07.08.2025 à 15:20
Comment un philologue géorgien est-il devenu le théoricien officiel de la linguistique soviétique avant d’être renié par Staline ? L’histoire de Nicolas Marr illustre les dangers de la science mise au service du pouvoir. Nicolas Marr, né en 1865 (selon le calendrier grégorien) à Koutaïssi (Géorgie, Empire russe) et décédé en 1934 à Leningrad (URSS), occupe une place singulière dans l’histoire de la linguistique… moins pour ses apports scientifiques que pour l’influence politique qu’il exerça en Union soviétique, où sa théorie linguistique – aujourd’hui considérée comme largement fantaisiste, fut pendant plusieurs années érigée en doctrine officielle. Son parcours intellectuel, culminant dans une consécration institutionnelle spectaculaire avant que Marr soit brutalement désavoué par Staline lui-même, offre un cas exemplaire de l’instrumentalisation des sciences humaines à des fins idéologiques. À l’heure où des gouvernements cherchent à encadrer les discours scientifiques sur des sujets sensibles (qu’il s’agisse du climat, du genre ou de l’histoire), le cas de Nicolas Marr rappelle que la liberté académique reste vulnérable face à des logiques politiques qui cherchent à imposer leurs propres normes de vérité. Formé comme philologue (spécialiste des textes anciens) à l’Université de Saint-Pétersbourg, Nicolas Marr se spécialise dans les langues caucasiennes. Son travail précoce est sérieux, et plutôt bien accueilli dans les cercles orientalistes de l’Empire russe. Mais au fil des années, sa pensée s’éloigne des cadres méthodologiques établis, ce qui lui permet, fait rare pour un savant déjà reconnu avant 1917, de rester en vue sous le régime bolchévique : en requalifiant ses thèses de « matérialistes » et en les alignant sur les objectifs politiques (anti-occidentalisme, « modernisation linguistique » des peuples non russes, construction du socialisme), il transforme sa doctrine en orthodoxie institutionnelle, durablement adossée aux organes académiques et au pouvoir. Marr est convaincu que l’approche traditionnelle concernant l’étude des langues indo-européennes (qui postule l’existence d’une langue mère commune, le proto-indo-européen, à l’origine de nombreuses langues d’Europe et d’Asie) est idéologiquement biaisée, car influencée par des présupposés élitistes et eurocentrés. Il se lance alors dans la construction d’un nouveau paradigme linguistique, censé refléter une vision « matérialiste » de l’histoire des langues, c’est-à-dire une conception où le développement des langues est directement produit par les conditions sociales, économiques et historiques, conformément aux principes du marxisme. Au cœur de sa théorie se trouve l’idée que toutes les langues humaines dérivent d’un protolangage unique fondé sur quatre éléments phonétiques fondamentaux : sal, ber, yon, rosh. Selon Nicolas Marr, ces « éléments de base » seraient les briques originelles de tout lexique, indépendamment des familles linguistiques reconnues. Il va jusqu’à proposer que l’évolution des langues obéit à des lois de type marxiste : la langue, comme tout autre superstructure (construction sociale dépendante des conditions économiques et des rapports de classe), serait le produit du développement des forces productives et l’histoire de la lutte des classes sociales. Dans ses travaux ultérieurs, Nicolas Marr introduit la notion de langues « japhetiques », une famille hypothétique qu’il oppose aux langues indo-européennes (voir ici pour un compte rendu relativement favorable de l’époque, en 1936). Inspiré d’une relecture très libre de la Genèse, il affirme que les langues du Caucase – et bien d’autres – forment un rameau linguistique issu du personnage biblique Japhet. Cette classification fantaisiste, dépourvue de fondement comparatif rigoureux (par opposition à l’approche traditionnelle, fondée notamment sur des lois d’évolution phonétique strictement établies), lui permet d’insister sur l’existence d’un substrat linguistique commun à des peuples opprimés par le colonialisme occidental, théorie en phase avec l’idéologie soviétique des années 1920. Dans l’URSS des années 1920 et des années 1930, les sciences sont de plus en plus soumises à des critères politiques. Nicolas Marr, dont le discours allie un rejet de la tradition bourgeoise et une promesse d’unification linguistique du prolétariat mondial, s’impose rapidement comme un intellectuel « compatible ». Il avance que les langues évoluent selon les lois de la lutte des classes et que le langage reflète la structure sociale. Cette approche plaît : Nicolas Marr, à la tête de nombreux instituts et entré à l’Académie des sciences en 1912, en devient vice-président et ses écrits deviennent obligatoires dans les cursus universitaires. Ses détracteurs sont marginalisés, voire écartés (comme Evgueni Polivanov). La linguistique de Nicolas Marr (connue sous le nom de « nouvelle doctrine linguistique ») devient doctrine d’État : il ne s’agit plus seulement d’une théorie linguistique, mais d’une orthodoxie politique. La science du langage est désormais censée participer à la construction du socialisme. L’influence de Nicolas Marr dépasse alors le simple champ académique. Ses idées sont mobilisées dans les débats sur les politiques de planification linguistique (c’est-à-dire l’intervention délibérée de l’État dans la codification, la standardisation, l’alphabétisation et l’enseignement des langues), en particulier concernant la création de systèmes d’écriture pour des langues jusqu’alors non écrites des républiques soviétiques. La linguistique devient un outil de gouvernement, au service de la « politique des nationalités » : il s’agit à la fois de favoriser le développement culturel des peuples non russes et de préparer leur intégration dans le cadre idéologique du marxisme-léninisme. Nicolas Marr sert ici de caution savante : ses théories, même contestées sur le plan scientifique, sont valorisées parce qu’elles justifient une conception révolutionnaire et volontariste de la langue comme construction sociale. Dans ce contexte, contester Nicolas Marr, c’était risquer de contester la ligne du Parti. La mort de Nicolas Marr en 1934 ne met pas immédiatement fin à son influence. Au contraire, ses disciples poursuivent l’expansion de son système et veillent à sa canonisation. Mais en 1950, contre toute attente, Staline lui-même publie un article intitulé « Marxisme et questions de linguistique », dans lequel il critique ouvertement la théorie de Nicolas Marr. Il rejette l’idée que la langue serait déterminée par les classes sociales, réhabilite la linguistique comparée, et appelle à un retour à une approche plus empirique, voire classique. Ce geste n’est pas anodin : Staline ne se contente pas de désavouer une théorie. Il démontre que, dans une dictature, l’autorité scientifique est subordonnée à la volonté politique suprême, et qu’elle peut être révoquée à tout moment. Les institutions obtempèrent : les disciples de Nicolas Marr sont discrédités, les manuels sont réécrits, et la théorie des quatre éléments disparaît du paysage scientifique. Ce retournement brutal s’inscrit dans un contexte plus large de redéfinition des priorités idéologiques du régime. À la fin des années 1940, l’URSS amorce un resserrement doctrinal, marqué par la campagne contre le « cosmopolitisme » et le renforcement du nationalisme soviétique. Dans ce climat, les constructions linguistiques trop spéculatives ou trop liées à l’internationalisme révolutionnaire deviennent suspectes. En dénonçant Nicolas Marr, Staline entend réaffirmer l’autonomie relative de certaines disciplines scientifiques, mais aussi reprendre la main sur un champ où l’orthodoxie avait été laissée aux mains d’un petit cercle de partisans zélés. Ce n’est donc pas un retour à la science pour elle-même, mais une réaffirmation de l’autorité centrale dans l’arbitrage du vrai. Aujourd’hui, Nicolas Marr est largement oublié dans les manuels de linguistique. Son nom est parfois évoqué en histoire des sciences comme exemple extrême de science instrumentalisée, au même titre que Trofim Lyssenko en biologie. Ce dernier avait rejeté la génétique classique au nom du marxisme et imposé une théorie pseudoscientifique soutenue par le pouvoir soviétique. Si ses premiers travaux sur les langues du Caucase semblent avoir été plus sérieux sur le plan philologique, ses grandes constructions théoriques sont aujourd’hui considérées comme infondées. Mais l’histoire de Nicolas Marr mérite d’être relue. Elle rappelle que les sciences, surtout lorsqu’elles touchent au langage, à la culture et à l’identité, sont vulnérables aux pressions politiques. Nicolas Marr n’est pas seulement un excentrique promu par accident ; il est le produit d’un moment historique où la vérité scientifique pouvait être décidée au sommet du Parti. Loin de n’être qu’un épisode marginal, l’histoire de Nicolas Marr éclaire un dilemme toujours actuel : celui de la vérité scientifique confrontée à des intérêts politiques, économiques ou idéologiques. Ce n’est pas tant le passé qui importe ici, mais ce qu’il permet encore de voir du présent. Thierry Poibeau est membre de l'Institut Prairie-PSAI (Paris AI Research Institute - Paris School of Artificial Intelligence) et a reçu des financements à ce titre. Texte intégral 2078 mots
Quand la linguistique devient idéologie
Une science d’État
Le retournement
Héritage et leçons
06.08.2025 à 17:14
Quand les femmes prenaient déjà la vague : l’histoire oubliée du surf californien
Le surf se développe sur les côtes californiennes à partir des années 1920 pendant la période des « hommes de fer et planches en bois ». Dans ce milieu contre-culturel, un premier mouvement de femmes part alors à la recherche de la vague parfaite, malgré les injonctions et les stéréotypes de la période. Le surf connaît aujourd’hui une nouvelle vague de popularité avec quelque 3,8 millions de pratiquants. Comme à chaque phase d’expansion de ce sport, l’équilibre se redessine entre son image de pratique contre-culturelle – associée à la liberté, au sport dans les grands espaces – et sa place dans la culture dominante. Malgré une augmentation considérable du surf féminin (entre 35 % et 40 % des pratiquants), l’imaginaire public entourant le surf reste (très) majoritairement masculin. À l’heure actuelle, des surfeuses de shortboard comme celles de longboard voyagent en solo à travers le monde, surfent des grosses vagues, créent des modes de vie alternatifs et défient la vision traditionnelle de ce sport si longtemps orienté vers les hommes. Ces femmes suscitent à la fois l’intérêt du public et l’attention des chercheurs, comme en témoignent des ouvrages tels que Surfer Girls in the New World Order de Krista Comer. Pourtant, le monde de la publicité, jusque dans la presse spécialisée, continue de présenter un déséquilibre : les photos d’action sont largement consacrées aux surfeurs masculins, tandis que les images de femmes, même de surfeuses professionnelles, sont encore souvent prises sur la plage ou sur un parking… L’icône contre-culturelle du surf semble être encore fortement genrée et, en ce sens, pas si contre-culturelle que ça. Et ce n’est pas un phénomène nouveau. Dans les années 1960, à l’apogée de la révolution contre-culturelle aux États-Unis, la liberté du surf était représentée comme quasi exclusivement masculine. Dans les premiers magazines tels que Surfer ou Surfing, malgré certaines exceptions, les photos d’action montrant des femmes surfant étaient rares, même quand il s’agissait de traiter la performance des surfeuses lors des compétitions, par exemple. Pourtant, selon les récits traditionnels hawaiens, depuis ses débuts vers le XIIᵉ siècle, le surf était pratiqué autant par les femmes que les hommes. Avant l’arrivée des missionnaires occidentaux, les femmes étaient étroitement associées à l’histoire du surf hawaïen. Mais ces derniers, animés d’un zèle socioreligieux marqué par des normes strictes de séparation des sexes et une vision productiviste de la société, ont œuvré à l’éradication de l’activité. La pratique du surf a donc progressivement décliné – surtout chez les femmes – jusqu’à quasiment disparaitre pour tous à la fin du XIXe siècle. Le sport renaît au début du XXe siècle à Hawaii et en Californie, sous l’effet d’une curiosité presque ethnologique et d’une prise de conscience de son potentiel touristique. L’activité est alors devenue presque exclusivement masculine, au point que, dans son livre The History of Surfing, le champion de surf Nat Young ne mentionne les surfeuses californiennes que dans une petite parenthèse, vers la fin. L’historien Scott Laderman explique que cela est dû non seulement au sexisme dominant mais aussi au fait que les surfeuses étaient rares car, avant la Deuxième Guerre mondiale, les planches étaient très lourdes et difficiles à manier. Surfeur reconnu, Mickey Munoz va plus loin en racontant qu’il n’y avait pas de femmes qui surfaient dans la Californie avant la fin des années 40 car les planches étaient trop lourdes. Pourtant, confronté aux archives historiques et à une analyse approfondie, l’argument selon lequel les femmes ne pratiquaient pas, ou peu, le surf avant la fin des années 1950 ne tient pas la route. Des photosle prouvent, tout comme des articles de journaux et d’autres documents. Le manque de maniabilité des planches de surf de l’époque est insatisfaisant pour expliquer la quasi-invisibilité des surfeuses de la période. Les planches étaient effectivement en bois et non en mousse, comme le montre la collection du musée Surfing Heritage and Culture Center de San Clemente. Mais leur poids variait énormément, allant de planches en balsa verni d’environ 10 kg à des mastodontes en séquoia pesant jusqu’à 45 kg (un longboard moderne en mousse et résine pèse entre 4 kg et 7 kg. Et si les planches de trois mètres abondaient, des photographies et des références historiques à des planches plus courtes et plus légères évoquent une diversité plus grande que ne le laisse entendre le stéréotype. Les surfeuses étaient vraisemblablement minoritaires sur la côte californienne, mais certaines femmes se consacraient malgré tout à ce sport et menaient une vie alternative. À ce jour, il est difficile de dire combien. Dans toute la Californie d’avant-guerre, il y avait probablement moins de 200 surfeurs et nous pourrions actuellement identifier une trentaine de surfeuses. À San Diego, dès 1925, Fay Baird Fraser, une jeune femme de 16 ans apprenait à surfer en tandem avec le sauveteur Charles Wright. Elle a ensuite continué à surfer seule dans la région, équipée de sa planche longue de 8 pieds (2,42 m). Plus au nord, à Newport Beach, durant l’entre-deux-guerres, Duke Kahanamoku, hawaïen, champion olympique de natation et surfeur expert fut une figure clé de l’introduction du surf en Californie. Il rapporte avoir enseigné le surf à autant de femmes que d’hommes, et que parmi l’ensemble de ses élèves, tous sexes confondus, une jeune femme dénommée Bebe Daniels, de Corona Del Mar, était la meilleure. Il y avait même quelques compétitions de surf avec une division féminine à la fin des années 1930. Mary Anne Hawkins, de Costa Mesa, a remporté ces championnats féminins de surf de la côte Pacifique en 1938, en 1939 et en 1940, à l’apogée de l’ère des planches en bois. Nous pourrions également mentionner les californiennes Vicki Flaxman ou Aggie Bane, parmi tant d’autres qui surfaient avant les années 50. Chacune de ces surfeuses talentueuses occupe une place bien documentée dans l’histoire des débuts du surf en Californie. D’après l’historien Matt Warshaw, leur place était même telle, qu’à la fin des années 1940, alors que le surf évoluait à un rythme rapide et que le mode de vie des surfeurs s’ancrait dans la culture régionale, ces pionnières ont servi de modèle à toute la génération suivante de surfeurs californiens, hommes et femmes. Selon Joe Quigg, fabriquant respecté de planches et figure iconique du surf, les femmes ont joué un rôle de premier plan dans la scène surf de Malibu dans les années 1940/50. Or, cette scène est devenue l’incarnation de la culture surf californienne, contribuant elle-même à façonner la contre-culture américaine des années 1950 et 1960. Dans un entretien, il va jusqu’à dire que la scène surf à Malibu était composé « de tous les âges et tous les sexes ». À un moment où les récits traditionnels sont souvent remis en question, la construction de l’imaginaire du surf ne fait pas exception. Il est difficile d’imaginer que nous acceptions collectivement que dans les années 30, des garçons de 10 ans puissent traîner de lourdes planches jusqu’aux vagues pour apprendre, mais que les femmes, même adultes et nageuses accomplies passionnées de sports nautiques, ne le pouvaient pas. Elles le pouvaient, et elles le faisaient. T out comme aujourd’hui, les femmes se lançaient dans les vagues, loin du rôle traditionnellement attribué à la petite amie qui attend avec patience sur la plage ou à la femme au foyer qui prépare soigneusement un pique-nique pour que son homme passe la journée à surfer. Face au sexisme de l’époque, elles ne représentaient qu’un faible pourcentage de la population des surfeurs. Cela souligne la nature hautement contre culturelle de leur pratique. Jeffrey Swartwood est membre de l'International Association of Surfing Researchers, le Surf & Nature Alliance, l'Institut des Amériques et CLIMAS (EA4196) et l'Université Bordeaux Montaigne. Texte intégral 2465 mots
Une liberté d’homme ?
Des planches trop lourdes pour les femmes pour surfer ?
Moins nombreuses que les hommes, mais bien présentes
05.08.2025 à 15:17
« Comment ne pas être tué par la bombe atomique » En 1950, les curieux conseils de « Paris Match »
Il y a 80 ans, le 6 août 1945, se déroulait une tragédie nommée Hiroshima. Les mots de la bombe se sont alors imposés dans l’espace médiatique : « E = mc2 », « Little Boy et Fat Man », « radiations », « bikini », « gerboise », « globocide »… Dans le Souffle d’Hiroshima, publié en 2024 aux éditions Epistémé (librement accessible en format numérique), la chercheuse Anne Wattel (Université de Lille) revient, à travers une étude culturelle qui s'étende de 1945 à 1960, sur la construction du mythe de l’atome bienfaisant. Ci-dessous, nous reproduisons un extrait du chapitre 3, consacré à l’histoire du mot « bikini » ainsi qu’à un étonnant article publié par Paris Match en 1950. « Il y a eu Hiroshima […] ; il y a eu Bikini avec sa parade de cochons déguisés en officiers supérieurs, ce qui ne manquerait pas de drôlerie si l’habilleuse n’était la mort. » (André Breton, 1949 Lorsqu’en 1946, le Français Louis Réard commercialise son minimaliste maillot de bain deux pièces, il l’accompagne du slogan : « Le bikini, première bombe anatomique. » On appréciera – ou pas – l’humour et le coup de com’, toujours est-il que cette « bombe », présentée pour la première fois à la piscine Molitor, le 5 juillet 1946, est passée à la postérité, que le bikini s’est répandu sur les plages et a occulté l’atoll des îles Marshall qui lui conféra son nom, atoll où, dans le cadre de l’opération Crossroads, les Américains, après avoir convaincu à grand renfort de propagande la population locale de s’exiler (pour le bien de l’humanité), multiplièrent les essais atomiques entre 1946 et 1958. La première bombe explose le 1er juillet 1946 ; l’opération est grandement médiatisée et suscite un intérêt mondial, décelable dans France-soir qui, un mois et demi avant « l’expérience », en mai 1946, renoue avec cet art subtil de la titraille qui fit tout son succès : « Dans 40 jours, tonnerre sur le Pacifique ! Bikini, c’est la bombe » (France-soir, 19-20 mai 1946) Mais la bombe dévie, ne touche pas l’objectif et la flotte cobaye est quasiment intacte. C’est un grand flop mondial, une déception comme le révèlent ces titres glanés dans la presse française : « Deux navires coulés sur soixante-treize. “C’est tout ?” » (Ce soir, 2 juillet 1946) ; « Bikini ? Ce ne fut pas le knockout attendu » (Paris-presse, 2 juillet 1946) ; « À Bikini, la flotte cobaye a résisté » (France-soir, 2 juillet 1946). C’est un « demi-ratage », un possible « truquage » pour l’Aurore (2 juillet 1946) ; et le journal Combat se demande si l’expérience de Bikini n’a pas été volontairement restreinte (Combat, 2 juillet 1946). Les essais vont se poursuivre, mais le battage médiatique va s’apaiser. Le 26 juillet, Raymond Aron, dans Combat, évoque, effaré, la déception générale occasionnée par la première bombe et se désespère alors qu’on récidive : « Les hommes seuls, maîtres de leur vie et de leur mort, la conquête de la nature, consacrée par la possession d’un pouvoir que les sages, dans leurs rêves, réservaient aux dieux : rien ni personne ne parviendra à voiler la grandeur tragique de ce moment historique. » Et il conclut : « […] Aujourd’hui, rien ne protège l’humanité d’elle-même et de sa toute-puissance mortelle. »
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L’hebdomadaire français Paris Match, qui a « le plus gros tirage dans les années 1950 avec près de 2 millions d’exemplaires chaque semaine », dont « l ‘impact est considérable » et qui « contribue à structurer les représentations », propose dans son numéro du 1er avril 1950 une couverture consacrée, comme c’est fréquemment le cas, à l’aristocratie (ici la famille royale de Belgique) mais, dans un unique encadré, bien visible en haut de page, le titre, « Comment ne pas être tué par une bombe atomique », se présente comme un véritable produit d’appel d’autant plus retentissant qu’on sait officiellement, depuis septembre 1949, que l’URSS possède la bombe atomique. L’article, qui nous intéresse et qui se déploie sur deux pleines pages, est écrit par Richard Gerstell qu’un encadré présente comme « un officier de la marine américaine », « un savant », « docteur en philosophie », « conseiller à la défense radiologique à l’Office de la défense civile des États-Unis ». L’auteur est chargé par le ministère de la défense d’étudier les effets de la radioactivité des essais atomiques de Bikini et d’élaborer des « plans pour la protection de la population civile contre une éventuelle attaque atomique ». L’encadré inséré par la rédaction de Paris Match vise donc à garantir la crédibilité du rédacteur de l’article, un homme de terrain, un scientifique, dont on précise qu’il « a été exposé plusieurs fois aux radiations atomiques et n’en a d’ailleurs pas souffert physiquement (il n’a même pas perdu un cheveu) », qui rend compte de sa frayeur lorsque le compteur Geiger révéla que ses cheveux étaient « plus radioactifs que la limite ». Il s’agit donc, du moins est-ce vendu ainsi, du témoignage, de l’analyse d’un témoin de choix ; il s’agit d’une information de première main.
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Dans les premiers paragraphes de l’article de Match, Gerstell explique avoir eu, dans les premiers temps, « la conviction que la destruction atomique menaçait inévitablement une grande partie de l’humanité ». C’est pourquoi il accueillit favorablement la parution de l’ouvrage de David Bradley, No Place to Hide (1948), qui alertait sur les dangers de la radioactivité. Mais il ne s’appuyait alors, confie-t-il, que sur une « impression » ; il manquait de recul. En possession désormais des « rapports complets des expériences de Bikini et des rapports préliminaires des nouvelles expériences atomiques d’Eniwetok », il a désormais « franchement changé d’avis ». L’article publié dans Match vise un objectif : convaincre que la radioactivité, sur laquelle on en sait plus que sur « la poliomyélite ou le rhume », « n’est, au fond, pas plus dangereuse que la fièvre typhoïde ou d’autres maladies qui suivent d’habitude les ravages d’un bombardement ». Fort de son « expérience “Bikini” », durant laquelle, dit-il, « aucun des 40 000 hommes » qui y participèrent « ne fut atteint par la radioactivité », Gerstell entend mettre un terme aux « légendes » sur les effets de cette dernière (elle entraînerait la stérilité, rendrait des régions « inhabitables à jamais »). « Tout cela est faux », clame-t-il ; la radioactivité est « une menace beaucoup moins grande que la majorité des gens le croient ». Un certain nombre de précautions, de conseils à suivre pour se protéger de la radioactivité en cas d’explosion nucléaire sont livrés aux lecteurs de Paris Match : fermer portes et fenêtres, baisser les persiennes, tirer les rideaux ; ôter ses souliers, ses vêtements avant de rentrer chez soi, les laver et frotter ; prendre des douches « copieuses » pour se débarrasser des matières radioactives ; éviter les flaques d’eau, marcher contre le vent ; s’abriter dans une cave, « protection la plus adéquate contre les radiations »… On laisse le lecteur apprécier l’efficacité de ces mesures… Pour se protéger de la bombe elle-même dont « la plupart des dégâts sont causés par les effets indirects de l’explosion », se coucher à plat ventre, yeux fermés ; pour éviter les brûlures, trouver une barrière efficace (mur, égout, fossé) ; porter des « vêtements en coton clair », des pantalons longs, des blouses larges, « un chapeau aux bords rabattus »… Ainsi, ce témoin, ce « savant », qui étudia l’impact de la radioactivité, rassure-t-il le lectorat français de Match : on peut se protéger de la bombe atomique, des radiations ; il suffit d’être précautionneux. Foin des légendes ! Ce regard éclairé, scientifiquement éclairé, s’appuie sur l’expérience, sur Bikini, sur Hiroshima et Nagasaki pour minorer (et c’est peu dire) le danger des radiations, car, c’est bien connu, « les nuages radioactifs à caractère persistant sont vite dissipés dans le ciel » (cela n’est pas sans nous rappeler l’incroyable mythe du nuage qui, à la suite de la catastrophe de Tchernobyl, le 26 avril 1986, se serait arrêté aux frontières de la France) ; « la poussière radio-active persistante qui se dépose sur la peau ne paraît pas dangereuse » ; « au voisinage immédiat du point d’explosion, une pleine sécurité peut être assurée par 30 centimètres d’acier, 1 mètre de béton ou 1 m 60 de terre. À un kilomètre et demi, la protection nécessaire tombe à moins d’un centimètre d’acier et quelques centimètres de béton ». En avril 1950, l’Américain Richard Gerstell, dont les propos sont relayés en France par l’hebdomadaire Paris Match, niait encore l’impact de la radioactivité. Anne Wattel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 2098 mots
Juillet 1946 : Bikini, c’est la bombe
Premier-Avril 1950 : « Comment ne pas être tué par une bombe atomique »