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30.09.2025 à 16:59

La vengeance, de la Grèce antique à Gaza : un levier pour construire une paix juste ?

Marie Robin, Maitresse de conférences à l’Institute of security and global affairs (ISGA), Université de Leiden, Leiden University; Université Paris-Panthéon-Assas
De Mytilène à Gaza, la vengeance façonne l’histoire. Dans son dernier livre, Marie Robin explore ce moteur tragique de la guerre… et, parfois, de la paix.

Texte intégral 2328 mots
_La Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime_ (1808), du peinte français Pierre Prudon, dit Pierre-Paul Prud’hon (1758-1823). Pierre-Paul Prud'hon/WikiArt

Puissances étatiques, membres de groupes ethniques ayant été décimés, fanatiques religieux, mouvements terroristes… autant d’acteurs variés qui, tout au long de l’histoire, ont invoqué la vengeance pour expliquer leurs actes violents – des actes qui, à leurs yeux, en portant rétribution des torts qui leur avaient été infligés, devaient permettre, au final, d’aboutir à une paix juste. Dans la Vengeance et la Paix, qui vient de paraître aux éditions du CNRS, Marie Robin, maîtresse de conférences à l’Institute of security and global affairs (ISGA) à l’Université de Leiden (Pays-Bas) et chercheuse associée au Centre Thucydide (Paris II), explore, à travers plusieurs épisodes marquants de l’histoire mondiale, les liens complexes tissés entre le motif de la vengeance et l’établissement de la paix.


Mytilène en 428 av. J.-C.

Alors que la guerre du Péloponnèse fait rage, la ville de Mytilène sur l’île grecque de Lesbos craint d’avoir attiré la convoitise des Athéniens. Redoutant une attaque, les principaux dignitaires de la ville décident de rassembler quelques troupes parmi la population pour contrer l’assaut potentiel. Mais, par une forme de prophétie auto-réalisatrice et face au risque perçu de soulèvement représenté par la levée de troupes, Athènes répond par un blocus naval de l’île, assiégeant la ville. Acculés, les habitants de Mytilène se rendent rapidement aux Athéniens. L’Assemblée des Athéniens doit alors déterminer le sort des habitants de la ville défaite.

Le jour même du soulèvement, les membres de l’Assemblée athénienne prennent la décision de massacrer l’ensemble des hommes de Mytilène et de réduire les femmes et les enfants en esclavage. L’ordre d’exécuter la décision est transmis.

Le jour suivant, cependant, l’Assemblée est prise de remords. Elle s’interroge sur l’équanimité d’un jugement visant à condamner toute une île pour les péchés de quelques-uns de ses habitants. Le débat, restitué par l’historien grec Thucydide, oppose alors Cléon, homme politique athénien, qui demande à l’Assemblée de poursuivre avec le jugement initial, à Diodote, citoyen athénien, qui lui conseille plutôt d’agir avec prudence et de punir uniquement les coupables sans se venger des autres habitants.

Un vote final a lieu : l’Assemblée suit finalement Diodote en décidant d’éliminer seulement les mille dirigeants de la révolte et d’épargner le reste de l’île, posant une limite et un cadre à la vengeance des Athéniens.

Washington, le 2 mai 2011

Le 2 mai 2011, le président américain Barack Obama s’exprime devant les télévisions américaines et du monde entier pour annoncer l’élimination, la nuit précédente, de l’ancien dirigeant d’Al-Qaida Oussama Ben Laden par une équipe américaine des Navy SEALs à Abbottabad, au Pakistan.

Annonçant que, désormais, la « justice a été rendue » (Justice has been delivered), le président américain rappelle dans son discours les nombreuses victimes ayant péri des suites des actions d’Oussama Ben Laden, « un terroriste responsable du meurtre de milliers d’innocents », le 11 septembre 2001 notamment.

Le président Obama déclare par exemple :

« Il y a près de dix ans, une belle journée de septembre a été assombrie par le pire attentat de notre histoire contre le peuple américain. Les images du 11 Septembre sont gravées dans notre mémoire nationale : des avions détournés traversant un ciel de septembre sans nuages, les tours jumelles s’effondrant sur le sol, la fumée noire s’élevant du Pentagone, l’épave du vol 93 à Shanksville, en Pennsylvanie, où l’action de citoyens héroïques a permis d’épargner encore plus de chagrin et de destruction […]. Le 11 septembre 2001, en cette période de deuil, le peuple américain s’est uni […]. Nous étions également unis dans notre détermination à protéger notre nation et à traduire en justice les auteurs de cette attaque odieuse. »

Le lendemain, le quotidien New York Post titre sur l’élimination de l’ancien dirigeant : « Osama bin Laden Dead : Got Him, Vengeance at Last ! The U.S. Nails the Bastard (Traduction : « Oussama Ben Laden est mort : la vengeance enfin ! Les États-Unis épinglent le bâtard. »). »

Paris, le 7 janvier 2015

Le 7 janvier 2015, dans le XIe arrondissement de Paris, deux frères, Chérif et Saïd Kouachi, pénètrent dans les locaux du journal satirique Charlie Hebdo et y assassinent douze personnes, dessinateurs, journalistes, membres de la rédaction et policiers, en blessant aussi quatre autres.

Anciens de la filière dite des Buttes-Chaumont et adeptes des cours de Farid Benyettou, jeune prédicateur incitant des jeunes à partir en Irak, les deux frères se seraient radicalisés au contact de l’islamiste Djamel Beghal, rencontré par Chérif Kouachi au centre pénitentiaire de Fleury Mérogis, où Beghal était incarcéré pour avoir fomenté un projet d’attentat contre l’ambassade des États-Unis à Paris en juillet 2001.

En janvier 2015, alors que Saïd et Chérif Kouachi sortent des locaux du journal après leur attaque, ils prennent le risque de s’exposer à une arrestation plutôt que de fuir immédiatement les lieux, pour crier dans les rues de la capitale : « On a vengé le Prophète ! »

Gaza, le 7 octobre 2023

Le 7 octobre 2023, l’organisation palestinienne Hamas mène une attaque surprise en Israël, tuant plus de 1 200 personnes et prenant plusieurs centaines d’otages. Le même jour, le premier ministre conservateur israélien Benyamin Nétanyahou déclare lors d’une conférence de presse qu’Israël « prendra une puissante vengeance », annonçant :

« Nous les paralyserons sans pitié et nous vengerons ce jour noir qu’ils ont infligé à Israël et à ses citoyens. »

Au moment d’écrire ces lignes, le bilan établi par l’Unicef fait état d’au moins 1 200 morts, dont 37 enfants, et de plus de 7 500 blessés en Israël ; 59 personnes sont encore retenues en otage. Dans la bande de Gaza, 51 266 personnes, dont plus de 15 600 enfants, seraient décédées. 116 991 personnes y auraient été blessées, dont 34 000 enfants. Les femmes et les enfants représenteraient, toujours selon l’Unicef, 70 % des victimes de la riposte israélienne. Les habitants de Gaza sont privés d’eau, de nourriture et d’électricité. Plus de 11 200 personnes sont en outre portées disparues et se trouveraient probablement sous les décombres.

Au Liban, les opérations menées par Israël dans ce qu’il a qualifié de vengeance contre le Hezbollah auraient causé la mort de 3 500 personnes et fait 15 000 blessés, en particulier depuis la mi-septembre 2024. Au Liban, 878 000 personnes ont en outre été déplacées par les violences.


Que nous apprennent les quatre épisodes ici présentés ? D’une part, que la vengeance, le sujet de ce livre, a été et continue d’être mobilisée dans les offensives d’acteurs internationaux quels qu’ils soient, en tant que moteur de leur violence. Les modalités, cadres d’expression et d’application de la violence sur la scène internationale restent déterminés, au moins partiellement, par la vengeance.

Mais ce n’est pas là la seule leçon. D’autre part en effet, la vengeance semble être revendiquée publiquement par les acteurs eux-mêmes, non seulement pour expliquer mais aussi pour légitimer les actions qu’ils mènent : terrorisme mais aussi contre-terrorisme, conflit armé, violence en retour. La vengeance est alors présentée comme un droit, voire comme un devoir, par certains des acteurs qui la mettent en œuvre. Réponse à l’offense, elle est exhibée comme un comportement nécessaire pour le maintien d’une réputation, d’un statut privé, voire pour la stabilité de l’ordre international.

Cette deuxième observation peut surprendre, car elle entre en tension avec la disqualification normative dont la vengeance fait l’objet dans la modernité. Souvent décrite comme une passion archaïque, triste et barbare, la vengeance est traditionnellement rejetée en raison de l’escalade de violence qu’elle nourrit, pour son caractère passionnel et incontrôlable, pour l’entrave à la paix qu’elle constitue. Un paradoxe émerge donc : pourquoi, alors même qu’elle semble souffrir d’une connotation négative, la vengeance est-elle revendiquée et vue comme une justification légitime de leurs actions internationales par certains acteurs, y compris par des acteurs se réclamant de valeurs libérales ?

Ce paradoxe révèle une ambivalence plus profonde : celle de la vengeance comme obstacle à la paix, mais aussi comme ressort possible d’une paix juste. Paul Ricœur voit ainsi dans la vengeance un obstacle à la « paix sociale » qui devrait être remplacée par la justice institutionnelle, c’est à-dire par la confiscation de la « prétention de l’individu à se faire justice lui-même ». Mais à l’inverse, la vengeance serait utile à une paix juste, puisque, selon Aristote, « rendre la pareille est juste ». La vengeance devient ainsi « le fait d’une vertu », car elle vise une forme de rééquilibrage moral : « Il faut rendre à chacun ce qui lui appartient. »

C’est cette ambivalence – celle d’un comportement disqualifié mais malgré tout revendiqué par des acteurs y compris légitimes ; celle d’un obstacle à la paix mais néanmoins essentiel à l’établissement d’une paix juste – qui rend la vengeance particulièrement utile pour penser la paix en relations internationales. Suivant l’anthropologue Raymond Verdier, la vengeance est peut-être à la fois « une vertu, quand elle défend la dignité de la personne, et un vice, quand elle devient passion de détruire ». La vengeance peut donc jouer un rôle dans le recours à la violence, générant escalades et maintien des conflits, mais elle peut aussi être, dans certaines circonstances, appréhendée comme un mécanisme revendiqué comme légitime, y compris pour la paix.

Dès lors, quel rôle joue la vengeance dans l’établissement de la paix entendue dans le sens de paix positive, comme absence de violence structurelle issue de la violence de la société ? Est-il possible, dans nos conflits contemporains notamment, de mieux appréhender la vengeance pour en faire un ressort de la paix ?

In fine, peut-on véritablement et simplement évacuer la vengeance pour parvenir à la paix ? Ce livre interroge donc, à la lumière de conflits contemporains (Gaza, Ukraine, Soudan, djihadisme), le lien entre vengeance et construction de la paix.

L’enjeu est important : les discours et mécanismes de résolution des conflits tendent en effet à réduire la vengeance à sa dimension de vice, comme un mécanisme illégitime qu’il faut nécessairement évacuer pour promouvoir la paix. Ce faisant, ils en font un tabou, un interdit, largement exclu des réflexions et dialogues sur la réconciliation, alors même que les acteurs eux-mêmes, sur le terrain, la revendiquent parfois comme une démarche moralement et politiquement fondée.

L’hypothèse que nous défendons est donc la suivante : reléguer la vengeance au rang de simple vice est probablement contreproductif pour la paix. Pour sortir durablement de la violence, il est nécessaire de comprendre quand, comment et par qui la vengeance est présentée comme légitime. Si les actes de vengeance doivent êtres empêchés pour permettre la paix, les revendications de vengeance, elles, méritent d’être entendues et analysées. Elles constituent un matériau essentiel pour penser la justice, la réparation, et in fine, la paix.

The Conversation

Marie Robin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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