05.03.2025 à 15:47
Carnaval de Rio : dans les écoles de samba, les revendications politiques mènent la danse
À Rio, après des mois de préparation, le carnaval bat actuellement son plein. Derrière l’exubérance et les paillettes, les défilés des écoles de samba portent des messages très politiques. Depuis la fin des années 1920, les écoles de samba se sont imposées comme une vitrine culturelle du Brésil. Issues des quartiers périphériques et associées aux « favelas », elles engagent des disciplines variées (chant, danse, arts plastiques, musique, littérature, histoire, etc.) et symbolisent le brassage des peuples propre au Brésil. À Rio, environ quatre-vingts écoles de samba s’affrontent au carnaval du sambodrome – divisé en cinq groupes de niveau. Une quarantaine de jurés les évalue en fonction de dix critères techniques et esthétiques. Un « bon » défilé est une narration structurée comme les chapitres d’un livre : au son de la chanson, l’histoire est matérialisée par des artefacts visuels (chars allégoriques, costumes), sonores (musique, choix des rythmes, paroles) et chorégraphiques. En 2024, Unidos do Viradouro a remporté le championnat, confirmant la tendance de défilés contestataires identifiée depuis 2016, malgré une ré-émergence de défilés se voulant légers et apolitiques. Quels processus influent sur la tendance des thématiques des défilés ? Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui ! Depuis leur apparition dans les années 1920, les écoles de samba traitent de thématiques politiques lors du carnaval. Mettre en défilé un épisode de l’histoire nationale devient obligatoire en 1947. Les écoles de samba s’y plient avec conviction pour tenter de faire leur place dans la communauté nationale. En 1949, Império Serrano réalise par exemple une « Exaltation à Tiradentes », héros républicain de l’indépendance. En 1956, Estação Primeira de Mangueira fait l’éloge de l’homme d’État et dictateur Getulio Vargas. Historiquement, les écoles de samba ont développé des rapports de déférence vis-à-vis du pouvoir politique, afin de survivre aux répressions et d’obtenir une reconnaissance symbolique et financière. Néanmoins, la contestation politique a toujours été présente dans les défilés. Subtile ou frontale, elle remet en cause du mythe national de « démocratie raciale », selon lequel il n’existerait pas d’inégalités en raison des rapports sociaux de race. Dans les années 1990, l’obligation de thématique nationale prend fin, tandis que les sponsors sont autorisés. S’ouvre alors une époque de défilés dits « commerciaux ». Marques de préservatifs, shampooings, yaourts, machines-outils agricoles, multinationales agro-alimentaires, compagnies aériennes : les défilés sponsorisés se multiplient et les messages transmis perdent en « profondeur ». En contre-partie, l’aisance financière permet aux écoles de donner davantage de costumes à leurs membres, souvent issus des classes populaires et paupérisées. Mais un lien trop flagrant avec un produit commercial réduit à néant les chances de gagner la compétition du carnaval. La réussite des défilés « commerciaux » dépend de l’ajustement avec une thématique pertinente aux yeux du jury – qui valorise les thématiques dites « culturelles ». Dans les années 2000 et 2010, il est possible de gagner le carnaval avec des sponsors commerciaux. En 2013, la quasi-totalité des écoles est sponsorisée. Cette année-là, un défilé portant sur le monde rural financé par une multinationale de pesticides et semences transgéniques l’emporte. En 2014, c’est un défilé sur Ayrton Senna réalisé grâce à des financements de constructeurs automobiles qui gagne la compétition. En 2016, le maire évangéliste de Rio supprime les subventions aux écoles de samba. En parallèle, la crise économique fait s’évaporer les sponsors privés. La déférence aux élites politiques et économiques disparaît. De jeunes conceptrices et concepteurs de défilé (au cachet moins élevé) sont embauchés, produisant une nouvelle dynamique dans la définition des thèmes. Les victoires sont conquises en abordant l’esclavage, l’intolérance religieuse, la torture pendant la dictature, dans un contexte de montée de l’extrême droite au Brésil. À partir de 2020, le contexte politique se fait moins menaçant pour les écoles de samba, notamment avec l’élection à Rio, puis la réélection au premier tour en 2024, d’un maire qui se revendique « procarnaval ». La tendance se confirme avec le retour de Lula à la présidence de la République en 2023 (son marketing politique est basé sur la défense des populations minorisées). En parallèle, la crise sanitaire, particulièrement mortifère au Brésil, a conduit à l’annulation du carnaval en 2021 et à son report en 2022 : un besoin de « légèreté » et d’insouciance se traduit dans certains défilés. De surcroît, les dynamiques propres au carnaval ont pour effet de toujours faire évoluer la narrativité des défilés. L’injonction d’innovation est si importante que de grands succès seraient perçus comme dépassés s’ils étaient reproduits quelques années plus tard. L’articulation de ces facteurs craquelle le caractère incontournable des thématiques politisées pour le carnaval 2024. Certes, la majorité des écoles présentent des défilés contestataires en 2024, mais parmi celles qui se disputent la première place, plusieurs concurrentes sérieuses investissent des thématiques culturelles légères ou politiquement neutres : la sensualité du peuple brésilien, la culture tzigane au Brésil, la mythologie fondatrice de la nation portugaise et son héritage. C’est finalement Unidos do Viradouro qui l’emporte haut la main, avec un défilé dont la « mission » revendiquée est de « dédiaboliser le culte vodum » (dans un contexte d’augmentation des actes de violence fondés sur l’intolérance religieuse). Elle devance largement l’école en seconde place. Le jury fait acte de sa préférence pour des défilés clairement engagés dans une perspective antiraciste, féministe et décoloniale (si la technique et l’esthétique suivent). Quelques semaines plus tard, les premiers effets des résultats se concrétisent. Ils sont surtout flagrants pour Imperatriz Leopoldinense (seconde position en 2024 avec le défilé sur la culture tzigane). Jusqu’alors, la direction de l’école ne souhaitait pas s’engager dans les thématiques dites « afro », valorisant les héritages africains de la culture brésilienne. Les résultats du carnaval 2024 l’amènent à opérer un changement radical. Dès le 8 avril, l’école annonce sa nouvelle thématique : la cosmologie yoruba. L’une après l’autre, les autres écoles de samba annoncent leurs thèmes. Pas moins de 10 écoles – sur 12 du Groupe Spécial – embrassent ce mouvement. En 2025, c’est la valorisation des brassages culturels et religieux d’origine africaine et autochtone qui est à l’honneur, ainsi que la cosmologie de matrice africaine. Rappelant qu’elles sont essentiellement composées par des populations minorisées en résistance contre l’héritage esclavagiste du pays, les écoles de samba persistent et signent en affrontant le racisme religieux – actes de violence majoritairement commis contre les religions de matrice africaine – et ses dérivés comme la LGBTphobie – quant à elle décuplée à l’encontre des afrodescendants pratiquant une religion non monothéiste. Au vu de la qualité narrative des thématiques contestataires proposées, de l’engouement des membres autour de ces dernières, et de l’ingéniosité des concepteurs et conceptrices de défilé engagés depuis la crise de 2016, il y a fort à parier que la tendance soit consolidée pour 2026. Néanmoins, un problème technique ou climatique peut bouleverser tout pronostic. Les aficionados le savent : à carnaval, tout est possible. Antoinette Kuijlaars a reçu des financements de l'EHESS pour une recherche postdoctorale. Dans le cadre d'une démarche ethnographique de participation observante, elle a défilé dans les baterias d'Unidos do Viradouro, Unidos da Tijuca, Estacio de Sa, Unidos do Porto da Pedra. Texte intégral 2331 mots
Jusqu’en 1990 : déférence politique et irrévérence
1990-2015 : l’ère des défilés sponsorisés
Le tournant militant de 2016
2020-2023 : vers un essoufflement des revendications politiques ?
2024 : l’affrontement de deux tendances
2025 : l’impact du championnat sur les nouvelles tendances
04.03.2025 à 16:25
La baisse du taux d’homicide au Venezuela expliquée – de façon erronée – par Trump et par Maduro
Depuis 2016, le taux d’homicide est en baisse au Venezuela, l’un des pays les plus violents du monde. Alors que Donald Trump attribue cette diminution à la délocalisation des gangs vénézuéliens aux États-Unis, Nicolas Maduro, pour sa part, vante la reprise en main de ces gangs par son gouvernement, voire leur éradication. Cependant, cette baisse doit être analysée à la lumière de la relation instable qu’entretient le gouvernement Maduro avec des groupes armés sur lesquels il s’appuie pour renforcer son pouvoir autoritaire en contrepartie d’une relative clémence à leur égard. Le 1er mars 2024, le corps de Ronald Ojeda, ancien officier de l’armée vénézuélienne, a été retrouvé au Chili, dans une valise enterrée sous un mètre de béton. Accusé par le Venezuela de comploter contre le gouvernement, il avait disparu neuf jours plus tôt, lorsque des hommes déguisés en policiers avaient fait irruption dans son appartement de Santiago, la capitale du Chili, et l’avaient emmené avec eux de force. Après une année d’enquête, les autorités chiliennes ont accusé les membres du gang vénézuélien Tren de Aragua d’avoir perpétré l’assassinat sur ordre du président du pays, Nicolas Maduro. Cette décision intervient alors que les relations entre le gouvernement de Maduro et les gangs criminels font l’objet d’une attention accrue, tant de la part des gouvernements des pays d’Amérique latine que des États-Unis. Des médias et organisations conservatrices états-uniennes tels que la Heritage Foundation ont accusé Maduro d’envoyer des membres de gangs aux États-Unis pour déstabiliser le pays. Le président Donald Trump a même suggéré que Maduro avait réussi à réduire la criminalité en envoyant des membres de gangs vers les États-Unis : « La criminalité a baissé de 67 % au Venezuela parce qu’ils prennent leurs gangs et leurs criminels et les déposent très gentiment aux États-Unis », a-t-il déclaré à ses partisans en avril 2024. Selon les données du ministère vénézuélien de la Santé, qui m’ont été communiquées par Dorothy Kronick, spécialiste de la politique vénézuélienne, le taux d’homicide a en effet baissé ces dernières années. Cette tendance est confirmée par l’Observatoire vénézuélien de la violence (OVV). La baisse du nombre d’homicides au Venezuela coïncide avec la consolidation du pouvoir autoritaire de Nicolas Maduro, arrivé à la tête du pays en 2013 après le décès d’Hugo Chavez dont il était le vice-président, et réélu en 2018 et en 2024 à l’issue chaque fois de scrutins contestés. Il est tentant d’expliquer la baisse de la criminalité comme le résultat de la cooptation et du contrôle des gangs par le gouvernement. Certains observateurs qualifient même le Venezuela de « narco-État », suggérant que le trafic de drogue dans le pays serait une entreprise organisée entre les hauts fonctionnaires et les groupes criminels. J’étudie la criminalité, la violence et le maintien de l’ordre au Venezuela depuis 2011 et je sais que cette version des choses est au mieux trop simpliste, au pire carrément fausse. Comme je l’explique dans mon livre Policing the Revolution : The Transformation of Coercive Power and Venezuela’s Security Landscape During Chavismo (2025), on ne peut pas dire que le gouvernement vénézuélien exerce un contrôle étroit sur les groupes criminels actifs dans le pays. En réalité, on observe une relation instable et volatile entre le gouvernement et de multiples acteurs armés concurrents, dont les gangs et la police. La baisse du nombre d’homicides ne doit pas masquer le fait que le Venezuela est toujours en proie à la violence. Depuis le milieu des années 2000, il est classé parmi les pays les plus violents du monde. L’ancien président Hugo Chavez (au pouvoir de 1999 à son décès en 2013) n’a jamais réussi à maîtriser la criminalité – en particulier les crimes violents – qui a augmenté de manière exponentielle sous son gouvernement. Cette tendance s’est poursuivie pendant les premières années du mandat de Nicolas Maduro. Cependant, toutes les données disponibles suggèrent que le taux d’homicide au Venezuela a diminué depuis le pic atteint en 2016 (voir graphique plus haut). Si rien ne prouve que ce phénomène serait dû au fait que le gouvernement « délocalise » les criminels, comme l’insinue Donald Trump, l’explication de Maduro, qui affirme ainsi que la police a « éradiqué » les groupes criminels depuis les raids policiers incroyablement meurtriers qui ont été menés entre 2015 et 2019, est elle aussi discutable. Le gouvernement Maduro n’a pas éliminé les organisations criminelles. Il serait plus juste de dire qu’il a établi des relations instables avec de nombreux groupes armés, y compris des gangs, des groupes paramilitaires non étatiques et même avec les propres forces de police du pays. Ces relations ont été la cause de conflits et de dysfonctionnements importants au sein des institutions de l’État. Cela apparaît clairement à l’examen des institutions censées incarner le contrôle étatique, telles que la police. Les gouvernements de Chavez et de Maduro ont augmenté le nombre de policiers et de soldats dans les rues. Ils ont créé des institutions sécuritaires telles que la Policía Nacional Bolivariana (Police nationale bolivarienne). Cependant, la croissance rapide de l’appareil de sécurité, dans un contexte d’approches concurrentes, a généré plus de conflits que de coordination. Les policiers et les réformateurs de la police que j’ai interrogés ont comparé les politiques de sécurité de l’État et les changements qu’elles ont entraînés au monstre de Frankenstein – une aberration qui échappe rapidement au contrôle de son créateur. D’après eux, le gouvernement a créé de nouvelles institutions sécuritaires si vite qu’il n’est pas en mesure de les superviser et de les contrôler : « Notre défi est maintenant de gérer le monstre que nous avons créé », m’a confié un ancien officier de police et politicien chaviste. En raison de ces politiques menées par l’État, une profonde méfiance s’est installée entre la police et le gouvernement, et entre les différentes forces de police. Cette méfiance a même conduit les forces de police à en venir aux mains dans la rue à plusieurs reprises. Le 19 février 2020, un tronçon de l’autoroute Prados del Este à Caracas a été fermé à cause d’affrontements entre la Police nationale du Venezuela et la Police d’enquête du pays (CICPC). Il est très peu probable que la baisse des taux d’homicide résulte des opérations de maintien de l’ordre. En effet, j’ai interrogé plus de 200 policiers dans le cadre de mes recherches pour mon livre, et la plupart d’entre eux considèrent que les initiatives du gouvernement en matière de maintien de l’ordre contribuent davantage à la criminalité et à la violence qu’elles ne les réduisent. Une explication plus plausible de la baisse du nombre d’homicides serait que les politiques de Maduro ont favorisé le renforcement des relations entre les groupes criminels eux-mêmes. Le gouvernement a noué des relations avec les gangs, mais cela ne signifie pas nécessairement qu’il les contrôle. Depuis 2013, le gouvernement a négocié des pactes avec certains des plus grands gangs du pays, notamment une confédération de gangs dirigée par le tristement célèbre El Koki à Caracas et le gang Belén dans l’État de Miranda. Le gouvernement a accepté de tolérer les activités illicites dans certaines zones et d’interdire à la police d’intervenir sur le territoire des gangs. En échange, les gangs ont accepté de réduire le nombre de meurtres et d’autres crimes parmi les plus visibles tels que les enlèvements. Comme le montrent mon livre et les recherches antérieures de Verónica Zubillaga, Francisco Sánchez et Leonard Gómez, ces pactes ont permis aux gangs de consolider leur contrôle sur le territoire et les marchés illicites. Les gangs ont également négocié des accords entre eux pour le cas où les pactes gouvernementaux échoueraient. Ils se sont par exemple entendus sur une répartition des territoires et des marchés afin d’éviter les conflits futurs et pour partager les ressources telles que les armes et les munitions. Ces accords ont permis de réduire les conflits entre les gangs et les perturbations sur les marchés illicites, entraînant une diminution du nombre d’homicides. De tels pactes ont déjà été rompus par le passé. Les confrontations spectaculairement violentes entre les gangs et la police qui ont suivi ont montré la capacité des gangs à résister à l’intervention du gouvernement. Néanmoins, l’établissement de pactes et la consolidation des gangs ont eu pour effet une réduction du nombre d’homicides. Comme le décrit un homme vivant sur le territoire d’un gang : « Avant, les gangs s’affrontaient, ils s’entretuaient. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Aujourd’hui, ils se développent. » Les relations entre le gouvernement et divers groupes armés non étatiques, y compris les gangs, ont suscité un mécontentement considérable au sein des forces de police. Lors d’un entretien, un officier de police m’explique que ces pactes représentent la « mère de toutes les fureurs ». Pour de nombreux policiers, les pactes du gouvernement avec d’autres groupes armés équivalent à un parrainage d’activités criminelles. Ce mécontentement a donné lieu à des affrontements violents sporadiques. Malgré les pactes entre les gangs et le gouvernement, ce dernier n’a pas toujours été en mesure d’empêcher les forces de police de pénétrer sur le territoire des gangs et de s’engager dans des fusillades meurtrières. De l’extérieur, on peut certainement penser que le gouvernement de Maduro a coopté les gangs à des fins politiques. Et comme le gouvernement des États-Unis a ajouté le Tren de Aragua à sa liste de groupes terroristes mondiaux, le Venezuela risque d’être étiqueté comme un « État soutenant le terrorisme ». Toutefois, l’affaire Ojeda au Chili ne doit pas être considérée comme une preuve de l’existence de liens stables et solides entre le gouvernement de Maduro et les groupes criminels – du moins pas encore. Au lieu de cela, la survie de l’autoritarisme au Venezuela semble pour l’instant dépendre des relations instables entre des groupes armés multiples et concurrents qui collaborent temporairement avec le gouvernement lorsque leurs divers intérêts se rejoignent. Rebecca Hanson ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 2691 mots
Un pays violent, mais de moins en moins
Des forces de police concurrentes…
… Des gangs qui coopèrent
La mère de toutes les fureurs
04.03.2025 à 16:25
Lorsqu’une coalition est créée, la question de la dénomination que lui donneront ses parties prenantes est cruciale. Faut-il assumer l’hétérogénéité des forces qui la composent ou, au contraire, mettre en avant ce qui les rassemble ? Est-il préférable d’opter pour un nom faisant référence aux couleurs associées aux partis, ou bien à leur positionnement politique ? Dans divers pays d’Europe, des réponses différentes sont apportées à ces interrogations. Début février 2025, après plusieurs mois de négociations, la Belgique s’est dotée d’un gouvernement dit « Arizona ». Cette dénomination est une référence au drapeau de cet État du sud des États-Unis, à base de bleu, d’orange, de jaune et de rouge : ces couleurs sont respectivement, en Belgique, celles des libéraux wallons du Mouvement réformateur ; des chrétiens-démocrates du CD&V et du parti centriste Les Engagés ; des nationalistes flamands de la N-VA ; et des socialistes flamands de Vooruit. L’Arizona succède à la « Vivaldi » – bleu-vert-rouge-orange, ainsi nommée par allusion aux Quatre Saisons, le vert étant, on s’en doute, associé aux partis écologistes. De son côté, après les législatives du 23 février 2025 consécutives à l’explosion en novembre 2024 de la coalition « feu tricolore » (rouge-vert-jaune, soit SPD/Verts/FDP), l’Allemagne entre dans une phase de négociations qui devrait aboutir à la mise en place d’une « coalition noire-rouge » (CDU/SPD), qu’on aurait jadis appelée « grande coalition ». Avant le scrutin, on envisageait d’autres options comme une « coalition Kenya » (noir-rouge-vert, soit CDU/SPD/Verts), faute de pouvoir aller vers une « Jamaïque » (noir-vert-jaune) ou une « allemande » (noir-rouge-jaune). Dans le même temps, en Autriche, cinq mois après les dernières législatives, on s’achemine vers une coalition « turquoise-rouge-rose » (conservateurs de l’ÖVP, sociaux-démocrates du SPÖ, libéraux de NEOS), et non pas, comme évoqué encore récemment, vers les options « bleu-turquoise » (extrême droite du FPÖ alliée à l’ÖVP) ou « turquoise-rouge » (ÖVP/SPÖ). Tout cela tandis que la coalition « turquoise-vert » (ÖVP/Verts) en place gère les affaires courantes. De quoi y perdre son nuancier ! Mais d’où sortent ces jeux de couleurs, et que nous révèle leur absence en France ? L’usage d’une couleur comme marqueur politique est assez fréquent, mais implique que le paysage politique soit perçu comme stable et organisé autour de blocs bien identifiés. Il s’inscrit souvent dans la longue durée. Comme l’a amplement montré l’historien Maurice Agulhon, c’était le cas au XIXe siècle et sous la IIIe République, où la politique locale était souvent structurée entre les « Blancs » (royalistes) et les « Bleus » (républicains), auxquels se sont vite ajoutés les « Rouges » (socialistes), qui ont souvent supplanté les « Bleus » comme ennemis archétypaux des « Blancs ». Ce type d’opposition se retrouve dans de nombreux pays marqués par le bipartisme ou le tripartisme, avec des nuances importantes dans le choix de couleurs. En Europe, en particulier, pour désigner le christianisme politique, le blanc a souvent laissé la place au noir, couleur de la soutane (même si la démocratie chrétienne italienne fut longtemps appelée elle aussi « la baleine blanche »). Les « Noirs » sont les démocrates-chrétiens, notamment ceux des pays où le catholicisme est la confession majoritaire. La puissance d’identification de la couleur n’est pas circonscrite au passé : que l’on pense aux Verts un peu partout en Europe et dans le monde aujourd’hui, ou encore à la « révolution orange » ukrainienne de 2004. Ces codes couleur reposent sur des représentations partagées qui doivent être facilement identifiables pour fonctionner, et qui forment un système : les pays où le noir est la couleur de la démocratie chrétienne sont ceux qui associent le brun à l’extrême droite ; en Italie, la démocratie chrétienne était « blanche » parce que le noir y est d’abord la couleur des milices mussoliniennes et, par extension, de toute la mouvance fasciste. Ce type de code est favorisé lorsque les systèmes politiques nationaux durent dans le temps et que les frontières entre familles idéologiques sont bien identifiées, notamment parce que celles-ci sont associées à des blocs socioculturels voire socio-confessionnels. La fragmentation croissante du paysage politique de nombreux pays s’accompagne souvent d’un rebranding qui affecte aussi les couleurs : ainsi, le noir chrétien-démocrate cède souvent la place à l’orange (en Flandre, mais aussi en France avec le Modem, plus sporadiquement en Allemagne pour la CDU) ou au turquoise (en Autriche, ou plus récemment en Wallonie). On a alors vite fait de s’y perdre – et cela, d’autant plus que les dénominations des coalitions ne vont pas toujours de soi (tout le monde ne se figure pas spontanément le drapeau de l’Arizona ou celui du Kenya). Reconnaître qu’une coalition en est une ne va pas de soi. Nommer la coalition, c’est aussi la circonscrire et reconnaître l’opposition. En France, le gouvernement minoritaire de François Bayrou est une coalition qui inclut les composantes historiques du macronisme (dont la principale n’a jamais reconnu l’usage pourtant quasi généralisé du jaune pour la représenter, de même qu’elle peine à se qualifier programmatiquement) et les républicains. En Belgique, une configuration analogue entre « Bleus », « Jaunes » et démocrates chrétiens fut appelée « suédoise » (drapeau bleu et jaune incluant une croix). Un esprit taquin rappellerait que, chez les francophones, elle fut aussi appelée « Coalition kamikaze » du fait de son caractère fortement minoritaire au sein de l’électorat wallon. Mais, en France, le terme retenu est « Bloc central », en partie sans doute pour maintenir l’idée que le Parti socialiste, parfois inclus dans cette désignation ambiguë, y serait le bienvenu. Cette opacité des désignations de coalition a des précédents, comme le « Bloc national » de 1919, voire la « Troisième Force » du milieu de la IVe République, dont la rhétorique n’est pas sans rappeler celle du « Bloc central » contre « les extrêmes ». De façon générale, les coalitions de centre droit refusent les étiquettes qui impliqueraient d’exclure qui que ce soit d’autre que « les extrêmes ». L’exemple le plus emblématique de cette inclusion est sans doute l’« Union pour la France », qui désignait la coalition RPR-UDF dans les années 1990. Ce refus de la latéralité et du clivage se retrouve dans les noms des partis : « Rassemblement du peuple français » (RPF), « Union pour la démocratie française » (UDF), « Union pour un mouvement populaire » (UMP). À gauche, la rhétorique de coalition se veut une rhétorique de lutte et d’unité dans le combat électoral. Cette dimension clivante est portée parfois par le nom, parfois par son qualificatif : c’est le « Front populaire » (1936), le « Front républicain » (1956) ; parfois, le nom est plus neutre (« Fédération », « Bloc », « Cartel ») mais il porte alors un complément univoque : « des gauches » ou « de la gauche », selon que l’on souhaite souligner la diversité ou au contraire la cohésion de l’ensemble. À droite, on préfère le « Bloc », l’« Union », le « Rassemblement ». Le « Front », à droite, ne fut que rarement le nom d’une coalition, et, uniquement à l’extrême droite, contre le Front populaire ; là encore, le nom des coalitions fait écho à celui des partis, et le passage du « Front national » au « Rassemblement national » correspondait aussi à une inscription dans l’histoire des droites françaises, une histoire qui n’est pas dépourvue d’ambiguïtés en raison de son refus de nommer les clivages. Lorsque la coalition s’assume comme telle, elle fait face à une seconde alternative : souligner sa cohésion ou souligner sa diversité. L’« Union de la gauche » n’est pas le « Cartel des gauches »… On trouve le même enjeu dans les pays où chaque parti a sa couleur attitrée : la « violette » (bleue et rouge) de la Belgique des années 1990 donnait à voir sa cohésion de façon autrement plus claire que le « feu tricolore » allemand. Se doter d’une étiquette programmatique est une stratégie fréquente pour qui entend souligner son aspiration à gouverner : les premières coalitions « rouge-jaune » en Allemagne se disaient « coalitions sociales-libérales » ; la coalition des partis de centre droit en Suisse est la « coalition bourgeoise » ou le « bloc bourgeois ». Ces dénominations programmatiques ont un avantage important : celui de pouvoir être employées, en contexte électoral, comme le résumé de la plateforme d’une coalition préexistante. L’accumulation de couleurs, en revanche, est plutôt typique des accords de coalition passés après le vote, au vu du résultat. Si l’on multiplie les couleurs, plusieurs options sont possibles. Il semble que la métaphore du fruit rencontre peu de succès : ainsi le terme « coalition kiwi » pour une alliance entre les chrétiens-démocrates et les Verts a été proposé dans les pays germanophones, mais ne s’est pas plus imposé que la « papaye » noire et orange (coalition en place en Bavière). Une exception notable est la récente « coalition des mûres », une coalition tripartite régionale en Allemagne orientale, qui couvre une grande amplitude idéologique, de la démocratie chrétienne (noir) au souverainisme de gauche (violet) en passant par la social-démocratie (rouge). Les mûres passent par ces trois couleurs. De façon générale, il est difficile de prédire le succès d’une étiquette ; sans doute les images de fruit ou de drapeau sont-elles favorisées dans les contextes de coalitions tri- ou quadripartites, là où la simple juxtaposition l’emporte quand il n’y a que deux partis dans l’alliance. Le jeu des drapeaux présente un intérêt mnémotechnique et fonctionnel : Arizona, Kenya, Jamaïque… Le choix du drapeau permet également d’envoyer un message : lorsque la « grande coalition » ne suffit plus, on peut utiliser la « Coalition allemande », noire rouge et jaune, celle des trois partis historiques, dont le nom invoque l’unité nationale. Un précédent existe : sous la République de Weimar, la même coalition était dite « prussienne » pour se prévaloir de sa stabilité dans la province en question. L’« Olivier » rouge et vert, apparu dans plusieurs pays (l’Italie, la Belgique ou encore la Grèce) dans les années 2000 et 2010, joue même sur plusieurs tableaux : il invoque une expérience italienne aux contours un peu différents d’une simple juxtaposition entre sociale-démocratie et écologie politique, puisqu’il exprime l’idée d’une coalition du centre (bleu), de partis de gauche et de centre gauche (rouge) et du parti écologiste (vert). Il hérite également de la métaphore initiale, celle de la plante qui pousse et qui donne des fruits utiles, et celle de l’arbre de paix. En Italie comme en Grèce et en Belgique, la coalition hérite du prestige et de la noblesse associés à la plante en question. Enfin, on peut jouer : la « Vivaldi » belge, tout en assumant son caractère hétéroclite, se voulait ludique et convoquait surtout l’univers musical, celui où des instruments aux sonorités différentes savent composer un ensemble harmonieux. Et n’est-ce pas finalement ce qu’on attend d’un gouvernement fonctionnel ? La métaphore est bien sûr un puissant vecteur de cohésion, qu’il s’agisse des termes « front » ou « bloc », ou de l’étiquette spécifique choisie : l’arbre millénaire pour « l’Olivier », le concert harmonieux pour « la Vivaldi ». La coalition rouge-vert peut également s’appeler, ici ou là, « coquelicot » pour évoquer le printemps et la nature en fête. En Belgique encore, la droite flamande parle de « dragon rouge » pour dénoncer une coalition des gauches. L’analyse de la désignation des coalitions ouvre une fenêtre sur la puissance suggestive et argumentative des désignations individuelles : nommer, c’est toujours qualifier. La qualification peut être assumée ou non, consciente ou non ; elle peut être métaphorique ; elle peut être opaque ou se vouloir transparente ; elle s’inscrit dans une histoire, parfois même dans une tradition. Surtout, elle est toujours biaisée. Même le jeu des drapeaux, dans son apparente naïveté, est lourd d’implications politiques, ne serait-ce que parce qu’il implique de reconnaître la frontière entre l’intérieur et l’extérieur de la coalition et pose ainsi la question du partage entre majorité et opposition. Nommer la coalition, c’est aussi prendre position sur la tension qui peut exister entre cohérence programmatique et compromis, avec en creux un double impératif démocratique : la fidélité aux engagements et l’acceptation de l’existence d’un clivage. Peut-être la politique française gagnerait-elle à discuter plus souvent, si ce n’est des goûts, du moins des couleurs. Pierre-Yves Modicom ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 3021 mots
La couleur comme marqueur politique traditionnel
L’art de nommer une coalition
Fruits ou drapeaux ?