20.02.2025 à 16:59
En Syrie comme en Irak, l’islamo-nationalisme a le vent en poupe
Longtemps, l’islamisme, par nature transnational, est apparu comme l’antithèse des nationalismes arabes. Moqtada al-Sadr en Irak, et tout récemment Abou Mohammed al-Joulani (qui souhaite qu’on le désigne désormais par son nom de naissance, Ahmed Hussein al-Charaa) en Syrie, ont montré qu’une fusion entre ces deux idéologies n’était pas impossible. L’avènement au pouvoir à Damas du groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTC) marque, pour beaucoup d’observateurs, le point culminant d’une prise de contrôle des différents mouvements rebelles syriens par les islamistes. Néanmoins, si ce phénomène ne fait aucun doute, l’influence que le mouvement nationaliste syrien a exercée sur les mouvements djihadistes demeure une réalité encore plus spectaculaire. L’abandon en 2016 du djihad global par le Front al-Nosra, rebaptisé alors Fatah al-Cham, en est certainement l’illustration la plus évidente. Cette évolution est le fruit d’une mûre réflexion stratégique des djihadistes syriens, qui entendent alors réduire l’hostilité à leur encontre des puissances occidentales mais, surtout, changer leur image au sein de la population syrienne. Perçu comme un acteur exogène par beaucoup de Syriens, car une partie importante de ses membres ne sont pas des Syriens mais des étrangers – originaires de nombreux pays du monde musulman, spécialement d’Irak et de divers pays d’Asie centrale –, et soucieux de s’attirer le soutien d’autres mouvements islamistes hostiles à al-Qaida comme Ahrar al-Cham ou le Front Nour al-Din al-Zenki, le groupe Fatah-al-Cham décide de rompre définitivement avec al-Qaida en 2017 lorsqu’il absorbe les différents groupes rebelles islamistes dans la province d’Idlib pour former Hayat Tahrir Al Cham (HTC). Son chef, Abou Mohamed al-Joulani, substitue alors au djihad global d’al-Qaida un djihad uniquement national tourné contre le tyran Bachar al-Assad, ce qui lui attire l’hostilité du leader d’al-Qaida, Ayman al-Zawahiri, qui lui reproche son « chauvinisme ». al-Joulani a certainement pris conscience que l’évolution nationaliste que fustigeait al-Qaida constituait en réalité pour lui un véritable atout qui lui permettrait de s’installer durablement dans l’opinion publique syrienne et d’unifier la plupart des mouvements rebelles de la poche d’Idlib. Ce rappel historique permet de comprendre que l’opposition nationaliste à Assad n’a pas disparu mais a été progressivement absorbée, voire digérée par les mouvements islamistes au point de les avoir détournés de leur matrice djihadiste et terroriste pour en faire des forces politiques à la fois nationalistes et djihadistes. L’opposition binaire entre nationalistes et islamistes souvent décrite dans la presse ne fonctionne pas pour la Syrie actuelle puisque HTC tente d’en faire une forme de synthèse. En quoi la victoire d’HTC marque-t-elle l’avènement d’un nouvel islamo-nationalisme qui, dans un mouvement dialectique, change à la fois le visage du nationalisme syrien, voire arabe, et celui du djihad ? En quoi ce renouveau du nationalisme syrien s’intègre-t-il à un mouvement régional plus large de réémergence d’identités nationales que l’on pensait détruites par plusieurs décennies de guerre civile ? L’islamo-nationalisme est paradoxalement le produit de la Fitna, la lutte fratricide pluriséculaire entre chiites et sunnites. Paradoxalement, car ce phénomène aurait dû, au contraire, fragiliser le sentiment national syrien. De nombreux auteurs ont souligné à raison les phénomènes de balkanisation qui ont touché en parallèle la Syrie et l’Irak au cours des quinze dernières années. L’avènement de l’État islamique (EI) en Irak et en Syrie, au début des années 2010, correspond d’abord au rejet par les masses sunnites, de la domination chiite dans les deux pays ; il a, par ailleurs, renforcé les mouvements autonomistes kurdes. Dans ce contexte de partition identitaire et religieuse des territoires syrien et irakien, on pourrait s’attendre à ce que les sentiments d’appartenance nationale faiblissent voire disparaissent. Or, depuis la destruction de l’EI en tant qu’ensemble territorial, ce qu’il a été de 2015 à 2019, on assiste au contraire à une renaissance du nationalisme tant en Irak qu’en Syrie. La victoire de Moqtada-al-Sadr aux élections législatives irakiennes de 2021 sur une ligne d’unité nationale et d’affirmation de l’indépendance irakienne face aux puissances régionales est révélatrice de ce retour d’un nationalisme irakien que l’on pensait à tort disparu avec le régime baasiste de Saddam Hussein. Mais la victoire du leader nationaliste chiite est surtout le symptôme d’une aspiration à la paix de l’opinion publique irakienne, qui rejette de plus en plus les candidats chiites pro-iraniens accusés, à raison, par les sadristes et leurs partisans, de livrer l’Irak aux intérêts des puissances voisines et de favoriser le développement des factions, des milices qui participent à l’affaiblissement de l’État et au maintien d’un contexte favorable au retour de la guerre civile. En juin 2022, à la suite de la démission des députés sadristes (sur l’ordre de Moqtada al-Sadr, qui n’avait pas réussi à constituer un gouvernement autour de son mouvement), les bagdadis investissent le Parlement irakien, témoignant ainsi d’une réalité de plus en plus prégnante en Irak : l’émergence d’un nationalisme populaire qui rejette autant le sécessionnisme de la minorité sunnite que les ingérences du voisin chiite iranien. Bien que chiite et lui-même ancien chef d’une milice, l’armée du Mahdi, Moqtada-al-Sadr s’oppose fermement aux ingérences iraniennes et à la corruption de Nouri al-Maliki (premier ministre de 2006 à 2014, considéré comme très proche de Téhéran) et de certaines institutions de l’État telles que la Cour suprême irakienne, devenues des succursales de l’Iran. Le leader chiite nationaliste s’était d’ailleurs engagé en 2021 à former un gouvernement d’union nationale avec le principal parti sunnite, le Taqqadum de Mohamed al-Habousi, et le Parti démocratique du Kurdistan de Massoud Barzani, bien qu’une décision de la Cour suprême l’en ait empêché. Moqtada-al-Sadr était devenu lors de cette crise le porte-parole d’un discours politique qui dépasse le clivage entre chiites et sunnites et considère le retour à l’unité nationale ainsi qu’à la souveraineté de l’Irak comme des priorités. Traumatisés par presque deux décennies de guerres civiles et de plus en plus hostiles à l’ingérence iranienne, les Arabes irakiens, chiites comme sunnites, aspirent au retour d’un Irak pacifié et souverain. Aujourd’hui, le gouvernement de Mohammed Chia al-Soudani gouverne depuis 2022 et associe plusieurs partis chiites (mais pas les sadristes), le parti kurde de Massoud Barzani ainsi que plusieurs forces politiques sunnites. Comme en Irak, l’opinion syrienne semble, elle aussi, animée d’une volonté de faire à nouveau nation ou, du moins, de tourner la page des affrontements inter-religieux qui ont marqué la guerre entre les rebelles, l’EI et le régime de Bachar. En Syrie comme en Irak, la balkanisation des territoires a paradoxalement favorisé une forme de nationalisme exacerbé par les ingérences des puissances voisines comme l’Iran ou la Turquie. En l’absence d’élections, il semble difficile de prendre la mesure de cette aspiration populaire à l’unité nationale, mais les dernières années de la guerre civile laissent apparaître plusieurs indices. Tout d’abord, la recherche d’une forme de consensus populaire national par le groupe HTC dans son gouvernement de la poche d’Idlib depuis 2017 confirme la volonté d’al-Joulani de capter à son profit l’aspiration des Syriens à l’unité nationale. À cet égard, il est intéressant d’observer à quel point la propagande d’HTC diffère de celle des groupes djihadistes classiques et s’apparente largement à celle d’un parti nationaliste. Organisée par un média officiel, l’Ebaa News Agency, dont les images sont relayées dans les médias arabophones, la communication politique d’HTC met particulièrement l’accent sur la recherche d’une forme de consensus populaire. Ebaanews publiait régulièrement depuis la poche d’Idlib des vidéos dans lesquelles des cadres djihadistes exposaient leur stratégie et leur projet de gouvernance aux différents cheikhs locaux afin de soumettre leurs décisions aux scrutins des élites sociales locales. Ce discours politique poursuit deux objectifs. Il s’agit, premièrement, de casser la frontière entre les djihadistes étrangers, nombreux au sein des cadres d’HTC, et les populations locales qui les considèrent souvent comme des agents de l’étranger, hors sol, déconnectés des préoccupations populaires. Ensuite, al-Joulani entend aussi réconcilier les tribus – l’un des piliers de la société arabe en Syrie comme en Irak – avec le djihadisme. Les chefs de tribus, les cheikhs, considèrent souvent les mouvements djihadistes comme une menace autant pour le bon fonctionnement d’une économie locale dont ils sont des acteurs essentiels que pour la pérennité des structures sociales. Attachés à la stabilité économique et à la fidélité des membres de la tribu, les cheikhs ont parfois pris les armes contre les groupes djihadistes, comme dans la province d’al-Anbar en Irak en 2006. Parfaitement documentée par une source primaire intitulée al-Anbar’s awakening, un recueil américain de témoignages de cheikhs irakiens engagés dans la lutte contre al-Qaida en Irak, la révolte des cheikhs contre al-Qaida en Irak montre à quel point les mouvements djihadistes sont rejetés par les élites locales lorsqu’ils subordonnent complètement le bon fonctionnement de l’économie et la stabilité d’un territoire aux exigences du djihad global. Vétéran d’al-Qaida en Irak, al-Joulani a certainement tiré les enseignements des échecs du groupe terroriste dans ce pays et cherche à ne pas brutaliser les élites locales en les associant à son gouvernement dans la poche d’Idlib depuis 2017. Contrairement à l’ancien front al-Nosra, al-Joulani entend ainsi capter le soutien des populations syriennes, et on voit mal ce qui pourrait le pousser à changer de cap depuis son arrivée au pouvoir à Damas. D’autant qu’une fenêtre d’opportunité s’est ouverte depuis que la Turquie a confisqué les anciens groupes rebelles se réclamant du nationalisme arabe : l’Armée syrienne libre (ASL), principale force d’opposition nationaliste au régime de Bachar, a peu à peu été absorbée par les groupes affiliés à Ankara au point, en 2016, d’intégrer l’Armée nationale syrienne (ANS), une armée formée, équipée et dirigée par le pouvoir turc. De plus en plus assimilée à l’ingérence turque, l’émergence de l’ANS laisse le mouvement nationaliste hostile à Bachar orphelin, ce qui crée un vide politique qu’HTC a parfaitement su capter à son profit. Bien que les deux groupes soient alliés, HTC n’est pas, à la différence de l’ANS, le produit de l’ingérence turque, et peut dès lors se positionner comme une force politique authentiquement syrienne, malgré son origine djihadiste, et instrumentaliser un nationalisme syrien privé d’acteurs pouvant relayer sa voix.
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Ainsi, la chute du dernier dictateur nationaliste du monde arabe ne saurait être considérée comme l’acte final d’une lente agonie du nationalisme arabe au profit de l’islamisme politique. Bien loin d’avoir détruit les États-nations et asséché les sentiments nationaux, les mouvements islamistes utilisent ces derniers à leur profit, au point de renier le djihad global et de s’affirmer comme des forces autant attachées à la Charia qu’à une forme d’unité nationale et de patriotisme. Le mouvement sadriste en Irak, HTC en Syrie, mais aussi le Hamas à Gaza se définissent autant comme des partis islamistes défenseurs de l’orthodoxie religieuse sunnite (Hamas, HTC) ou chiite (le mouvement sadriste) que comme des groupes nationalistes soucieux de défendre une identité nationale menacée par des ingérences étrangères. Depuis l’âge d’or de Nasser et de la République arabe unie (éphémère fusion de l’Égypte et de la Syrie entre 1958 et 1961), le nationalisme arabe a donc changé de nature et d’échelle : il ne se manifeste plus par des mouvements panarabistes et a perdu de vue l’idéal de sécularisation cher aux nationalistes des années 1960 et 1970. Il continue néanmoins d’être un facteur profond de recomposition de la scène politique post-printemps arabes et se nourrit de plus en plus de la volonté des peuples de refaire société, de refaire nation après les traumatismes de la guerre civile. Néanmoins, un peuple risque de payer les frais de ce retour du nationalisme arabe : les Kurdes. Seule minorité non arabe de Syrie, largement attachée au projet d’autonomie voire de sécession du Rojava, les Kurdes pourraient devenir le nouvel adversaire désigné du régime et fédérer les mouvements rebelles, voire la nation syrienne entière, contre un nouvel ennemi commun, ce qui plongerait le pays à nouveau dans un cycle de guerre civile. Pierre Firode ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 2989 mots
La renaissance des nationalismes syrien et irakien
L’adaptation des djihadistes syriens aux sentiments nationalistes de la population
Les Kurdes, victimes du retour du nationalisme ?
20.02.2025 à 16:57
Qui sont les sympathisants de l’extrême droite en Allemagne, en France et en Italie ?
L’extrême droite conduite par les Fratelli d’Italia est au pouvoir en Italie ; le RN est le premier parti de France ; et l’AfD ne cesse de progresser en Allemagne, ce que devraient confirmer les élections législatives de dimanche prochain. Si ces formations partagent un grand nombre d’orientations doctrinales, leurs sympathisants respectifs se distinguent en certains points. Analyse d’une vaste enquête sociologique conduite en janvier dernier dans les trois pays. En Europe, les forces politiques d’extrême droite semblent avoir franchi un seuil dans la conquête du pouvoir. Leurs succès se multiplient en de nombreux points du continent et, spécialement, dans les trois pays les plus peuplés de l’UE. En Italie, Giorgia Meloni s’est installée en 2022 au palais Chigi à la tête d’une coalition associant des partis d’extrême droite comme Fratelli d’Italia et la Lega au parti libéral Forza Italia et au parti chrétien-démocrate Nous modérés. En France, le Rassemblement national (RN) est devenu le premier parti du pays, absorbant une bonne partie de l’électorat de droite et notamment des Républicains, passant entre les élections législatives de 2022 et celles de juin 2024 de 4,2 millions d’électeurs à 10,7 millions, une progression historique. En Allemagne, dont l’histoire politique depuis 1945 est pourtant clairement orientée vers le refus de tout ce qui pourrait rappeler le passé nazi, l’Alternative für Deutschland (AfD) a gagné beaucoup de terrain dans les Länder orientaux du Brandebourg, de Saxe et de Thuringe en septembre 2024. Ces succès locaux présagent-ils un succès national lors des élections anticipées du 23 février 2025 ? Au niveau national, la proximité à l’AfD était déclarée par 17,8 % des enquêtés en 2025 contre 8,7 % en 2020. On peut donc se demander si le RN, Fratelli d’Italia et l’AfD attirent le même type d’électeurs. Pour répondre à cette interrogation, nous nous appuyons sur les données de la vague 16 du Baromètre de la confiance politique du Cevipof menée en janvier 2025 auprès de 3 532 enquêtés français, 2 000 enquêtés allemands et 1 761 enquêtés italiens. Afin de mesurer le potentiel électoral, plutôt que s’appuyer sur les résultats d’élections passées, et pour disposer d’effectifs plus étoffés, on partira ici de la proximité partisane des enquêtés. Si l’on mène une rapide analyse sociologique, on constate que les enquêtés proches de l’AfD sont sensiblement plus jeunes que ceux proches de Fratelli d’Italia ou du RN : les moins de 50 ans constituent 60 % des partisans du parti d’extrême droite allemand, 49 % des partisans du RN (lequel attire de plus en plus les seniors qui ont délaissé les Républicains) et 38 % de ceux de Fratelli d’Italia. La proportion des 18-24 ans est sensiblement supérieure au sein des sympathisants de l’AfD : 11 % contre 8 % pour le RN et 4 % pour Fratelli d’Italia. En revanche, la différence de genre ne joue pas : les proportions d’hommes et de femmes sont de 50 %-50 % pour le RN et l’AfD, et de 53 % d’hommes et 47 % de femmes pour Fratelli d’Italia. En termes de qualification universitaire, que l’on a homogénéisée ici en grandes catégories, les trois groupes d’enquêtés sont similaires. Bien que les personnes peu qualifiées demeurent légèrement sur-représentées parmi les sympathisants de ces partis, ces derniers ont élargi leur audience aux diplômés du supérieur, même s’ils s’avèrent souvent déclassés professionnellement. C’est ainsi que la proportion de ceux dont le diplôme le plus élevé est de niveau équivalent au CAP-BEP français est de 30 % parmi les enquêtés proches du RN et de 29 % pour ceux proches de Fratelli d’Italia comme pour l’AfD. De la même façon, la proportion de diplômés de l’enseignement supérieur est de 32 % pour le RN, 27 % pour Fratelli d’Italia et 33 % pour l’AfD. La distribution en catégories socioprofessionnelles montre que les classes populaires constituent une proportion plus importante des sympathisants du RN que de ceux de Fratelli d’Italia ou de l’AfD mais que la proportion d’inactifs hors retraités, essentiellement des femmes au foyer, est sensiblement plus forte dans ces deux derniers cas. La distribution détaillée des professions montre également que la proportion d’ouvriers qualifiés ou d’employés du secteur public est plus importante au sein des partisans du RN (respectivement 14 % et 6 %) qu’au sein de ceux de Fratelli d’Italia (6 % et 4 %) ou de l’AfD (9 % et 2 %). Cette dimension plus populaire du RN se traduit également par une proportion élevée de retraités modestes (20 %) que l’on ne retrouve pas parmi les partisans de Fratelli d’Italia (11 %) ou de l’AfD (12 %). Derrière le classement social objectif, des différences importantes séparent les trois groupes d’enquêtés en termes de classement social subjectif. On leur a demandé d’évaluer leur propre place dans la hiérarchie sociale de leur pays sur une échelle allant de 0 à 10. Si l’on ne retient que les notes allant de 6 à 10, et donc les positions subjectives moyennes supérieures ou supérieures, on voit que leur proportion est de 33 % chez les partisans du RN contre 59 % chez ceux de Fratelli d’Italia et de 40 % chez ceux de l’AfD. La proximité au RN s’associe donc toujours plus à des représentations négatives quant à sa mobilité ou à sa réussite sociale. L’idée que ses efforts professionnels sont ou ont été récompensés est plus rare : 42 % pour les proches du RN contre 49 % pour ceux de Fratelli d’Italia et 51 % pour ceux de l’AfD. Ce sont encore les proches du RN qui estiment le plus souvent avoir des difficultés à s’en sortir avec les revenus du ménage : 65 % contre 47 % des proches de Fratelli d’Italia et 61 % des proches de l’AfD. Les extrêmes droites s’insèrent dans des contextes politiques nationaux différents. En moyenne, 42 % de tous les enquêtés italiens font confiance en 2025 à Giorgia Meloni alors que 53 % des enquêtés allemands font confiance au chancelier Scholz et 27 % des enquêtés français font confiance à François Bayrou. Nous avons construit un indice de confiance dans les institutions politiques (le gouvernement, le conseil municipal, la chambre basse, la chambre haute, le Parlement européen) dichotomisé en un niveau bas (de 0 à 2 réponses positives) et un niveau supérieur (de 3 à 5 réponses positives). La proportion de partisans du RN se situant sur ce niveau supérieur est de 14 %, celle des partisans de l’AfD de 16 %, mais celle des partisans de Fratelli d’Italia de 50 %. De même, 86 % des partisans du RN pensent que le personnel politique est plutôt corrompu et 79 % des proches de l’AfD contre 53 % des proches de Fratelli d’Italia, ce qui peut être considéré dans ce dernier cas comme un effet conjoncturel, la confiance politique restant fortement liée à la couleur politique du gouvernement. Si l’on en juge par les déclarations des dirigeants de l’AfD, c’est en Allemagne que l’extrême droite semble la plus « extrême ». Néanmoins, son électorat potentiel paraît moins radical que celui du RN en France. Pour mesurer les écarts, on prend ici quelques questions significatives sur le nombre des immigrés, l’attente « d’un vrai chef pour remettre de l’ordre dans le pays », sur le fait que les Musulmans et les Juifs constituent ou non des groupes séparés dans la société, s’il faut renforcer ou non l’Union européenne, s’il faut réduire le nombre des fonctionnaires. Au total, les enquêtés proches de l’AfD se révèlent plus libéraux sur le plan sociétal (sauf en ce qui concerne la stigmatisation des Juifs et le changement climatique) et sur le plan économique que ceux proches du RN. Les représentations des électeurs potentiels des trois partis d’extrême droite sont relativement convergentes, mais se dissocient néanmoins sur le rapport à la démocratie et à l’autorité, la France étant devenu le parent malade de l’Europe en termes de confiance dans la vie politique. C’est dans l’articulation entre autorité et libéralisme que se joue la recombinaison génétique actuelle des droites. Si les partisans du RN sont plutôt orientés vers l’autorité, ceux de l’AfD et de Fratelli d’Italia le sont plutôt vers le national-libéralisme. Lors de la conférence de Munich sur la sécurité qui vient d’avoir lieu, le vice-président américain J. D. Vance a plaidé pour la fin du « cordon sanitaire » en Allemagne, qui récuse toute coalition de la droite CDU-CSU avec l’AfD. L’extension du vote d’extrême droite dans les catégories sociales moyennes et supérieures rend cependant plausible une telle coalition, comme celle qui s’est imposée en Italie et celle qui peut s’imposer en France. Luc Rouban ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 2316 mots
Une banalisation sociale des partis d’extrême droite
Un rapport au politique très différencié
Le libéralisme est plus affirmé chez les partisans de l’AfD
Les caractéristiques sociales jouent sur la possibilité de coalitions
19.02.2025 à 17:33
Le commerce électronique, levier essentiel pour l’intégration régionale en Afrique
L’Union africaine a pris conscience de la nécessité de développer le commerce numérique (e-commerce) sur le continent. La voie est tracée, mais beaucoup reste à accomplir. Un jalon historique : ce 15 février, lors de son 38ᵉ sommet, la conférence des chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine (UA) a adopté les huit annexes du Protocole sur le commerce numérique (e-commerce), marquant ainsi l’achèvement de l’architecture juridique globale du Protocole sur le commerce numérique de la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), qui vise à établir un cadre juridique pour le commerce numérique à travers l’Afrique. Le protocole avait déjà été adopté par cette même assemblée de l’UA un an auparavant, en février 2024. Il contient onze sections couvrant des domaines tels que l’accès au marché, la facilitation du commerce numérique, la gouvernance des données, la confiance des entreprises et des consommateurs, l’inclusion du commerce numérique, les technologies émergentes, la transparence sur la réglementation gouvernementale et le renforcement des capacités. La négociation des huit annexes du Protocole sur le commerce numérique a été conclue par le conseil des ministres de la ZLECAf lors de sa 8e réunion, en octobre 2024, ce qui signifie que les annexes ont été élaborées et négociées dans un délai d’environ 6 mois. Les huit annexes sont les suivantes : Après cette approbation et une fois que le protocole et ses annexes auront été ratifiés par au moins 22 États signataires de la ZLECAf le protocole entrera en vigueur pour ceux qui l’auront ratifié. Le secrétariat de la ZLECAf travaille actuellement à l’élaboration d’un plan quadriennal pour la mise en œuvre du protocole sur le commerce numérique entre le secrétariat, les États parties, les partenaires de développement, etc. Le plan doit être approuvé par le conseil des ministres d’ici la fin du premier trimestre 2026. Ce projet revêt une importance capitale, car le commerce électronique – défini dans le protocole comme l’ensemble des transactions numériques d’échanges de biens et de services, livrables numériquement ou physiquement – constitue un levier de croissance économique et sociale. Une étude Google/IFC estime que l’économie numérique pourrait ajouter jusqu’à 180 milliards de dollars au PIB combiné de l’Afrique d’ici 2025. Le commerce électronique et l’expansion de l’économie numérique peuvent offrir aux micro, petites et moyennes entreprises (MPME) africaines des possibilités d’améliorer leur visibilité et d’étendre leur portée sur le marché régional africain ; faciliter l’intégration dans le segment Business to Business (B2B) ; aider les entrepreneurs à tester leurs produits et à les commercialiser plus facilement ; stimuler le commerce intra-africain qui ne représente actuellement que 15 % du commerce total en Afrique, contre plus de 60 % sur d’autres continents ; enfin, réduire les disparités entre zones urbaines et rurales, et intégrer des régions enclavées. La mobilité, qui augmente, et une population urbaine jeune et dynamique sont des facteurs clés de la trajectoire de croissance du continent, qui dépendra en bonne partie de l’ampleur et de la rapidité avec lesquelles des secteurs tels que l’agriculture, l’éducation, les services financiers, les soins de santé et les chaînes d’approvisionnement réussiront à se numériser. Malgré ces perspectives prometteuses, la participation des pays africains au commerce électronique mondial reste marginale. En 2023, le pourcentage des exportations numériques dans le commerce total des services est de 24 % pour l’Afrique, contre 41 % pour l’Asie du Sud-Est, 44 % pour l’Amérique latine et 59 % pour l’Asie du Sud. Cela indique que la contribution de l’Afrique est relativement faible dans le contexte mondial : l’Afrique ne représentait que 1 % des exportations internationales de services numériques en 2023. Cependant, les exportations africaines de services de technologies de l’information et de la communication (TIC) ont atteint 9,2 milliards de dollars en 2023, soit une augmentation de 5,4 % par rapport à l’année précédente. La taille du marché africain du commerce électronique devrait atteindre une valeur de 40,8 milliards de dollars d’ici 2025 et 60 milliards de dollars d’ici 2027. Le marché africain restera toutefois très modeste par rapport au marché mondial du commerce électronique, qui s’élèvera à 4 500 milliards de dollars en 2023. La participation limitée des pays africains au commerce électronique a de nombreuses explications. Évidemment un haut débit accessible et abordable afin de permettre la disponibilité et l’utilisation des technologies numériques est déterminant. Selon la Banque mondiale (2024), fin 2021, alors que 84 % des habitants d’Afrique subsaharienne vivaient dans des zones où le service 3G était disponible et que 63 % avaient accès à la couverture mobile 4G, ou à du haut débit, seuls 22 % utilisaient les services Internet mobile. Cependant, si l’infrastructure numérique est un agenda en soi, il existe en parallèle un agenda réglementaire. Bien que le protocole adopté ce mois-ci constitue une avancée positive, la mise en œuvre complète du protocole nécessitera des mises à niveau substantielles dans divers domaines techniques au sein de l’écosystème du commerce électronique de chaque État africain. La Commission de l’UA a élaboré une stratégie de l’Union africaine en matière de commerce électronique, qui a été adoptée par les ministres du commerce de l’UA, en juin 2024. Cette stratégie vise à accompagner les États africains dans l’évaluation de leurs besoins en matière de commerce numérique et à proposer des recommandations juridiques et techniques pour une mise en œuvre efficace du protocole. Dans l’ensemble, la stratégie vise à galvaniser les décideurs africains afin qu’ils adoptent une vision commune du commerce électronique et puissent relever les principaux défis à la mise en œuvre du protocole qui sont examinés ci-dessous. Tout d’abord, les décideurs politiques africains pourraient ne pas être en mesure de maîtriser les nombreuses considérations complexes liées au commerce électronique. Ils devront gérer de multiples priorités réglementaires, tout en tenant compte de l’évolution des obstacles technologiques et financiers, ainsi que de la dynamique des entreprises et des marchés, qui progresseront probablement tous à des rythmes différents. Il leur sera donc difficile d’engager des négociations et de défendre les bonnes politiques. Deuxièmement, il existe un risque de dépendance pour les pays moins développés et moins préparés au commerce électronique. Avec la création du marché unique continental, il sera difficile pour les pays en retard de développement numérique d’être compétitifs et de se placer sur un pied d’égalité. Cela est particulièrement vrai compte tenu de la prédominance de certains pays (Afrique du Sud, Nigeria ou Kenya) en matière de production, de capacités de fabrication et de relations commerciales établies, et d’avantages dont jouissent les premiers venus dans le domaine du commerce électronique. Les pays qui sont à la traîne risquent de ne pas être en mesure d’affronter la concurrence. Troisièmement, les intérêts nationaux divergents peuvent limiter l’alignement entre les États africains. Bien qu’une vision commune commence à émerger parmi les États membres de l’UA sur le commerce électronique, certains d’entre eux peuvent faire passer des intérêts économiques ou politiques nationaux avant une vision panafricaine plus large. Par exemple, les gouvernements peuvent imposer des droits de douane élevés ou des exigences douanières strictes sur les biens et services numériques afin de protéger les entreprises locales des concurrents étrangers dans le but de protéger leurs industries nationales. La souveraineté des données et la localisation sont un autre domaine où une mosaïque de lois basées sur des priorités nationales (au lieu d’une approche harmonisée) peut émerger à travers le continent, sapant potentiellement l’idée même d’un marché africain unifié. Quatrièmement, la logistique nationale et transfrontalière reste un problème. Alors que les entreprises de commerce électronique les plus établies ont investi dans leurs propres capacités logistiques, les plus petites entreprises de commerce électronique sont incapables de fournir des services au-delà de quelques dizaines de kilomètres. La faiblesse des services de livraison de colis, y compris des services postaux, constitue également un problème. Même dans les cas où les entreprises établissent des partenariats stratégiques avec des courriers internationaux, l’incertitude concernant les droits de douane et les délais de dédouanement est élevée, ce qui affecte la ponctualité des livraisons. Les retours transfrontaliers constituent un autre point d’achoppement. Les autorités douanières africaines ne disposent tout simplement pas des réglementations et des procédures nécessaires pour gérer les retours et mettre en œuvre les meilleures pratiques stipulées par l’Organisation mondiale des douanes (OMD). Dans le secteur de l’habillement et de la mode, par exemple, les taux de retour peuvent avoisiner les 30 %. En fin de compte, le succès du commerce électronique dépend de l’adoption de ces meilleures pratiques et de la mise en place d’un cadre réglementaire prévisible et harmonisé, de préférence aligné sur les meilleures pratiques internationales. Les États de l’UA doivent évaluer les lacunes de leurs écosystèmes de commerce électronique et peuvent s’appuyer sur la stratégie de l’UA en matière de commerce électronique pour hiérarchiser les actions à entreprendre. La stratégie fournit un « menu » d’options sous la forme de mesures à court et à moyen terme qui abordent les aspects fondamentaux et proposent des idées pilotes innovantes susceptibles d’être testées. Cette stratégie désigne également divers objectifs à atteindre pour concrétiser la vision d’un marché continental unique tiré par le commerce électronique. Il existe notamment trois composantes techniques pour lesquelles l’harmonisation entre les pays africains devrait être une priorité. En ce qui concerne la facilitation des échanges, en particulier les règles et procédures douanières, il est important de garantir un dédouanement prévisible et rapide des expéditions Business to Consumer (B2C), ce qui est essentiel pour que les entreprises puissent livrer dans les délais. Pour ce qui est des paiements transfrontaliers, avec la vision d’un système de règlement panafricain permettant les paiements numériques transfrontaliers (de mobile à mobile, de mobile à banque, QR code), il sera essentiel de surmonter la dépendance à l’égard de l’argent liquide et les problèmes logistiques qui découlent inévitablement des transferts d’argent liquide transfrontaliers. Enfin, l’harmonisation du cadre juridique numérique est essentielle pour que les entreprises de commerce électronique et les places de marché puissent opérer dans toute l’Afrique avec prévisibilité et confiance en termes de disponibilité de mécanismes de recours juridiques. Ces défis doivent être relevés pour que le commerce électronique africain puisse réaliser son potentiel. Le moment est bien choisi pour synchroniser les solutions avec la mise en œuvre de la ZLECAf – et le protocole sur le commerce numérique ainsi que la stratégie sur le commerce électronique démontrent tous deux que l’appétit est là. Au niveau international, il s’agira de renforcer la coopération multilatérale avec une participation active de l’Afrique aux discussions internationales sur la fiscalité numérique, la protection des données et la gouvernance du commerce électronique (le moratoire sur les droits de douane pour les transmissions électroniques transfrontalières et des négociations plus larges au sein de l’OMC). Cet article a été co-écrit avec Rahul Bhatnagar (Bhatnagar Advisers) et Julien Gourdon (AFD) Julien Gourdon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 2311 mots
La stratégie de l’Union africaine pour répondre aux défis
Quelles sont les voies à suivre ?