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26.02.2025 à 16:07

Delaunay, Kandinsky, Klee… Le rôle oublié de leurs veuves dans la postérité de l’art abstrait

Julie Verlaine, Professeure d'histoire contemporaine, Université de Tours
Sonia Delaunay, Nina Kandinsky, Nelly van Doesburg, Lily Klee : les veuves d’artistes ont joué un rôle crucial dans la reconnaissance de l’abstraction.

Texte intégral 2034 mots
Nina Kandinsky a joué un rôle clé dans la valorisation de l’œuvre de son mari, Vassily. Ici devant les toiles de Kandinsky, à Munich, en 1976. DR

Elles forment un petit groupe soudé, quoique parfois rival. Sonia Delaunay, Nina Kandinsky, Nelly van Doesburg, Jeanne Kosnick-Kloss et Lily Klee partagent le statut de veuves, héritières d’artistes dits abstraits. Dans le Paris de l’après-guerre et jusqu’à la fin des années 1970, leurs choix ont joué un rôle primordial dans le passage à la postérité de l’œuvre de leur époux et dans la reconnaissance de l’abstraction. Ces femmes restent pourtant souvent dans l’ombre.

À partir d’archives inédites rassemblant correspondances et écrits intimes, l’historienne Julie Verlaine fait revivre leurs combats et redonne à ces femmes la place qui leur est due. Extraits de son ouvrage Les Héritières de l’art abstrait (Payot, 2025).


Paris, palais des Beaux-Arts, le vendredi 19 juillet 1946. Une foule joyeuse et dense, rassemblant plusieurs générations, se presse pour inaugurer le premier Salon des réalités nouvelles. Les grandes verrières du bâtiment construit pour l’Exposition internationale de 1937 éclairent les toiles accrochées aux cimaises le matin même, qui ont toutes en commun de ne pas représenter la réalité : art abstrait, art concret, peinture non objective ou non figurative… quelle que soit l’étiquette que chacun préfère retenir, l’art que ce nouveau rendez-vous parisien entend défendre est moderne, actuel et provocateur.

Au milieu des artistes, des critiques et des marchands, un petit groupe de femmes est au centre de l’attention : ce sont les compagnes des « grands disparus », ces pionniers de l’abstraction morts pendant la guerre, auxquels l’exposition rend un hommage appuyé. Sonia Delaunay, Nelly van Doesburg, Nina Kandinsky et Jeanne Kosnick-Kloss reçoivent tout à la fois condoléances et éloges. Elles sont remerciées pour les prêts qu’elles ont consentis pour l’accrochage du moment, sollicitées pour de futures expositions en France et à l’étranger, et assurées que la production de leur compagnon défunt trouvera au plus vite sa place au sommet de l’art du XXe siècle.

Couverture des _Héritières de l’art abstrait_, de Julie Verlaine, éditions Payot, 2025.
Éditions Payot, 2025

Cette soirée d’été est l’un des points d’orgue d’un travail essentiel de conservation, restauration, sélection et documentation. Les veuves des artistes ont choisi les toiles, vérifié les cartels, contrôlé les textes du catalogue, surveillé l’accrochage et discuté avec les critiques et les amateurs. Le succès de l’exposition vient couronner leur engagement constant, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans la promotion de l’œuvre des hommes qui ont partagé leur vie.

Elle est une occasion de manifester l’importance historique et la vigueur contemporaine de l’art abstrait, non sans exacerber tensions et rivalités autour de son caractère novateur. Les Fenêtres, de Robert Delaunay, emblématiques de son passage à la peinture non figurative en 1912, accueillent les visiteurs du salon avant qu’ils ne plongent dans une explosion de couleurs avec Jaune, rouge, bleu, de Vassily Kandinsky, un tableau de 1925 peint au Bauhaus ; déambulant dans les salles suivantes, ils admirent, ici, les sculptures monumentales d’Otto Freundlich, et là, les compositions constructivistes de Theo van Doesburg, au milieu des créations des quatre-vingt-cinq autres exposantes et exposants.


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Ce premier Salon des réalités nouvelles est aujourd’hui unanimement considéré comme l’un des moments clés de la bataille entre art figuratif et art abstrait, l’un des rassemblements les plus notables de chefs-d’œuvre de l’abstraction et un passage décisif de relais entre deux générations d’artistes. Pourtant, le rôle crucial qu’y ont joué les veuves d’artistes est passé sous silence, et peu de cas est fait de leur participation active à l’organisation de cet événement historique, comme d’ailleurs de l’ensemble de leur entreprise, après-guerre, pour la reconnaissance de l’abstraction en général et de la production de leur conjoint défunt en particulier.

Honneur aux travailleuses de l’ombre

Or l’invisibilité presque absolue, dans l’histoire de l’art telle qu’elle est racontée, enseignée et exposée de nos jours, du travail de ces femmes est en totale contradiction avec ce que révèle le contenu des archives des salons, des galeries et des musées qui, dans les trois décennies d’après-guerre, se mêlent d’art abstrait. Les veuves d’artistes y sont partout présentes : prêteuses d’œuvres pour les grandes expositions, négociatrices et courtières sur le marché de l’art, rédactrices de monographies et de notices détaillées, mémoires vivantes de la naissance de l’abstraction, mécènes enfin des plus importants musées du monde, elles ont déployé une activité intense qui a permis la notoriété posthume de leur conjoint, entré grâce à elles dans le panthéon de l’art moderne.

Telle est l’origine de mon livre Les Héritières de l’art abstrait : le constat qu’il existe des oublis massifs dans les récits actuels en vigueur, glorifiant des artistes – Vassily Kandinsky, Robert Delaunay, Theo van Doesburg et Otto Freundlich, entre autres – connus de tous les amateurs d’art moderne et dont les chefs-d’œuvre attirent des millions de visiteurs dans les musées qui les exposent. En omettant un moment intermédiaire, entre le temps de la création et celui de la consécration, on occulte surtout des figures, elles aussi intermédiaires, dont la contribution durant cet entre-deux a pourtant été décisive.

Tirer ces actrices méconnues de l’ombre dans laquelle elles ont été plongées doit permettre d’écrire une autre histoire de l’art moderne, plus inclusive et plus collective, en identifiant dans la chaîne patrimoniale, allant de l’atelier de l’artiste aux cimaises du musée, un maillon souvent oublié. Une enquête historique, au plus près des archives, s’imposait pour restituer leur place dans la société de l’époque, évaluer la portée de leur participation et s’interroger sous un angle nouveau sur la transformation effective et progressive d’une œuvre, par l’exposition, la valorisation et l’historicisation, en un patrimoine artistique commun et précieux. […]

L’importance cruciale des intermédiaires

Centrer le regard sur ces femmes qui, par leur âge, leur statut et leurs activités, sont en décalage avec les normes convenues de la définition d’un acteur du monde de l’art permet d’élargir la gamme connue des modèles et des moyens de contribuer à la diffusion de l’art. Leur situation matrimoniale singulière et la prégnance d’une fidélité conjugale dans le deuil et à travers le devoir de mémoire confèrent des motivations atypiques à leurs actions, qui sont parfois plus efficientes que celles de dits « professionnels » – qu’il s’agisse de conservation, d’exposition, de vente, d’écriture…

C’est finalement à une redéfinition plus large, plus inclusive et plus informelle de la figure du médiateur et de la médiatrice artistiques qu’invite la prise en compte de leurs réalisations.

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L’évocation du vaste répertoire de démarches qu’elles ont mobilisé, de l’exposition à la donation, en passant par l’édition et la vente, pour asseoir la notoriété de leur compagnon, contribue elle aussi à récuser l’idée selon laquelle le talent et le génie dans l’art « s’imposent » d’eux-mêmes et selon une sorte de fatale nécessité.

Bien au contraire, lumière est faite ici sur l’importance cruciale des intermédiaires qui travaillent à cette valorisation cumulative, celle des collaborations nouées et des stratégies employées. L’ensemble restitue l’épaisseur temporelle et humaine de ce travail de promotion, de visibilisation et de légitimation, qui s’étend sur des décennies. Donner à comprendre comment telle toile de Delaunay, de Kandinsky ou de van Doesburg est devenue un des chefs-d’œuvre de l’art moderne, c’est pointer que la valeur esthétique est une construction sociale, en évolution constante, tout comme le goût artistique dominant dont elle est dépendante : c’est le succès des stratégies et des démonstrations menées notamment par leurs héritières qui impose en Occident, et dans les aires culturelles qu’il domine culturellement, la postérité de ces pionniers de l’abstraction.

Bien d’autres femmes d’artistes mériteraient que leur travail soit sorti de l’ombre dans laquelle les cantonnent les récits en vigueur aujourd’hui.


« Les Héritières de l’art abstrait, Sonia Delaunay, Nina Kandinsky, Nelly van Doesburg et les autres », Julie Verlaine, Payot, 2025, 272 pages.

The Conversation

Julie Verlaine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

25.02.2025 à 17:31

Une brève histoire de la séparation des pouvoirs : de la Rome de Cicéron à l’Amérique de Trump

Vittorio Bufacchi, Senior Lecturer, Department of Philosophy, University College Cork
La séparation des pouvoirs qui assure le bon fonctionnement d’une démocratie semble menacée aux États-Unis.

Texte intégral 1893 mots
Etude de la démocratie : Cicéron à gauche, Donald Trump à droite. Capitoline Museum/Mary Harrsch and EPA-EFE/Will Oliver, CC BY-SA

Donald Trump et son administration attaquent la séparation des pouvoirs. Retour sur les origines et le fonctionnement de ce pilier de la démocratie.


Au cours des quatre semaines qui se sont écoulées depuis son investiture à la présidence des États-Unis pour son second mandat, Donald Trump a signé des dizaines de décrets. Une bonne partie d’entre eux fait aujourd’hui l’objet de batailles juridiques car ils outrepassent ses prérogatives dans le cadre de la constitution. Certains vont inévitablement finir devant la Cour suprême.

Les arrêts rendus par la Cour – et la réaction de l’administration Trump – nous apprendront, dans une large mesure, si la séparation des pouvoirs fonctionne encore telle que l’entendait les Pères fondateurs des États-Unis au moment où ils ont rédigé la constitution.

Le concept de séparation des pouvoirs figure dans la constitution de pratiquement tous les pays démocratiques. L’idée est de compartimenter les prérogatives des trois principales branches du gouvernement : l’exécutif, le législatif et le judiciaire.

C’est ce qui permet, dans l’écosystème politique, un système de pouvoirs et de contre-pouvoirs qui crée les conditions indispensables à l’existence de la démocratie et à l’exercice de la liberté. Mais dès que l’une des trois branches du gouvernement domine les deux autres, cet équilibre est rompu et la démocratie s’effondre.

Les Français à l’origine de la séparation des pouvoirs ?

Nous devons cette idée d’une division tripartite du pouvoir au philosophe français du XVIIIe siècle Charles de Montesquieu, auteur de l’un des livres les plus marquants du siècle des Lumières, L’Esprit des lois. Publié en 1748, cet ouvrage a peu à peu remodelé tous les systèmes politiques d’Europe, et il a eu une influence capitale sur les pères fondateurs des États-Unis. La constitution américaine de 1787 a été rédigée dans la continuité des recommandations de Montesquieu.

Les démocraties modernes étant plus complexes que celles du XVIIIe, de nouvelles institutions se sont développées afin de répondre aux défis de la modernité. Parmi elles, des tribunaux spécialisés, des agences régulatrices autonomes, des banques centrales, des institutions de contrôle, des instances de médiation, des commissions électorales et des agences vouées à la lutte contre la corruption.

Ce qu’ont en commun toutes ces institutions, c’est leur considérable degré d’indépendance vis-à-vis des trois branches gouvernementales. En d’autres termes, les contre-pouvoirs se sont multipliés.

En dépit de l’influence énorme de Montesquieu, l’idée de séparation des pouvoirs qui est au cœur de la démocratie le précède de plusieurs siècles. On peut trouver l’une des premières formulations de cette idée dans la Politique d’Aristote. Le philosophe écrit ainsi que :

« la meilleure constitution est une combinaison de toutes les formes existantes. »

Par cela, Aristote entend un gouvernement mêlant des éléments de la monarchie, de l’aristocratie et de la démocratie, mettant particulièrement l’accent sur l’équilibre entre démocratie et oligarchie pour assurer la stabilité.

Deux Premiers ministres sous la Rome Antique

Mais ce sont les Romains qui ont mis en pratique le premier modèle d’équilibre entre pouvoirs et contre-pouvoirs. La constitution de la République romaine se caractérisait par la séparation des pouvoirs entre la tribune de la plèbe, le sénat des patriciens, et les consuls élus.

Les consuls occupaient les plus hautes fonctions politiques, à l’instar d’un président ou d’un premier ministre. Mais comme les Romains se méfiaient de tout excès de pouvoir individuel, ils élisaient deux consuls à la fois, pour une période de douze mois. Chaque consul possédait un droit de véto sur les actions de son homologue. Pouvoir, contre-pouvoir.

Le plus ardent défenseur de la République romaine et de ses mécanismes constitutionnels était le philosophe, avocat et homme d’État romain Marcus Tullius Cicéron. C’est Cicéron qui a inspiré Montesquieu – il a aussi influencé John Adams, James Madison et Alexander Hamilton aux États-Unis.

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La République romaine a tenu environ cinq cents ans. Elle s’est écroulée suite à la mort violente de Cicéron en 43 avant J-C. Celui-ci avait consacré sa vie à empêcher les populistes autoritaires de confisquer la République romaine pour s’établir comme despotes. Sa mort (au même titre que l’assassinat de Jules César l’année précédente) est considérée comme l’un des moments décisifs de la bascule de Rome, qui, de république, devint un empire.

Une démocratie menacée sous Trump

Aujourd’hui, nos démocraties se trouvent en proie aux mêmes périls. Dans de nombreuses régions du monde, ce mécanisme institutionnel élémentaire est attaqué avec de plus en plus de virulence par des individus fermement résolus à juguler l’indépendance des pouvoirs judiciaire et législatif.

En Europe, sur les traces du premier ministre hongrois Viktor Orban, la présidente du Conseil des ministres italiens Giorgia Meloni s’emploie à faire adopter des réformes constitutionnelles renforçant la branche exécutive du gouvernement aux dépens des deux autres.

Cette attaque contre l’équilibre des pouvoirs se fait également sentir à Washington. Le foisonnement des décrets présidentiels est le symptôme de ce cancer politique de plus en plus agressif. Au cours de son mandat en tant que 46e président américain, entre janvier 2021 et janvier 2015, Joe Biden a signé 162 décrets présidentiels – une moyenne de 41 par an. Par comparaison, la moyenne annuelle de Donald Trump durant son premier mandat était de 55 par an, celle de Barack Obama, avant lui, de 35.

Depuis son retour à la Maison Blanche, Donald Trump a déjà signé 60 décrets en vingt jours. Parmi ceux-ci, la grâce présidentielle accordée aux quelques 1500 personnes impliquées dans l’insurrection du 6 janvier au Capitole.

Mais bien plus inquiétantes sont les menaces voilées proférées par l’administration Trump d’annuler Marbury v Madison, un arrêt historique de la Cour suprême datant de 1803 : il s’agit de l’affaire qui a permis d’établir le principe selon lequel les tribunaux sont les arbitres ultimes de la loi.

Ces dernières semaines, Trump a ouvertement critiqué les juges fédéraux qui ont tenté de bloquer certains de ses principaux décrets. Il est appuyé par son vice-président, J. D. Vance, lequel a déclaré :

« Les juges n’ont pas le droit de contrôler le pouvoir légitime de l’exécutif. »

Pendant ce temps, le conseiller principal du président, Elon Musk, a accusé le juge ayant temporairement bloqué l’accès aux données confidentielles du Trésor au Department of Governement Efficiency (DOGE), nouvellement formé, d’être :

« un juge corrompu, qui protège la corruption ».

On peut donc dire que l’équilibre subtil de la démocratie subit de graves pressions. Si la séparation des pouvoirs ne tient pas, et que le jeu des pouvoirs et contre-pouvoirs s’avère inefficace, c’est la démocratie elle-même qui sera menacée.

Les quelques mois et années à venir vont déterminer si l’État de droit sera remplacé par la loi du plus fort. Pour l’heure, Cicéron, Montesquieu et Madison semblent en bien mauvaise posture.

The Conversation

Vittorio Bufacchi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

24.02.2025 à 18:11

Culture : faut-il mettre à contribution les touristes étrangers pour mieux la financer ?

Mario d'Angelo, Professeur émérite à BSB, chercheur HDR CEREN, EA 7477, Burgundy School of Business - Université Bourgogne Franche-Comté, Burgundy School of Business
Futurs travaux au Louvre ou sauvetage d’édifices religieux en péril immédiat, la question de la contribution des touristes est posée. Examen du rapport culture-tourisme.

Texte intégral 1974 mots
Dans les grands lieux culturels mondialement reconnus, le tarif d’entrée a peu d’influence sur la fréquentation. SkylarMckissack/Unsplash, CC BY

Où va-t-on trouver, d’ici 2035, les 700 millions d’euros nécessaires au projet Nouveau Louvre ? Dans les poches des touristes non européens, pour partie comme l'a annoncé Emmanuel Macron, le 28 janvier 2025. Au-delà des polémiques, une augmentation différenciée des tarifs serait-elle suffisante pour que le pays développe son patrimoine culturel attractif ?


C’est en octobre dernier, lors de la préparation du budget 2025, qu’a émergé le projet d’instauration d’un prix d’entrée plus élevé pour les touristes non européens visitant les grands sites patrimoniaux français.

La ministre de la culture avait alors également lancé l’idée d’un droit d’entrée pour la visite de Notre-Dame de Paris, dont la recette serait affectée à la restauration du petit patrimoine religieux en grand péril.

Ces propositions renvoient à un même enjeu : continuer d’investir dans l’image culturelle de la France et développer son offre patrimoniale dans un contexte de restrictions budgétaires. Pour atteindre cet objectif, tabler sur une contribution financière plus importante des visiteurs, dont les touristes transcontinentaux, est la solution retenue par l'exécutif.

Qui faire payer et comment ?

Pour parer les restrictions budgétaires, le ministère de la culture dispose de plusieurs outils accroissant les ressources dans le secteur public.

La fiscalité en est un, en l’occurrence, l’augmentation du taux de la taxe de séjour. Cette mesure a cependant été écartée. Elle comporte deux inconvénients. D’une part, son champ d’application ne distingue pas les raisons de l’hébergement (professionnelles ou de loisirs). D’autre part, n’étant pas une taxe affectée, son produit peut servir à des dépenses dans d’autres secteurs que le patrimoine.


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La ministre vise donc plutôt l’accroissement des ressources propres des organisations ayant en charge le patrimoine public, notamment par les dons, le mécénat, l’augmentation des prix d’entrée voire la suppression d’une gratuité.

Dons et mécénat

Si l’État peut augmenter le taux de défiscalisation pour inciter davantage de donateurs, la mesure ne garantit pas aux organisations concernées une augmentation mécanique de ces recettes. Le niveau des dons recueillis dépend de chaque organisation et de ses professionnels, sur un terrain où règne une intense compétition.

Des circonstances particulières, comme l’incendie de Notre-Dame, peuvent favoriser un appel à dons et à mécénat. Notons que le projet du Nouveau Louvre compte, lui aussi, faire fortement appel au mécénat et aux dons.

Augmentation des prix d’entrée par tarification différenciée

En janvier 2024, le passage du prix d’entrée au Louvre de 17 à 22 euros (+30 %) pour les visiteurs n’ayant aucune réduction n’est pas resté inaperçu. La polémique semble indiquer que l’institution muséale a atteint le seuil de consentement au prix par le public français.

En comparaison, la tarification différenciée a le mérite de ne pas impacter le portefeuille des visiteurs français. Il n’est pas étonnant que le projet du Nouveau Louvre inclut cet axe dans le financement de ses investissements de rénovation et de développement.

Une telle mesure tarifaire a peu d’effets sur la fréquentation du public ciblé. La plupart des économistes du patrimoine culturel estiment que, pour des lieux et évènements culturels à notoriété mondiale, l’élasticité-prix de la demande internationale est très faible.

Ajoutons que les dépenses de divertissement (musées, parcs d’attractions, évènements culturels, sportifs et autres loisirs) représentent moins de 15 % des dépenses touristiques totales, bien loin derrière les transports, l’hébergement et la restauration (Insee).

D’un point de vue économique, la tarification différenciée selon la nationalité présente des avantages incontestables. Mais elle suscite aussi des réserves : une mise en œuvre opérationnelle complexe et, surtout, une question éthique.

Le dispositif introduit une discrimination alors que le patrimoine culturel français se veut universel et que ses institutions œuvrent à l’égalité d’accès à la culture.

Le projet Nouveau Louvre présenté par la présidente de l’établissement public, Laurence des Cars.

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Circuit de financement solidaire

La proposition ministérielle portant sur l’instauration d’un droit d’entrée pour les visites de Notre-Dame de Paris mérite d’être rappelée, même si l’opposition du diocèse de Paris lui laisse peu de chance d’aboutir.

L’originalité du dispositif réside dans la mise en place d’une sorte de circuit de financement solidaire entre un monument-star et du « petit patrimoine » méconnu et menacé à court terme (quelque 500 édifices religieux selon l’Observatoire du patrimoine religieux). Dans ce schéma, hormis les fidèles et les pèlerins, tous les visiteurs paient, qu’ils viennent de France ou d’ailleurs.

Un trésor en péril : la chapelle Notre-Dame-du-Rosaire à Rivières dans le Tarn (France 3).

Pourquoi le tourisme financerait-il la culture ?

C’est un rapport d’entraînement mutuel qui s’est établi entre les deux secteurs : la culture apporte au tourisme une image d’art de vivre (mode, gastronomie, terroirs) et d’histoire (monuments, musées, sites). Quant au tourisme, il est devenu un puissant moteur de développement pour certains acteurs culturels et pour les territoires capables de mettre en offre leur patrimoine. Moult musées, monuments, sites patrimoniaux, expositions et festivals ont été portés grâce à l’argument du gain d’image positive et de l’attractivité touristique.

Or, de par sa mission de service public, le patrimoine culturel public présente une gestion structurellement déficitaire. Les prix d’entrée visent moins à couvrir ses coûts réels qu’à permettre au plus grand nombre d’y accéder. Que ce soit au niveau national ou territorial, investissements et gros entretien sont financés majoritairement par l’impôt.

Les touristes étrangers, non ressortissants de l’Union européenne, bénéficient donc de prix corrigés par les subventions des collectivités publiques françaises et européennes.

Ajoutons qu’outre les lieux et sites à entrée payante, d’autres investissements d’ordre culturel sont nécessaires à l’attractivité touristique : par exemple un centre historique rénové avec ses rues piétonnes, l’animation de l’espace public, la préservation d’un paysage, un village fleuri. Cette substruction du charme d’un pays relève du bien commun et profite à tous : résidents, visiteurs et touristes. Les collectivités publiques en supportent l’essentiel du coût.

Un « système culture-tourisme » à deux facettes

La logique qui prévaut est que le déficit du secteur culturel est d'autant plus acceptable qu'il crée de la valeur dans les secteurs touristiques à logique commerciale. Le déficit du premier est pris en charge par la puissance publique pour soutenir ses externalités positives vers d’autres secteurs non directement subventionnés.

Ce système est accepté et promu par la puissance publique et les élus qui le considèrent globalement profitable. Dans les politiques d’attractivité, la culture reste une priorité. En témoignent les nombreux labels et évènements culturels (« villes et pays d’art et d’histoire », « maison des illustres », « petites cités de caractère », « Rendez-vous aux jardins », « journées européennes de l’archéologie »…).

Mais ce système trouve sa meilleure défense dans la mise en parallèle des 14 milliards d’euros de dépenses publiques pour la culture en 2023 et des revenus générés par les 300 millions de nuitées d’hébergement des touristes internationaux (hors tourisme d’affaires) en 2023.

Faire payer les touristes étrangers, la panacée ?

L’augmentation des recettes provenant d’un changement de tarification ne sera significative que pour la vingtaine de lieux patrimoniaux nationaux dont le public non européen est important en volume et en proportion (le Louvre, Versailles, le Mont-Saint-Michel, la Sainte-Chapelle, etc.).

Aucun scénario, cependant, n’a pour l’heure été dévoilé par l’un de ces établissements. Pour le Louvre, si l’entrée passait en 2026 à 30 euros pour les visiteurs transcontinentaux, l’établissement pourrait engranger, d’ici 2035, près de la moitié du besoin de financement de ses investissements de rénovation et développement.

Hormis ces lieux patrimoniaux de réputation mondiale, l’application d’une tarification spécifique aux visiteurs extra-européens serait tout au plus une source de financement secondaire des investissements de maintien – mais pas de développement – du patrimoine culturel français.

The Conversation

Mario d'Angelo est vice-président de l'association Idée Europe.

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