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06.03.2025 à 15:23

En campagne électorale, les candidates toujours confrontées au sexisme : étude du cas belge

Clémence Deswert, Doctorante en Science Politique, Université Libre de Bruxelles (ULB)
Audrey Vandeleene, Chercheure postdoctorale au Centre d’Étude de la Vie Politique (Cevipol), Université Libre de Bruxelles (ULB)
Emilie Van Haute, Professeure de science politique, Université Libre de Bruxelles (ULB)
Une étude met en lumière de façon détaillée les innombrables commentaires sexistes que les candidates aux élections de 2024 en Belgique ont dû subir.

Texte intégral 1561 mots

En Europe, et notamment en Belgique, en dépit des efforts accomplis et des déclarations d’intention, les inégalités de genre persistent dans de nombreux domaines, y compris en politique. Une étude récente menée à l’Université de Gand (UGent) et à l’Université libre de Bruxelles (ULB) pour l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes à partir de données récoltées durant la période électorale de juin 2024 en Belgique met en lumière les inégalités et le sexisme subis par les candidates, et propose des solutions pour y remédier.


Bien qu’elles soient de plus en plus nombreuses à se lancer en politique, les femmes y restent globalement minoritaires et font face à de nombreux obstacles dans un milieu fortement marqué par la masculinité. Ces dernières années, plusieurs élues ont dénoncé les violences sexistes en politique, notamment en Belgique.

La campagne électorale est un moment intense de la vie politique dans toute démocratie représentative, mais elle ne se déroule pas de manière égale pour toutes et tous. Les femmes candidates font face à un double combat : convaincre les électeurs tout en affrontant un sexisme qui se manifeste sous de multiples formes.

Notre étude a analysé près de 44 000 réactions à 2922 messages publiés sur X, Facebook et Instagram, par 40 candidates et candidats durant la période de campagne pour les élections régionales, fédérales et européennes du 9 juin 2024 en Belgique. Ces données ont été croisées avec 25 entretiens menés auprès de candidates, candidats et journalistes afin de comprendre les conséquences du sexisme et les stratégies mises en place pour y faire face.

Une agressivité exacerbée envers les candidates

Sur les réseaux sociaux, près d’une réaction sur deux aux publications des candidates et candidats est négative, notamment sur X.

Toutes et tous, quel que soit leur genre, doivent donc faire face à la négativité en ligne. Cependant, les femmes candidates sont particulièrement visées : elles reçoivent davantage de critiques que leurs homologues masculins. Les candidates subissent également plus de commentaires sexistes que les candidats, et ces attaques sont souvent dirigées contre leur apparence physique (près d’un tiers des réactions sexistes sur les réseaux sociaux envers les femmes candidates, contre 6 % envers les hommes candidats) ou leur légitimité à exercer des fonctions politiques (par exemple : « Il est temps pour cette fille de retourner jouer avec ses barbies »).

En outre, 68 % des auteurs de commentaires sexistes envers les candidates sont des hommes. À cet égard, il faut souligner que l’un des enseignements de l’étude est que de nombreux commentaires négatifs et sexistes sont envoyés par des utilisateurs non anonymes.

Sexisme hostile et bienveillant : deux facettes du même problème

Le sexisme prend des formes variées. Le sexisme hostile, explicitement dérogatoire, est majoritaire sur les réseaux sociaux (57 % des réactions sexistes). Il s’agit notamment de blagues, d’insultes sexistes ou encore de commentaires dégradants sur l’apparence physique. Mais un sexisme plus insidieux, dit « bienveillant », est également présent, notamment à travers des remarques qui renvoient les candidates à leur genre plutôt qu’à leurs compétences.

Ainsi, certaines candidates regrettent de se voir demander si elles réussissent à concilier la campagne électorale avec la gestion de leurs enfants. Bien que cette préoccupation puisse apparaître bien intentionnée, elle illustre en réalité une posture paternaliste et renvoie aux stéréotypes de genre.

Les actes de sexisme « bienveillant », même s’ils sont généralement moins aisément identifiés comme sexistes, peuvent se révéler aussi néfastes que le sexisme hostile pour les candidates. Leur répétition dans le temps est problématique, et peut affecter particulièrement les candidates, non pas en raison de la nature du propos sexiste, mais du fait de son caractère répété, et donc épuisant. Par exemple, le fait de recevoir sans arrêt des remarques, même aimables, sur son physique ou sa tenue vestimentaire épuise les femmes politiques qui préféreraient débattre du fond des dossiers.

Une superposition des discriminations

Le sexisme en politique s’ajoute à d’autres formes de discrimination. Les candidates jeunes ou issues de minorités sont plus fréquemment attaquées. Ainsi, 63 % des réactions aux publications sur les réseaux sociaux de candidates issues de l’immigration sont négatives, contre 31 % pour celles qui ne le sont pas. Ces candidates rapportent subir une double peine : « nous, on doit prouver plus en tant que femme, en tant que femme racisée. Forcément, on doit être irréprochables. »

Les candidates jeunes nous ont également rapporté, davantage que leurs aînées, être questionnées sur la légitimité de leur engagement politique et leur maîtrise des dossiers. Une candidate résume ce sentiment :

« J’ai dû lutter contre l’impression que c’étaient les gens qui devaient m’expliquer des choses et me convaincre que c’est à moi de leur expliquer des choses. Il y a un paquet de gens qui, quand une petite jeune femme vient leur dire “Votez pour moi” et ils ont le triple de mon âge, ils ne comprennent pas. J’ai ressenti beaucoup de regards, quelque part entre l’amusement et l’attendrissement. Je ne me suis peut-être pas sentie prise au sérieux comme on aimerait être prise au sérieux. Et ça fait que parfois, je me suis tue sur des sujets, dans des discussions, dans des débats. J’avais tellement peur de passer pour une incompétente que j’ai fini par me taire. »

Ce cumul des discriminations renforce les obstacles à leur engagement politique. Il illustre aussi la nécessité d’adopter une perspective intersectionnelle pour comprendre le sexisme en politique.

L’auto-censure des (futures) candidates

Face aux agressions sexistes, de nombreuses candidates adoptent des stratégies d’évitement : elles limitent leur activité sur les réseaux sociaux, modifient leur façon de s’habiller ou restreignent les sujets qu’elles abordent. Ces stratégies peuvent freiner leur carrière et nuire à leur santé mentale.

Le sexisme ne touche pas seulement les candidates actuelles. Il agit aussi comme un frein pour les femmes qui envisagent de se lancer en politique. En voyant les attaques subies par leurs modèles, de nombreuses citoyennes renoncent à briguer des mandats.

Agir pour une campagne électorale plus équitable

Face à ce constat - auquel il faut ajouter que les femmes ont toujours, à ce stade, moins de chances d’être élues que les hommes -, notre étude recommande une série de mesures concrètes :

Information et sensibilisation : Mener des campagnes d’information sur les différentes formes de sexisme, y compris les plus insidieuses, car le sexisme n’est pas toujours reconnu ni par les candidates qui le subissent ni par les auteurs de ces actes. Former les candidates et candidats à réagir face au sexisme.

Boîte à outils en ligne : Fournir des ressources pour organiser des sessions de sensibilisation et d’accompagnement.

Mentorat et réseaux de soutien : Mettre en place un accompagnement des nouvelles candidates par des femmes politiques expérimentées.

Accompagnement des victimes : Identifier des personnes de contact dans les partis et les médias pour soutenir les candidates confrontées au sexisme.

Monitorer le phénomène : Poursuivre la conduite d’études permettant d’identifier le sexisme en politique et son évolution dans le temps.

Une nécessité démocratique

Le sexisme en politique ne concerne pas seulement les candidates : il menace la démocratie en freinant la représentation des femmes dans les instances de pouvoir.

Prendre conscience de ce problème et agir collectivement est essentiel pour garantir une égalité réelle entre les candidats et les candidates. Les partis, les médias et les institutions doivent s’engager concrètement pour mettre fin aux inégalités de genre en politique.

The Conversation

Les auteures ont reçu un financement de l'Institut pour l'égalité des femmes et des hommes pour mener cette recherche.

05.03.2025 à 16:25

Les minerais ukrainiens, objet d’appétits étrangers depuis bien avant Donald Trump

Victoria Donovan, Professor of Ukrainian and East European Studies, University of St Andrews
Trump n’est pas le premier à chercher à mettre la main sur les richesses du sous-sol ukrainien.

Texte intégral 1745 mots

L’accord sur les minerais que Donald Trump pourrait signer avec Volodymyr Zelensky inquiète les observateurs occidentaux, qui y voient, à juste titre, un risque de prédation des ressources stratégiques d’un pays affaibli par la guerre. Pour autant, Trump n’est pas le premier à chercher à prendre le contrôle des ressources ukrainiennes. Dès le milieu du XIXe siècle, le riche sous-sol du pays a suscité bien des convoitises.


En compensation de l’aide apportée par les États-Unis à Kiev au cours de ces dernières années, Donald Trump exige pour son pays la mainmise sur les minerais ukrainiens.

Concrètement, la dernière version de ce texte proposée par Washington accorderait aux États-Unis un contrôle substantiel sur un nouveau fonds qui investirait dans la reconstruction de l’Ukraine. Ce fonds recevrait 50 % des bénéfices de la future monétisation des ressources naturelles ukrainiennes détenues par le gouvernement, telles que le lithium et le titane, ainsi que le charbon, le gaz, le pétrole et l’uranium.


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Ces conditions, bien qu’elles ne garantissent pas la poursuite du soutien militaire américain, constituent une légère amélioration par rapport à la première offre de Trump. Celle-ci aurait imposé à l’Ukraine des conditions financières plus sévères que celles imposées à l’Allemagne après la Première Guerre mondiale.

Toutefois, cet accord obligera les futures générations ukrainiennes à assumer le coût d’une guerre dont elles ne sont pas responsables. Certains, dont David Lammy, le ministre britannique des Affaires étrangères, ont fait remarquer qu’il serait plus juste de saisir les avoirs russes gelés et de les utiliser pour couvrir le coût de la réparation des dégâts causés par le régime poutinien en Ukraine.

Si de nombreux observateurs se sont montrés critiques à l’égard de l’initiative de Donald Trump, celle-ci n’en reste pas moins tout à fait conforme à la manière dont les capitalistes occidentaux ont toujours abordé l’Ukraine et ses ressources depuis le XIXe siècle.

Un camion déchargeant du charbon en Ukraine
La région du Donbass en Ukraine est une importante zone d’extraction de charbon et d’industrie ». deniks315/Shutterstock

L’intérêt de longue date pour les minerais du Donbass

L’est de l’Ukraine, appelé Donbass, est souvent considéré comme ayant été industrialisé dans les années 1930, lorsque Joseph Staline dirigeait l’Union soviétique. À cette époque, le Donbass était présenté au monde comme un symbole de la surabondance prolétarienne, où les mineurs et les sidérurgistes dépassaient leurs quotas de production de 30 à 40 fois.

Mais le développement de l’extraction industrielle dans l’est de l’Ukraine remonte à bien plus longtemps. Il a été alimenté, en partie, par des capitaux et des technologies européens.

Au milieu du XIXe siècle, alors que cette partie de l’Ukraine était contrôlée par l’Empire russe, les tsars ont ouvert les frontières du pays aux investissements étrangers dans l’espoir d’accélérer son industrialisation. Une série de mesures fiscales a été introduite pour inciter les étrangers à investir dans les marchés industriels émergents de l’Empire.

Ces mesures ont encouragé une vague de migration économique en provenance d’Europe occidentale vers tout l’Empire russe. Les capitalistes étrangers se sont souvent associés aux élites économiques russes de Saint-Pétersbourg et autres grandes villes, et ont pu générer d’énormes profits grâce à l’extraction des précieuses ressources de l’Empire.

Le Donbass, avec sa richesse en minerais, était une région particulièrement intéressante pour les capitalistes étrangers. Des industriels français, belges, allemands, néerlandais et britanniques se sont installés dans la région au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, espérant faire fortune en exploitant le sel, la craie, le gypse et le charbon de la région. En raison de l’intense circulation de capitaux belges, le Donbass était même surnommé « la dixième province belge ».

L’esprit colonialiste des puissances occidentales derrière l’exploitation des ressources de l’Ukraine

Malgré le paternalisme de certains gestionnaires étrangers, l’extraction des minerais ukrainiens n’a guère amélioré la vie des communautés locales. Elle a au contraire contribué au déplacement des populations et a causé des dommages environnementaux et écologiques massifs.

Les plans d’urbanisme étaient bien souvent conçus sur le modèle des colonies européennes en Afrique et en Inde, permettant la reproduction des schémas de ségrégation. Les colons étrangers vivaient à l’écart des travailleurs locaux, dans des logements privilégiés situés dans des quartiers mieux situés de la ville, loin des fumées toxiques des hauts fourneaux et des cheminées.

Dans la colonie de Iouzovka (aujourd’hui Donetsk), nommée d’après l’industriel gallois John Hughes, des colons gallois ont tenté de reconstituer les traits de la vie britannique dans la steppe ukrainienne. Ils ont construit des courts de tennis et une église anglicane, organisé des goûters et même créé une société de théâtre amateur. Pendant ce temps, la main-d’œuvre locale vivait dans une grande pauvreté, souvent logée dans des baraquements ou des abris en terre.

Dans ces conditions déplorables, les maladies infectieuses et le mécontentement étaient très répandus. Plusieurs rapports font état d’hôpitaux locaux débordés et d’émeutes à la suite d’épidémies de choléra généralisées.

Avant l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en 2022, cette période d’exploitation capitaliste européenne suscitait déjà un vif intérêt de la part des chercheurs. Le patrimoine industriel « européen » du Donbass a été mobilisé pour raconter différentes histoires sur la région et souligner son histoire complexe et multiculturelle. Ce patrimoine est considéré comme un contre-récit potentiel à la propagande toxique du « monde russe » émanant des territoires occupés, d’après lequel l’Ukraine ferait partie intégrante de la sphère d’influence culturelle historique de la Russie.

Mais il est dangereux de se montrer trop romantique à propos de ce chapitre de l’histoire. L’investissement capitaliste étranger dans l’extraction des minerais ukrainiens n’est certes pas un exemple classique de colonialisme de peuplement, mais il présente de nombreuses similitudes avec les pratiques coloniales de l’Europe occidentale dans d’autres parties du monde à cette époque.

Cette histoire nous rappelle que l’Ukraine a longtemps été située à l’intersection d’empires. Et ces derniers ont souvent collaboré pour piller les ressources du pays, n’offrant rien ou presque en retour.

Ce type de collaboration prédatrice des régimes impériaux et néo-impériaux se manifeste une nouvelle fois aujourd’hui : en témoigne la proposition de Vladimir Poutine de persuader Donald Trump de renoncer à un accord avec l’Ukraine en lui promettant l’accès aux minéraux de terres rares dans les territoires occupés.

The Conversation

Les recherches de Victoria Donovan ont bénéficié d’un financement du Arts and Humanities Research Council, 2019-2023.

05.03.2025 à 16:25

Crise diplomatique franco-algérienne : les visas au cœur des tensions bilatérales

Farida Souiah, Professeure assistante en sciences sociales, EM Lyon Business School
Juliette Dupont, Chargée de recherche F.R.S.-FNRS, Université catholique de Louvain (UCLouvain)
Quelques jours après l’attentat de Mulhouse, François Bayrou a menacé de remettre en cause les accords de 1968 entre la France et l’Algérie.

Texte intégral 2113 mots

La crise diplomatique entre la France et l’Algérie s’aggrave un peu plus. Après six mois de tensions, le 26 février, François Bayrou a annoncé le renforcement des contrôles migratoires et la possible remise en cause des accords bilatéraux de 1968. La mobilité entre les deux pays est l’un des leviers de pression utilisés par les deux parties dans le conflit.


Les relations franco-algériennes traversent une crise diplomatique dont les épisodes se multiplient depuis le ralliement officiel de la France à la position marocaine sur le Sahara occidental en juillet 2024. Ces tensions sont de nouveau montées d’un cran après l’attentat de Mulhouse, la France accusant l’Algérie d’avoir refusé à plusieurs reprises de reprendre sur son territoire le suspect, de nationalité algérienne, sous le coup d’une obligation de quitter le territoire français (OQTF).

Lors d’une conférence de presse le 26 février 2025, le premier ministre François Bayrou a donné à l’Algérie six semaines pour accepter une liste prioritaire de ses ressortissants sous OQTF, tout en menaçant de dénoncer l’accord migratoire franco-algérien de 1968, dont il a exigé le réexamen.

Que ce soit par la remise en cause des accords de 1968 ou par la restriction des visas, la mobilité entre les deux pays est régulièrement évoquée comme un des leviers que la France peut utiliser pour exercer une pression sur l’Algérie. Ce fut le cas début janvier, lorsque les autorités algériennes ont interdit à l’influenceur Doualemn, expulsé de France, d’entrer sur leur territoire.

Ce fut également le cas en 2021, lorsque Gérald Darmanin, alors ministre de l’Intérieur, avait été le fer de lance de la réduction drastique du nombre de visas accordés aux Algériens, Marocains et Tunisiens. Pour l’Algérie, la France avait fixé la consigne de refuser un visa sur deux. Le gouvernement français justifiait, déjà, ces mesures par le refus de ces trois pays, dont l’Algérie, de délivrer les fameux laissez-passer consulaires pour exécuter les OQTF de leurs ressortissants en situation irrégulière en France. Les restrictions avaient pris fin en décembre 2022 après des négociations bilatérales lors d’une visite de Gérald Darmanin à Alger, marquant la fin de 16 mois de ce qui avait été qualifié par les médias français de « crise des visas ».

L’octroi et le refus de visas reflètent-ils les heurs et les malheurs des relations bilatérales entre les deux pays ? Les mesures de rétention des visas sont-elles efficaces comme instrument de pression diplomatique, et à quel prix ?

Les visas, reflet ou levier des relations bilatérales franco-algériennes ?

La question des mobilités est un point de crispation récurrent des relations franco-algériennes, en particulier depuis l’instauration, en 1986, d’une obligation pour tout Algérien ou Algérienne se rendant en France de se voir délivrer un visa par les autorités consulaires françaises.

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Annoncée comme temporaire, cette mesure n’a jamais été levée, et a même été renforcée lors de l’entrée en vigueur de la convention Schengen en 1995. Depuis cette date, la politique de visa court séjour (moins de trois mois) est commune aux pays membres de l’espace Schengen. Partout à l’étranger là où les ressortissants sont ciblés par cette obligation de visa, les consulats européens traitent les dossiers selon des procédures harmonisées dont l’objectif affiché est de lutter contre tout risque en matière de sécurité ainsi que les migrations « irrégulières ». L’examen des demandes vise à évaluer le « risque migratoire », soit l’éventualité qu’une personne ne retourne pas dans son pays d’origine une fois son visa expiré.

Si les règles sont fixées à Bruxelles, chaque État dispose de marges de manœuvre importantes pour les mettre en œuvre et évaluer chaque demande en fonction de ses sensibilités politiques et diplomatiques. Les statistiques de visas octroyés et refusés par les consulats français en Algérie, rendues publiques par la Commission européenne depuis 2009, mettent en évidence une délivrance singulièrement restrictive. Les Algériens et les Algériennes subissent des taux de refus largement supérieurs aux autres nationalités (33 % de demandes refusées contre 16 % pour la moyenne globale en 2023).

Fourni par l'auteur

À ces refus s’ajoute un ensemble de vexations moins visibles, comme les conditions d’accueil du public, longtemps médiocres, ou encore les difficultés d’accès au simple dépôt d’une demande au consulat ou au centre prestataire. Pour décrocher un rendez-vous, il faut parfois attendre plusieurs mois. Face à cette pénurie, cybercafés et intermédiaires à Alger réservent et bloquent les créneaux disponibles, pour les revendre sur le marché parallèle à des prix parfois exorbitants.

Ce verrouillage général de l’accès au visa est ponctuellement compensé par des « gestes diplomatiques » concédés par les autorités françaises pour apaiser les tensions bilatérales : facilités accordées à certaines professions, généralisation des visas à entrées multiples, traitement « bienveillant » des dossiers de conjoints de citoyens français… Ces mesures, exceptionnelles et symboliques, renforcent la conception de l’octroi du visa comme une faveur, réservée à des profils triés socialement.

Les limites et les revers de l’instrumentalisation de la mobilité

Les restrictions de visas, comme celles mises en place entre 2021 et 2022, s’inscrivent dans un contexte où les démarches administratives peuvent déjà constituer un véritable parcours du combattant pour les Algériens souhaitant se rendre en France. Destinée à forcer la coopération des autorités algériennes afin qu’elles réadmettent « leurs » ressortissants en situation irrégulière, cette mesure de rétorsion n’a montré qu’une efficacité « en demi-teinte », d’après un rapport de la Cour des comptes paru début 2024.

Tout comme la délivrance des visas, la réadmission relève d’une décision souveraine : rien n’oblige un État à reprendre sur son territoire un individu dont la nationalité n’a pas été identifiée, comme c’est le cas de nombreux sans-papiers interpellés en France.

De plus, même s’il existe depuis 2020 un mécanisme européen qui conditionne l’octroi des visas à la coopération de pays tiers en matière de réadmission, le gouvernement français a fait cavalier seul, sans se coordonner avec les partenaires Schengen. Enfin, cette diplomatie « de la carotte et du bâton » a pris de court les administrations consulaires. Certes, les agents visas sont socialisés à la « culture du soupçon » qui les pousse à écarter les profils présentant le moins de garanties de retour, mais ils n’étaient pas préparés à mettre en œuvre des consignes chiffrées, à rebours de l’évaluation au cas par cas des dossiers.

France – Algérie : quelles relations ?

En 2023 et 2024, l’Algérie a délivré plusieurs milliers de laissez-passer consulaires, faisant des Algériens la première nationalité reconduite à la frontière française pour la deuxième année consécutive. Cependant, la Cour des comptes n’attribue pas ce résultat à la politique des quotas, et l’explique surtout par la relance d’autres initiatives diplomatiques ainsi qu’une meilleure coordination des services administratifs français (la procédure de demande de laissez-passer étant éclatée entre plusieurs ministères).

Cette approche coercitive en matière de visas s’avère même contre-productive, dégradant l’image de la France à l’étranger. Car s’il ne permet pas d’atteindre les résultats escomptés en matière d’expulsions, ce levier a en revanche des effets délétères sur la dimension humaine de la relation franco-algérienne, affectant la circulation des familles transnationales, les coopérations culturelles et universitaires… En Algérie, de nombreuses personnes qui se rendaient régulièrement en France « n’osent plus » demander de visa, par crainte de se voir opposer un refus arbitraire.

Interrogé dans le cadre de nos recherches, Wassim (le prénom a été modifié), la trentaine, entrepreneur à Alger, porte un regard particulièrement désabusé sur les possibilités de voyager en France : « dans mon entourage, il n’y a que des refus complètement irrationnels. Ce sont des gens qui ont souvent eu des visas, qui sont mariés, avec des enfants, des situations stables… je ne vois aucune raison objective de refuser un visa à une personne comme ça ». Pour sa prochaine demande de visa, Wassim tentera sa chance avec le Canada.

The Conversation

Juliette Dupont a reçu des financements de Fonds National de la Recherche scientifique (Belgique).

Farida Souiah ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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