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03.02.2025 à 17:00

Âgisme dans le hip-hop : trop vieux pour rapper ?

A.D. Carson, Associate Professor of Hip-Hop, University of Virginia
LL Cool J a 56 ans, Q-Tip 54, Nas 51, Jay-Z 55, Joey Starr 57, Kool Shen 58, Akhenaton 56… Comment continuer à rapper dans un milieu où l’âgisme est prégnant ?

Texte intégral 2216 mots

Les légendes du hip-hop approchent désormais la soixantaine : LL Cool J a 56 ans, Q-Tip 54, Nas 51, Jay-Z 55, Joey Starr 57, Kool Shen 58, Akhenaton 56… Mais dans un univers hip-hop profondément marqué par la culture jeune, le vieillissement des rappeurs pose question. Comment continuer à créer et rester légitime dans un milieu où l’âgisme est particulièrement prégnant ?


C’est toujours gênant de dire aux gens ce que je fais dans la vie. Je suis rappeur. Je suis également professeur de hip-hop.

Je travaille à l’intersection de la création artistique et de la recherche universitaire. J’écris de la musique dans le cadre d’un objectif plus large qui consiste à remettre en question les idées dépassées sur l’apprentissage, l’enseignement et l’expertise.

Je suppose que la gêne dans les conversations sur mon travail est liée aux stéréotypes sur la culture hip-hop. Parmi de nombreux préjugés, l’un d’entre eux est que le hip-hop n’est fait que pour et par les jeunes.

Il n’est pas surprenant que l’âgisme existe dans et à propos de la culture hip-hop ; aux États-Unis, l’âgisme est partout. Mais je dirais que dans le hip-hop, l’âgisme est particulièrement fort, car c’est seulement maintenant que la première génération de rappeurs approche de la soixantaine.

Nouvelles catégories de rap

En août 2024, le producteur de musique 9th Wonder suggérait de créer une nouvelle catégorie pour la musique rap « Adult Contemporary » (contemporain adulte). Un mois auparavant, Common, 52 ans, et Pete Rock, 54 ans, avaient sorti « The Auditorium, Vol. 1 ».

En réponse à 9th Wonder, le légendaire artiste hip-hop Q-Tip avertissait que les fans de hip-hop pourraient être rebutés par une catégorie dont le nom contiendrait le mot « adulte ». Il a suggéré de créer à la place une catégorie « Traditional Hip-Hop » (hip-hop traditionnel), estimant que la musique devait être regroupée dans un seul genre, afin de ne pas rebuter les jeunes auditeurs.

Qu’elles soient appelées « Adult Contemporary » ou « Traditional Hip-Hop », plusieurs légendes du hip-hop ont récemment sorti de nouvelles musiques susceptibles d’entrer dans cette catégorie. En juillet 2024, le légendaire parolier Rakim, âgé de 56 ans, a sorti « G.O.D.’S NETWORK (REB7RTH) », son premier album depuis 15 ans. Deux mois plus tard, MC Lyte, 54 ans, a sorti « 1 of 1 », son neuvième album studio, et LL Cool J, 56 ans, a sorti « The Force », son 14e album studio, le premier depuis 11 ans.

Douleurs de croissance

Depuis que le hip-hop est devenu une figure culturelle, il y a plus de 50 ans, les gens semblent toujours considérer qu’il s’agit d’une musique faite par et pour les jeunes.

Il est vrai qu’aux débuts du hip-hop, les adolescents étaient à l’avant-garde du mouvement naissant.

On attribue souvent la naissance du hip-hop à une fête de rentrée des classes organisée en 1973 par une jeune fille de 15 ans du Bronx nommée Cindy Campbell. Grand Wizzard Theodore n’avait que 12 ans lorsqu’il a inventé le scratching en 1977. Les carrières d’artistes comme Roxanne Shanté, Run-DMC et Ice Cube ont toutes débuté à l’adolescence.

Le fait d’être étroitement lié à ce qui est perçu comme la culture des jeunes n’est pas nécessairement une bonne chose. Cela peut inciter les critiques à traiter la musique et ses praticiens avec moins de sérieux.

Les rappeurs, quel que soit leur âge, peuvent être dédaignés ou traités comme des personnes immatures.

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C’est ce qu’on pourrait appeler des douleurs de croissance : 50 ans est une parenthèse dans l’histoire de la musique (la musique classique ou la country sont bien plus anciennes, par exemple). Pendant une grande partie de ces 50 ans, les critiques ont considéré le hip-hop comme une mode passagère. Puis, il a été considéré comme une sous-culture émergente.

Le hip-hop a seulement une catégorie aux Grammys depuis 1989 et ce n’est que récemment qu’il a été reconnu comme une force commerciale et culturelle à la portée mondiale.

Aujourd’hui, l’assimilation du hip-hop à la culture des jeunes le cantonne dans une arène qu’il a depuis longtemps dépassée.

En vieillissant, un syndrome de l’imposteur

Néanmoins, à mesure que les rappeurs vieillissent, certains semblent mal à l’aise de participer à un genre qui peut être si facilement dénigré.

En 2015, le cinéaste Paul Iannacchino Jr. a sorti un documentaire, « Adult Rappers », sur les rappeurs de la classe ouvrière.

Toutes les personnes interviewées pour le film font du rap professionnellement, mais ne sont pas célèbres. Il s’agit essentiellement d’hommes. La plupart d’entre eux admettent qu’ils évitent les questions sur leur métier. Ce qui est frappant dans ces témoignages, c’est la gêne qu’ils ressentent par rapport à leur âge.

Même les rappeurs célèbres ne sont pas à l’abri de ce sentiment. Avant son passage à la musique instrumentale à la flûte, André 3000, l’un des plus grands rappeurs de tous les temps, se lamentait d’être devenu le vieux rappeur qui faisait encore de la musique après son heure de gloire. En 2014, il déclarait au New York Times :

« Je me souviens qu’à 25 ans, je disais : “Je ne veux pas être un rappeur de 40 ans”. J’ai 39 ans maintenant, et je m’en tiens toujours à ça. Je suis trop fan pour vouloir infiltrer le hip-hop avec du vieux sang. »

André 3000 a été un parolier talentueux pendant des décennies, et il le reste. Si lui se sent ainsi, j’imagine que beaucoup d’autres artistes peuvent avoir l’impression qu’à un certain âge, ils n’appartiennent plus à la culture.

Ou que la culture ne leur appartient plus.

Un homme noir portant des lunettes de soleil, des écouteurs et un bonnet bleu saisit une petite flûte avec les doigts de ses deux mains
Andre 3000, qui a 49 ans, s’est inquiété que son « vieux sang » ne colle pas à la culture rap. Per Ole Hagen/Redferns via Getty Images

Toujours jeunes ?

Bien que le public ait vieilli en même temps que les artistes, on peut toujours avoir l’impression qu’il y a une pression pour rester branché sur la culture des jeunes, de peur de créer une musique qui, pour citer André 3000 plus récemment, manque d’« ingrédients frais ».

Cela pourrait encourager certains artistes vieillissants à tenter de conserver un aspect jeune pour séduire un public jeune. C’est une version pop culture du roman d’Oscar Wilde Le Portrait de Dorian Gray. Dans ce roman, un homme vend son âme pour conserver la jeunesse. Ce n’est pas lui qui vieillit physiquement, mais une peinture le représentant, qui prend les signes physiques de ses transgressions et de ses plaisirs.

On associe encore facilement le hip-hop au genre de la rébellion, des excès et des aspirations de la jeunesse : une vitalité insouciante, une beauté éclatante et un hédonisme débordant.

Cela induit le public à penser que les artistes partagent ces traits.

Cela peut également conduire les artistes à se comporter sur scène comme s’ils étaient jeunes, et à écrire sur les préoccupations qu’ils avaient lorsqu’ils étaient jeunes, en dépit de leur âge.

Il est attendu des artistes hip-hop qui ne peuvent pas, ou choisissent de ne pas faire semblant d’être « éternellement jeunes », qu’ils « évoluent » pour devenir producteurs, acteurs, podcasteurs ou personnalités de la télé-réalité.

Bien entendu, ces préjugés ne font que limiter ce que les artistes de tous âges peuvent accomplir.

Les « papis » font du bon rap

Qu’ils soient célèbres ou non, les rappeurs continuent de créer en vieillissant. Nas, dont le premier album, Illmatic, est sorti en 1994, a eu une série d’albums exceptionnels dans les années 2020.

L’album 4 :44 de Jay-Z a mis en évidence les changements de sensibilité du rappeur, qui semble avoir évolué avec l’âge.

Toute la discographie du duo de Caroline du Nord Little Brother montre qu’ils sont conscients de l’absurdité d’éviter l’âge adulte (et ce de manière particulièrement remarquable sur leur album de 2019, May the Lord Watch.)

Même des rappeurs émergents comme Conway the Machine et 7xvethegenius ont des carrières en plein essor sans céder à des faux-semblants de jeunesse.

Pourtant, dans le hip-hop comme dans de nombreuses industries, l’âgisme n’est pas près de disparaître. Créer de nouvelles catégories musicales habilement nommées pour contourner les préjugés liés à l’âge ne suffira sans doute pas à régler le problème.

C’est pourquoi le fait que j’assume d’être un rappeur adulte continuera probablement à donner lieu à des moments gênants, lorsque je rencontre de nouvelles personnes.

Mais je préfère ce malaise plutôt que de prétendre être ce que je ne suis pas.

The Conversation

A.D. Carson ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

02.02.2025 à 09:24

Judith Godrèche, Adèle Haenel : les médiatisations d’un cri

Gaelle Planchenault, Associate Professor of French Media, Culture, and Applied Linguistics, Simon Fraser University
Dans le procès Ruggia, le traitement médiatique de la parole d’Adele Haenel montre que la colère des femmes doit encore être policée pour être jugée acceptable.

Texte intégral 2240 mots

Le jugement dans le procès du réalisateur Christophe Ruggia, accusé d’avoir agressé sexuellement Adèle Haenel lorsqu’elle était mineure, est rendu ce lundi 3 février 2025. Cette actualité est l’occasion de se rappeler que le traitement médiatique des mots de l’actrice a contrasté avec celui accordé à la parole de Judith Godrèche. Et de montrer qu’on impose toujours à la colère des femmes d’être policée pour être jugée acceptable. Analyse de Gaëlle Planchenault, linguiste.


L’année 2024 a vu des femmes se dresser pour dénoncer les violences commises à leur encontre et prendre la parole au nom des autres femmes. Saluant leur courage, les médias les ont appelées des « figures de proue » ou encore des « icônes », utilisant paradoxalement des métaphores qui désignent au sens littéral des sculptures et images par essence muettes. Si on s’intéresse à la manière dont les voix de ces femmes ont été présentées dans les médias, on remarque que le traitement qui leur a été fait est inégal.

Prenons l’exemple de deux femmes qui ont plusieurs fois été à la une en 2024 : Judith Godrèche et Adèle Haenel. Toutes deux actrices, elles ont révélé les actes de violence sexuelle qui les avaient prises pour cible alors qu’elles étaient encore mineures. Ces violences ayant pris place dans le cadre de tournages de films, elles ont dénoncé le silence institutionnel qui les avait contraintes à taire ce qu’elles avaient vécu. Pour mieux comprendre la manière dont les médias ont rapporté leurs discours, on s’arrêtera sur deux moments clés de leur prise de parole, en se concentrant particulièrement sur les médiatisations de deux phrases :

« Je parle, je parle, mais je ne vous entends pas »,

déclarée par Judith Godrèche lors de la cérémonie des Césars, le 23 février 2024.

« Mais ferme ta gueule »,

prononcée, le 10 décembre 2024, par Adèle Haenel lors du procès de Christophe Ruggia, jugé pour agressions sexuelles aggravées.

La parole rapportée est réappropriée

Les lecteurs des médias ont l’habitude de lire des textes dans lesquels les voix s’entremêlent, la moins visible étant celle du ou de la journaliste. Ils se demandent rarement comment ces voix sont mises en texte. Pourtant, il existe plusieurs manières de rapporter des paroles : la citation directe, le discours indirect ou encore l’insert (celui d’un tweet ou d’une vidéo).

Même si nous avons le sentiment d’accéder directement à ces voix, la parole rapportée est réarticulée, dramatisée : d’une part, parce que le texte médiatique connaît ses règles stylistiques, d’autre part, parce qu’il est contraint à celles du marché de l’attention . Cette réappropriation des paroles par les journalistes donne des clés qui incitent à situer ces voix. Plus problématique est le fait que nous sommes souvent peu conscients du rôle que ces clés jouent dans notre interprétation.

Ces mises en texte dessinent des archétypes qui sollicitent un imaginaire des voix catégorisé selon le genre, la classe sociale, etc. Pour mieux comprendre ce processus, on peut s’intéresser aux verbes choisis pour introduire ces paroles ou aux termes qui servent à les nommer – c’est le travail d’analyse, fait par la linguiste française Jacqueline Authier-Revuz, de ce qu’elle nomme « la représentation du discours autre ».

En parcourant les nombreux articles qui ont rapporté le discours de Judith Godrèche, on lit par exemple que l’actrice « pèse ses mots » (Télérama) et que les autres verbes utilisés pour introduire ses paroles sont « interpeller », « exhorter », « clamer », « marteler » – des verbes qui signalent, non seulement, la force de conviction du propos, mais mettent également l’accent sur sa valeur émotionnelle.

C’est dans ce ton que les publications décrivent un « cri du cœur » (SudRadio.fr), qui retentit à travers un discours « puissant » (les Inrocks, Madame Figaro), « fort » (le HuffPost, le Parisien), « vibrant » (Voici).

Judith Godrèche « interpelle », Adèle Haenel « hurle »

Pour Adèle Haenel, le choix des termes est bien différent : « l’actrice a craqué » (Libération), elle a laissé « exploser sa rage » (France Info), elle « bouillonne » (20 Minutes, le Figaro) et une phrase (sans doute celle de l’AFP) que l’on retrouve systématiquement et avec des variations minimes parue sous ces mots :

« “Mais ferme ta gueule !”, a hurlé mardi Adèle Haenel au réalisateur Christophe Ruggia, contre qui cinq ans de prison dont deux fermes ont été requises, pour agressions sexuelles sur l’actrice quand elle était adolescente. »

C’est la sélection quasi unanime du verbe « hurler » qui interpelle. Avec une origine étymologique qui renvoie à une onomatopée, le terme est généralement utilisé par désigner le cri des animaux (souvent les chiens ou les loups) et dénote le manque d’articulation. On pourrait alors se demander pourquoi les journalistes ne lui ont pas préféré le verbe « crier ». S’agirait-il d’une simple différence d’intensité ? Certes, le discours de Judith Godrèche frappait par la douceur de sa voix.

Cependant, le verbe « hurler » semble coller au personnage construit par les médias depuis une autre cérémonie des Césars, cinq ans plus tôt, alors qu’Adèle Haenel quittait la salle à la remise du prix du meilleur réalisateur à Roman Polanski, jetant les mots désormais notoires :

« C’est une honte ! »

Là déjà, l’actrice dénonçait l’omerta du milieu du cinéma face à ce que Judith Godrèche appellera plus tard « un trafic illicite de jeunes filles ». Les journaux avaient rapporté sa parole avec une variété de verbes (« prononcer », « lancer », « crier »). Mais le journal qui avait alors choisi celui d’« hurler » était le Figaro – préférant, par ailleurs, au mot « colère » adopté par d’autres journalistes, le terme révélateur de « fureur » dont l’étymologie renvoie à la folie et au délire.

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L’utilité de l’analyse de discours

Pourquoi est-il crucial de s’interroger sur les motifs qui guident ces choix éditoriaux ? Tout d’abord, parce qu’ils ne sont pas simplement stylistiques, mais parce qu’ils contribuent, en renvoyant à un imaginaire des voix, à maintenir des préjugés envers divers groupes. Afin de mieux comprendre comment fonctionne ces préjugés, il faut adopter la lentille de l’intersectionnalité, c’est-à-dire s’interroger sur la conjonction de différents ordres de discrimination, qui sont fonction du sexe, mais aussi de la classe sociale, de l’assignation raciale ou encore de l’orientation sexuelle.

Si nombre d’articles ont mis en parallèle les quêtes de justice des deux actrices, rares sont ceux qui ont ouvertement comparé leurs propos ou leurs personnalités. Toutefois, lorsque la revue Marianne le fait dans un « match » qui vise à découvrir « qui est la plus radicale », il prête Adèle Haenel le rôle de l’« activiste marxiste » et à Judith Godrèche celui de « militante BCBG » et met ainsi en lumière l’assignation à une catégorie sociale qui était sous-entendue ailleurs. La première est ainsi catégorisée, son comportement irrémédiablement associé à une origine – le traitement stylistique de ses propos assumant clairement son classisme.

« Injustice affective »

Dans un article publié dans le New York Times en 2016, l’écrivaine américaine Roxane Gay rappelait que tous les individus n’avaient pas la même possibilité d’exprimer leur colère. Pour expliquer cette inégalité, la philosophe Amia Srinivasan, professeure à l’Université d’Oxford, a conçu le terme d’« injustice affective » – décrivant le phénomène qui contraint les groupes opprimés à taire leur colère, aussi justifiée soit-elle, en exigeant d’eux des stratégies de gestion de leurs émotions. En effet, pèse sur eux la menace que de telles émotions, s’ils ou elles les exprimaient, invalideraient leurs propos.

Soraya Chemaly sur l’inacceptabilité de la colère des femmes.

Les féministes ont ainsi conscience que lorsque les médias représentent la colère d’une femme le soupçon d’hystérie n’est jamais loin et teintera leurs propos quel qu’en soit le contenu (artistique, intellectuel ou politique). Mais cette injustice affective est encore plus vivement ressentie lorsque s’ajoutent d’autres ordres de discriminations (raciales et/ou sociales).

Les suites des deux prises de paroles sont révélatrices. Alors que les deux actrices faisaient allusion à l’impossibilité d’un dialogue, une seule a ressenti le besoin de s’expliquer et de justifier les raisons pour lesquelles elle avait «  pété un câble  » : Adèle Haenel.

En revenant au discours de Judith Godrèche, on pourra donner ainsi une tout autre fonction au ton qu’elle utilise, à ses mots pesés, à sa voix mesurée. S’il y a bien entendu un style qui lui est propre, il est probable que cette dernière se soit également imposée de contrôler ses émotions afin d’être mieux entendue : de ne pas laisser éclater sa colère de peur que celle-ci n’invalide la justesse de ses paroles.

L’impact des représentations médiatiques

Pour mieux évaluer l’impact de telles représentations médiatiques, il faut s’interroger sur les modèles qu’elles fournissent et le rôle qu’elles jouent dans le conditionnement de ces voix de femmes, et ce, pour commencer de comprendre comment elles différencient les voix acceptables de celles qui seront perçues comme non appropriées.

Une telle lecture critique permet de comprendre le rôle que ces préjugés jouent par exemple dans le manque de diversité des femmes qui prennent publiquement la parole. En effet, au Canada, les statistiques montrent que la proportion des femmes appartenant à des minorités (ethniques, sexuelles et autres) qui ont subi des violences sexuelles est plus large que pour les femmes en général (deux à trois fois plus pour les personnes trans et non binaires) : une situation qui est sans doute similaire en France même si les chiffres manquent (les statistiques y sont contraintes par la loi Informatique et Liberté).

Pourtant les paroles de ces femmes restent peu audibles et il est probable que nombre d’entre elles préfèrent se taire de peur de voir leurs voix réappropriées, leurs propos décrédibilisés. Enfin, il faudra se demander pourquoi celles qui parlent s’imposent un calme disproportionné face à l’intensité de la violence subie et de la vindicte qui continue d’être exercée à leur encontre.

Il est temps que les médias reconnaissent la légitimité de ces colères, l’humanité de ces émotions – et rendent ainsi à ces femmes toute leur dignité.

The Conversation

Gaelle Planchenault ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

31.01.2025 à 14:26

Renaissance du Louvre : entre gloire et fissures, quel avenir pour le plus grand musée de France ?

Marie-Alix Molinié-Andlauer, Docteure en Géographie politique, culturelle et historique, Sorbonne Université
Emmanuel Macron annonce une « nouvelle renaissance » du musée du Louvre. Ce chantier colossal de 10 à 15 ans de travaux soulève de nombreuses interrogations.

Texte intégral 2432 mots

À la suite d’une note alarmante de la présidente du Louvre évoquant de nombreuses « avaries » menaçant à la fois la sécurité des visiteurs et la préservation des œuvres, Emmanuel Macron annonce une « nouvelle renaissance » du musée. Ce chantier colossal de 10 à 15 ans soulève de nombreuses interrogations. Pour Marie-Alix Molinié-Andlauer, « le Louvre n’est pensé que comme un symbole, il est déterritorialisé ». Les réalités opérationnelles seraient-elles sacrifiées au profit de belles annonces devant la Joconde ? Décryptage.


Problèmes de sécurité, équipements techniques obsolètes, climatisation défaillante pour les œuvres, ascenseurs en panne pour les personnes à mobilité réduite… Le Louvre se délite à vue d’œil et pourtant ce musée continue à attirer toujours plus de monde (9 millions d’entrées en 2024).

Les chiffres de fréquentation témoignent d’une tension entre l’attractivité de ce musée et les contraintes structurelles liées au bâtiment – un ancien palais royal empêchant d’accueillir plus de visiteurs. La particularité de ce géosymbole est sa proximité avec le pouvoir, notamment le pouvoir présidentiel. Les grands travaux du Louvre sont impulsés en 1981 par le président Mitterrand ; en 2000, le président Chirac inaugure le pavillon des Sessions ; en 2012, c’est au tour du président Hollande d’inaugurer le nouveau département des arts de l’Islam. En 2017, Emmanuel Macron célèbre sa victoire devant la pyramide et, en 2025, il annonce la « nouvelle renaissance » du Louvre.

C’est toute la particularité du musée du Louvre qui, au-delà d’un patrimoine national, est un véritable symbole. Outre ces événements, le musée accueille régulièrement des visites d’État pour montrer une certaine image de la culture française. Pourtant, celle-ci n’est pas un bloc homogène. Elle se conjugue au pluriel et aujourd’hui elle se morcelle dans la société, mais également dans et au-delà des murs du plus grand musée de France.

Les ambitions contemporaines des président(e) s

Parmi les annonces d’Emmanuel Macron pour cette « nouvelle renaissance du Louvre », la première est le déplacement du tableau le plus emblématique du musée, la Joconde (symbole de la période Renaissance). Actuellement, elle est exposée dans la salle des États et est entourée d’une quarantaine d’œuvres, devenues invisibles tant cette voisine captive le public. L’idée serait de la déplacer sous la Cour carrée, pourtant située en zone inondable, à proximité de la nouvelle entrée du musée. Munis d’un billet spécial, les visiteurs pourraient alors la contempler dans un espace qui resituerait l’œuvre dans l’histoire de l’art. Une expérience 100 % Joconde serait donc proposée.

La deuxième annonce est celle d’une entrée au niveau de la colonnade, de Perrault, à l’est du musée. Cet espace, entouré par les « fossés Malraux » est peu accueillant et peu praticable en temps de pluie, accentuant la rupture avec la ville. Intégrer une nouvelle entrée à cet endroit permettrait de redéfinir et désengorger les circulations au sein du musée.

En revanche, le déplacement d’une telle entrée ne doit pas résulter d’un déplacement du problème d’un point A vers un point B. Il s’agit de réfléchir à comment mieux intégrer des entrées – ce qui en contexte Vigipirate relève de l’exploit – pour repenser la circulation dans sa globalité et une meilleure relation entre le Louvre et la ville. Car, outre les fossés qui sanctuarisent le musée au cœur de la ville, les différentes architectures urbaines – renaissance et néoclassique du musée et haussmanniennes pour les bâtiments voisins – accentuent cette rupture. Il y aurait une réflexion architecturale à mener pour redessiner cette partie du paysage urbain de Paris à l’aide d’un travail de « contraste retardé » qui favoriserait l’articulation entre les espaces.

La nouvelle entrée du Louvre se fera par cette façade. Jean-Pierre Dalbéra / Flickr, CC BY-SA

Enfin vient l’idée d’un tarif plus élevé pour les visiteurs étrangers extra-européens. Cette augmentation comblerait en partie le manque à gagner pour enclencher toutes ces mesures. Emmanuel Macron a indiqué qu’elles ne coûteraient pas un centime aux contribuables. Pourtant, le coût des travaux serait estimé à plus de 700 millions d’euros, une somme vertigineuse quand on connaît le contexte économique actuel.

On peut notamment s’interroger sur la possibilité de mettre en place cette tarification spéciale sans porter atteinte à la protection des données personnelles. Y aura-t-il une obligation d’acheter son billet en ligne et d’y présenter son passeport ? Des files seront-elles créées, comme à l’aéroport, avec une ligne pour « Européens » et une autre pour le public « extra-européens » ? En ces temps troublés, l’idée d’une mesure stigmatisante des étrangers extra-européens ne devrait pas trouver écho au sein d’un lieu de culture et, qui plus est, au sein d’un lieu aussi emblématique que le musée du Louvre.

Emmanuel Macron parle de pouvoir accueillir 12 millions de visiteurs d’ici 10 à 15 ans. Avec ses couloirs étriqués et son architecture patrimoniale contrainte par le respect des normes des architectes des bâtiments de France, l’ancien palais royal ne peut absorber tant de visiteurs dans de bonnes conditions. Pourtant, le financement des travaux reposerait principalement sur la billetterie. En effet, si on reprend les quatre principales ressources du musée en 2023, en dehors des subventions de l’État qui sont autour de 100 millions d’euros, la première ressource est la billetterie (95,9 millions d’euros).

Depuis 2016, le mécénat est une ressource de plus en plus importante pour le musée du Louvre.

Viennent ensuite d’autres pôles qui seraient également mis à contribution : la licence de la marque Louvre Abu Dhabi (83,1 millions d’euros qui émanent de l’accord intergouvernemental signé en 2007 entre la France et les Émirats arabes unis et prolongé de 10 ans,jusqu’en 2047), la valorisation du domaine (25,2 millions d’euros) et le partenariat médias et mécénat (20,6 millions d’euros). Pour le mécénat, on suppose l’implication du groupe LVMH, ainsi que d’autres événements régulièrement accueillis par le musée. S’il est considéré comme fonds propre, il ne faut pas oublier que le mécénat est défiscalisé de 40 à 60 %, donc en partie payé par les contribuables.

Le symbolisme du Louvre confronté aux réalités du terrain

La question du financement de ces travaux laisse les syndicats du musée du Louvre circonspects. Plus largement, les annonces suscitent un accueil très mitigé. Aussi séduisantes soient-elles, elles paraissent déconnectées de la réalité du terrain, bien moins glamour, que vivent les salariés, contractuels et prestataires du fait des conditions de travail et d’accueil.

Ces grandes annonces traduisent un arbitrage difficile : opter pour un fonctionnement normal avec une jauge gérable au sein d’un musée hors norme, ou choisir un fonctionnement à flux tendu pour répondre à la demande d’un public toujours plus grand et désireux de visiter un symbole culturel.

Au-delà de l’expérience muséale, il y a une dimension pratique et matérielle. En 2016, le « projet Pyramide » à 53,5 millions d’euros était censé améliorer l’accueil des visiteurs face à la structure vieillissante de l’entrée principale, souvent assimilée à un hall de gare. Il n’a pas permis de réel changement, si ce n’est que les sorties se font par le Carrousel. Or, les individus de passage suffoquent aux premières chaleurs sous cette structure de verre. Dans le département des arts de l’Islam, la proximité avec la Seine provoque des odeurs parfois désagréables et, en temps de crue, les réserves sont en alerte. Le déménagement de certaines de ces réserves vers le Centre de conservation et de ressources à Liévin (Pas-de-Calais), non loin du Louvre-Lens, répond en partie à ce besoin de préservation et conservation des œuvres. Le musée est inadapté aux changements climatiques et aux pratiques muséales.

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Penser le Louvre dans un maillage culturel et sociétal

Dans ce projet, il y a une ambiguïté entre une volonté de mieux intégrer le musée à son territoire et l’accueil de ces 12 millions de visiteurs. Car, que ce soit le Louvre ou son territoire alentour, aucun des deux ne peut absorber 12 millions de visiteurs par an, en termes de gestion des flux. A titre de comparaison, le MET ou le British Museum accueillent moins de 6 millions de visiteurs par an. Le Louvre n’est pas un vaisseau déterritorialisé et sanctuarisé, il s’inscrit dans un territoire avec toute sa complexité.

Peut-être devrait-il plutôt être question de repositionner le musée dans la société, de favoriser une meilleure expérience qualitative du musée et de son territoire alentour ? Le Louvre est au cœur de Paris, dans un maillage culturel dense. Ces lieux de la culture doivent pouvoir se répondre pour permettre de changer de perspectives sur le Louvre et pour mieux le comprendre dans son ensemble urbain. Cette dimension territoriale ne peut se lire sans la dimension sociale attachée au musée : les discours proposés et les œuvres montrées sont autant de portes vers la confrontation à l’altérité.

La dimension symbolique et la notoriété du Louvre sont fortes. Ce musée en arrive à la fois à être désincarné de toute forme de spatialité et à incarner à lui seul la France. En 2017, le candidat Macron avait indiqué son intention de mettre en chantier le pays à coup de réformes successives. Après Notre-Dame de Paris, le Louvre deviendra un chantier de plus, mais à destination de quelle France ?

Le Louvre a également une dimension politique dans le sens noble du terme. Lieu de pouvoir, lieu de rencontre, lieu de revendication contre des mécènes aux pratiques environnementales douteuses ou pour justifier les restitutions des œuvres d’art. Le Louvre montre aux yeux du monde des géographies et des positionnements pluriels au service de l’histoire de l’art et de l’histoire contemporaine. Il est infiniment politique, il s’y reflète toute la complexité et toutes les contradictions de notre monde, tel un miroir de notre société, où les barrières symboliques et physiques s’érigent, au lieu d’œuvrer pour tous les ponts qui mériteraient d’être créés.

The Conversation

Marie-Alix Molinié-Andlauer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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