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27.02.2025 à 15:51

Les inspirations bibliques du plan de Trump pour Gaza

Laurent Tessier, Docteur en histoire, spécialiste du sionisme chrétien, École pratique des hautes études (EPHE)
Les sionistes chrétiens qui constituent un soutien clé de Donald Trump ont une interprétation de la Bible dont on retrouve clairement la trace dans le plan pour Gaza proposé par le président américain.

Texte intégral 2753 mots

Le plan de Donald Trump pour l’avenir de Gaza a surpris de nombreux observateurs et semble incompréhensible sur le plan géopolitique et stratégique. Cependant, il prend sens si l’on considère l’influence du sionisme chrétien au sein de son administration et d’une grande partie du monde évangélique américain. L’idée de déplacer la population palestinienne vers les pays arabes voisins et de confier le contrôle d’une partie du territoire palestinien à une puissance comme les États-Unis fait partie du discours sioniste chrétien depuis ses origines au milieu du XIXe siècle. Cette idée n’est donc pas nouvelle ; mais c’est la première fois qu’elle est exprimée au plus haut niveau politique américain.


Le 25 janvier dernier, Donald Trump a déclaré vouloir « nettoyer » Gaza en organisant un plan de déplacement massif de ses deux millions d’habitants (estimation avant le début de la guerre, en octobre 2023) vers la Jordanie ou l’Égypte. Cette annonce a réjoui l’extrême droite israélienne et les sionistes religieux juifs, comme Bezalel Smotrich, ministre des finances, et Itamar Ben Gvir, ministre de la sécurité nationale (2022-janvier 2025), qui défendent une politique d’encouragement à l’« émigration volontaire » des Gazaouis. Ce discours, en rupture avec le déni de l’expulsion des Arabes palestiniens très présent dans l’histoire officielle du sionisme depuis la Nakba, marque un tournant politique en Israël.

Cependant, les desiderata de l’administration Trump ne peuvent pas être considérés uniquement comme un simple alignement sur l’extrême droite israélienne ou un gage donné au gouvernement actuel en échange de son accord pour un cessez-le-feu avec le Hamas (en vigueur depuis le 19 janvier 2025). Le plan de Trump reflète également ce que certains sionistes chrétiens défendent politiquement depuis des décennies, sur la base d’interprétations spécifiques de la Bible.

Déplacer la population arabe pour séparer Arabes et Juifs, seul horizon de paix en Israël ?

L’idée de séparer deux peuples irréconciliables est présente dans les discours des sionistes chrétiens. En 1988, en pleine Intifada, William Lovell Hull (1897-1992), un pasteur pentecôtiste canadien et fervent partisan d’Israël, a soumis un plan de paix à Yitzhak Shamir, premier ministre israélien et ardent défenseur du « Grand Israël », et à Joe Clark, secrétaire d’État aux affaires extérieures du Canada.

Pour Hull, la paix ne pouvait être acquise qu’en séparant physiquement les Juifs et les Arabes. Il tirait cette conclusion de son interprétation du récit biblique de Jacob et Ésaü, des frères jumeaux dont l’inimitié rendait leur coexistence sur la terre de Canaan quasiment impossible. Comme il est courant chez les chrétiens fondamentalistes, Hull établissait un parallèle entre les temps bibliques et l’actualité contemporaine, associant la terre de Canaan à l’Israël contemporain, Jacob aux Juifs et Ésaü aux Arabes.

Ésaü (à droite) vend son droit d’aînesse à Jacob pour un plat de lentilles, tableau de Matthias Stom, 1640. Cet épisode est raconté dans la Genèse. Wikimedia

Hull considérait la décision d’Ésaü de quitter Canaan et d’y laisser vivre son frère pour se rendre sur le mont Seïr, dans l’actuelle Jordanie, comme « le seul moyen de sortir d’une situation impossible ». C’est précisément sur cette séparation volontaire et consentie par Ésaü – associé aux Arabes – que le pasteur Hull faisait reposer tout son espoir pour parvenir à la paix en Israël.

Lors de la première Intifada, l’État israélien faisait face, comme aujourd’hui, à un choix cornélien entre deux options. La première, intégrer Gaza et la Cisjordanie à Israël, aurait transformé, selon Hull, le pays en une nation majoritairement arabe, le taux de natalité étant plus élevé au sein des populations arabes. Une telle situation pourrait conduire à l’adoption d’une loi d’apartheid, solution qu’il jugeait moralement inacceptable tant pour les Arabes que pour les Juifs. La deuxième option, la création d’un État arabe en Cisjordanie, n’était pas non plus viable pour Hull, car elle permettrait aux Palestiniens, membres de l’OLP à son époque ou du Hamas aujourd’hui, de stocker des armes près des villes israéliennes, menaçant ainsi directement les Juifs israéliens.

Face à cette alternative, Hull proposait une troisième option : que les Arabes palestiniens se déplacent en Jordanie en échange de compensations afin de préserver l’État d’Israël.

« Le seul espoir de paix, écrivait-il, serait que tous ceux d’Ésaü (les Arabes) rejoignent leurs frères dans la partie de la Palestine qui s’appelle aujourd’hui la Jordanie. Tout autre choix pourrait éventuellement conduire au même résultat, mais au prix d’une guerre ouverte et de la perte de nombreuses vies humaines. »

Cette solution apporterait, outre la paix en Israël, espérait-il:

« une nette amélioration des conditions de vie des Arabes vivant actuellement en Israël, et favoriserait une relation amicale entre les Juifs et les Arabes ».

Le défi, d’après le révérend, était que peu de gens étaient conscients de cette solution, qu’il s’agisse des responsables politiques ou de l’opinion publique.

Le coût économique et politique du plan Trump

Ce pasteur se serait peut-être réjoui d’entendre Donald Trump vouloir déplacer les Gazaouis dans les pays arabes voisins et d’ajouter, depuis la Maison Blanche aux côtés du premier ministre israélien, vouloir acquérir le contrôle de la bande de Gaza sur le long terme, pour en assurer la démilitarisation et la reconstruction. Tout cela pour la transformer en « Riviera du Moyen-Orient ». Ce nouvel Eldorado serait offert à d’autres qu’aux Gazaouis. Ces derniers, durement frappés, se verraient promettre un avenir meilleur en Jordanie et en Égypte et ne pourraient, selon Trump, que s’en trouver satisfaits, au point de ne plus vouloir revenir chez eux.

Que ce plan soit contraire au droit international humanitaire et méprise le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est indiscutable. Mais une fois passé l’effet de surprise de cette annonce qui, il faut le souligner, a été lue et donc préparée par l’administration Trump, une autre question s’est rapidement imposée dans les débats : qui va en assumer le coût financier et politique ? Les États-Unis ? Il n’en semble pas question. Dans le plan du pasteur Hull, la responsabilité du coût financier d’un tel transfert de population devait revenir à quelques Juifs aisés, mais surtout à l’État israélien, qui aurait pu alors mettre à profit son expérience d’aide au développement dans les pays africains, basée sur sa propre expérience de désert devenu « pays où coulent le lait et le miel ». L’argent et le flux de population, pensait-il, enrichiraient la Jordanie qui « gagnerait ainsi en importance et en respect dans le concert des nations ». Est-ce également le plan de Trump ? La question reste ouverte.

Jusqu’à présent, les principales décisions de Donald Trump susceptibles de satisfaire un électorat évangélique conservateur et sioniste chrétien (bien plus que l’électorat juif américain), comme la reconnaissance de la souveraineté d’Israël sur le Golan occupé (2019) et le transfert de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem (effectif en 2020), n’ont quasiment rien coûté.

Cette fois-ci, le plan de Trump pour Gaza, s’il se concrétise, pèsera certainement plus lourd sur le plan politique que sur le portefeuille. L’Égypte et la Jordanie ont déjà exprimé leur opposition. Il est peu probable que l’Arabie saoudite – que Trump aimerait bien ajouter à la liste des signataires des accords d’Abraham (normalisation des relations, en 2020, entre, d’une part, Israël, et de l’autre, avec les Émirats arabes unis, avec Bahreïn, avec le Maroc, pus avec le Soudan) qui ont cristallisé l’invisibilisation de la question palestinienne – prenne le risque de se mettre à dos une opinion publique arabe qui reste attachée à la création d’un État palestinien.

Mais rien n’est sûr : à ce stade, les Émirats arabes unis semblent ne pas voir d’autres solutions que celle prônée par Washington, tout en restant ouverts à de nouvelles idées.

Israël et les États-Unis, une relation très spéciale et une foi transactionnelle

Avec ce plan, Trump renonce-t-il à sa stratégie transactionnelle ? Oui, en apparence, non si on prend en compte l’influence du sionisme chrétien sur les relations spéciales entre les États-Unis et Israël.

L’un des principaux mantras des évangéliques sionistes est éminemment transactionnel : « Je bénirai ceux qui te béniront, et je maudirai ceux qui te maudiront. » (Genèse 12 : 3) Dans cette logique, le soutien à la politique du gouvernement israélien (de préférence d’extrême droite), considéré comme le représentant de tous les Juifs, est non seulement un devoir sacré pour son propre salut, mais aussi un devoir patriotique pour le bien de la nation.

Pour certains chrétiens sionistes américains, la puissance économique et militaire du pays est le signe de cette bénédiction divine liée à la relation spéciale avec Israël. En outre, à leurs yeux, l’histoire témoigne du sort réservé à ceux qui, comme le IIIe Reich allemand ou l’Union soviétique, ont persécuté leurs populations juives. Ceux qui osent critiquer Israël apparaissent alors comme autant de menaces pour les États-Unis ; cela vaut tout spécialement pour les Juifs américains hostiles à l’extrême droite israélienne, que Trump n’a pas hésité à qualifier de « mauvais Juifs », jugeant pendant la campagne électorale de 2024 que les Juifs se disant prêts à voter pour Joe Biden, puis pour Kamala Harris, étaient ingrats et déloyaux envers les États-Unis, car ils entendaient voter « pour l’ennemi » d’Israël et que, s’il venait à perdre l’élection présidentielle, ils en seraient les responsables directs. D'après Trump, sa victoire était la bonne solution pour les États-Unis, et donc pour Israël… et inversement.

Ce comportement antisémite décomplexé reflète l’ambiguïté permanente qui se cache derrière l’alliance indéfectible entre Israël et les États-Unis. D’un côté, les chrétiens sionistes ont besoin des Juifs, qu’ils considèrent à la fois comme les témoins vivants d’une alliance historique et unique entre Dieu et les êtres humains, mais aussi comme un moyen d’accomplir les prophéties et le retour de Jésus ainsi que son règne de paix : le millénium. Un accomplissement qui, selon leur interprétation, réserve un sort funeste aux Juifs qui ne reconnaîtraient pas Jésus comme leur sauveur.

D’un autre côté, l’État d’Israël, qui se considère officiellement comme l’État-nation des Juifs (loi de 2018) – une finalité en soi pour les sionistes d’extrême droite et sionistes religieux juifs – ne peut perdurer dans ce statut sans le soutien américain, et a fortiori des chrétiens évangéliques sionistes. En définitive, même si les intérêts des uns et des autres convergent, les objectifs finaux divergent sensiblement.

Le rêve américain de Gaza ou l’impérialisme biblique des États-Unis

En se présentant comme celui qui fera de Gaza un lieu idyllique, Trump s’inscrit dans une perspective politique semblable à celle du sionisme chrétien depuis le milieu du XIXe siècle : faire refleurir le désert, en permettant au peuple d’Israël de fouler de nouveau la terre qui lui a été promise.

En attendant, il a déjà publié sur Instagram une vidéo générée par IA qui a surpris même les observateurs les plus blasés de ses communiqués.

Mais plus encore, en exprimant sa volonté de prendre le « contrôle à long terme » de Gaza, Trump ne peut que satisfaire les espérances à tendance impérialiste des sionistes chrétiens.

De fait, un siècle après le début du mandat britannique, une partie de la Palestine se retrouverait de nouveau entre les mains d’une nation chrétienne (ou présentée comme telle) qui s’est fait un devoir d’aider le peuple juif à restaurer sa souveraineté sur la terre que Dieu lui a promise.

Faire respecter cette promesse divine, c’est justement ce à quoi se sont engagés des chrétiens sionistes au plus haut niveau politique depuis le milieu du XIXe siècle, sans discontinuer.

Aujourd’hui comme lors de son premier mandat, le soutien de Donald Trump et des États-Unis à l’État d’Israël ne peut être compris sans être resitué dans cette longue histoire. Benyamin Nétanyahou, peut-être plus que tout autre premier ministre israélien, et l’extrême droite religieuse l’ont bien compris, davantage pour leur profit que pour celui d’Israël, et encore moins pour celui des Palestiniens.

The Conversation

Laurent Tessier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

26.02.2025 à 16:04

Trois années de guerre russo-ukrainienne : les chercheurs français sur une ligne de crête

Etienne Huyghe, Doctorant en Relations Internationales à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Au cours des trois dernières années, les chercheurs ont été largement sollicités par les médias pour analyser la guerre en Ukraine. Mais la frontière entre analyse et opinion est fragile.

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Faire comprendre au grand public les tenants et les aboutissants d’un conflit terriblement meurtrier dont les images quotidiennes nous abreuvent, dans l’urgence des plateaux télé et radio et dans l’ambiance délétère des réseaux sociaux, en faisant preuve à la fois de pédagogie et de sang-froid : c’est la difficile tâche qui incombe depuis février 2022 aux spécialistes français de l’Ukraine et de la Russie. Alors qu’un tournant géopolitique majeur s’amorce vis-à-vis de l’Ukraine, comment faire le tri entre une obligation d’analyse dépassionnée et ses propres convictions de citoyen ?


Il y a trois ans, la Russie initiait sur le sol ukrainien une guerre de haute intensité qui allait remodeler en profondeur le système international. À la manière des répliques d’un séisme, les conséquences de la guerre russo-ukrainienne bouleversent notre appréhension des enjeux géopolitiques, économiques, ou encore informationnels à l’échelle française, européenne et mondiale.

La recherche en relations internationales subit de plein fouet cette évolution. Jamais auparavant elle n’avait été aussi fortement mobilisée dans le débat public. L’éclairage des chercheurs est désormais attendu pour commenter, expliquer et anticiper l’évolution du conflit dans toutes ses dimensions. Le besoin est en effet immense. Tout récemment, le revirement de l’administration américaine sur le dossier ukrainien – qui semble avoir pris de court chercheurs et décideurs européens – illustre la nécessité de disposer d’outils pour anticiper et comprendre l’évolution des rapports de force diplomatiques, économiques politiques et militaires sur les théâtres de conflictualité internationaux.

Le temps semble bien révolu où la recherche était cantonnée au cadre étroit de l’université. Cette extraversion de la recherche en relations internationales procède en fait d’un double mouvement. Au cours de ces dernières années, les chercheurs spécialisés se sont fédérés autour de think tanks et de groupes d’études thématiques qui leur ont permis de gagner en visibilité. Ils ont également su tirer profit de l’écho offert par les réseaux sociaux pour partager le fruit de leurs travaux, dans une logique de désintermédiation du savoir.

En sens inverse, les institutions publiques et les acteurs du monde médiatique ont multiplié les passerelles et espaces de dialogue destinés à connecter l’écosystème de la recherche avec le champ de la décision et du débat publics. Le travail du ministère des Armées dans le cadre de l’IRSEM, celui du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères avec le CAPS ou encore celui du ministère de l’Intérieur dans le cadre de l’IHEMI en sont les meilleurs exemples.

On peut légitimement se réjouir de la place acquise par la recherche dans le cadre de l’analyse du conflit russo-ukrainien. Il apparaît pourtant que cette évolution se paye d’un ensemble de risques qu’il nous faut d’urgence apprendre à identifier et à mitiger.

Instantanéité et longue durée : le temps de la recherche à l’épreuve du temps médiatique

Longtemps bornés à l’auditoire des laboratoires de recherche et au lectorat des revues universitaires thématiques, les chercheurs se saisissent aujourd’hui avec entrain des espaces d’échange qui leur sont offerts sur les réseaux sociaux, podcasts et blogs de l’écosystème numérique, mais également sur les plateaux des radios ou des chaînes de télévision qui couvrent au quotidien le conflit russo-ukrainien.

Mais le tempo de la production académique n’est pas toujours compatible avec celui du monde médiatique. Grave et complexe, l’analyse des déterminants et des évolutions d’un conflit à l’origine de plusieurs centaines de milliers de morts depuis 2022 s’accorde mal avec le rythme soutenu de la production des chaînes d’information en continu. Celles-ci tolèrent rarement la prudence analytique, la méfiance envers les certitudes et le besoin de détachement de l’actualité immédiate qui constituent autant de vertus cardinales pour la recherche.

Le commentaire répété, à chaud, de l’actualité du conflit risque même, à terme, de parasiter la capacité d’analyse des chercheurs et leur capacité de production autonome, tout en exposant les institutions publiques connectées au milieu de la recherche au danger de la surinformation, risque identifié de longue date.

Chercheur ou influenceur : une posture en question

Cette montée en visibilité des chercheurs spécialisés en relations internationales dans l’espace public ne va pas sans poser de questions déontologiques, en particulier sur les réseaux sociaux. En mêlant valorisation de leurs travaux de recherche et prises de position plus personnelles de nature politique, certains chercheurs risquent de devenir acteurs des dynamiques qu’ils étudient.

Cette problématique n’est certes pas nouvelle. Elle est même identifiée dès 1917 par Max Weber dans sa conférence ensuite publiée sous le titre Le Savant et le Politique. Weber y affirme que « chaque fois qu’un homme de science fait intervenir son propre jugement de valeur, il n’y a plus compréhension intégrale des faits ».

Il est loisible pour un chercheur, citoyen et à ce titre acteur de la vie de la cité comme un autre, d’avoir des préférences politiques personnelles. Il est naturellement acceptable qu’elles soient exprimées, à la condition toutefois que celles-ci soient nettement distinguées de sa production académique. Jean-Claude Passeron nous rappelle que les sciences sociales sont soumises à un régime épistémologique spécifique. Ce régime de scientificité se distingue de celui des sciences de la nature en ce qu’il ne relève pas d’une épistémologie poppérienne de « la falsifiabilité » – l’historicité contingente des phénomènes sociaux ne permettant pas de dégager des lois, tout au plus des tendances – mais plutôt d’une épistémologie weberienne de la « plausibilité » –, l’analyse rigoureuse permettant de se rapprocher au plus près de la vérité des faits sociaux, mais jamais de l’atteindre.

Cette spécificité oblige le chercheur en relations internationales à faire preuve d’une vigilance particulière. Tel un funambule, il doit avancer entre deux écueils : d’un côté, le scientisme, qui tendrait à déconsidérer les analyses concurrentes sur la base de l’adhésion définitive à des prénotions qui ne tolèrent plus la remise en question ; de l’autre, l’interprétation libre, qui ferait fi de la rigueur analytique et de la cohérence d’ensemble du raisonnement au nom de la liberté interprétative des faits sociaux.

La neutralité axiologique n’est jamais une position acquise. Elle est bien plutôt une boussole qui permet, tout en acceptant le fait que les valeurs et préférences d’un chercheur orientent tendanciellement son regard, que ces dernières soient interrogées et mises à distance le temps de l’analyse. Le rôle de la recherche n’est pas de dire le souhaitable ; il est de discuter des probables.

Des chercheurs acteurs de la lutte informationnelle russo-ukrainienne ?

Dans des sociétés européennes fortement clivées sur le plan politique et social, cette vigilance méthodologique s’impose d’autant plus que certains chercheurs sont aujourd’hui tentés de franchir le Rubicon. L’actualité politique brûlante de la guerre en Ukraine, dans un contexte bien réel de lutte informationnelle tous azimuts ciblant le territoire français et européen, a encouragé des comportements très éloignés de l’éthique de la recherche.

La mise en cause d’analystes et de chercheurs, via la mobilisation d’arguments ad personam ou d’invectives, au prétexte que leurs analyses s’éloignent d’une lecture univoque de l’évolution du conflit russo-ukrainien, relève d’un procédé qui n’a pas sa place dans la recherche. L’utilisation du droit dans une logique de « lawfare » afin de tenter de bâillonner l’expression des chercheurs ou de les dissuader de travailler sur des thématiques sensibles n’est pas non plus une méthode tolérable.

Ce type de pratiques fragilise la recherche tout entière en faisant planer sur elle l’accusation dangereuse de n’être qu’un instrument politique. Déplorant l’injonction faite aux chercheurs de prendre parti publiquement sur des enjeux politiques, Max Weber ajoute, lors de la conférence précédemment citée :

« Les mots qu’on utilise en cette occasion ne sont plus les moyens d’une analyse scientifique, mais ils constituent un appel politique en vue de solliciter des prises de position chez les autres. Ils ne sont plus des socs de charrue pour ameublir l’immense champ de la pensée contemplative, mais des glaives pour attaquer des adversaires, bref des moyens de combat. »

On le sait, « la première victime d’une guerre, c’est la vérité ». Le risque de servir de relais à des efforts de propagande d’un État partie au conflit est bien réel pour les chercheurs et il convient de s’en prémunir. Mais la mise en cause infondée et non étayée d’analystes du conflit risque de produire l’effet inverse à celui recherché, en créant l’adversaire prétendument combattu, selon le principe analysé par Erving Goffman de retournement du stigmate.

Mobiliser la théorie des relations internationales pour dépassionner le débat

De nombreuses oppositions analytiques dans le cadre de l’étude de la guerre russo-ukrainienne peuvent en réalité être interprétées comme la conséquence de divergences théoriques entre les modèles mobilisés par les chercheurs pour observer et comprendre la dynamique du conflit. Ces modèles font écho à des courants étudiés de longue date par la théorie des relations internationales.

L’adhésion aux principes axiomatiques de l’école réaliste – qui place au centre de son modèle explicatif l’anarchie du système international et la concurrence entre les puissances qui le constituent – implique une lecture préférentielle du conflit à l’aune des concepts d’intérêt national, d’équilibre des puissances et de dilemme de sécurité. Affirmons-le de nouveau : étudier les rapports de puissance, de même que les convergences et divergences entre les intérêts nationaux respectifs de l’Ukraine et de la Russie – mais également entre les États du monde occidental – n’implique pas de prendre parti en faveur d’un des belligérants.

À l’inverse, une affinité plus marquée avec les principes du courant libéral en relations internationales, ou sa variante idéaliste, conduira sans doute à envisager le dépassement de l’anarchie internationale par une régulation normative des relations entre États. L’illibéralisme qui caractérise le modèle russe et la rupture de l’ordre international post-soviétique induite par l’invasion de l’Ukraine feront dès lors l’objet d’une attention marquée de la part les chercheurs qui s’inscrivent dans ce courant.

Poser et discuter publiquement des prémisses théoriques à partir desquelles sont produites les analyses des chercheurs étudiant le conflit russo-ukrainien permettrait de décrisper le débat et de le dépassionner. On admettra sans mal qu’opposer les approches est indiscutablement plus productif d’un point de vue analytique qu’opposer les individus.

Un rôle renouvelé pour l’université ?

La diversification des modalités de production et de diffusion de l’analyse spécialisée en relations internationales est un phénomène positif qu’il ne s’agit pas de brider, bien au contraire. Chercher à enclore le débat dans le seul espace de l’université serait une erreur et une impasse. Mais face aux risques – méthodologiques, politiques, théoriques – que nous avons identifiés, l’université pourrait constituer un lieu privilégié pour répondre aux défis du nouveau débat public. Une révolution copernicienne s’impose.

En s’appuyant sur les principes de la disputatio, telle qu’elle était régulièrement pratiquée au sein des universités médiévales, l’université pourrait constituer l’espace idéal d’une confrontation régulée entre des analyses divergentes du conflit. En facilitant l’expression de points de vue opposés sur le conflit, y compris les plus hétérodoxes à la condition que ceux-ci soient étayés et argumentés, l’université retrouverait une place dans l’espace public conforme à sa vocation historique. Cette fonction apparaît d’autant plus nécessaire que le contexte actuel est à l’enfermement cognitif croissant des différents segments de l’opinion publique à l’heure du numérique. L’analyse d’autres théâtres de conflictualité, d’autres enjeux d’actualité, ne pourrait, du reste, qu’en bénéficier.

The Conversation

Etienne Huyghe ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

25.02.2025 à 17:31

Une brève histoire de la séparation des pouvoirs : de la Rome de Cicéron à l’Amérique de Trump

Vittorio Bufacchi, Senior Lecturer, Department of Philosophy, University College Cork
La séparation des pouvoirs qui assure le bon fonctionnement d’une démocratie semble menacée aux États-Unis.

Texte intégral 1893 mots
Etude de la démocratie : Cicéron à gauche, Donald Trump à droite. Capitoline Museum/Mary Harrsch and EPA-EFE/Will Oliver, CC BY-SA

Donald Trump et son administration attaquent la séparation des pouvoirs. Retour sur les origines et le fonctionnement de ce pilier de la démocratie.


Au cours des quatre semaines qui se sont écoulées depuis son investiture à la présidence des États-Unis pour son second mandat, Donald Trump a signé des dizaines de décrets. Une bonne partie d’entre eux fait aujourd’hui l’objet de batailles juridiques car ils outrepassent ses prérogatives dans le cadre de la constitution. Certains vont inévitablement finir devant la Cour suprême.

Les arrêts rendus par la Cour – et la réaction de l’administration Trump – nous apprendront, dans une large mesure, si la séparation des pouvoirs fonctionne encore telle que l’entendait les Pères fondateurs des États-Unis au moment où ils ont rédigé la constitution.

Le concept de séparation des pouvoirs figure dans la constitution de pratiquement tous les pays démocratiques. L’idée est de compartimenter les prérogatives des trois principales branches du gouvernement : l’exécutif, le législatif et le judiciaire.

C’est ce qui permet, dans l’écosystème politique, un système de pouvoirs et de contre-pouvoirs qui crée les conditions indispensables à l’existence de la démocratie et à l’exercice de la liberté. Mais dès que l’une des trois branches du gouvernement domine les deux autres, cet équilibre est rompu et la démocratie s’effondre.

Les Français à l’origine de la séparation des pouvoirs ?

Nous devons cette idée d’une division tripartite du pouvoir au philosophe français du XVIIIe siècle Charles de Montesquieu, auteur de l’un des livres les plus marquants du siècle des Lumières, L’Esprit des lois. Publié en 1748, cet ouvrage a peu à peu remodelé tous les systèmes politiques d’Europe, et il a eu une influence capitale sur les pères fondateurs des États-Unis. La constitution américaine de 1787 a été rédigée dans la continuité des recommandations de Montesquieu.

Les démocraties modernes étant plus complexes que celles du XVIIIe, de nouvelles institutions se sont développées afin de répondre aux défis de la modernité. Parmi elles, des tribunaux spécialisés, des agences régulatrices autonomes, des banques centrales, des institutions de contrôle, des instances de médiation, des commissions électorales et des agences vouées à la lutte contre la corruption.

Ce qu’ont en commun toutes ces institutions, c’est leur considérable degré d’indépendance vis-à-vis des trois branches gouvernementales. En d’autres termes, les contre-pouvoirs se sont multipliés.

En dépit de l’influence énorme de Montesquieu, l’idée de séparation des pouvoirs qui est au cœur de la démocratie le précède de plusieurs siècles. On peut trouver l’une des premières formulations de cette idée dans la Politique d’Aristote. Le philosophe écrit ainsi que :

« la meilleure constitution est une combinaison de toutes les formes existantes. »

Par cela, Aristote entend un gouvernement mêlant des éléments de la monarchie, de l’aristocratie et de la démocratie, mettant particulièrement l’accent sur l’équilibre entre démocratie et oligarchie pour assurer la stabilité.

Deux Premiers ministres sous la Rome Antique

Mais ce sont les Romains qui ont mis en pratique le premier modèle d’équilibre entre pouvoirs et contre-pouvoirs. La constitution de la République romaine se caractérisait par la séparation des pouvoirs entre la tribune de la plèbe, le sénat des patriciens, et les consuls élus.

Les consuls occupaient les plus hautes fonctions politiques, à l’instar d’un président ou d’un premier ministre. Mais comme les Romains se méfiaient de tout excès de pouvoir individuel, ils élisaient deux consuls à la fois, pour une période de douze mois. Chaque consul possédait un droit de véto sur les actions de son homologue. Pouvoir, contre-pouvoir.

Le plus ardent défenseur de la République romaine et de ses mécanismes constitutionnels était le philosophe, avocat et homme d’État romain Marcus Tullius Cicéron. C’est Cicéron qui a inspiré Montesquieu – il a aussi influencé John Adams, James Madison et Alexander Hamilton aux États-Unis.

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La République romaine a tenu environ cinq cents ans. Elle s’est écroulée suite à la mort violente de Cicéron en 43 avant J-C. Celui-ci avait consacré sa vie à empêcher les populistes autoritaires de confisquer la République romaine pour s’établir comme despotes. Sa mort (au même titre que l’assassinat de Jules César l’année précédente) est considérée comme l’un des moments décisifs de la bascule de Rome, qui, de république, devint un empire.

Une démocratie menacée sous Trump

Aujourd’hui, nos démocraties se trouvent en proie aux mêmes périls. Dans de nombreuses régions du monde, ce mécanisme institutionnel élémentaire est attaqué avec de plus en plus de virulence par des individus fermement résolus à juguler l’indépendance des pouvoirs judiciaire et législatif.

En Europe, sur les traces du premier ministre hongrois Viktor Orban, la présidente du Conseil des ministres italiens Giorgia Meloni s’emploie à faire adopter des réformes constitutionnelles renforçant la branche exécutive du gouvernement aux dépens des deux autres.

Cette attaque contre l’équilibre des pouvoirs se fait également sentir à Washington. Le foisonnement des décrets présidentiels est le symptôme de ce cancer politique de plus en plus agressif. Au cours de son mandat en tant que 46e président américain, entre janvier 2021 et janvier 2015, Joe Biden a signé 162 décrets présidentiels – une moyenne de 41 par an. Par comparaison, la moyenne annuelle de Donald Trump durant son premier mandat était de 55 par an, celle de Barack Obama, avant lui, de 35.

Depuis son retour à la Maison Blanche, Donald Trump a déjà signé 60 décrets en vingt jours. Parmi ceux-ci, la grâce présidentielle accordée aux quelques 1500 personnes impliquées dans l’insurrection du 6 janvier au Capitole.

Mais bien plus inquiétantes sont les menaces voilées proférées par l’administration Trump d’annuler Marbury v Madison, un arrêt historique de la Cour suprême datant de 1803 : il s’agit de l’affaire qui a permis d’établir le principe selon lequel les tribunaux sont les arbitres ultimes de la loi.

Ces dernières semaines, Trump a ouvertement critiqué les juges fédéraux qui ont tenté de bloquer certains de ses principaux décrets. Il est appuyé par son vice-président, J. D. Vance, lequel a déclaré :

« Les juges n’ont pas le droit de contrôler le pouvoir légitime de l’exécutif. »

Pendant ce temps, le conseiller principal du président, Elon Musk, a accusé le juge ayant temporairement bloqué l’accès aux données confidentielles du Trésor au Department of Governement Efficiency (DOGE), nouvellement formé, d’être :

« un juge corrompu, qui protège la corruption ».

On peut donc dire que l’équilibre subtil de la démocratie subit de graves pressions. Si la séparation des pouvoirs ne tient pas, et que le jeu des pouvoirs et contre-pouvoirs s’avère inefficace, c’est la démocratie elle-même qui sera menacée.

Les quelques mois et années à venir vont déterminer si l’État de droit sera remplacé par la loi du plus fort. Pour l’heure, Cicéron, Montesquieu et Madison semblent en bien mauvaise posture.

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Vittorio Bufacchi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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