institue en effet lui-même, par l’égoportrait ou le choix d’un contexte, en l’occurrence d’une œuvre comme arrière-plan.

« Choix et contrôle » déterminent en grande partie la qualité de l’expérience muséale. Le Smartphone, à chaque capture photophonique, offre précisément aux visiteurs la possibilité d’exercer ces deux actes de maîtrise de leur environnement, tout en stockant sur leur carte-mémoire une constellation de biographèmes, comme autant d’éclats autobiographiques constitutifs d’une identité plurielle, instable et problématique. La seule que nous puissions dire nôtre, assurément.

The Conversation

Gilles Bonnet a reçu des financements de l'ANR.

04.02.2025 à 17:15

Maria Callas : qu’est-il arrivé à sa voix unique ?

Dan Baumgardt, Senior Lecturer, School of Physiology, Pharmacology and Neuroscience, University of Bristol
Dans « Maria », le nouveau film de Pedro Larraín, Angelina Jolie interprète la chanteuse d’opéra Maria Callas, dont la voix s’est très vite détériorée. Retour sur les raisons possibles de cette altération.

Texte intégral 1230 mots

Sorti en salles le 5 février, Maria, le nouveau biopic du réalisateur chilien Pablo Larraín sur l’illustre soprano Maria Callas est le troisième volet de sa trilogie sur les femmes d’exception. Angelina Jolie incarne cette artiste dont la carrière, aussi fulgurante que vénérée, continue de fasciner le monde de l’opéra. Mais pourquoi l’une des chanteuses d’opéra les plus talentueuses du XXe siècle eut une carrière si courte ?


Maria Callas fit ses débuts alors qu’elle n’avait que 18 ans, à Athènes, en pleine guerre, dans Tosca de Puccini. Sa détermination naquit d’un profond sentiment d’insécurité. Issue d’un milieu modeste, elle était jugée ronde et pas très jolie, même par sa propre famille.

Sa voix, fruit d’un entraînement intensif, était louée pour sa beauté par certains et trouvée sèche, voire disgracieuse, par d’autres. Aucun consensus ne régnait non plus sur les notes les plus remarquables de sa tessiture de trois octaves : certains critiques considéraient qu’elle était meilleure dans les aigus, d’autres dans les graves.

Même Callas n’appréciait pas sa propre voix, la décrivant comme quelque chose dont elle avait fini par accepter les limites. Presque aveugle en raison d’une myopie sévère, elle se retrouvait isolée du public sur scène et était souvent qualifiée de rêveuse.

Pourtant, elle construisit une carrière d’opéra fulgurante en misant sur les points forts de sa voix : une expressivité et une émotion véritablement poignantes. Maria Callas redonna à l’opéra sa dimension originelle, en offrant une interprétation dramatique d’une histoire, mêlant chant et jeu d’acteur minutieux.

La nature transformatrice de ses interprétations fut telle que certains ont dit en plaisantant que l’opéra se diviserait désormais en deux grandes périodes : avant Callas (BC) et après Callas (AC).

Un déclin de sa voix à 33 ans

Elle s’est vu attribuer une réputation imméritée de diva aux accès colériques. Ses exigences pointilleuses la conduisaient parfois à annuler des représentations, voire à s’en retirer si elle estimait ne pas être à la hauteur. Une détérioration de la voix de Callas fut en fait constatée dès 1956, alors qu’elle n’avait que 33 ans. Ce déclin s’accentua au fil du temps, rendant impossibles les arias techniques qu’elle maîtrisait autrefois, jusqu’à réduire sa voix à l’ombre de ce qu’elle avait été.

Récemment, une étude a quantifié les différences audibles entre ses enregistrements de Tosca et de Nabucco, réalisés avec un écart d’une décennie. Les chercheurs ont constaté que sa voix était devenue de plus en plus aiguë, irrégulière et instable.

Les raisons du déclin de cette voix emblématique font l’objet de vifs débats dans le monde de l’opéra. Certains ont imputé ce déclin au chagrin d’avoir perdu Aristotle Onassis, parti avec Jackie Kennedy. D’autres y voient la conséquence d’avoir trop poussé sur sa voix, trop tôt, dans ses performances. Nombre de ses premiers rôles, très exigeants techniquement, lui auraient été préjudiciables.

Sa technique remarquable, axée sur l’intonation pour accentuer l’effet dramatique de son chant, pourrait également avoir contribué au durcissement de ses cordes vocales. Ces replis membranaires vibrent au passage de l’air expulsé de nos poumons, donnant naissance à la voix ou au son musical.

Le régime alimentaire de Callas pourrait également avoir joué un rôle. Souhaitant ressembler à Audrey Hepburn, elle perdit une quantité impressionnante de poids (plus de 35 kg) lorsqu’elle avait une vingtaine d’années. Certains ont même raconté qu’elle aurait ingéré des vers solitaires pour y parvenir.

Cette perte de poids spectaculaire, semblable à celle obtenue par les régimes rapides d’aujourd’hui, aurait pu entraîner une diminution de sa masse musculaire. Or, la voix est le fruit d’une action musculaire, tout comme la flexion d’un biceps. Le mouvement et la vibration des cordes vocales dépendent de l’action de différents groupes de muscles du larynx, qui les étirent ou les tendent, à l’image des cordes d’une harpe ou d’un violon, et qui peuvent également les ouvrir ou les fermer.

La perte de muscle laryngé induite par ses régimes extrêmes pourrait ainsi être en partie responsable de l’affaiblissement de sa voix.

Un autre indice pourrait se trouver dans un rapport publié plus de 25 ans après le décès de Callas, rédigé par un médecin qui l’avait suivie dans ses dernières années, alors qu’elle vivait à Paris. Elle avait alors tendu ses mains pour montrer comment elles étaient passées de « celles de Floria Tosca » à « celles d’un ouvrier ».

Callas atteinte de dermatomyosite ?

Ce qu’elle montrait, c’était l’aspect rugueux, enflé et marqué de taches violettes de ses mains, caractéristiques de la dermatomyosite. Il s’agit d’une maladie du tissu conjonctif qui provoque une inflammation tant au niveau de la peau que des muscles.

Elle avait le même type d’éruption cutanée pourpre au cou, et sa posture voûtée ainsi que sa voix affaiblie (également appelée dysphonie) constituaient d’autres signes caractéristiques de cette affection. Après avoir traité l’inflammation avec du corticostéroïde prednisolone, Callas constata quelques améliorations. Hélas, elles furent de courte durée.

Callas est décédée à Paris, en 1977, d’une crise cardiaque. Elle avait 53 ans.

Maria Callas est célèbre pour avoir su transformer ses imperfections en quelque chose de véritablement magique. Angelina Jolie aurait suivi sept mois de cours d’opéra pour le film, pour lequel elle a été nominée aux Golden Globes. L’interprétation vocale qu’elle offre dans Maria reproduit-elle cet exploit ? Réponse dans les salles.

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Dan Baumgardt ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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