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24.02.2025 à 18:18

Allemagne : comment un slogan polémique nourrit les clivages politiques

Waldemar Nazarov, Professeur junior franco-allemand en linguistique appliquée, traductologie et interculturalité, Université Bourgogne Europe
« Hass und Hetze » : cette formule, qui signifie « haine et incitation à la haine », a d’abord été employée pour dénoncer l’AfD. Désormais, elle est aussi utilisée contre la gauche radicale.

Texte intégral 2179 mots

L’AfD, qui a obtenu ce dimanche son plus haut score historique à des élections fédérales, est depuis des années la cible de nombreux discours et slogans dénonçant sa rhétorique hostile aux minorités. L’un de ces slogans, « Hass und Hetze », qui dénonce la propension du parti d’extrême droite à inciter à la haine, est désormais également employé par l’AfD, mais aussi par des journaux conservateurs mainstream, à l’encontre de la gauche. L’utilisation par les deux camps de cette formule contribue à l’approfondissement des divisions au sein de la société.


Le 23 février, le parti d’extrême droite AfD a remporté un succès à peu près attendu aux élections législatives allemandes : avec 20,8 % des voix, il devient la deuxième formation au Bundestag.

La montée en puissance du parti dirigé aujourd’hui par Alice Weidel, 46 ans, s’est accompagnée, au cours de ces dernières années, de vastes manifestations hostiles à ses idées. L’AfD (dont le discours, surfant notamment sur une récente série d’attentats islamistes dans le pays, repose en large partie sur le rejet de l’immigration) est présentée par ses adversaires comme le parti de « Hass und Hetze ». Cette expression, qui peut se traduire par « haine et incitation à la haine », a été dernièrement également employée par diverses voix de droite à l’encontre de la gauche radicale.

La présence de cette formule dans les discours hostiles à la droite comme dans ceux hostiles à la gauche contribue à l’approfondissement des divisions au sein d’une société où les tensions, spécialement sur les questions relatives à l’accueil des immigrés, sont particulièrement sensibles depuis l’arrivée subite d’un nombre significatif de réfugiés en 2015.

La construction Hass und Hetze prend une place primordiale dans ce contexte, car on la retrouve aujourd’hui au cœur des campagnes électorales, des prises de parole politiques et des actions gouvernementales de tous les bords de l’échiquier politique.

L’évolution d’une expression désormais figée

Selon le dictionnaire de référence en Allemagne, le Duden, le terme de Hass (traduit par « haine » en français) renvoie à une forte aversion et à un sentiment puissant de désapprobation et d’hostilité à l’égard d’une personne ou d’un groupe.

Faisant partie du mot composé Hassrede, qui s’est imposé pour désigner ce qu’on entend en français par « discours de haine » ou en anglais par « hate speech », Hass évoque tout un ensemble d’associations au sein de l’expression Hass und Hetze. La Hetze, qui en moyen haut allemand (la langue du haut Moyen Âge) désignait toutes sortes de chasses, renvoie aujourd’hui à l’ensemble des propos et des actes haineux et diffamatoires qui génèrent des sentiments de haine et d’hostilité.

Cette construction Hass und Hetze consiste en la juxtaposition de deux substantifs de longueur relativement similaire, qui génèrent une allitération puisqu’ils partagent la même initiale, ce qui contribue à la fossilisation de cette expression.

Le rythme qui assure à cette construction un figement singulier résulte avant tout de l’accentuation orale du Hass monosyllabique et de la première syllabe de Hetze, ce qui fait ressortir le double son rauque et hargneux de la lettre H allemande. La mise en parallèle de ces deux termes négatifs, dont le dernier implique le premier, conduit ainsi à l’association de deux champs sémantiques négatifs qui sont évoqués conjointement comme image mentale et renforcent le degré de négativité.

L’expression dans le combat contre la droite

Précisons qu’il n’y a pas de différence entre « droite » et « extrême droite » en Allemagne comme c’est le cas en France. La CDU et le FDP (même si conservateurs) sont positionnés au centre. Il faut donc bien comprendre que ce sont les idées classées en France à l’extrême droite qui sont dénoncées par des mouvements portant des noms tels que « Manif contre la droite », « Mamies contre la droite » ou encore « Pas un millimètre à droite ».

Hass und Hetze est forgée au départ comme une déclaration de combat explicite contre le discours de l’AfD, lequel repose largement sur l’hostilité envers les groupes minoritaires. En relation avec le programme de ce parti pour les élections européennes de 2024, la signification politique de cette expression se manifeste par l’ajout d’un adjectif supplémentaire dans le slogan, qui devient « Gegen Hass und rechte Hetze » (Contre la haine et l’incitation à la haine de la part de la droite).

Dans le processus global de catégorisation de soi et de l’autre propre à la communication politique, le champ sémantique de la haine et de l’incitation à la haine est ici politiquement attribué uniquement à l’extrême droite. En effet, il est associé aux concepts de « succès électoral de la droite, violence de la droite et discrimination structurelle des minorités », le terme de discrimination étant considéré uniquement sous la forme du racisme ou du sexisme structurels propres à l’extrême droite.

L’expression se retrouve également dans le discours du parti Die Grünen (Les Verts), qui l’utilise de manière ciblée dans le contexte de sa campagne anti-droite. Pour le 9 novembre 2023 (cette journée, celle de la chute du mur de Berlin en 1989, est fériée et traditionnellement marquée par de nombreux rassemblements politiques), les écologistes appellent à un meeting sur l’Odeonplatz à Munich sous le mot d’ordre « Pas de place pour les Hass und Hetze – oui à la démocratie, non à la poussée de la droite ». C’est à cet endroit précis qu’Hitler avait tenté un coup d’État exactement 100 ans plus tôt, ce qui conduisit à la mise en place d’un jour férié national-socialiste.

Via le slogan « Pas de place pour les nazis », le parti dénonce « la montée en puissance de la droite qui s’attaque à la démocratie » et associe ce phénomène à « une stigmatisation croissante, des menaces publiques, l’incitation à la haine (Hetze) et la violence » reprochées à l’autre bord politique.

Ici, la notion de démocratie est elle aussi recontextualisée de façon à en exclure les idées classées à l’extrême droite. Ce discours « gauchiste-écologiste » s’inscrit également dans le nouveau format Demo gegen Rechts (Manif contre la droite). Le journal de gauche Taz rapporte, à propos de la grande manifestation contre la droite à Munich le 8 février, que des centaines de milliers de participants se sont rassemblés « contre les Hass und Hetze » et pour « défendre la démocratie ».

De même, le nouveau mouvement Omas gegen rechts (Mamies contre la droite) insère cette paire de mots, lors de sa récente manifestation à Potsdam, dans le slogan « Contre les Hass und Hetze : défendons la démocratie », opposant là aussi démocratie et extrême droite.

La recontextualisation par la droite

Cette construction de Hass und Hetze, issue du mouvement anti-AfD, s’est stabilisée dans l’espace public, notamment à travers la création d’un Bureau fédéral de signalement « contre les Hass und Hetze sur Internet ». Rapidement, elle a été reprise par le discours de droite, en premier lieu en opposition à son usage par la gauche.

En 2017, Georg Pazderski, alors haut responsable de l’AfD, critique le ministre de l’Intérieur de l’époque pour son inaction face à la plate-forme en ligne d’extrême gauche Indymedia en déclarant :

« De Maizière ne devrait pas, d’un côté, alerter constamment sur les Hass und Hetze sur Internet et, en même temps, permettre à l’une des pires plates-formes de Hass und Hetze de continuer son activité sans répercussions. »

Par cette recontextualisation, la construction linguistique est déplacée du point de vue du discours de la droite vers le champ de l’extrême gauche : les « infractions menaçant l’État » commises par des extrémistes de gauche sont ainsi introduites dans le champ sémantique de la paire de mots.

Désormais, on observe une utilisation relativement systématique et figée de cette construction dans le discours de droite. Dans un article paru en février et intitulé « Comment les médias minimisent les violences contre les partis non gauchistes en les qualifiant de manifestations », le journal conservateur NIUS critique les actions d’extrême gauche qui ne seraient plus seulement dirigées contre l’AfD, mais aussi contre l’Union chrétienne-démocrate CDU et le parti libéral FDP. Dans ce contexte, la rédaction parle précisément de « Hass und Hetze contre la droite » et positionne l’expression dans un contexte où la « haine issue de la gauche » et une légitimation des « idéologies de gauche » seraient promues par des journalistes allemands.

En 2020, Beatrix von Storch, porte-parole fédérale adjointe de l’AfD, se prononce sur un article paru dans le journal de gauche Taz : « Le conseil de la presse se trompe lorsqu’il légitime les Hass und Hetze de Taz contre les policiers en les qualifiant de satire ».

Dans ce contexte, le cadre sémantique associé à ces signes linguistiques est élargi à l’action contre les policiers en tant que groupe – un groupe qui n’est pas intégré dans le concept de « groupe minoritaire » dans le discours politique de gauche. Le journal de droite Cicero s’exprime de même à propos de cet article précis en écrivant « Comment la lutte contre les Hass und Hetze se transforme en Hass und Hetze ».

La langue, un outil à ne pas sous-estimer

La fracture sociétale en Allemagne se reflète dans le combat linguistique. Dans le cas de la formule géminée Hass und Hetze, qui est sémantiquement, grammaticalement et aussi phonologiquement impressionnante, une construction se produit pour activer un champ de signification. L’expression n’évolue toutefois pas de manière uniforme en Allemagne, mais fait partie d’au moins deux discours différents – celui de la gauche et celui de la droite.

La contextualisation de cette expression mobilise des cadres sémantiques divergents, opposant des éléments tels que le désavantage structurel et l’extrémisme de droite à des notions comme la haine issue de la gauche et la violence contre la droite. Ce cas précis révèle la nature abstraite et ouverte de la langue et la manière dont son application concrète en tant qu’outil favorise la formation d’opinions et même le clivage dans un pays qui traverse depuis une dizaine d’années une crise sans précédent.

The Conversation

Waldemar Nazarov a reçu des financements de l'Université franco-allemande (UFA) pour ses projets de recherche en lien avec la Chaire binationale de professeur junior.

23.02.2025 à 10:50

Ce que la guerre a fait aux sociétés ukrainienne et russe

Anna Colin-Lebedev, Enseignante-chercheuse en sciences politiques, spécialiste des sociétés postsoviétiques, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
La société ukrainienne, quoique traumatisée par la guerre, la considère comme un enjeu existentiel pour le pays, ce qui est beaucoup moins le cas côté russe.

Texte intégral 3489 mots

Dans quelle mesure les sociétés des deux pays ont-elles été transformées par dix années de guerre, dont trois dernières années particulièrement violentes ? Entretien avec Anna Colin-Lebedev, maîtresse de conférences à l’Université Paris-Nanterre, spécialiste des sociétés post-soviétiques, autrice notamment de Jamais Frères ? Ukraine et Russie : une tragédie postsoviétique (Seuil, 2022).


Comment la guerre imprègne-t-elle les sociétés russe et ukrainienne au quotidien ?

De façon très différente, bien sûr. La guerre concerne directement la quasi-totalité du territoire de l’Ukraine : le pays est visé quotidiennement par des frappes aériennes russes. Que l’on soit tout près de la ligne de front, au centre ou dans l’ouest du pays, on sait qu’on peut être tué à tout moment. 70 % des Ukrainiens ont aujourd’hui un proche qui combat ou qui a combattu au front. À l’inverse, la guerre ne touche directement qu’une infime partie du territoire russe, et bien moins de familles. Au-delà de cette dimension évidente, on constate en Russie une invisibilisation de la guerre, voulue et entretenue par le pouvoir.

Contrairement à ce que l’on pense, l’objectif du Kremlin n’est pas de mobiliser la population dans une posture guerrière, mais plutôt de maintenir la société dans un état de démobilisation et de normalité. Le message est, pour résumer : « Malgré la guerre, tout va bien et tout est sous contrôle dans le pays. » Et ce message correspond à ce qu’une large majorité des gens souhaitent entendre. Les Russes préfèrent, dans la mesure du possible, ne pas voir la guerre et ne pas y penser.

Pourtant, les émissions de télévision russes, spécialement les grands talkshows du soir, ne parlent-elles pas quotidiennement, des heures durant, de « l’opération militaire spéciale » ?

Nous avons aujourd’hui une connaissance pointilliste de la Russie. Les chercheurs occidentaux ne peuvent quasiment plus s’y rendre et y enquêter sur la façon dont les Russes réagissent à la guerre. Mais nous avons quand même des collègues russes qui le font, de façon discrète. Je pense notamment au laboratoire de sociologie publique PS Lab, qui conduit des enquêtes ethnographiques masquées dans des villes de Russie.

Un sociologue – d’ailleurs, plutôt une sociologue, car ce sont souvent les femmes qui font ce travail – va s’installer dans une ville, dans différentes régions de Russie, pour un mois. Là, elle va au salon de coiffure, elle va sur la place publique, elle participe à des conversations de cuisine, elle observe. La conclusion à laquelle mes collègues arrivent, c’est qu’en dépit de la présence d’un discours glorificateur – et à ce propos, je pense que ces émissions très belliqueuses qu’on voit à la télévision russe, elles nous sont en large partie destinées à nous autres Occidentaux –, il y a une très forte volonté de la société de mettre la guerre le plus à l’écart possible. De faire en sorte qu’on n’en parle pas, qu’on n’y pense pas, qu’elle ne modifie rien dans la vie des gens. Mes collègues expliquent que les Russes emploient toute leur énergie à ne pas remarquer la guerre que leur pays est en train de conduire. Ce qui va tout à fait dans le sens de ce que souhaite le Kremlin.

Justement, pourquoi le Kremlin cherche-t-il à ne pas trop afficher que le pays est en guerre ?

Parler de la guerre, c’est parler des succès, mais aussi des échecs. C’est aussi donner un sens à ce qui est en train de se passer. Et donner un sens, c’est laisser ouverte la possibilité d’un questionnement. Or le discours officiel est, de fait, très contradictoire : les Ukrainiens sont nos frères, mais nous sommes en train de les tuer ; l’Occident nous a attaqués, mais c’est nous qui avons envahi le pays voisin ; nous combattons par patriotisme, mais nous avons besoin de payer des sommes considérables pour trouver des combattants ; et surtout, nous devions vite gagner la guerre, et nous nous y enlisons depuis trois ans.

D’où la volonté du pouvoir de ne pas placer ce sujet au cœur des discussions, de ne pas en parler. C’est ce qui explique en partie le fait que la Russie n’organise pas le retour de ses soldats partis au front. Ceux qui sont sur le front sont censés y rester jusqu’à la fin de la guerre. Il y a à cela des raisons logistiques, militaires, organisationnelles ; mais il y a aussi, je pense, une crainte du pouvoir russe, une crainte justifiée. Car les rares combattants qui reviennent racontent une guerre complètement différente de celle, glorieuse et héroïque, que présentent les médias officiels et les responsables politiques. Officiellement, il y a à peu près 600 000 combattants russes sur la ligne de front. La démobilisation ne serait-ce que de la moitié d’entre eux causera de nombreux problèmes au moment où ces gens-là prendront la parole.

Et en Ukraine ? La parole des militaires s’y fait-elle entendre ?

La similitude qu’il y a aujourd’hui entre les combattants qui sont sur le front côté russe et côté ukrainien, c’est que les deux sont engagés pour une durée indéterminée. Côté ukrainien, la mobilisation est aussi en vigueur jusqu’à la fin de la loi martiale, sauf certaines exceptions, notamment les contrats pour les jeunes, avant l’âge de la mobilisation, qui sont désormais limités à un an.

La différence entre la Russie et l’Ukraine, c’est qu’en Ukraine les récits sur ce qui se passe sur la ligne de front circulent en permanence entre le front et l’arrière. Les combattants, y compris des commandants, prennent énormément la parole dans les médias. Pour parler des succès, mais aussi pour dénoncer des dysfonctionnements, pour critiquer le pouvoir et l’organisation de l’institution militaire. Les rotations sont régulières et les soldats rentrent souvent dans leur famille et racontent ce qu’ils ont vécu. Cette parole n’est pas muselée.

L’Ukraine, vous l’avez dit, vit sous le régime de la loi martiale. Cela implique-t-il une forme de censure dans les médias ?

Plus que de la censure, on observe de l’autocensure. La première année de la guerre, les journalistes – ils l’ont avoué a posteriori – se sont beaucoup auto-censurés, considérant que toute critique des décisions du pouvoir donnait aux Russes des arguments que ceux-ci ne manqueraient pas d’employer pour déstabiliser la société ukrainienne. Cette époque-là est désormais révolue.

Il y a bien toujours une auto-censure, mais elle ne porte que sur les questions sécuritaires sensibles. En revanche, il y a une forme de consensus sur le fait que pour résoudre les problèmes, il faut les rendre publics. Et chaque fois que, par exemple, on découvre qu’un journaliste a été suivi par des agents des services spéciaux, ou qu’un journal a fait l’objet de pressions de la part de responsables politiques, ça provoque immédiatement un scandale et un débat dans l’espace public.

En outre, il y a une autre interrogation présente dans les milieux médiatiques et intellectuels : en temps de guerre, dans une société qui combat, mettre en avant des désaccords dans une société extrêmement fragile, traumatisée, blessée, c’est aussi faire le jeu de l’ennemi. Il y a donc un équilibre extrêmement délicat à trouver en matière de degré de débat : l’Ukraine tient à sa vie démocratique, mais elle ne veut pas faire le jeu de la Russie en mettant l’accent sur les désaccords internes et les points douloureux.

La vie politique ukrainienne est extrêmement tendue, tout spécialement depuis les mesures prises à l’encontre de l’ancien président Petro Porochenko, qui reste un personnage très important dans le pays…

Il y a effectivement aujourd’hui des crises qui sont visibles et flagrantes. Et qui ne sont pas illogiques : les jeux pour le pouvoir, les conflits entre différents cercles politiques et entre différentes personnalités n’ont pas disparu avec la guerre. J’entends de nombreux Ukrainiens dire, notamment depuis les récentes déclarations de Donald Trump, qu’il est indispensable aujourd’hui de retrouver cette unité qui a tenu pendant toute la première année de la guerre et que la société ukrainienne a un peu mise de côté en se disant qu’elle avait les moyens de survivre à des divisions. Aujourd’hui, cette unité est plus importante que jamais.

Y a-t-il, chez une partie des Ukrainiens, une tentation de céder à Trump et d’accepter un cessez-le-feu, même très défavorable ?

En Ukraine, à la différence de la Russie, on sait pourquoi on se bat. La population demeure dans une très large majorité convaincue – et les agissements de l’armée russe ne cessent de la renforcer dans cette certitude – que la guerre est destinée à briser la souveraineté de l’Ukraine, à faire disparaître l’Ukraine comme nation indépendante, voire à exterminer ses habitants. Il y a toujours cette idée que la guerre est une guerre pour la survie. Un accord qui serait acceptable ne serait pas un accord qui interromprait les combats, mais un accord qui garantirait les conditions de la survie et de la souveraineté de l’Ukraine.

Sur ce point, la population ukrainienne n’a pas bougé d’un iota. Je me suis rendue à plusieurs reprises en Ukraine depuis le début de l’invasion à grande échelle en février 2022, et je n’ai jamais entendu d’Ukrainiens dire « on ne sait plus pourquoi on combat ». Les Russes, eux, sont nombreux à souhaiter que la guerre prenne fin au plus vite même si les buts de guerre affichés par le Kremlin ne sont pas atteints.

Au-delà de ces enquêtes sociologiques indépendantes que vous avez évoquées, comment peut-on savoir ce que les Russes pensent, au vu de la chape de plomb qui pèse sur l’expression publique dans ce pays ?

En parallèle des sondages récurrents menés par exemple par l’Institut Levada, moins pertinents en contexte de guerre, il y a aujourd’hui de nombreux sondeurs et sociologues indépendants qui conduisent des enquêtes régulières en posant des questions de manière, disons, futée pour contourner les biais de loyauté et la peur de la répression. Par exemple, certaines enquêtes ont posé la question : « Si demain, le président Poutine décidait d’arrêter la guerre et de se retirer du territoire de l’Ukraine sans avoir atteint les objectifs de l’opération militaire spéciale, le soutiendriez-vous ? » Près des trois quarts des Russes ont répondu par la positive. Ce qui montre la valeur toute relative de la guerre pour eux.

D’autres enquêtes, qui portent sur les priorités des citoyens, montrent que pour beaucoup de Russes, les dépenses sociales doivent avoir la priorité sur les dépenses militaires. Au total, on estime qu’il y a, au sein de la population russe, une répartition des opinions qui n’a pas beaucoup changé depuis 2022 : 20 %, très engagés idéologiquement, veulent que la guerre dure aussi longtemps que nécessaire pour que la Russie obtienne tout ce que le Kremlin a exigé au cours de ces dernières années. 20 % sont depuis le début pour la paix et contre la guerre. Et les 60 % qui se trouvent entre ces deux groupes semblent de plus en plus pencher vers l’idée que ce que la guerre coûte à la société est excessif.

Si je résume, les Ukrainiens ne veulent pas d’une paix au rabais, tandis que les Russes seraient plutôt prêts à une issue éloignée des objectifs officiels du pouvoir ; mais dans quelle mesure les opinions des populations de chacun des deux pays comptent-elles ?

Sur ce point, il y a un contraste assez saisissant entre la Russie et l’Ukraine.

En Russie, le positionnement de la population est très peu pris en compte. Ne serait-ce que parce que n’importe quelle issue de la guerre pourra être présentée comme une victoire. Le pouvoir sait construire un récit qui lui permettra d’afficher son triomphe. Et ces Russes qui ont envie que la guerre s’arrête seront soulagés et feront semblant d’y croire. La priorité du pouvoir est d’ailleurs de convaincre les élites – plutôt que la population – de continuer à le soutenir.

À l’inverse, dans la société ukrainienne, l’adhésion de la population est absolument centrale. Pas seulement parce que c’est un régime démocratique, mais aussi, et surtout, parce qu’au-delà des forces armées la défense du pays en Ukraine est l’affaire d’un réseau extrêmement large de civils qui sont engagés de diverses manières dans la défense de leur pays.


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Derrière un soldat qui combat, vous avez des volontaires qui collectent de l’argent pour lui payer son équipement, ou pour envoyer un véhicule à son unité militaire. Vous avez des ONG qui soutiennent sa famille en son absence, d’autres ONG qui seront là pour l’aider s’il est blessé et doit, suite à une amputation, se faire poser une prothèse. L’ensemble de la population est directement concerné par la guerre.

C’est pourquoi, en Ukraine, un éventuel cessez-le-feu devrait être accepté non seulement par les responsables politiques et militaires, mais aussi par ce tissu de civils engagés dans la guerre – qui sont d’ailleurs le groupe dans lequel les Ukrainiens ont le plus confiance, nettement plus que dans les institutions militaires.

Quelle est la place des femmes ukrainiennes et russes dans la guerre ?

Ce qui est très intéressant, c’est que nous sommes passés d’une situation similaire à une situation radicalement différente. En 1991, la Russie et l’Ukraine ont hérité de la législation soviétique sur la participation des femmes aux forces armées. Les femmes ont de tout temps fait partie des armées dans les deux pays, mais la législation leur interdisait d’accéder à des positions de combat. Résultat : dans les deux armées, les femmes ont exercé à l’arrière – comme comptables, infirmières, etc.

Le basculement a lieu pour l’Ukraine en 2014-2015. Beaucoup de femmes s’engagent dans les forces armées, officiellement en tant que blanchisseuses ou en tant que comptables ; dans les faits, elles prennent les armes et combattent bénévolement sur le front. Rapidement, il y a eu un intense lobbying de ces femmes-là, des femmes vétéranes, à la fois pour faire reconnaître leur expérience, mais aussi pour faire changer la législation. Cela a été fait dans la décennie 2010. Juridiquement, l’armée ukrainienne peut aujourd’hui employer des femmes à des fonctions combattantes. Les femmes peuvent avoir un grade d’officier, elles peuvent commander des unités militaires, et elles sont assez nombreuses à tous les niveaux de l’armée.

Désormais, les Ukrainiennes ne s’envisagent pas forcément à l’arrière. Pendant mes derniers séjours en Ukraine, j’ai beaucoup étudié les centres associatifs dans lesquels les civils ukrainiens s’autoforment à la conduite de la guerre, au maniement des armes, etc. Aujourd’hui, on y voit beaucoup plus de femmes que d’hommes. Pour certaines d’entre elles, pas pour toutes, c’est une préparation à leur engagement dans l’armée.

La Russie, elle, n’a pas changé ses lois, et seuls les hommes y vont au front.


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Ces hommes russes qui partent au front, ce sont surtout des représentants des régions périphériques du pays, n’est-ce pas ?

Oui, même si les soldes élevées vont aussi attirer la petite classe moyenne de ces régions. Et c’est notamment pour cette raison que la guerre, qui en Ukraine a nettement raffermi l’unité du pays et l’identification de ses habitants à identité ukrainienne, a eu en Russie un effet centrifuge. En effet, les régions les plus pauvres paient le plus lourd tribut en termes de combattants.


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Cela a fait émerger, d’une manière qui, je pense, n’avait pas été anticipée par le pouvoir, un certain discours des minorités – Caucasiens, Bouriates, Iakoutes… – sur les sacrifices disproportionnés qu’elles font à l’armée russe. Ce discours, qui renvoie aussi aux inégalités et oppressions dont ces minorités ont pu faire l’objet par le passé et aujourd’hui encore, et au sentiment de certaines d’entre elles que leur culture est fragilisée et leur survie à terme menacée, est surtout formulé par les diasporas récentes, par ces gens qui ont quitté la Russie en guerre en 2022 ou qui sont partis dans les années précédentes, et qui, souvent, dénoncent le caractère colonial de la Fédération de Russie à l’égard de ses peuples minoritaires.

En outre, la logique centrifuge en Russie a été accentuée par la délégation aux régions de la responsabilité de la gestion des questions inconfortables. C’est quelque chose que le Kremlin avait déjà fait durant la pandémie de Covid-19. Les régions avaient alors été responsabilisées : elles étaient libres de mettre en place des restrictions ou pas, de financer des hôpitaux ou non, etc. Quand les choses allaient mal, le Kremlin n’y était donc pour rien : les autorités régionales étaient responsables, pas le centre. Ce système, très confortable pour Moscou, a été en partie reconduit à partir de février 2022. La responsabilité du recrutement a été déléguée aux régions – et cela, sans qu’elles reçoivent de ressources supplémentaires. Il y a de quoi, pour certaines régions, exprimer leur insatisfaction. Le contrat entre le centre et les périphéries ne sortira pas intact de la guerre, c’est certain.

The Conversation

Anna Colin-Lebedev ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

20.02.2025 à 16:59

Élections : pourquoi la proportionnelle à l’allemande devrait inspirer la France

Jérôme Lang, Directeur de recherche au CNRS en sciences informatiques, Université Paris Dauphine – PSL
Jean-Francois Laslier, Economiste
Mirjam Dageförde, Assistant Professor of Comparative Politics, American University of Paris (AUP)
Quels sont les avantages du mode de scrutin proportionnel utilisé en Allemagne et dans de nombreux pays d’Europe ? La France, qui fait figure d’exception, devrait-elle s’inspirer de ses voisins ?

Texte intégral 1480 mots

Les élections fédérales allemandes auront lieu ce dimanche 23 février. Quels sont les avantages et les inconvénients du mode de scrutin proportionnel utilisé outre-Rhin ? Quelles conclusions tirer pour réforme électorale en France ? Avec son scrutin majoritaire, notre pays fait figure d’exception en Europe.


Le mode de scrutin proportionnel, en vigueur en Allemagne, nous permet-il de tirer des conclusions utiles pour la France ?

L’Allemagne pratique un scrutin mixte où chaque électeur vote deux fois ; sa « première voix » porte sur un candidat de sa circonscription (règle majoritaire à un seul tour), et sa « seconde voix » porte sur une liste proposée par un parti à l’échelle régionale (celle des Länder).

La composition globale du Bundestag est proportionnelle au nombre de « secondes voix » qu’ont reçues les différents partis, pourvu qu’ils en obtiennent au moins 5 % nationalement (avec quelques exceptions).

Il y a donc deux types de députés : ceux élus directement dans des circonscriptions, et les autres, élus sur des listes partisanes afin que le résultat global soit bien proportionnel.

Les différents modes de scrutin parlementaire dans l’Union européenne

L’Allemagne est loin d’être seule à pratiquer un scrutin mixte : sept autres pays européens le font. Les systèmes danois, estonien, maltais et suédois, comme l’allemand, sont dits « compensatoires ».

Les systèmes hongrois, italien et lituanien, eux, sont additifs (ou « parallèles ») : les sièges supplémentaires sont répartis en proportion des scores obtenus par les partis, indépendamment des résultats locaux. Ces systèmes ne peuvent pas garantir une proportionnalité intégrale, mais permettent de s’en approcher.

Un seul pays, la France, élit ses députés dans des circonscriptions à siège unique.

Deux pays (Pays-Bas, Slovaquie) élisent leur parlement au moyen d’un scrutin proportionnel de liste dans une unique circonscription nationale.

Treize pays (Autriche, Belgique, Bulgarie, Chypre, Croatie, Espagne, Finlande, Lettonie, Luxembourg, Pologne, Portugal, Roumanie, République tchèque) élisent leur parlement par un scrutin de liste proportionnel par circonscription. La taille moyenne des circonscriptions varie de 5 à 15 députés. La France a utilisé une fois (en 1986) un scrutin de ce type ; les circonscriptions étaient alors les départements.

Un scrutin de liste n’empêche pas d’élire les députés sur leur nom propre (et non en fonction de l’ordre sur une liste établie par la direction d’un parti) : certains pays, comme l’Autriche, permettent à l’électeur de donner une priorité à certains des candidats de la liste choisie.

Enfin, trois pays (Grèce, Irlande et Slovénie) ont des systèmes qui ne rentrent pas tout à fait dans l’une de ces catégories, mais qui visent tous trois à s’approcher d’une représentation proportionnelle.

Proportionnalité et redevabilité

Deux critères primordiaux peuvent permettre de comparer les différents systèmes :

  • la proportionnalité entre le nombre de sièges alloués aux différents partis et le nombre de voix qu’ils ont obtenues.

  • la redevabilité : un député élu localement, dans sa circonscription, est redevable à l’ensemble des électeurs de sa circonscription : les négliger met en péril sa réélection. Ces députés ont été élus sur leur nom propre, en raison d’une implantation locale, et pas seulement (certes, un peu quand même) parce qu’ils ont réussi à se faire suffisamment d’amis au sein de leur parti.

Le système français est parfait du point de vue de la redevabilité. En revanche, c’est celui qui peut s’écarter le plus de la proportionnalité.

La distorsion qu’opère, souvent, le scrutin majoritaire, a deux types de conséquences. D’une part un parti disposant d’une majorité seulement relative dans l’électorat peut remporter une majorité écrasante des sièges : on l’a vu dans la quasi-totalité des élections législatives de la Ve République, et notamment en 2017, avec la coalition LREM-MoDem. D’autre part, des partis peuvent être fortement sous-représentés.

Face à ces problèmes, la représentation proportionnelle garantit d’une part une représentation raisonnable aux « petits » partis, et d’autre part qu’un parti isolé ne peut avoir de majorité absolue à l’Assemblée que s’il a obtenu une majorité absolue dans l’électorat.

Le système français est peu robuste : de faibles variations de scores peuvent avoir des effets importants sur la composition de l’Assemblée. Ainsi, la grande incertitude qui régnait en France, quelques semaines avant le scrutin de 2024 (où la possibilité que le Rassemblement national obtienne une majorité absolue des sièges avec environ 30 % des voix n’était pas à exclure), contraste avec la robustesse du système allemand : une variation de 5 % du score de l’AfD aboutirait à une variation d’un peu plus de 5 % de sa représentation au Bundestag.

À l’opposé du système français, les scrutins proportionnels nationaux, comme aux Pays-Bas, offrent une proportionnalité parfaite, mais aucune redevabilité.

En ce qui concerne les scrutins de liste proportionnels par circonscription, comme en Espagne, la proportionnalité dépend avant tout de la taille des circonscriptions. Bien entendu, plus les circonscriptions sont grandes, plus la représentation s’approche de la proportionnalité, et moins la redevabilité est bonne.

Il s’agit alors de trouver une taille idéale de circonscriptions qui permettent de s’approcher suffisamment de la proportionnalité sans faire grossir outre mesure les circonscriptions. Les chercheurs Carey et Hix ont montré qu’il existe ainsi un « sweet spot » qui se situe entre 4 et 8 députés par circonscription.

Des simulations sur les données françaises de 2012, 2017 et 2022 aboutissent à une conclusion similaire, avec des résultats satisfaisants si les circonscriptions désignent chacune environ 6 députés. Attention cependant, il ne faut pas seulement que les circonscriptions aient 6 députés « en moyenne », comme en 1986, il faut respecter une homogénéité de la taille des circonscriptions : une variation du nombre de députés entre circonscriptions a tendance à introduire un biais en faveur des partis forts dans les petites circonscriptions.

Les scrutins mixtes compensatoires, comme en Allemagne, permettent d’allier représentation proportionnelle et redevabilité. Les scrutins mixtes additifs ou parallèles, comme en Italie, ne garantissent pas une proportionnalité intégrale, mais permettent tout de même de s’en approcher.

Par une description plus précise des paramètres des scrutins mixtes, et des comparaisons sur données françaises nous avons montré que les systèmes compensatoires permettent d’atteindre un haut niveau de proportionnalité tout en gardant la plupart des députés élus localement.

Gouvernabilité

En France, les voix qui s’élèvent contre les systèmes proportionnels avancent souvent que « la proportionnalité donne des parlements ingouvernables ».

Il est vrai que le scrutin majoritaire permet parfois de forcer la gouvernabilité, mais ce n’est pas toujours le cas, comme on l’a vu en 2024. De toute manière, en l’absence d’un parti absolument majoritaire, il faut former des gouvernements de coalition. Rien de plus ordinaire : comme on l’a vu, sur les 27 pays de l’UE, 26 élisent leur parlement avec un mode de scrutin proportionnel, et sont donc régulièrement confrontés à ce problème.

Certes, former des coalitions de gouvernement n’est pas toujours une sinécure, et on a vu, dans certains pays et à certaines époques, de périodes sans gouvernement ou des gouvernements dits techniques, mais les comparaisons historiques et internationales montrent que c’est somme toute assez rare. Par ailleurs, la gouvernabilité n’est pas mécaniquement liée au mode de scrutin : elle tient à la faculté et la volonté qu’ont les partis de collaborer.

The Conversation

Jérôme Lang est membre de Les Écologistes. Il reçoit régulièrement des financements de l'ANR.

Jean-Francois Laslier a reçu des financements de l'ANR.

Mirjam Dageförde a reçu des financements de DAAD.

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