TOUTES LES REVUES
+

▸ les 25 dernières parutions

ACCÈS LIBRE UNE Politique International Environnement Technologies Culture

25.02.2025 à 17:31

Une brève histoire de la séparation des pouvoirs : de la Rome de Cicéron à l’Amérique de Trump

Vittorio Bufacchi, Senior Lecturer, Department of Philosophy, University College Cork
La séparation des pouvoirs qui assure le bon fonctionnement d’une démocratie semble menacée aux États-Unis.

Texte intégral 1893 mots
Etude de la démocratie : Cicéron à gauche, Donald Trump à droite. Capitoline Museum/Mary Harrsch and EPA-EFE/Will Oliver, CC BY-SA

Donald Trump et son administration attaquent la séparation des pouvoirs. Retour sur les origines et le fonctionnement de ce pilier de la démocratie.


Au cours des quatre semaines qui se sont écoulées depuis son investiture à la présidence des États-Unis pour son second mandat, Donald Trump a signé des dizaines de décrets. Une bonne partie d’entre eux fait aujourd’hui l’objet de batailles juridiques car ils outrepassent ses prérogatives dans le cadre de la constitution. Certains vont inévitablement finir devant la Cour suprême.

Les arrêts rendus par la Cour – et la réaction de l’administration Trump – nous apprendront, dans une large mesure, si la séparation des pouvoirs fonctionne encore telle que l’entendait les Pères fondateurs des États-Unis au moment où ils ont rédigé la constitution.

Le concept de séparation des pouvoirs figure dans la constitution de pratiquement tous les pays démocratiques. L’idée est de compartimenter les prérogatives des trois principales branches du gouvernement : l’exécutif, le législatif et le judiciaire.

C’est ce qui permet, dans l’écosystème politique, un système de pouvoirs et de contre-pouvoirs qui crée les conditions indispensables à l’existence de la démocratie et à l’exercice de la liberté. Mais dès que l’une des trois branches du gouvernement domine les deux autres, cet équilibre est rompu et la démocratie s’effondre.

Les Français à l’origine de la séparation des pouvoirs ?

Nous devons cette idée d’une division tripartite du pouvoir au philosophe français du XVIIIe siècle Charles de Montesquieu, auteur de l’un des livres les plus marquants du siècle des Lumières, L’Esprit des lois. Publié en 1748, cet ouvrage a peu à peu remodelé tous les systèmes politiques d’Europe, et il a eu une influence capitale sur les pères fondateurs des États-Unis. La constitution américaine de 1787 a été rédigée dans la continuité des recommandations de Montesquieu.

Les démocraties modernes étant plus complexes que celles du XVIIIe, de nouvelles institutions se sont développées afin de répondre aux défis de la modernité. Parmi elles, des tribunaux spécialisés, des agences régulatrices autonomes, des banques centrales, des institutions de contrôle, des instances de médiation, des commissions électorales et des agences vouées à la lutte contre la corruption.

Ce qu’ont en commun toutes ces institutions, c’est leur considérable degré d’indépendance vis-à-vis des trois branches gouvernementales. En d’autres termes, les contre-pouvoirs se sont multipliés.

En dépit de l’influence énorme de Montesquieu, l’idée de séparation des pouvoirs qui est au cœur de la démocratie le précède de plusieurs siècles. On peut trouver l’une des premières formulations de cette idée dans la Politique d’Aristote. Le philosophe écrit ainsi que :

« la meilleure constitution est une combinaison de toutes les formes existantes. »

Par cela, Aristote entend un gouvernement mêlant des éléments de la monarchie, de l’aristocratie et de la démocratie, mettant particulièrement l’accent sur l’équilibre entre démocratie et oligarchie pour assurer la stabilité.

Deux Premiers ministres sous la Rome Antique

Mais ce sont les Romains qui ont mis en pratique le premier modèle d’équilibre entre pouvoirs et contre-pouvoirs. La constitution de la République romaine se caractérisait par la séparation des pouvoirs entre la tribune de la plèbe, le sénat des patriciens, et les consuls élus.

Les consuls occupaient les plus hautes fonctions politiques, à l’instar d’un président ou d’un premier ministre. Mais comme les Romains se méfiaient de tout excès de pouvoir individuel, ils élisaient deux consuls à la fois, pour une période de douze mois. Chaque consul possédait un droit de véto sur les actions de son homologue. Pouvoir, contre-pouvoir.

Le plus ardent défenseur de la République romaine et de ses mécanismes constitutionnels était le philosophe, avocat et homme d’État romain Marcus Tullius Cicéron. C’est Cicéron qui a inspiré Montesquieu – il a aussi influencé John Adams, James Madison et Alexander Hamilton aux États-Unis.

[Déjà plus de 120 000 abonnements aux newsletters The Conversation. Et vous ? Abonnez-vous aujourd’hui pour mieux comprendre les grands enjeux du monde.]

La République romaine a tenu environ cinq cents ans. Elle s’est écroulée suite à la mort violente de Cicéron en 43 avant J-C. Celui-ci avait consacré sa vie à empêcher les populistes autoritaires de confisquer la République romaine pour s’établir comme despotes. Sa mort (au même titre que l’assassinat de Jules César l’année précédente) est considérée comme l’un des moments décisifs de la bascule de Rome, qui, de république, devint un empire.

Une démocratie menacée sous Trump

Aujourd’hui, nos démocraties se trouvent en proie aux mêmes périls. Dans de nombreuses régions du monde, ce mécanisme institutionnel élémentaire est attaqué avec de plus en plus de virulence par des individus fermement résolus à juguler l’indépendance des pouvoirs judiciaire et législatif.

En Europe, sur les traces du premier ministre hongrois Viktor Orban, la présidente du Conseil des ministres italiens Giorgia Meloni s’emploie à faire adopter des réformes constitutionnelles renforçant la branche exécutive du gouvernement aux dépens des deux autres.

Cette attaque contre l’équilibre des pouvoirs se fait également sentir à Washington. Le foisonnement des décrets présidentiels est le symptôme de ce cancer politique de plus en plus agressif. Au cours de son mandat en tant que 46e président américain, entre janvier 2021 et janvier 2015, Joe Biden a signé 162 décrets présidentiels – une moyenne de 41 par an. Par comparaison, la moyenne annuelle de Donald Trump durant son premier mandat était de 55 par an, celle de Barack Obama, avant lui, de 35.

Depuis son retour à la Maison Blanche, Donald Trump a déjà signé 60 décrets en vingt jours. Parmi ceux-ci, la grâce présidentielle accordée aux quelques 1500 personnes impliquées dans l’insurrection du 6 janvier au Capitole.

Mais bien plus inquiétantes sont les menaces voilées proférées par l’administration Trump d’annuler Marbury v Madison, un arrêt historique de la Cour suprême datant de 1803 : il s’agit de l’affaire qui a permis d’établir le principe selon lequel les tribunaux sont les arbitres ultimes de la loi.

Ces dernières semaines, Trump a ouvertement critiqué les juges fédéraux qui ont tenté de bloquer certains de ses principaux décrets. Il est appuyé par son vice-président, J. D. Vance, lequel a déclaré :

« Les juges n’ont pas le droit de contrôler le pouvoir légitime de l’exécutif. »

Pendant ce temps, le conseiller principal du président, Elon Musk, a accusé le juge ayant temporairement bloqué l’accès aux données confidentielles du Trésor au Department of Governement Efficiency (DOGE), nouvellement formé, d’être :

« un juge corrompu, qui protège la corruption ».

On peut donc dire que l’équilibre subtil de la démocratie subit de graves pressions. Si la séparation des pouvoirs ne tient pas, et que le jeu des pouvoirs et contre-pouvoirs s’avère inefficace, c’est la démocratie elle-même qui sera menacée.

Les quelques mois et années à venir vont déterminer si l’État de droit sera remplacé par la loi du plus fort. Pour l’heure, Cicéron, Montesquieu et Madison semblent en bien mauvaise posture.

The Conversation

Vittorio Bufacchi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

25.02.2025 à 16:52

Guerre d’Ukraine : vainqueurs auto-proclamés et vrais « losers »

Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po
La Russie semble en passe d’obtenir largement gain de cause dans sa guerre en Ukraine, grâce à l’assistance des États-Unis. Une impression qu’il convient de nuancer.

Texte intégral 2211 mots

L’approche résolument favorable aux revendications anciennes de Moscou adoptée par la nouvelle équipe en place à Washington signifie-t-elle que la Russie est, à ce stade, le grand vainqueur de la guerre d’Ukraine ? Que l’Ukraine elle-même aura résisté pendant trois ans pour (presque) rien ? Que les États-Unis tireront à long terme les bénéfices de cette posture stratégique en Europe ? Et que l’UE est marginalisée et réduite à un rôle secondaire sur son propre continent ? Les succès apparents ne doivent pas occulter les revers stratégiques réels des vainqueurs autoproclamés.


Depuis que l’administration Trump II a unilatéralement entamé, le 18 février dernier, des pourparlers directs et exclusifs avec la Russie en Arabie saoudite sur le sort de l’Ukraine, la fin du conflit est partout annoncée par les communicants MAGA. Même si un simple cessez-le-feu semble bien improbable à l’heure actuelle, le nouveau président américain clame qu’il fera sous peu triompher le « camp de la paix », étant entendu qu’il en revendique la tête. Qui sait s’il n’aura pas également l’aplomb de faire demander pour lui-même le prix Nobel de la paix 2025 ?

Après trois ans de guerre à grande échelle, si les termes de négociation annoncés la semaine dernière se confirment, on doit donc revenir à la question essentielle de victoire et celle, corollaire, de la défaite : qui, dans ce conflit armé, peut réclamer le statut de vainqueur ? Et, réciproquement, qui se voit infliger celui de vaincu ?

La guerre des récits a depuis longtemps doublé et aggravé la guerre des militaires : désormais la géopolitique de l’Europe est confrontée à un récit viral portraiturant Russie et États-Unis comme des vainqueurs pour mieux reléguer les Européens et les Ukrainiens au rang de « losers ». Mais si la géopolitique se nourrit des récits, les récits – surtout publicitaires – n’épuisent pas la donne stratégique. Comme le soulignait Machiavel dans le chapitre XVII du Prince : l’homme politique sait faire illusion mais quand il doit apprécier les forces et les faiblesses d’un ennemi, il doit éviter de se fier uniquement à ses yeux (les juges des apparences), pour recourir à ses mains (palpant la réalité). Disons-le tout net : à ce stade des discussions sur l’Ukraine, la réalité de la victoire et l’irréversibilité de la défaite sont encore affaire de narration. Plongeons donc dans la réalité.

L’Ukraine, aujourd’hui dénigrée et en réalité résiliente

Dans le récit trumpien partout diffusé aujourd’hui, l’Ukraine et son président doivent être traités en losers et même en purs et simples vaincus.

Tout dans le comportement du président américain et de son équipe vise à précipiter et à consacrer la défaite du pays : après avoir été sommée de céder à vil prix ses ressources en terres rares, l’Ukraine est exclue de la table des négociations sur son propre sort, comme les vaincus des deux conflits mondiaux, qui plus est par son protecteur auto-désigné ; son gouvernement légal est ouvertement dénigré et sa légitimité sapée ; elle se voit même menacée de « sanctions de guerre » pour dédommager les États-Unis de l’effort financier consenti pour la soutenir face à une invasion illégale. Sous le revirement stratégique et la dérobade militaire pointe une continuité : pour les États-Unis, l’Ukraine n’est pas un acteur mais un enjeu.

La défaite symbolique de l’Ukraine – celle du récit – est évidemment redoublée par les revers réels. Le pays, initialement de 43 millions d’habitants, a perdu, outre 80 000 à 120 000 soldats tués au combat, plus de 6 millions de réfugiés et plusieurs millions de nationaux incorporés dans la Fédération de Russie. Et plus de 20 % de son territoire risquent désormais de passer officiellement sous souveraineté russe.

Privée de perspective d’adhésion à l’OTAN par l’administration Trump, elle risque de subir une démilitarisation comparable à celle imposée à l’Allemagne à l’issue du Traité de Versailles de 1919. Dans une conjoncture où la défaite symbolique semble devoir se conjuguer avec les infortunes humaines et matérielles, l’Ukraine ne peut se préserver du désespoir qu’en songeant au fait qu’elle a manifesté son identité nationale – si souvent niée – les armes à la main.

Confrontons donc le narratif et la réalité : le narratif est celui d’un État failli et dépecé alors que la réalité stratégique est celle d’un État qui a repoussé l’occupation totale de son territoire. Si les Ukrainiens ne sont pas vainqueurs à date, ils sont pas les « losers » réduits à la minorité internationale.

Les États-Unis, stratégiquement discrédités

Washington peut-il, de son côté, revendiquer le trophée de la victoire stratégique en Ukraine ? L’administration Trump II ne règle-t-elle pas le sort du Vieux Continent exactement comme l’administration Biden avait prétendu le faire, mais dans une autre direction ? Les États-Unis ne peuvent-ils pas aujourd’hui plus que jamais se prétendre les arbitres de l’Europe ?

Webinaire The Conversation : « Avec Donald Trump, quelle Amérique dans le monde ? », avec Cyrille Bret, Elizabeth Sheppard-Sellam et Kevan Gafaïti.

Rien n’est moins sûr : la politique ukrainienne de toute la dernière décennie (administrations Obama, Trump I et Biden) a en réalité illustré le refus des États-Unis d’endosser un rôle de leader en Europe. Ils ont encouragé l’Ukraine à l’inflexibilité à l’égard de la Russie sans pour autant lui éviter l’annexion de la Crimée en 2014, la montée des tensions sous l’administration Trump I puis l’invasion en 2022. Puis ils l’ont soutenue durant presque trois ans pour ensuite la renier à la faveur d’une alternance politique. Washington ne s’est pas comporté en chef de file en Ukraine mais en pyromane, déclarant d’un côté que Kiev devait mener sa politique d’alliances de façon libre mais écartant d’un autre côté toute perspective concrète d’adhésion à l’OTAN.

L’une des grandes leçons de la politique ukrainienne de Washington, c’est qu’il apparaît fort risqué de figurer parmi les « alliés » des États-Unis : c’est se placer non seulement à la merci de revirements d’alliances soudains mais également s’exposer à être constamment admonesté et vilipendé sur la scène internationale.

Les Européens en ont fait les frais : critiqués pour leur pacifisme supposé par l’administration Biden au début de la guerre ils sont désormais critiqués, avec les Ukrainiens, pour n’avoir pas su finir la guerre.

Dans cette guerre, les États-Unis n’enregistrent aucun gain stratégique majeur : ils ont miné leurs propres réseaux d’alliés, précarisé leur plus grande alliance militaire au monde, l’OTAN, sans pour autant refouler leur rival stratégique régional, la Russie.

Les artifices de communication trumpistes n’y changeront rien : les États-Unis ont, dans ce conflit, engrangé des revers stratégiques structurels indéniables. La longue crise ukrainienne, de la Révolution orange aux pourparlers actuels en passant par l’Euromaïdan et l’annexion de la Crimée, est le contraire d’une démonstration de force pour la stratégie internationale des États-Unis : c’est un fiasco coûteux financièrement et ruineux stratégiquement. L’effet de contamination sur les alliances asiatiques risque d’être massif et rapide : qui souhaitera s’appuyer sur le parapluie américain face à la République populaire de Chine ?

La Russie, durablement « déseuropéanisée »

Et la Russie ? Est-elle le grand vainqueur de toute cette séquence ? Après tout, n’a-t-elle pas obtenu la promesse d’une non-adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, de sa démilitarisation et de sa transformation en un État-croupion entre le territoire russe et celui de l’UE ? Outre les 20 % de territoires (de population et de ressources naturelles ukrainiennes) dont elle s’est emparée, elle veut jouir du prestige d’être traitée comme un pair stratégique par les États-Unis.

Toutefois, s’agit-il d’une victoire – même à la Pyrrhus ? À l’échelle historique, Moscou a perdu en quelques années tous les investissements qu’elle avait consentis durant les années 1990-2000 dans son dialogue avec l’Ouest. Elle a délibérément dilapidé ses relations avec son débouché économique naturel : l’Europe. La Russie s’est durablement déseuropéanisée et paiera le prix de ce divorce sous la forme d’un abaissement de sa croissance potentielle (pertes de marchés, pertes d’investisseurs, pertes d’actifs) et sous celle d’un effort de défense considérable qu’elle devra entretenir sur la durée sur toute sa partie occidentale, à moins que des forces politiques qui lui sont favorables parviennent au pouvoir simultanément dans les principaux pays de l’UE, ce qui paraît peu probable.


À lire aussi : Viktor Orban, l’homme de Trump en Europe ?


Là encore, il faut mesurer ce succès avec les mains et non avec les yeux : la Russie n’a pas obtenu l’intégralité de ses buts de guerre, loin de là. Elle n’a pas fait disparaître l’Ukraine et n’a pas fait reculer l’OTAN.

Ce hiatus stratégique – délibérément poursuivi par la Russie dans cette guerre – est-il compensé par un « pivot vers l’Asie » réussi ? Cela reste à voir : la République populaire de Chine pourra au mieux lui concéder par moment le rôle de « brillant second » que l’Autriche-Hongrie jouait à l’égard de la Prusse. Moins qu’une victoire à la Pyrrhus, c’est plutôt un pari stratégique qu’elle a lancé, sans que le gain soit ni certain ni substantiel.

L’UE face à ses responsabilités

Malgré les déclarations condescendantes de l’administration Trump II, l’UE peut-elle considérer qu’elle a empoché des gains stratégiques dans cette guerre ? Là encore, les avancées sont maigres et les coûts importants : elle a franchi de nombreuses étapes dans sa maturation capacitaire, mais elle n’est pas passée en économie de guerre ; elle soutient à bout de bras l’État ukrainien mais elle ne s’est pas imposée à la table des négociations.

Si elle se montre réactive et créative, elle peut, à moyen terme exploiter les vides béants laissés par la Russie et par les États-Unis sur la scène européenne : d’un côté, la Russie s’est enfermée dans le rôle de puissance militaire en Europe. Elle ne pourra donc plus attirer à elle des États que sous la menace des armes. L’Union doit donc reprendre rapidement ses efforts d’élargissement pour ne pas laisser d’espace à ses portes. D’un autre côté, les États-Unis ont ouvertement renoncé à leur statut de protecteurs de l’Europe : ils veulent en être les dynamiteurs idéologiques, les fournisseurs industriels et technologiques, et les dominateurs stratégiques. Si l’Europe ne veut pas figurer parmi les défaits de la guerre d’Ukraine, elle doit donc assumer avec détermination l’intégralité de sa propre défense. Le temps est venu.

The Conversation

Cyrille Bret ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

25.02.2025 à 16:34

L’Europe vue par J. D. Vance : un continent à la dérive que seul un virage vers l’extrême droite pourrait sauver

Blandine Chelini-Pont, Professeur des Universités en histoire contemporaine et relations internationales, Aix-Marseille Université (AMU)
Analyse détaillée du discours prononcé par J. D. Vance à la Conférence sur la sécurité de Munich : un véritable brûlot antilibéral porté par une vision profondément imprégnée d’un catholicisme de droite radicale.

Texte intégral 2866 mots

Lors de cette grande conférence internationale consacrée aux questions de sécurité, le vice-président des États-Unis, qui venait de déclarer son soutien au parti d’extrême droite allemand AfD, a attaqué avec véhémence les démocraties libérales de l’UE, affirmant – sans hésiter à recourir à moult exagérations et fake news – que les dangers qui les menacent ne sont nullement liés à l’agression russe contre l’Ukraine, mais tiennent à la « censure » des opinions de droite radicale, aux « politiques antichrétiennes » et à l’immigration extra-européenne favorisée par la plupart des gouvernements en place.


À Munich, lors de la conférence annuelle sur la sécurité en Europe (17-19 février dernier), et quelques heures après une rencontre avec la présidente de l’AfD, Alice Weidel, J. D. Vance a prononcé un discours qui a coupé le souffle de son public : le vice-président des États-Unis a asséné que le vrai danger pour l’Europe ne vient pas de la Russie, mais bien de l’intérieur, sécrété par des ennemis qui poussent les Européens à « oublier leurs valeurs démocratiques communes avec les États-Unis ».

Avant de s’intéresser au sens que Vance donne à la démocratie et aux valeurs qui y sont associées, de quel danger parle-t-il donc ? Ce dernier se décompose, à l’en croire, en trois aspects : une censure totale de la liberté d’expression ; une persécution avérée des chrétiens ; et une politique délibérément favorable à l’immigration de masse. Vance ne s’est pas contenté de désigner ces trois menaces, mais aussi pointé du doigt les coupables : l’UE et les responsables politiques « globalistes ».

Premier danger qui menace l’Europe : la censure

Premier danger : la censure de la liberté d’expression qui se serait installée en Europe, à l’instar de celle instaurée aux États-Unis par l’administration Biden laquelle aurait « tout fait pour faire taire ceux qui exprimaient librement leur opinion » (sic).

À cet égard, Vance, au diapason d’Elon Musk, a lourdement dénoncé le fameux « cordon sanitaire » anti-AfD en Allemagne, faisant semblant d’ignorer que ce parti, outre sa véhémence anti-immigrés, se distingue par son hostilité à l’UE et à l’OTAN. L’AfD considère en effet la Russie comme une alliée face à la décadence occidentale (faite de laxisme libertaire, racial et anti-chrétien), reprend à son compte les narratifs du Kremlin sur l’Ukraine, dénonce l’accueil des réfugiés ukrainiens comme un fardeau insupportable sur le système social allemand et refuse tout engagement militaire en faveur de ce pays.

Vance est par ailleurs revenu deux fois sur l’annulation de l’élection présidentielle en Roumanie en décembre 2024, à l’issue d’un premier tour où un candidat pro-russe était arrivé en tête à la surprise générale. Attribuant quasi textuellement cette annulation aux manigances de l’UE et de l’ex-commissaire européen Thierry Breton, en allusion à une interview où ce dernier se félicite de cette annulation, Vance s’est moqué du constat fait par la Cour constitutionnelle roumaine de graves irrégularités dans un scrutin marqué par l’ingérence russe, ajoutant que redouter « quelques centaines de milliers de dollars de publicité numérique payés par un pays étranger » (à savoir la Russie) prouvait qu’on n’avait pas affaire à une démocratie solide : les Roumains ont dû apprécier.

Le vice-président a ensuite fustigé sans le nommer le Digital Services Act européen (2022) et son Code de conduite, intégré en janvier 2025, en accusant l’Union d’avoir menacé les citoyens des pays membres de leur couper l’accès aux réseaux en cas de « discours de haine », surestimant volontairement la portée des propos de Thierry Breton sur les contenus haineux ou mensongers du compte X d’Elon Musk pendant la campagne américaine – des propos qui tombaient sous le coup de la loi européenne.

Vance a enfin dénoncé les différentes lois interdisant le cyberharcèlement, la violence verbale et la misogynie en ligne, comme le Online Savety Act britannique (2023) ou la loi contre les violences numériques en France (2023), à travers une vague allusion à des « descentes » policières chez des citoyens « soupçonnés » de propos « antiféministes ». Au passage, il n’a rien dit de la lutte, réelle des Européens contre la haine, le radicalisme religieux et l’apologie du terrorisme en ligne ; le mentionner aurait contredit sa démonstration.

Deuxième danger : la persécution religieuse des chrétiens

Ce sujet a compté pour, au bas mot, la moitié du discours de Vance. Avec trois exemples choisis et spécieux, en Suède, en Angleterre et en Écosse.

Sans le nommer, M. Vance a dénoncé la condamnation début février 2024 d’un Irakien réfugié en Suède, Salwan Najem, poursuivi depuis octobre 2023 avec son ami Salwan Momika, réfugié irakien également, pour après avoir brûlé publiquement quatre corans à Malmö en appelant à interdire l’islam en Suède. Momika avait déjà brûlé publiquement des corans à l’été 2023, notamment devant la grande mosquée de Stockholm le jour de l’Aïd, ce qui avait provoqué des frictions diplomatiques avec l’Arabie saoudite et l’Iran et la mise à sac de l’ambassade suédoise à Bagdad. Salwan Najem a écopé d’un sursis et de 350 euros d’amende pour incitation à la haine ethnique (une limitation légale à la liberté d’expression publique en Suède en vigueur depuis juillet 2024).

Vance a jugé cette condamnation « glaçante », profitant de sa tragique conjoncture : elle est en effet intervenue alors que le deuxième prévenu de l’affaire, Salwan Momika, venait d’être abattu à son domicile quatre jours seulement avant le verdict. Vance suggère que la Suède a condamné ou laissé se faire tuer deux chrétiens réfugiés par parti-pris anti-chrétien.

Autre cas, qui a fait couler beaucoup d’encre en Angleterre : la condamnation à la mi-octobre 2024 à une amende de 9 000 livres (pour frais de justice) d’Adam Smith-Connan. Nommément et deux fois cité par J. D. Vance, qui est resté assez approximatif sur les dates et a amalgamé cette condamnation à l’adoption de la loi britannique Buffer Zones Law du 31 octobre, ce vétéran de l’armée britannique avait prié silencieusement en novembre 2022, dans le périmètre d’une clinique pratiquant des avortements à Bornemouth. Or cette clinique bénéficiait depuis octobre 2022 d’une zone de protection publique (Public Spaces Protection Order). Cette protection, qui existe depuis 2014, recouvre plusieurs situations. Elle a été utilisée à partir de 2018 pour interdire toute manifestation d’approbation ou de désapprobation de l’avortement, y compris des prières silencieuses autour d’un établissement médical, afin d’éviter le harcèlement des patientes et du personnel médical. Vance y voit l’instauration d’un crime de la pensée anti-chrétien, voire anticatholique en Angleterre, puisque Adam Smith-Connan est catholique,

Enfin, le vice-président n’a pas craint de proférer une fake news, affirmant que le gouvernement écossais avait envoyé un courrier à tous les habitants des « soi-disant (sic) nouvelles zones d’accès sécurisé » – constituées par la loi Safe Access Zone Act de septembre 2024 – pour les avertir qu’il leur était interdit de prier à leur domicile. Ni la lettre ni l’interdiction ne sont réelles.

Troisième danger : l’immigration

Il s’agit, aux yeux de Vance, du danger le plus urgent qui menacerait les Européens. Les gouvernements, l’UE et les tenants de Davos (le nom de la Conférence est cité) favoriseraient l’immigration de masse dans le dos des peuples. Vance déclare ainsi :

« Parmi tous les défis urgents auxquels les nations ici représentées font face, je ne crois pas qu’il y en ait de plus pressant que les migrations de masse. »

Et de continuer : « Nous connaissons la situation. Elle ne vient pas de nulle part. C’est le résultat d’une série de décisions conscientes prises par des responsables politiques à travers le continent et le monde, durant toute une décennie. »

Après avoir rappelé que plusieurs récentes attaques terroristes en Allemagne avaient été commises par des demandeurs d’asile et que de telles attaques se multipliaient partout en Europe, Vance affirme qu’« aucun électeur sur ce continent ne s’est rendu aux urnes pour ouvrir les vannes à des millions d’immigrants illégaux » et qu’aucun Européen n’est « le rouage interchangeable d’une économie mondiale ». Il affirme que les volontés des citoyens européens ont été constamment ignorés par leurs gouvernements.

Le contexte de son soutien à l’AfD, par sa rencontre le même jour avec sa présidente, à quelques jours des élections législatives allemandes où ce parti allait obtenir 20 % des suffrages et arriver en deuxième position, derrière la CDU, a suscité d’âpres critiques en Allemagne. Ce parti, avec sa rhétorique implacable sur le danger existentiel, racial, culturel et sécuritaire de l’immigration (musulmane), surfe sur la colère des électeurs, après une série d’attaques traumatisantes, au couteau ou à la voiture-bélier, à Munich juste avant la Conférence sur la sécurité, à Aschaffenburg en janvier, à Magdeburg à Noël, à Solingen en août et à Mannheim en mai. Ces attaques ont été perpétrées par trois ressortissants afghans, un Syrien et un Saoudien, tous réfugiés ou bénéficiant d’un statut de protection subsidiaire et portés par des motivations confuses.

L’attaque de Munich – sur laquelle Vance est revenu trois fois en assurant les victimes de ses prières – a achevé de polariser l’opinion autour de la dangerosité des migrants et de la nécessité de mettre fin à l’immigration, qu’elle soit légale (14,5 millions de résidents étrangers estimés en 2024, soit 17 % de la population), illégale (estimée à 266 000 personnes) ou « pire » désormais, c’est-à-dire liée à la demande d’asile (2,7 millions de personnes en 2024, quasiment la moitié venant d’Ukraine), le statut de réfugié ayant été rendu plus difficile à obtenir en 2024.

La démocratie des idéologues post-libéraux

Pour finir, J. D. Vance cite Jean-Paul II comme « l’un des défenseurs les plus extraordinaires de la démocratie en Europe » pour lancer un « n’ayez pas peur » aux Européens, face aux choix de leurs peuples et invoquer la bénédiction de Dieu sur l’assistance. Non sans avoir précédé cette chute par un dernier passage sur sa vision de la démocratie :

« La démocratie repose sur le principe sacré selon lequel la voix du peuple compte. Il n’y a pas de place pour des “cordons sanitaires”. Soit on respecte ce principe, soit on ne le respecte pas. Le peuple européen a une voix. Les dirigeants européens ont le choix. Et je suis résolument convaincu que nous n’avons aucune raison de craindre l’avenir. Croire en la démocratie, c’est comprendre que chacun de nos citoyens a de la sagesse et une voix. Et si nous refusons d’entendre cette voix, même nos combats les plus fructueux n’aboutiront pas à grand-chose. »

Au-delà des élections allemandes, il faut comprendre le logiciel à l’œuvre derrière tous ces propos. Le vice-président représente une vision politique qui est celle de nouveaux idéologues, souvent catholiques, qui entourent le président américain et qui ont préparé leurs arguments depuis son premier mandat. Vance est leur champion, doublement converti au catholicisme et à cette cause. Et quand il dessine, devant un parterre abasourdi, la « vraie » définition de la démocratie, il se réfère à l’interprétation nationaliste-chrétienne que promeuvent ces idéologues, se désignant eux-mêmes comme post-libéraux et pour l’instant en alliance paradoxale avec les libertariens du tech-business.


À lire aussi : Le plan de Trump pour Gaza, reflet de la vision du monde des oligarques de la tech


Les post-libéraux se défient de la démocratie libérale américaine dont ils considèrent les libertés comme destructrices. Ils prônent un nouveau régime, fondé sur le bien commun et le retour à des libertés naturelles non frelatées. Mais concrètement, cela implique de faire ce que le peuple (chrétien) exige, c’est-à-dire fermer les frontières à ceux qui veulent le détruire (tous les immigrés), cesser d’assurer de fausses libertés à ceux qui confisquent l’ordre social à leur bénéfice (les LGBT, les athées), cesser d’imposer des lois et des politiques de rééducation culturelle immorales (avortement, liberté sexuelle, diversité, inclusivité). Vance propose aux Européens rien de moins que de « donner une nouvelle direction à notre civilisation commune » (sic), comprise comme la restauration de la grande civilisation occidentale chrétienne, attaquée de l’intérieur par les libertés bio-sexuelles et les immigrés conquérants.

Cette vision est hostile à l’UE, et pas seulement pour des raisons économiques. Elle n’est pas hostile à la Russie, et pas seulement parce que le pivot stratégique du monde est désormais asiatique. D’un côté, cette vision réduit, non sans contradictions, le spectre des droits humains : négation de la liberté sexuelle, du droit des femmes à maîtriser leur fécondité, des droits des LGBT à la légalité et l’égalité. Elle s’avère indifférente, voire franchement hostile aux droits humains des étrangers et des personnes migrantes. De l’autre, elle survalorise certaines libertés, qu’elle distord et décrète comme inaliénables partout dans le monde : liberté religieuse des chrétiens contre tous les anti-chrétiens, liberté d’expression des antiwoke et des identitaires contre tous les soutiens du wokisme et du globalisme.

Cette vision qui se veut « chrétienne » détricote la projection traditionnelle de la politique étrangère américaine, fondée sur la défense des droits et de la démocratie libérale, pour proposer un modèle de démocratie post-libérale et autoritaire. Elle détricote aussi la tradition humanitaire fondatrice des États-Unis, dont l’essentiel est géré à travers toute la planète, que ce soient les programmes d’accueil, d’aide aux réfugiés ou d’assistance caritative, par des organisations religieuses comme le Jesuit Refugee Service, le Catholic Relief Service ou Caritas International. Précisément dans le cas de l’Europe, cette vision a entraîné par ricochet – débarrasser l’aide américaine de tout programme de promotion du wokisme – la fin de l’aide humanitaire américaine en Ukraine. Aussi, que les démocraties libérales occidentales soient en danger d’effondrement n’est pas une inquiétude pour J. D. Vance : c’est un espoir.

The Conversation

Blandine Chelini-Pont ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

18 / 25