22.06.2025 à 00:03
Avec sa trilogie les Trois Mousquetaires, Alexandre Dumas mêle réalité historique et fiction héroïque, contribuant à façonner une perception populaire et parfois idéalisée de certaines époques de l’Histoire de France. La trilogie composée par les Trois Mousquetaires (1844), Vingt ans après (1845) et le Vicomte de Bragelonne (1850), se déroule dans la France du XVIIe siècle, une période tumultueuse marquée par des intrigues de cour, des conflits politiques et des guerres. Alexandre Dumas père (1802–1870) transforme cette époque en un décor épique où les mousquetaires, figures de loyauté et d’héroïsme, incarnent des valeurs de bravoure, d’amitié et de fidélité. Ces ouvrages ont diverti les lecteurs, mais ont aussi nourri la perception de l’Histoire française des lecteurs puis plus tard des spectateurs – dès qu’Hollywood s’est emparé du thème. Entre fidélité historique et liberté créative, cette œuvre a profondément marqué l’imaginaire culturel collectif.
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Dumas utilise l’Histoire comme une toile de fond, un canevas sur lequel il brode des intrigues souvent complexes. Pour écrire les Trois Mousquetaires, il s’appuie sur des documents tels que les Mémoires de Monsieur d’Artagnan, rédigées par Courtilz de Sandras en 1700, un polygraphe et ancien mousquetaire lui-même, une source qui lui permet de s’imprégner des événements et personnages de l’époque. Cependant, Dumas ne se soucie pas de la précision historique au sens strict. Il est romancier et choisit de sacrifier la rigueur historique à la vivacité de son récit, comme en témoigne la chronologie très libre de certains événements ou l’invention de personnages qui n’ont jamais existé. La démarche de Dumas se situe à mi-chemin entre le roman historique et le roman d’aventures. Certains faits sont authentiques comme la rivalité entre Richelieu et Buckingham au siège de la Rochelle, point d’orgue de l’opposition entre la France et l’Angleterre soutien des protestants, mais l’auteur se permet d’ajouter des éléments fictifs pour mieux captiver son lecteur, n’oublions pas que l’œuvre est avant tout conçue comme un feuilleton littéraire (paru dans le journal La Presse dès 1844). Il préfère dramatiser les faits plutôt que de les relater avec exactitude. Il insiste, par exemple, sur les rivalités et les duels alors que le fameux siège de la ville est avant tout un évènement militaire. Ce parti pris témoigne de son ambition : donner à l’histoire une dimension romanesque où l’action, le suspense et l’émotion priment sur la véracité des événements. Ainsi sa trilogie n’est surtout pas à prendre comme un livre d’histoire. Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui ! Les figures historiques telles que Richelieu, Louis XIII ou encore Anne d’Autriche sont au cœur de la trilogie. Dumas les adapte à son intrigue, créant des personnages plus grands que nature. Richelieu, par exemple, devient un symbole de manipulation politique et d’intrigues secrètes, bien plus machiavélique dans le roman que ce qu’il fut en réalité. D’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis, bien qu’inspirés de personnages ayant peut-être existé, sont eux aussi construits comme des archétypes de l’honneur, du courage et de l’amitié. Dumas construit ses personnages comme des mythes, des incarnations de vertus ou de vices. En cela, il contribue à une perception de l’histoire où l’héroïsme prend le pas sur le réel. Bien que complexes, les antagonistes sont réduits à une dimension presque « monomaniaque », ils deviennent des stéréotypes comme celui du méchant, du comploteur, de l’espion… Les sauts temporels entre les Trois Mousquetaires et Vingt ans après ou encore le Vicomte de Bragelonne permettent à Dumas d’aborder des époques distinctes tout en conservant une continuité narrative. Les romans couvrent ainsi plusieurs décennies d’Histoire française et donnent au lecteur une impression d’enchaînement logique mais cette liberté narrative conduit à une vision linéaire et simplifiée de l’Histoire. Par le biais de ses mousquetaires, Dumas construit une vision héroïque et valorisante de l’Histoire de France. D’Artagnan et ses compagnons représentent l’esprit français, capable de résister aux complots et aux conflits pour défendre des idéaux de justice et de loyauté. À travers les aventures des mousquetaires, Dumas véhicule aussi une forme de patriotisme : il montre des personnages qui, malgré les querelles et les luttes de pouvoir, restent attachés à leur pays et à leur roi. Dumas invente et diffuse une version accessible et romancée de l’Histoire de France. Cette popularisation s’est amplifiée avec les nombreuses adaptations cinématographiques qui ont fait des trois mousquetaires des personnages mondialement reconnus. De Douglas Fairbanks incarnant D’Artagnan en 1921 à Gene Kelly en 1948 dans le film de George Sidney, la trilogie de Dumas compte à ce jour plus de 50 adaptations cinématographiques. Le succès de ces adaptations a créé une familiarité avec cette période de l’Histoire chez le grand public. Mais cette popularisation a considérablement simplifié la perception du public concernant des événements comme la Fronde ou les intrigues de Richelieu, négligeant la complexité réelle de ces épisodes historiques dans le sens d’un mythe national comme la rivalité entre Richelieu et Buckingham. Le but premier de Dumas restait de distraire, passionner son lectorat, pas de lui faire un cours d’histoire. Mais c’est parce que l’histoire est omniprésente, à la fois comme cadre et pourvoyeuse d’intrigues et de personnages, que le lecteur/spectateur à l’impression que tout est vrai. Dumas s’est permis de nombreux anachronismes en même temps que de grandes libertés avec les faits historiques – comme l’histoire d’amour adultérine entre Anne d’Autriche et Buckingham qui n’a pas existé. Ces inexactitudes sont des choix de narration qui servent l’intrigue. Certains faits sont condensés ou déplacés pour accentuer les tensions dramatiques, comme la surreprésentation de Richelieu dans certaines intrigues. Si ces libertés ont été critiquées par des historiens, elles n’ont pas empêché le public d’adhérer aux aventures des mousquetaires. Les personnages de d’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis sont devenus des figures emblématiques du patrimoine culturel français. Ils incarnent des idéaux nobles tels que la bravoure, la camaraderie, et le sens de l’honneur, ce qui fait d’eux des héros intemporels. Dumas a créé des archétypes qui dépassent la littérature et sont devenus des symboles dans l’imaginaire collectif. Au moment de leur parution, au XIXe siècle, les aventures des mousquetaires font écho aux préoccupations sociales de l’époque, période de bouleversements politiques et sociaux pour la France (révolutions de 1830 et de 1848 notamment). La loyauté des mousquetaires envers leur roi, même en dépit de leurs différends personnels, peut être lue comme une réflexion sur le patriotisme et la fidélité envers l’État dans un contexte postrévolutionnaire. Enfin, la trilogie des Trois Mousquetaires a exercé une influence durable sur le genre du roman historique, non seulement en France mais aussi à l’international. Dumas a su créer une forme de littérature où l’histoire devient une aventure palpitante sans être pour autant un simple prétexte. Il a en quelque sorte fondé un modèle de fiction historique romancée, qui sera repris et adapté par de nombreux auteurs ; on pense à Paul Féval et son Bossu ! Aujourd’hui encore, cette approche influence la manière dont l’histoire est abordée dans les romans, et même dans les médias audiovisuels comme le cinéma et la télévision. La trilogie des Trois Mousquetaires reste une référence incontournable pour quiconque veut mêler l’histoire à la fiction. Philippe Ilial est enseignant au lycée ainsi qu'à l'université Côte-d'Azur, il est également rédacteur en chef de plusieurs revues de vulgarisation historique. Texte intégral 2008 mots
Entre fidélité historique et liberté créative
Une vision héroïque de l’Histoire de France
Les mousquetaires : figures emblématiques du patrimoine français ?
20.06.2025 à 17:29
Deux mille ans plus tard, enquête sur une possible fraude au vin dans la Rome antique
Le passum, ce vin de raisins secs, était une douceur prisée des Romains. Son succès a-t-il encouragé des viticulteurs crétois de l’époque à le contrefaire ? Un chercheur de l’Université de Warwick mène l’enquête. Avant l’apparition des édulcorants artificiels, les gens satisfaisaient leur envie de sucré avec des produits naturels, comme le miel ou les fruits secs. Les vins de raisins secs, élaborés à partir de raisins séchés avant fermentation, étaient particulièrement prisés. Les sources historiques attestent que ces vins, dont certains étaient appelés passum, étaient appréciés dans l’Empire romain et dans l’Europe médiévale. Le plus célèbre de l’époque était le malvoisie, un vin produit dans de nombreuses régions méditerranéennes. Aujourd’hui, ces vins sont moins populaires, bien que certains soient toujours très recherchés. Les plus connus sont les vins italiens dits « appassimento » (une technique vinicole également connue sous le nom de passerillage), comme l’Amarone della Valpolicella. Dans la région de Vénétie, les meilleurs vins de ce type sont issus de raisins séchés pendant trois mois avant d’être pressés et fermentés – un procédé long et exigeant. Les sources antiques décrivent des techniques similaires. Columelle, auteur romain spécialisé dans l’agriculture, indique que le séchage et la fermentation duraient au minimum un mois. Pline l’Ancien, quant à lui, décrit une méthode consistant à faire sécher les grappes partiellement sur la vigne, puis sur des claies, avant de les presser huit jours plus tard. Depuis dix ans, j’étudie la fabrication de ce vin sur le site archéologique de Cnossos, en Crète. Si l’île est surtout connue pour ses vestiges minoens, elle était aussi célèbre à l’époque romaine pour ses vins doux de raisins secs, exportés à grande échelle. Les vins de raisins secs de haute qualité demandaient du temps et de la patience, mais il semble que les producteurs de Cnossos aient parfois contourné les méthodes traditionnelles. Mes recherches sur un site de production vinicole et sur des sites de fabrication d’amphores indiquent que les vignerons crétois ont peut-être trompé leurs clients romains avec une version contrefaite du passum. Les vestiges d’un site de production de vin à Cnossos montrent les pratiques en vigueur une génération avant la conquête romaine. Plus intéressant encore, les études en cours sur des fours de potiers de l’époque romaine révèlent une production concentrée sur quatre types d’objets : des amphores pour le vin, des supports pour leur remplissage, de grandes cuves de mélange en céramique et des ruches en terre cuite. La Crète, plus grande île grecque, produit du vin depuis des millénaires. Des indices retrouvés à Myrtos attestent de la vinification dès 2170 avant notre ère. Grâce à sa position stratégique entre la Grèce et l’Afrique du Nord, l’île était âprement convoitée. En 67 av. n. è., après une campagne militaire de trois ans, les Romains en prirent le contrôle. Après la conquête, l’économie crétoise a subi des changements profonds. Les Romains ont fondé une colonie à Cnossos, réorganisant le pouvoir et développant massivement la production vinicole. L’activité rurale a augmenté, et des fouilles archéologiques ont mis au jour un grand nombre d’amphores, preuve que le vin crétois était largement exporté. Si les Romains achetaient autant de vin crétois, c’était en partie à cause des routes maritimes. Les navires chargés de blé en provenance d’Alexandrie, à destination de Rome, faisaient souvent escale en Crète, ce qui permettait aux marchands de charger d’autres produits. Mais la demande était aussi stimulée par la réputation du vin crétois, considéré comme un produit de luxe, à l’instar des vins appassimento italiens actuels. Il était aussi apprécié pour ses vertus médicinales supposées. Le médecin militaire Pedanius Dioscoride écrivait dans son traité De Materia Medica que ce vin soignait les maux de tête, expulsait les vers intestinaux et favorisait la fertilité. L’explosion soudaine de la demande à Rome et dans la baie de Naples a pu inciter les producteurs à accélérer la fabrication. Pline l’Ancien décrit ainsi un raccourci pour obtenir ce type de vin : faire bouillir le jus de raisin dans de grandes cuves. Mais les cuves retrouvées à Cnossos ne portent aucune trace de chauffe. Une autre hypothèse se dessine : l’ajout de miel au vin avant sa mise en amphore. Les ruches retrouvées dans les fours de potiers romains – reconnaissables à leur surface intérieure rugueuse favorisant la fixation des rayons de cire – suggèrent un lien entre viticulture et apiculture. Des découvertes similaires sur d’autres sites grecs laissent penser que vin et miel pouvaient être mélangés avant expédition. Cette méthode était plus rapide et moins coûteuse que le séchage des raisins. Mais dans ce cas, pouvait-on encore parler de vin de raisins secs ? Et les consommateurs romains étaient-ils au courant ? Les quantités massives de vin crétois importées à Rome indiquent que cela ne les préoccupait guère. Vu le nombre d’amphores vides retrouvées à Rome, je pense que la population se souciait bien moins de l’authenticité que nous ne le ferions aujourd’hui. Conor Trainor a reçu des financements de l’University College Dublin, de la British School at Athens, et, auparavant pour cette recherche, de l’Université de Warwick. Texte intégral 1251 mots
Séchage et fermentation
L’héritage viticole de la Crète
Des raccourcis pour la production
19.06.2025 à 10:43
« Les Dents de la mer » ont 50 ans : comment deux notes de musique ont terrifié toute une génération
Cinquante ans après la sortie en salles des Dents de la mer, la musique de John Williams parvient encore à instaurer une tension intense avec deux simples notes. Notre expérience du monde passe souvent par l’ouïe avant la vue. Qu’il s’agisse du bruit de quelque chose remuant dans l’eau ou du bruissement d’une végétation proche, la peur de ce que nous ne voyons pas est ancrée dans nos instincts de survie. Le son et la musique au cinéma exploitent ces instincts troublants. Et c’est précisément ce que le réalisateur Steven Spielberg et le compositeur John Williams ont réussi à faire dans le thriller emblématique les Dents de la mer (Jaws, 1975). La conception sonore et la partition musicale s’unissent pour confronter le spectateur à un animal tueur aussi mystérieux qu’invisible. Dans ce qui est sans doute la scène la plus célèbre du film – les jambes des nageurs battant l’eau sous la surface –, le requin reste quasiment invisible, mais le son communique parfaitement la menace qui rôde. Les compositeurs de musique de film cherchent à créer des paysages sonores capables de bouleverser et d’influencer profondément le public. Ils s’appuient pour cela sur différents éléments musicaux : rythme, harmonie, tempo, forme, dynamique, mélodie et texture. Dans les Dents de la mer, la première apparition du requin commence innocemment avec le son d’une bouée au large et une cloche qui tinte. Musicalement et atmosphériquement, la scène établit une sensation d’isolement autour des deux personnages qui nagent de nuit sur une plage déserte. Mais dès que retentissent les cordes graves, suivies du motif central à deux notes joué au tuba, on comprend qu’un danger menaçant approche. Cette technique consistant à alterner deux notes de plus en plus rapidement est utilisée depuis longtemps par les compositeurs – on la retrouve notamment dans la Symphonie du Nouveau Monde (1893) d’Antonín Dvořák. John Williams, le compositeur, aurait mobilisé six contrebasses, huit violoncelles, quatre trombones et un tuba pour créer ce mélange de basses fréquences qui allait devenir la signature sonore des Dents de la mer. Ces instruments mettent l’accent sur le bas du spectre sonore, générant un timbre sombre, profond et intense. Les musiciens à cordes peuvent employer différentes techniques d’archet, comme le staccato ou le marcato, pour produire des sonorités sombres, voire inquiétantes, surtout dans les registres graves. Par ailleurs, les deux notes répétées (mi et fa) ne forment pas un ton clairement défini : elles sont jouées sans véritable tonalité, avec une dynamique croissante, ce qui renforce l’impression d’un danger imminent avant même qu’il ne se manifeste, stimulant ainsi notre peur instinctive de l’inconnu. L’utilisation de ce motif minimaliste et de cette orchestration grave illustre un style de composition pensé pour déstabiliser et désorienter. On retrouve un effet similaire dans la bande-son de la scène d’accident de voiture de la Mort aux trousses (North by Northwest, 1959), composée par Bernard Herrmann pour Hitchcock. De même, dans la Suite scythe de Serge Prokofiev, le début du deuxième mouvement (« la Danse des dieux païens ») repose sur un motif alternant deux notes proches (ré dièse et mi). La souplesse du motif de Williams permet de le faire jouer par différents instruments tout au long de la bande originale, explorant ainsi une palette de timbres capables d’évoquer tour à tour la peur, la panique ou l’angoisse. Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui ! Mais qu’est-ce qui rend la bande originale des Dents de la mer si perturbante, même sans les images ? Les chercheurs en musique avancent plusieurs hypothèses. Certains estiment que les deux notes évoquent le bruit de la respiration humaine, d’autres suggèrent qu’elles rappelleraient les battements de cœur… du requin. Dans une interview au Los Angeles Times, John Williams expliquait : « Je voulais créer quelque chose de très… primaire. Quelque chose de très répétitif, viscéral, qui vous saisit aux tripes plutôt qu’à l’esprit. […] Une musique qu’on pourrait jouer très doucement, ce qui signifierait que le requin est encore loin, quand on ne voit que l’eau. Une musique “sans cerveau” qui devient plus forte à mesure qu’elle se rapproche de vous. » Tout au long de la bande-son du film, Williams joue avec les émotions du spectateur, jusqu’à la scène de l’homme contre le requin – véritable apogée du développement thématique et de l’orchestration. Cette bande originale mythique a laissé une empreinte qui dépasse le simple accompagnement visuel. Elle agit comme un personnage à part entière. En utilisant la musique pour dévoiler ce qui est caché, Williams construit une expérience émotionnelle intense, marquée par l’anticipation et la tension. Le motif à deux notes incarne à lui seul son génie – une signature sonore qui, depuis des générations, fait frissonner les baigneurs avant même qu’ils ne mettent un pied dans l’eau. Alison Cole ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 1276 mots
Créer de la tension dans une bande originale
Spectre sonore
La psychologie de notre réaction