04.10.2025 à 08:44
L’opéra au Moyen-Orient, vitrine culturelle et outil de soft power
L’opéra, forme artistique et architecturale d’origine européenne, s’est diffusé au Moyen-Orient à partir du XIXe siècle, comme signe de modernité importée, avant de devenir un symbole culturel réinventé et un instrument de rayonnement international. Ce glissement d’un modèle occidental à une acclimatation locale s’opère selon les pays et les initiatives de leurs dirigeants alors que l’opéra, initialement perçu comme un art exogène, se mue progressivement en objet identitaire et diplomatique. En Égypte, l’Opéra du Caire – plus ancienne implantation lyrique en Afrique et au Moyen-Orient – est inauguré en 1869 avec Rigoletto à l’occasion de l’ouverture du canal de Suez, tandis que, deux ans plus tard, Aïda est commandée à Verdi sur un sujet inspiré de l’Antiquité égyptienne. Ces deux événements montrent à la fois le désir pour l’Égypte d’accéder à la modernité occidentale et l’influence que peut représenter la culture orientale pour les compositeurs européens. L’incendie de 1971 met un terme à cette aventure jusqu’à la construction dans un style islamique du Nouvel Opéra du Caire en 1988, grâce à un financement offert par le gouvernement japonais. À partir des années 2010, des initiatives comme Balcony Opera permettent des actions « hors les murs » et mêlant répertoires arabes et occidentaux. Le rayonnement contemporain de chanteurs, comme Farrah El Dibany, alternant œuvres européennes et adaptations en arabe, illustre un va-et-vient entre traditions locales et programmation internationale standardisée. Ce n’est pas le cas de l’Iran qui offre l’image d’une modernité lyrique interrompue. Depuis la fin du XIXe siècle, la formation d’une scène théâtrale moderne, nourrie des traductions de Molière mais aussi d’influences russes et caucasiennes, s’institutionnalise progressivement jusqu’à l’âge d’or des années 1960–1970 avec la Tehran Opera Company et l’inauguration du Vahdat Hall en 1967. La Révolution islamique de 1979 entraîne l’arrêt des activités lyriques. Depuis 2013, une renaissance partielle semble se dessiner sous la forme d’adaptations en persan d’œuvres importées, témoignant d’une résilience artistique. Dans le cas d’Israël, l’histoire du lyrique se conjugue avec la construction culturelle nationale comme le montre la programmation, en 1923, de la Traviata, chantée en hébreu à Tel-Aviv, sous l’impulsion du chef d’orchestre et musicologue Mordecai Golinkin. La compagnie Israel Opera fonctionnera par la suite, de 1945 à 1984, avant que le New Israeli Opera s’installe en 1994 dans le Tel-Aviv Performing Arts Center. La programmation mélange un répertoire international, mais aussi des œuvres abordant des thématiques juives et bibliques commandées à des compositeurs israéliens. Des productions comme The Passenger en 2012, dont l’histoire évoque l’Holocauste, inscrivent la mémoire et l’identité au cœur de l’activité lyrique locale associée à des politiques de médiation menée par Children Opera Hours, Magical Sounds. La vague d’intérêt pour l’art lyrique qui a touché les pays du Golfe procède d’une autre logique, où l’opéra devient un dispositif de soft power, d’attractivité touristique et d’urbanisme. À Mascate (capitale d’Oman), l’Opéra Royal inauguré en 2011 couronne une stratégie initiée par le sultan Qabous, dès les années 1980, avec la création d’un orchestre symphonique national. Inséré dans un ensemble de 80 000 mètres carrés, incluant jardins, hall d’exposition, galerie d’exposition d’instruments de musique et espaces commerciaux, le site déploie une programmation éclectique qui associe répertoires occidentaux, créations arabes et musiques du monde en coproduction avec de grandes maisons européennes. À Dubaï, l’ouverture en 2016 d’une salle modulable de 2 000 places, conçue par Janus Rostock, en forme de boutre (un voilier arabe) et implantée dans le quartier Downtown, associe une forte identité architecturale à une flexibilité d’usage. Elle joue aussi le rôle de locomotive pour l’hôtellerie, les commerces et le tourisme événementiel. Cette même logique opère au Qatar ou au Koweit. L’ambition de s’inscrire comme capitale culturelle s’y exprime à travers l’accueil de productions et d’orchestres internationaux. De son côté, l’Arabie saoudite incarne une accélération singulière de la structuration de son territoire lyrique. Longtemps imperméable à l’opéra du fait de restrictions de nature religieuse (présence de femmes et musique occidentale non autorisées), le royaume s’y ouvre progressivement à partir des années 2010 avant de créer, en 2020, la Theater and Performing Arts Commission dans le cadre de Vision 2030. Son objectif est d’ouvrir le royaume à la modernité en renforçant notamment l’offre destinée aux touristes et aux hommes d’affaires. En avril 2024, la création de Zarqa Al Yamama, premier grand opéra national de langue arabe, marque une étape symbolique avec le recours à un livret du poète et dramaturge saoudien Saleh Zamanan. L’intrigue se déroule dans une Arabie préislamique et raconte l’histoire d’une femme extralucide pressentant une attaque d’ennemis, dont la tribu ignore les avertissements. Présentée au Centre culturel Roi Fahd, elle a montré la nécessité de bâtir des équipements spécifiquement conçues pour l’acoustique lyrique, la sonorisation de l’œuvre, riche d’influences musicales arabes, s’étant avérée indispensable dans cette salle de 2 700 places. Le territoire lyrique saoudien s’est progressivement enrichi d’un festival d’opéra, de programmes de collaboration internationale avec la programmation d’œuvres occidentales à Riyad et à Al-Ula tandis que des projets de nouveaux bâtiments sont envisagés à Riyad, à Djeddah ou à Diriyah. Dans d’autres pays du golfe, la diplomatie culturelle et la patrimonialisation jouent un rôle structurant même sans maison d’opéra. Ainsi, la Jordanie a instauré le premier festival d’opéra du monde arabe à Amman, associant des artistes jordaniens à des partenaires italiens et projetant des créations à Pétra, croisant langues arabe, anglaise et nabatéenne. Au Liban, le Festival international de Baalbek, fondé en 1956, a produit intégralement en 2025 et pour la première fois une œuvre (Carmen) alors que se profile un projet d’opéra national à Dbayeh, d’abord envisagé avec un soutien omanais puis porté par la Chine. Au-delà des infrastructures, deux figures emblématiques, Fairuz (âgée de 89 ans) et Sabah (disparue en 2014, divas de la musique arabe, façonnent l’imaginaire vocal libanais au-delà des frontières. On peut identifier plusieurs processus de territorialisation. Le premier, que l’on pourrait nommer « opéra-modernité » correspond à l’usage de la maison d’opéra comme signal d’entrée dans le modernisme avec un phénomène de patrimonialisation et d’adaptation, à l’image de l’Égypte du XIXe siècle. Le second que l’on pourrait qualifier d’« opéra-vitrine » se déploie surtout dans les pays du Golfe, associé généralement à des objectifs de soft power, de branding territorial, d’attractivité touristique et de requalification urbaine. Dépendant encore de compétences lyriques étrangères, l’enjeu à venir est d’arriver à concilier exposition à l’international et écosystème local et autonome. Le troisième processus reposerait davantage sur des stratégies de médiation et d’ancrage patrimonial. À ces processus de territorialisation s’adossent des enjeux transversaux. L’intégration au lyrique de la langue comme de la musique arabes est centrale. Promouvoir un opéra en arabe nécessite d’enrichir la dramaturgie par des récits traditionnels, des références musicales – rythme de la poésie, maqâm – en dialogue avec les styles musicaux européens et leurs esthétiques. Les actions menées par Opera for Peace, par l’intermédiaire de ses master class, contribuent à structurer ce capital humain qui s’appuie sur des politiques de démocratisation, d’hybridation et de collaborations, mais aussi des financements pérennes. En outre, l’adossement à des sites patrimoniaux, très efficace pour unir spectacle, tourisme et récit identitaire, requiert des exigences techniques et administratives singulières. En conclusion, l’art lyrique au Moyen-Orient est bien passé d’un modèle importé à un symbole culturel réinventé. L’opéra et son écosystème composé d’architectures emblématiques, de programmations premium et de festivals fonctionne, même s’il n’attire pas encore un public local conséquent. Si certains pays ont la capacité de financer seuls le déploiement de ce symbole de prestige, on note qu’après le Japon, la Chine investit désormais dans l’aide à la construction de maisons d’opéra dans cette région. Reste à savoir si la forme artistique pourra s’affranchir de son image de seule vitrine pour participer à la fabrique de récits, où l’arabe chanté, la musique traditionnelle et la mémoire des lieux contribueront à créer une modernité régionale à travers un processus de patrimonialisation propre à ces territoires. Frédéric Lamantia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 2119 mots
Des opéras symboles de pouvoir
Des logiques territoriales différentes
02.10.2025 à 16:08
Qu’est-ce que l’intelligence culturelle ?
Que ce soit à l’école, au travail ou dans nos loisirs, nous côtoyons des individus aux origines culturelles diversifiées. L’« intelligence culturelle », qui permet de comprendre et de s’adapter à des codes culturels différents, est un atout essentiel pour favoriser le vivre-ensemble. Que signifie être intelligent ? Réussir un test de logique ? Résoudre une équation ? Avoir une bonne mémoire ? L’intelligence a longtemps été réduite à un score de QI. Pourtant, dès les années 1920–1940, des psychologues américains comme Edward Thorndike, Louis Thurstone ou Raymond Cattell soulignaient déjà l’existence de différentes formes d’intelligence. Dans les années 1980, c’est un autre psychologue américain Robert Sternberg qui propose une approche qui distingue trois dimensions complémentaires : l’intelligence analytique (raisonner, comparer, résoudre des problèmes), l’intelligence créative (imaginer, faire face à la nouveauté) et l’intelligence pratique (s’adapter à son environnement, agir efficacement). Selon son approche, être intelligent, c’est avant tout savoir atteindre ses objectifs de vie, dans un contexte donné, en mobilisant ses forces et en compensant ses faiblesses. C’est dans la continuité des travaux de Sternberg qu’a émergé la notion d’intelligence culturelle, ou cultural intelligence (CQ). Proposée par Earley et Ang en 2003, elle désigne la capacité à comprendre les différences culturelles, à s’y adapter et à interagir efficacement dans des environnements multiculturels. L’objectif initial était d’expliquer pourquoi certains expatriés réussissent mieux que d’autres lors de missions internationales. Les chercheurs ont ainsi identifié quatre dimensions complémentaires de l’intelligence culturelle. La dimension métacognitive correspond à la capacité de prendre conscience de ses propres biais culturels et d’ajuster sa manière de penser et d’interagir en fonction du contexte. Par exemple, un manager français peut être habitué à exprimer ses critiques de manière très directe. Face à des interlocuteurs issus d’un contexte culturel où celles-ci sont formulées de façon plus implicite, il comprend que ce style peut être perçu comme trop abrupt. Il revoit alors son approche pour faciliter la coopération. La dimension cognitive renvoie aux connaissances générales sur d’autres cultures, leurs normes et leurs pratiques : savoir, par exemple, qu’au Japon échanger une carte de visite suit un rituel précis, qu’en Allemagne tout retard est perçu comme un véritable manque de respect ou qu’aux États-Unis le small talk au cours d’une réunion est une étape incontournable avant d’entrer dans le vif du sujet. La dimension motivationnelle reflète l’envie et la confiance nécessaires pour interagir avec des personnes culturellement différentes. On la retrouve, par exemple, chez des étudiants qui choisissent volontairement de rejoindre une équipe internationale même si cela demandera plus d’efforts de communication. Enfin, la dimension comportementale désigne la faculté d’adapter concrètement ses comportements verbaux et non verbaux lors d’une interaction interculturelle. Cela peut impliquer de ralentir son débit de parole, de moduler le ton de sa voix ou encore d’ajuster la distance avec son interlocuteur, en fonction du contexte culturel. De nombreuses recherches confirment les effets positifs de l’intelligence culturelle. À titre d’exemples, elle aide les expatriés à mieux s’adapter et à réduire leur anxiété, elle améliore le leadership et la performance des équipes multiculturelles, ou encore elle stimule la coopération et l’innovation en facilitant le partage de connaissances. D’abord pensée pour accompagner les cadres en mission à l’étranger, l’intelligence culturelle est aujourd’hui reconnue comme une compétence essentielle dans de nombreux contextes : au travail, à l’école, mais aussi dans la vie quotidienne, partout où des personnes issues de cultures différentes se côtoient. Les recherches montrent aussi que cette compétence peut s’apprendre et se développer. La formation interculturelle, qu’il s’agisse de cours, de jeux de rôle ou de simulations, permet de mieux décoder les différences culturelles. Cela dit, ce sont surtout les expériences immersives qui s’avèrent les plus efficaces : les projets en équipes multiculturelles ou les séjours à l’international renforcent de manière durable l’intelligence culturelle. L’intelligence culturelle concerne la grande majorité des étudiants, appelés à apprendre et à travailler dans des environnements multiculturels. C’est dans cette perspective que nous avons mené une étude auprès d’élèves ingénieurs en mobilité internationale pour comprendre comment cette expérience pouvait renforcer leur intelligence culturelle. Concrètement, nous avons évalué leur intelligence culturelle à l’aide d’un questionnaire scientifiquement reconnu administré deux fois : avant leur départ et à leur retour de mobilité. Cette méthodologie longitudinale permet de comparer les niveaux initiaux et finaux et de mesurer l’évolution des différentes dimensions de l’intelligence culturelle. Les résultats sont clairs : la mobilité internationale fait progresser significativement l’intelligence culturelle, surtout chez ceux qui avaient peu voyagé auparavant ou qui n’étaient pas spontanément ouverts aux autres cultures. Autrement dit, plus on est « novice », plus on progresse. C’est ce que nous appelons « l’effet première fois » : lors d’un premier contact prolongé avec une autre culture, chacun est amené à réviser ses repères. Ces résultats ont des implications directes pour la formation des élèves ingénieurs. Une mobilité à l’international n’est pas seulement un atout à valoriser sur un CV : c’est une occasion unique de développer des compétences transversales désormais indispensables dans le monde du travail. Les employeurs attendent en effet de leurs collaborateurs qu’ils soient non seulement techniquement compétents, mais aussi capables de s’adapter à des environnements multiculturels et de coopérer efficacement au-delà des frontières. Nos résultats vont dans le même sens que d’autres recherches qui montrent que l’intelligence culturelle dépasse largement le cadre des séjours à l’étranger. Elle favorise la coexistence pacifique en réduisant les préjugés, elle aide à mieux coopérer dans le travail ou dans les études, enfin, elle prépare chacun à évoluer dans des environnements internationaux. Les écoles et les universités jouent un rôle clé : en développant ces compétences, elles contribuent à former des professionnels plus adaptables, mais aussi à bâtir une société plus inclusive. Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 3 au 13 octobre 2025), dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « Intelligence(s) ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr. Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche. Texte intégral 1580 mots
Interagir dans des environnements multiculturels
Une compétence essentielle
Ce que révèle une étude auprès d’élèves ingénieurs
01.10.2025 à 16:32
La new romance, un genre littéraire en ligne devenu phénomène de librairie
Loin d’être un épiphénomène éditorial, la new romance s’installe dans le paysage éditorial grâce à sa capacité à conjuguer les pratiques numériques et l’édition papier. Elle correspond aussi à une redéfinition du lien qui s’instaure entre les autrices et leurs lectrices. Le festival Le Livre sur la place, à Nancy (Meurthe-et-Moselle), fait partie des salons qui marquent la rentrée littéraire. La foule se presse pour voir les livres et les auteurs. Cette année (comme l’année précédente), dès l’ouverture du samedi matin, une longue file s’est formée. Il ne s’agissait pas de rencontrer un des habitués de la rentrée littéraire ou une vedette de la télé, mais Lyly Bay et C. S. Quill, autrices de new romance publiées chez Hugo Publishing. Lyly Bay aurait totalisé au moins 300 ventes dans la journée… La new romance, idiome entré dans le langage courant par l’intermédiaire de la maison d’édition Hugo Publishing qui en a fait une marque déposée en 2014, est le fruit d’un héritage de la littérature sentimentale, du young et du new adult. Trois grandes caractéristiques permettent de comprendre ce qu’il y a de nouveau dans ces romances contemporaines. La première est liée à son mode d’émergence : de nombreuses autrices ont débuté sur des plateformes d’écriture en ligne. La deuxième concerne la structure narrative. Il ne s’agit pas seulement d’une histoire d’amour autour d’un couple central qui se rencontre, connaît une disjonction, puis une conjonction finale, mais des « tropes » (stéréotypes narratifs) bien identifiables permettant aux lectrices d’orienter facilement leur choix de lecture (par exemple : enemies-to-lovers : récit où les personnages commencent par se détester pour ensuite tomber amoureux). La troisième caractéristique est liée au contenu même des récits. la new romance traite de sujets en lien avec les préoccupations contemporaines qui font écho à celles du lectorat : passage à l’âge adulte, concilier vie de famille et vie professionnelle, mise en avant du consentement comme condition nécessaire, plaisir féminin… Ces caractéristiques expliquent en partie la nature du lectorat. Genre majoritairement écrit par des femmes, la new romance est aussi massivement lue par elles et notamment par de jeunes lectrices. Nous l’avons vu, une des particularités de ce genre littéraire qui connaît de nombreuses déclinaisons (on parle de « romantasy », de « dark romance », de romance policière, de romance psychologique…) tient à son mode d’apparition en ligne. Les premiers succès du genre viennent des plateformes d’écriture collaborative. After, d’Anna Todd, qui est souvent identifié comme le livre ayant contribué à la naissance de la new romance, est par exemple le fruit d’une fanfiction écrite sur Wattpad (un média social où les utilisateurs inscrits peuvent publier et partager récits, poèmes, fanfictions, romans fantastiques, d’amour, policiers, nouvelles et articles en tout genre). D’autres plateformes existent, dont Fyctia, créée en 2015 par Hugo Publishing (leader éditorial sur le marché de la new romance), qui fonctionne par voie de concours et multiplie les outils de discussion entre éditeur, auteur et lecteur. Ces plateformes d’écriture collaborative permettent des interactions de natures différentes entre les autrices et leurs lectrices, lesquelles peuvent commenter, apprécier, voire orienter l’écriture en train de se faire. À ces plateformes s’ajoutent d’autres espaces numériques – tels que TikTok ou Instagram – qui structurent de véritables communautés en ligne et de recommandation où se décide et se construit une partie des succès en librairie. La new romance correspond à un remaniement de la chaîne du livre à l’heure du numérique. Elle participe à inscrire le livre dans un ordre renouvelé par les outils qui l’entourent. Le succès qu’elle reçoit montre que la lecture sait rester vivante quand on s’adresse aux lecteurs (ici, lectrices) en partant de leur rapport au monde. Le livre est à la fois un bien physique et symbolique. Si la new romance trouve ses racines en ligne, cela n’empêche pas son passage à l’édition traditionnelle. Bien au contraire : l’imprimé suscite un véritable engouement. L’édition papier, en plus de matérialiser l’histoire parfois déjà lue sur l’écran, offre un plaisir différent. Non seulement ces livres publiés se distinguent des versions numériques par l’importance du travail éditorial entrepris (ils comportent de très nombreuses reprises et réécritures), mais ils bénéficient d’un soin particulier apporté à leurs caractéristiques matérielles. Outre les couvertures, souvent dessinées, les livres de new romance peuvent se voir ornementés de jaspage, ressortir en « éditions collectors ». Le roman devient alors un objet de collection, que l’on photographie, que l’on range soigneusement en composant des mosaïques selon la couleur des tranches, que l’on expose fièrement. Les influenceuses littéraires entretiennent cette mise en scène de l’objet livre, à l’image de l’influenceuse littéraire Victoire @nous_les_lecteurs (compte TikTok de plus de 220 000 abonnés). On les voit dévoiler les livres à la manière de l’unboxing (ces vidéos publiées sur le Web, dans lesquelles des personnes se filment en train de déballer les produits achetés qu’elles viennent de recevoir). Ce soin éditorial participe au succès du genre, que la presse qualifie de « véritable filon d’or pour l’édition ». Les prix reflètent cette valorisation : environ 20 euros pour les grands formats, plus de 25 euros pour les éditions collector (généralement reliées). Un achat conséquent pour le cœur de cible, permis pour une partie des lectrices par la généralisation du Pass culture à l’ensemble des 15-18 ans. En effet, en 2024, celui-ci représentait 22 % des ventes de romance. Le succès se mesure aussi à l’ouverture de librairies spécialisées dans la romance un peu partout en France. Et il s’inscrit dans la durée : les nouveautés ne chassent pas les anciennes. Des titres comme Captive (2020), de l’Algérienne Sarah Rivens, ou Hadès & Perséphone (2022) de l’Américaine Scarlett St. Clair, parus depuis plusieurs années, continuent d’occuper les meilleures places dans les rayons. Au-delà du nombre de ventes, les lectrices de new romance sont souvent de grandes lectrices, que le nombre de pages (avoisinant souvent les 600) n’effraie pas. Comme le montre l’enquête de réception réalisée par Babelio qui parle de public « bibliophage ». Lire, acheter, collectionner… le tableau ne serait pas complet sans évoquer l’importance du geste dédicatoire. Une fois dédicacé, le livre change de statut et porte en lui une charge émotionnelle forte. En séances de dédicace, certaines lectrices font la queue alourdies de plusieurs livres, parfois achetés en double, l’un pour la lecture et l’autre pour la dédicace. « Faire dédicacer » son exemplaire, c’est le faire entrer dans le domaine de l’unicité, voire de la sacralité. Celui-ci fait ensuite l’objet d’un usage propre, celui d’être conservé précieusement chez soi (caractère précieux accru par le temps passé à attendre que son tour arrive en festivals et salons du livre). Comme nous l’avons déjà analysé, la rencontre physique avec un auteur à l’occasion d’un festival ou d’un salon du livre modifie l’image que l’on se fait d’un auteur et bouleverse le rapport qu’un lecteur entretient avec lui. C’est aussi la redéfinition de la posture auctoriale qui est en jeu, dans un effet de surexposition publique. Celle qu’on suit sur les réseaux est là physiquement, devant nous dans les différents événements, tels que les salons. Elle est incarnée par le livre et elle incarne le livre. Elle forme, à l’instar de Lyly Bay (une des autrices phares de chez Hugo pour cette rentrée littéraire), le trait d’union entre le livre physique, les échanges numériques et la lectrice. Cette rencontre physique modifie la nature des rapports entre lectrices et autrices. La proximité autrice/lectrice est déjà entretenue par les différentes formes d’interaction rendues possibles à travers le numérique (plateformes d’écriture collaborative et réseaux sociaux de l’autrice). La rencontre physique est un degré supplémentaire dans la proximité (proximité illusoire et volontairement entretenue à des fins marketing aussi) entre autrice et lectrice. Illusion de la proximité, de l’accessibilité qui s’accroît avec le tutoiement, les embrassades, les selfies, les signes de complicité entre autrices et lectrices (un petit cœur fait avec les doigts de la main de Lyly Bay adressé à une lectrice âgée de 14 ans en pleine table ronde au Livre sur la Place). Ce n’est pas nouveau. Les opportunités de rencontres avec un auteur sont aujourd’hui nombreuses : dans les sphères médiatiques, numériques et physiques. En conséquence, la frontière est de plus en plus ténue entre le moi social et le moi profond de l’auteur. C’est le dilemme de « l’auteur moderne » pour reprendre une expression d’Alain Vaillant. Toutefois, la new romance – parce qu’elle entretient fortement ces moments de rencontre, parce que les thèmes intimes traités invitent à l’épanchement personnel, parce que les jeunes filles (cœur de cible) y voient un miroir de leurs préoccupations, de ce qu’elles vivent ou de ce qu’elles pourraient vivre (processus d’identification) – est un genre littéraire qui peut conduire à des situations inconfortables. Par exemple, une autrice à succès nous confiait regretter ne pas avoir suivi une formation en mediatraining pour savoir comment fermer la porte, en douceur, à un flot de témoignages parfois très douloureux qu’elle ne souhaite pas recueillir. Ce goût pour la matérialité du livre et cette appétence pour la rencontre contribuent tous deux à l’identité du genre : ils transforment des textes initialement diffusés gratuitement en ligne en objets culturels valorisés et désirés dans tous les sens du terme. Par-delà sa forme physique ou numérique et bien plus qu’un simple objet de consommation, la new romance se partage, se montre, se collectionne et invite à la confidence. Adeline Florimond-Clerc et Louis Gabrysiak viennent de publier New Romance. Anatomie d’un phénomène éditorial, aux éditions de l’Université de Lorraine, Nancy, 2025. Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche. Texte intégral 2466 mots
Naissance d’un genre littéraire en ligne
Du numérique à l’édition papier : le rapport à l’objet livre
Des autrices de chair et d’os