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04.03.2025 à 16:23

Une triple crise plane au-dessus de l’économie allemande

Ralph Luetticke, Professor of Economics, School of Business and Economics, University of Tübingen
Gernot Müller, Professor of Economics, School of Business and Economics, University of Tübingen
Prix élevés de l’énergie, pénurie de main d’œuvre et faible croissance de la productivité, les trois maux de l’économie allemande sont profonds.

Texte intégral 3126 mots
L’économie allemande est en berne, au lendemain d’une élection marquée par la victoire du CDU et la percée de l’extrême droite. Mummert-und-Ibold/Shutterstock

Prix élevés de l’énergie, pénurie de main-d’œuvre et faible croissance de la productivité, les trois maux de l’économie allemande sont profonds. Et les Allemands en ressentent les effets au quotidien.


Lors des élections du 23 février 2025, de nombreux électeurs allemands ont exprimé leur profonde inquiétude au sujet de l’état économique de leur pays, et ce, pour de bonnes raisons… L’économie allemande est en récession. En 2023, le PIB réel de l’Allemagne n’était que légèrement supérieur au niveau de 2019 et nettement inférieur au reste de la zone euro.

Pourtant, avec un PIB de 4 121 Md€, l’Allemagne est passée en 2023 du rang de 4ᵉ à celui de 3ᵉ puissance économique mondiale, derrière les États-Unis et la Chine et, désormais, devant le Japon. Une place sur le podium qui ne reflète pas sa productivité.

Taux de croissance du produit intérieur brut (PIB) de l’Allemagne par rapport à l’année précédente entre 1992 et 2024. Statista, CC BY-SA

Cela compte pour les électeurs allemands qui restent pessimistes quant à leur avenir puisqu’ils ont connu une stagnation de leurs revenus ces dernières années.

Déficit limité, exportations en baisse

Il pourrait y avoir plusieurs raisons au malaise économique de l’Allemagne. Tout d’abord, la politique budgétaire en Allemagne est plus stricte que dans d’autres pays, avec des impôts plus élevés et des dépenses publiques plus faibles. En raison du « frein à l’endettement » inscrit dans sa Constitution, l’Allemagne est sévèrement limitée dans les déficits budgétaires.

Une exception : lorsque le gouvernement déclare une urgence, comme lors de la pandémie de Covid-19. Le dernier gouvernement de coalition s’est néanmoins effondré en raison d’un différend sur l’opportunité de déclarer une autre urgence, celle de la guerre en Ukraine. L’augmentation du budget consacré à la défense n’a pas été actée. Par conséquent, le déficit budgétaire de l’Allemagne est resté relativement modéré. Pour ses partisans, un déficit plus important aurait pu stimuler la croissance économique.

Exportations allemandes de 2015 à 2024 (en milliards d’euros). Tradingeconomics, CC BY-NC

Deuxièmement, pendant des décennies, l’Allemagne s’est appuyée sur ses exportations pour soutenir sa croissance économique intérieure. Au cours des deux premières décennies du XXIe siècle, elle a grandement bénéficié de l’intégration de la Chine dans l’économie mondiale. Pour développer sa capacité de production, la Chine s’est fortement appuyée sur des machines produites en Allemagne et a acheté un nombre important de voitures allemandes.

Cependant, ce n’est plus le cas aujourd’hui. À mesure que la Chine s’est installée à la frontière technologique, elle ne dépend plus autant des voitures ou des machines allemandes.


À lire aussi : Chine : le ralentissement économique menace-t-il la présence des entreprises moyennes allemandes ?


Cependant, ces deux facteurs n’expliquent pas à eux seuls la stagnation de l’économie allemande. Logiquement, si la demande – intérieure ou extérieure – est trop faible pour soutenir la croissance, cela devrait se traduire par une baisse des prix. Or, la réalité démontre le contraire.

Le spectre de l’inflation

Au cours des deux dernières années, l’inflation en Allemagne a été élevée. Elle n’a pas été systématiquement inférieure à celle des États-Unis ou du reste de la zone euro. Au cours des 12 prochains mois, les ménages allemands s’attendent à ce que l’inflation soit supérieure à 3 %, bien au-dessus de l’objectif de 2 % de la Banque centrale européenne.

Taux d’inflation en Allemagne entre 1992 et 2024. Statista, CC BY-NC

Un autre indicateur suggère également qu’il est peu probable que le manque de demande intérieure soit la principale raison de la stagnation de son économie. En effet, le chômage est faible en Allemagne, inférieur à celui de la plupart des pays européens et à peine supérieur à celui de 2019.

Crise de l’énergie

L’Allemagne est confrontée à une triple crise de sa politique d’offre : une énergie chère, une faible offre de main-d’œuvre et une faible croissance de la productivité.

Tout d’abord, il y a les prix de l’énergie, qui ont été poussés à la hausse partout depuis l’invasion russe de l’Ukraine. L’effet a été particulièrement fort en Allemagne en raison de sa dépendance directe au gaz russe. Le gouvernement sortant, dans lequel les Verts ont été un acteur clé, est largement crédité d’avoir tenté d’accélérer la transition verte de l’Allemagne. Cela a fait grimper les coûts de la transition au-dessus de ceux causés par le système européen d’échange de quotas d’émission, dans lequel les pollueurs paient pour leurs émissions.


À lire aussi : Comprendre la dépendance des États européens vis-à-vis du gaz russe


S’il est difficile de déterminer les contributions exactes de la guerre et de la transition verte à la hausse des prix de l’énergie, les deux agissent clairement comme un frein à la croissance, notamment du côté de l’offre (c’est-à-dire du potentiel de production).

Le problème de la productivité

Mais l’Allemagne est confrontée à des défis plus fondamentaux du côté de l’offre. Le deuxième problème apparaît lorsque l’on compare le PIB par heure travaillée, une mesure de la productivité d’un pays.

Les tendances en Allemagne et au Royaume-Uni sont assez similaires. Elles impliquent que la croissance économique plus faible de l’Allemagne par rapport au Royaume-Uni est principalement due au fait que les gens travaillent moins d’heures. Cela peut à son tour refléter des changements démographiques, notamment de la population immigrée qui ne participe pas à couvrir tous les besoins en main-d'oeuvre et l'évolution des préférences des Allemands pour d'autres métiers, dans le sillage de la pandémie de Covid-19.

PIB par habitant et PIB par heures travaillées en % des niveaux des États-Unis (États-Unis = 100) de 2000 à 2023. Banque de France

Le troisième enjeu est la croissance de la productivité. Prenons l’exemple de l’augmentation du PIB par heure travaillée aux États-Unis, qui a augmenté de plus de 10 %, éclipsant les développements en Allemagne et au Royaume-Uni. Les causes courantes de la faible croissance de la productivité comprennent le vieillissement des infrastructures, la faiblesse des investissements du secteur privé, le manque de start-ups et la diminution du nombre de nouvelles entreprises multinationales.

Pistes de solutions

C’est pourquoi des pistes de solutions existent.

En ce qui concerne l’énergie, l’Allemagne devrait éviter de prendre des mesures telles que l’introduction d’une réglementation supplémentaire sur le chauffage ou l’isolation des maisons neuves et existantes. Elle devrait s’appuyer plutôt sur le système d’échange de quotas d’émission à l’échelle de l’Union européenne pour réduire les émissions.

Sur le marché du travail, il est nécessaire d’accroître la participation ou la migration des personnes qualifiées, soutenue par des politiques qui encouragent les gens à prendre leur retraite plus tard et attirent davantage de femmes sur le marché du travail.

Soldats allemands
L’augmentation des dépenses de défense pourrait augmenter la productivité en Allemagne. MicheleUrsi/Shutterstock

La croissance de la productivité demeure le problème le plus difficile à régler. Un bon début serait d’augmenter le financement des universités et de réduire la réglementation, en particulier pour la technologie de l’IA. Le renforcement du marché unique de l’Union européenne, par exemple en supprimant les restrictions sur le commerce transfrontalier de l’énergie pour permettre aux entreprises d’accéder à une électricité moins chère, pourrait renforcer la concurrence et stimuler la croissance de la productivité. Les entreprises allemandes pourraient ainsi se développer et créer des emplois mieux rémunérés.

Enfin, l’augmentation des dépenses de défense pourrait donner un coup de pouce supplémentaire, non seulement pour répondre à l’amélioration indispensable de la sécurité extérieure de l’Allemagne, mais aussi parce qu’il a été démontré que cela augmente la productivité.

Alors que l’immigration peut être un sujet de discussion majeur pour l’électorat allemand, l’économie – comme toujours – sera un facteur important pour prendre le pouls de la société allemande.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

03.03.2025 à 16:32

RDC : des discours anti-kasaïens font craindre des affrontements violents au Katanga

Annélie Delescluse, Socio-anthropologue, FNRS/Université de Liège, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Dans le sud-est de la République démocratique du Congo, le risque d’une nouvelle vague de pogroms comme la région en a déjà connu semble plus réel que jamais.

Texte intégral 3007 mots

Les quatre provinces du Katanga attirent de nombreux Kasaïens, ce qui suscite des tensions de plus en plus sensibles, d’autant que la population locale est très soupçonneuse à l’égard du président du pays, Félix Tshisekedi, lui-même considéré comme étant « originaire du Kasaï ». Un contexte rendu encore plus pesant par les défaites des troupes congolaises et l’avancée de la rébellion du M23 soutenue par le Rwanda.


La République démocratique du Congo (RDC) se trouve au cœur de l’actualité africaine et mondiale du fait de la guerre qui fait rage dans l’est du pays. Alors que certaines voix appellent à l’unité face à l’ennemi rwandais, d’autres ravivent les vieux démons de la division. Dans l’ex-province du Katanga (découpée en 2015 en quatre nouvelles provinces – Haut-Katanga, Lualaba, Haut-Lomami et Tanganyika) – jusqu’ici épargnée par le conflit du Nord-Kivu, bien qu’il menace de s’y étendre –, on assiste à une résurgence des discours anti-kasaïens qui ont, dans le passé, conduit à deux reprises à l’éviction de la province des personnes « originaires » du Kasaï (la plupart d’entre elles n’y étaient en réalité jamais allées) : une première fois en 1961-1963, au moment de la sécession katangaise et une seconde en 1992-1995, à la fin de la dictature de Mobutu.

Interrogés durant l’été 2024, des habitants de Lubumbashi, deuxième ville de RDC par la population et chef-lieu du Haut-Katanga, se disent excédés par la présence des Kasaïens, assimilée à un envahissement et à une menace. Pour Florence (33 ans, gérante d’un restaurant du centre-ville) :

« Les Kasaïens, c’est un véritable fléau. Les shégués [enfants des rues] ne font rien. Si tu leur dis “dégage”, ils partent. Mais les hommes, c’est autre chose. C’est le président qui leur a donné des trains gratuits pour nous punir. »

Steve (50 ans, enseignant) compare les Kasaïens à une communauté de criquets :

« Vous en avez un dans votre maison, ce n’est pas un problème. Mais quand ils sont 200, 300, 400, les dommages arrivent. »

Ce « ras-le-bol » vis-à-vis des Kasaïens s’exprime aussi sur les réseaux sociaux, notamment dans les commentaires de vidéos montrant des foules de Kasaïens arrivant au Katanga.

Sachant que la présence des Kasaïens dans cette région remonte à l’ère coloniale, pourquoi assiste-t-on actuellement à la multiplication de ces discours haineux ?

Présence croissante de Kasaïens au Katanga

Cette perception est d’abord liée à plusieurs vagues migratoires récentes qui se déroulent depuis le début des années 2000 (d’après une estimation de l’OIM, 13 677 Kasaïens sont arrivés à Lubumbashi entre avril et mai 2024). À Lubumbashi, les nouveaux arrivés sont très visibles en tant que commerçants ambulants, cambistes, enfants des rues et motos-taxis appelés « wewas » (« toi » en tshiluba) ou « mansebas » (« oncles » en tshiluba). Les Katangais les rencontrent à tout moment, et ils les entendent parler le tshiluba (une des quatre langues nationales de la RDC, parlée en majorité par les Lubas du Kasaï), ce qui les irrite.

D’après bon nombre d’entre eux, les Kasaïens ont transformé et sali la ville. Parmi les mesures phares adoptées par la mairie de Lubumbashi (dont le slogan est « Lubumbashi ville propre »), il y a l’interdiction pour les motos-taxis et pour les commerçants à la sauvette – en majorité kasaïens – d’exercer au centre-ville.

En plus de cette « occupation » de l’espace public, les Kasaïens sont accusés de ne pas s’intégrer et de ne pas respecter les us et les coutumes des Katangais. Un des exemples les plus fréquemment cités est la consommation de la viande de chien, qui fut à un moment donné interdite par l’ancienne maire de la ville.

Enfin, on leur reproche d’avoir une attitude de « conquérants » depuis l’élection au pouvoir de Félix Tshisekedi, « originaire » du Kasaï : « Ils veulent nous inonder et être majoritaires. Eux-mêmes le disent », affirme Steve.

De fait, les Kasaïens sont très nombreux. Résultante de l’attrait du boom minier et des opportunités économiques de la ville de Lubumbashi, leur mobilité s’inscrit dans des chaînes migratoires qui facilitent leur installation et leur déploiement dans certaines activités économiques, telles que le métier de moto-taxi. Il n’est toutefois pas certains que ce capital social accumulé fasse le poids face à l’hostilité croissante à leur égard, comme en témoignent les Kasaiens de Lubumbashi :

« Tu sens qu’on te hait à cause de ta tribu. » (Sophie, 33 ans, commerçante.)

« Il n’y a pas de problème d’intégration, mais un problème de tribalisme. Les Kasaïens sont détestés, mais ils sont le poumon économique de cette province. » (Évariste, 44 ans, chauffeur.)

Crépin (44 ans, moto-taxi) explique qu’il ne veut pas s’installer à long terme à Lubumbashi à cause de cette mentalité. Il préfère rejoindre un autre pays pour réserver un meilleur avenir à ses enfants :

« Même si vous êtes amis, la relation frère-frère, c’est seulement la bouche, dans le cœur, le Katangais vous hait. […] Donc on les observe, on sait qu’ils ne nous aiment pas. Nous restons sur le qui-vive. »

Les Kasaïens interrogés disent qu’ils ont fui la pauvreté (en 2020, l’ONG Action contre la faim lance un plan d’urgence à Mbuji-Mayi, chef-lieu de la province du Kasaï oriental, où 17,9 % des enfants de moins de cinq ans auscultés souffrent de malnutrition aiguë et 6,9 % de malnutrition aiguë sévère) et la cherté des prix provoquées par l’enclavement de leur région et le déclin de l’exploitation artisanale du diamant).

Mais les Katangais sont convaincus que ces migrations ont une finalité politique, celle de jouer en leur défaveur en imposant l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), le parti du président de la République Félix Tshisekedi, à tous les échelons politiques.

La dimension politique des tensions entre Katangais et Kasaïens

De fait, le « ras-le-bol » des Kasaïens a un effet cumulatif avec le clivage est-ouest, surtout depuis la fin de la coalition gouvernementale entre Félix Tshisekedi et son prédécesseur, le Katangais Joseph Kabila, début 2021.

La corruption et les détournements de fonds publics n’adoucissent pas l’image d’une Kinshasa « profiteuse » qui accapare les richesses produites par les provinces – un discours de la dépossession qui résonne particulièrement fort au Katanga, ex-province sécessionniste et véritable paradis géologique en proie aux pillages.

Au cours des six derniers mois, les Katangais reprochaient également aux « Tshisekedistes » le projet de changement de Constitution (le président étant soupçonné de vouloir modifier la Loi fondamentale afin de pouvoir effectuer un mandat supplémentaire), en donnant parfois l’impression d’avoir oublié les violations commises par l’ancien président de la République Joseph Kabila.

Les Katangais accusent Tshisekedi de tribalisme politique et expliquent que ce dernier a placé des Kasaïens à des postes clés dans la province, aussi bien à l’Assemblée provinciale qu’à la mairie de Lubumbashi, ainsi que dans plusieurs communes (des bourgmestres, mais aussi des conseillers municipaux). C’est cette domination politique qui fait dire aux Katangais qu’ils font face à une « tentative d’asservissement » générale. Ce type d’arguments avait servi de prétexte aux pogroms anti-Kasaïens commis au Katanga durant les années 1990.

Entre novembre 1992 et 1994, avec un pic en 1993, entre 600 000 et 800 000 « originaires du Kasaï » avaient été contraints de quitter le Katanga. Selon Médecins sans frontières, l’épuration avait causé entre 500 000 et 100 000 morts. Beaucoup de décès avaient eu lieu dans les gares ferroviaires ou à bord des trains bondés, lents et vétustes, où les conditions de transport vers le Kasaï étaient inhumaines.

Ammafrica World TV, « Mémoire : les massacres des Kasaïens au Katanga », (1992).

Revenant sur les heures noires de la traque aux Kasaïens, Ghislain (44 ans, ingénieur) a cru bon de me prévenir que cette fois, il y aurait moins de pertes humaines grâce aux nombreuses motos qui sont en possession des Kasaïens : « Cette fois-ci, ils ont l’avantage, le trajet sera moins long ». Pour Trésor, influenceur kasaïen, il ne sera pas question de se laisser faire : « Peut-être le jour où ils vont oser encore faire ça, ça sera vraiment le bain de sang. Parce qu’à l’époque, c’étaient nos parents qui étaient fatigués, c’était une jeunesse non déterminée et peureuse, mais aujourd’hui, si vous touchez à un Kasaïen, il y aura des représailles. »

La majorité des Kasaïens rencontrés soutiennent le président de la République actuel, expliquant qu’ils ont suivi les traces de leurs parents qui militaient du temps de « Papa Étienne », fondateur de l’UDPS et père de Félix. Leur militantisme se confond avec leur histoire familiale et beaucoup ne se rappellent pas depuis quand ils sont membres du parti d’opposition historique, à l’instar d’Alain (38 ans, mototaxi) :

« Je suis membre de l’UDPS de naissance, c’est du sang. »

ou de Sylvain (44 ans, mécanicien) :

« Je suis né, mon père était UDPS et moi aussi, je suis né UDPS. Donc ça se transmet dans le sang. »

Malgré ce fanatisme assumé, j’ai aussi entendu plusieurs critiques visant le président de la République ou son parti. Pour Albert (27 ans, cambiste) :

« C’est un parti de désordonnés. Et c’est le peuple kasaïen qui paye les pots cassés des erreurs du président ; à cause de ça, on nous insulte partout. »

Une situation exacerbée par le conflit au Kivu

La rhétorique de l’invasion et de la domination très présente dans le discours katangais à l’encontre des Kasaïens a créé un climat de tension permanente qui s’est encore envenimé depuis le mois de décembre avec la hausse du banditisme et la résurgence du conflit dans l’est du pays.

Ces deux phénomènes sont interprétés à l’aune de ce clivage régional (et non ethnique, car il y a plusieurs groupes aussi bien au Katanga qu’au Kasaï). Nous avons déjà indiqué que, aux yeux des Katangais, les migrations kasaïennes avaient entraîné une hausse de l’insécurité ; mais la découverte de plusieurs corps sans vie dans différentes parties de Lubumbashi, dont celui du journaliste Patrick Adonis Numbi, le 7 janvier 2025, génère la psychose des habitants de la ville. Un énième couvre-feu est instauré depuis le 20 janvier 2025 par le gouverneur du Haut-Katanga dans les villes de Lubumbashi et de Likasi.

Enfin, puisque le président Tsishekedi est un « originaire » du Kasaï, les Kasaïens sont, par extension, jugés (ou perçus) comme responsables de l’échec politique et militaire de la RDC dans l’est du pays et de la prise des villes de Goma et de Bukavu par le M23 et le Rwanda.


À lire aussi : Témoignage : « J’ai vécu la chute de Goma. J’ai dû laisser mes collègues congolais dans une situation critique. »


Quelques jours après la prise de Goma, le 28 janvier, plusieurs Kasaïens me confient leur inquiétude (« On ne sait pas ce que les Katangais vont nous faire si les rebelles viennent jusqu’ici »). Les Kasaïens, à qui l’on reproche généralement leur attitude fière, voire arrogante, doivent faire « profil bas ». Certains d’entre eux développent des tactiques pour se protéger, à l’instar de Déo (45 ans, juriste) qui fait partie d’un groupe WhatsApp de Katangais, ce qui lui permet de « suivre leur position » et de « contrôler » ce que l’on dit des Kasaïens. Il y apprend que la mort du gouverneur militaire du Nord-Kivu, le 24 janvier 2025, est attribuée à des gardes républicains kasaïens. Selon une rumeur, le général Peter Chirimwami aurait été sacrifié par le président de République en raison d’un accord secret avec Kigali.

À Lubumbashi, l’avancée du M23 et des soldats rwandais suscite des sentiments pour le moins ambigus. Le dimanche 16 février 2025, dans un stade de football de la ville, des supporteurs scandent le nom de Corneille Nangaa et chantent « Katanga ni yetu » (le Katanga est à nous). Pour ces jeunes supporteurs habités par un imaginaire séparatiste, l’ancien président de la commission électorale nationale indépendante (CENI), proche de Joseph Kabila, et qui a été condamné à mort par la justice congolaise pour avoir rejoint la rébellion du M23, est vu comme un libérateur… et, peut-être, le porteur de l’opportunité de se débarrasser de Tshisekedi et des Kasaïens ?

Sur les réseaux sociaux, le cadre d’une fédération de l’UDPS m’écrit :

« Ne sois pas surprise si un jour tu m’appelles et ça ne passe pas, tu écris je ne réponds plus. »

Il joint à son message cette capture d’écran d’un post X, publié le 15 février et vu presque 200 000 fois :

Capture d’écran. X/Twitter

Dans ce contexte, Joseph (34 ans, médecin) craint une répétition des années 1990, mais en pire. Il explique que le couvre-feu n’empêche pas les agressions qui ont lieu de jour comme de nuit dans les quartiers périphériques de Lubumbashi où « les machettes se vendent en lot ».

Dans ce climat d’immense incertitude politique, il faudrait que des mesures soient rapidement prises pour endiguer ces appels à la haine. Sinon, on peut craindre de nouveaux pogroms dans la « ceinture du cuir » katangaise.

The Conversation

Annélie Delescluse ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

01.03.2025 à 13:56

Ukraine : face à Poutine (et à Trump), l’indispensable constance des Européens

Sylvain Kahn, Professeur agrégé d'histoire, docteur en géographie, européaniste au Centre d'histoire de Sciences Po, Sciences Po
Alors que Washington semble prêt à abandonner l’Ukraine, le soutien de l’UE à Kiev est plus vital que jamais. Pour l’Ukraine, bien sûr, mais aussi pour l’UE elle-même.

Texte intégral 2177 mots

Si les États-Unis peuvent peut-être se permettre d’abandonner l’Ukraine à Vladimir Poutine, il n’en va pas de même pour l’Union européenne : ce n’est pas qu’une question de morale mais tout autant une question de survie face à un régime russe qui, non content d’envahir et de dévaster un pays voisin, multiplie les actions hostiles à l’égard des États de l’UE.


L’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie est entrée dans sa quatrième année. Cette guerre est pour l’Union européenne une question très importante, pour une raison très simple : l’UE partage près de 2 300 km de frontières avec la Russie (par la Finlande, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie et la Pologne, ces deux dernières étant frontalières uniquement de l’exclave russe de Kaliningrad) et près de 1 300 avec l’Ukraine (par la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie et la Roumanie).

Au moment où la nouvelle administration à Washington semble prête à faire des concessions colossales à Moscou pour obtenir au plus vite un cessez-le-feu, quitte à contraindre Kiev à renoncer à une partie considérable de son territoire et à infliger à Volodymyr Zelensky une agression verbale devant les caméras lors de sa récente visite à la Maison Blanche, l’UE se retrouve plus que jamais en première ligne face à l’agressivité du régime de Moscou dans son voisinage immédiat.

Clash Trump-Zelensky : les alliés de l’Ukraine font bloc • France 24, 1er mars 2025.

L’argumentaire et les actions russes : le refus fondamental d’une Ukraine réellement indépendante

L’histoire et la géographie de l’État-nation d’Ukraine ne sont ni plus ni moins complexes que celles de la plupart des autres États de l’espace mondial. L’indépendance moderne de l’Ukraine a eu lieu en même temps que celle de la Russie et des anciennes Républiques socialistes soviétiques en 1991.

Lorsque la Russie a remis en cause les frontières orientales de l’Ukraine à partir de 2014, elle l’a fait par la force, avec les actions d’une guerre hybride dans le Donbass, et non par la diplomatie ou le droit international. Les régions d’Ukraine annexées par l’État russe (Crimée en 2014 ; Donetsk, Lougansk, Kherson, Zaporijiia en 2022) ne lui ont pas été rattachées suite à des processus d’autodétermination dans le cadre du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, les référendums organisés par Moscou dans chacune de ces régions – dont aucune à l’exception de la Crimée n’est entièrement occupée par la Russie – n’ayant été que des parodies de scrutins démocratiques, sans même parler du fait qu’ils ont été mis en œuvre en violation du droit international.

Si l’histoire et la géographie permettent de comprendre la complexité de la relation ukraino-russe, leur mobilisation comme facteur explicatif de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe relève du discours et d’une représentation politiques et non d’une explication causale de sciences humaines et sociales.

Des universitaires dont les recherches portent sur l’Ukraine ou sur la Russie cherchent à caractériser ce qui est à l’œuvre dans cette politique d’invasion de la première par la seconde. Anna Colin Lebedev tend à démontrer comment, dans les pays occidentaux, la manière commune de voir cette région du monde et cette frontière a été façonnée par le point de vue et le récit de la société russe. Il est celui d’un centre sur une de ses périphéries qui ne peut avoir d’existence que dans sa condition de périphérie dépendante, dominée ou assujettie.

Sergueï Medvedev et Marie Mendras ont récemment abouti dans leurs travaux respectifs à la conclusion que cette guerre d’invasion était une des facettes et une des politiques publiques constitutives du régime qui s’est progressivement construit en Russie depuis 25 années.

Une guerre qui reflète la nature du régime poutinien

Le régime poutinien gouverne la société par l’état de guerre permanent. La pratique du pouvoir et de l’administration y sont nourries par la culture du monde criminel et du monde carcéral. La violence comme mode de relation sociale et mode de relation entre l’État et ses administrés y est devenue la norme instituée, à l’image des sociétés criminelles et mafieuses. La guerre contre la société ukrainienne y est alors légitimée comme le moyen banal de résoudre les problèmes que poserait l’existence de l’Ukraine indépendante.

Les massacres arbitraires de civils – dont celui de Boutcha en mars 2022 est emblématique – et la destruction méthodique et constante des infrastructures critiques des villes ukrainiennes témoignent de cette banalisation de la violence au sein de l’appareil d’État et de l’armée russes.


À lire aussi : Ukraine : comment les équipes médico-légales enquêtent sur les atrocités de Boutcha


L’enrôlement massif et contraint de Russes – dont de nombreux détenus des prisons dans lesquelles puise l’armée pour faire cette guerre – est acheté aux « soldats », aux nombreux estropiés et à leurs veuves et femmes par des sommes d’argent importantes.

L’agression de l’Ukraine apparaît donc comme le prolongement de cette culture de la violence hiérarchique et de la valorisation symbolique de la culture de la guerre patriotique qui caractérisent le régime politique russe mis en place par l’administration Poutine à travers ses politiques publiques, notamment scolaires, pénitentiaires, judiciaires, militaires et culturelles.

L’UE face à Poutine

De cette invasion à grande échelle dont le but proclamé est la disparition de l’État ukrainien en tant que tel, au motif que le peuple ukrainien serait une fiction et ses dirigeants des nazis, les Européens comprennent que l’État russe et l’UE frontaliers sont des régimes politiques antagonistes que tout sépare. La pratique du premier menace la stabilité voire l’existence du second.

De fait, la Russie mène depuis 2014 des actions de guerre hybride à l’encontre de l’UE : violation régulière de ses espaces aériens, maritimes et cyber, ingérences et manipulations digitales dans les campagnes électorales européennes, financement de partis politiques illibéraux et eurosceptiques… L’invasion de l’Ukraine par la Russie à la frontière de l’UE donne à ces actions répétées une autre signification : les politiques de l’État russe effraient les Européens tout autant qu’elles les choquent.

C’est pourquoi les Européens ont décidé très rapidement dès février 2022 de sanctionner la Russie pour se déprendre de cette interdépendance et assécher autant que possible le financement de son effort de guerre. Dans le même temps, ils ont décidé de soutenir l’effort de guerre de l’Ukraine envahie par des approvisionnements en armes, de lui fournir une aide budgétaire et civile d’ampleur, et d’accueillir jusqu’à 6 millions de réfugiés ukrainiens ayant fui les bombardements russes sur leurs villes. L’aide cumulée des Européens tous secteurs compris est aussi importante que celles fournie par les États-Unis sous l’administration Biden. L’UE – Conseil, Commission et Parlement – ont lancé le processus d’adhésion de l’Ukraine et de la Moldavie à l’UE.

Sur l’Ukraine, les Européens gardent leur cap : celui d’un accord de paix globale apportant une garantie de sécurité pour l’Ukraine et le retour à sa pleine souveraineté. Ils l’ont réaffirmé sans ambiguïté le 24 février 2025 sur place à Kiev et aussi à Washington lors de la visite tout sourire d’Emmanuel Macron à la Maison Blanche. Et ils l’ont dit à nouveau après la discussion houleuse entre Volodymyr Zelensky et Donald Trump (accompagné de J. D. Vance) du 28 février dans le Bureau ovale.

Au même moment, à New York, à l’ONU, on vient d’assister à la naissance d’un axe américano-russe dans le vote d’une résolution sur « la paix en Ukraine » qui ne mentionne ni l’agresseur ni les territoires conquis et occupés ; les pays européens ont refusé de la soutenir.

Le retour de Donald Trump au pouvoir aux États-Unis pose donc une question simple : les Européens sont-ils en capacité de poursuivre leurs buts politiques de soutien à l’Ukraine dès lors que les Américains cessent de soutenir l’Ukraine et adhèrent au narratif des Russes ?

Le sommet sur l’Ukraine de Londres, qui s'est tenu dimanche 2 février 2025, apporte de premiers éléments de réponse à cette importante question. Il a réuni une douzaine de pays européens y compris le président ukrainien ; mais aussi des dirigeants de la Turquie, de la Norvège et l’OTAN – et bien sûr le premier ministre britannique Keir Starmer, hôte de cette réunion.

On voit que les alliés de l’Ukraine réaffirment et maintiennent à nouveau leur ligne en dépit des pressions grandissantes de la nouvelle administration américaine. Ces dernières, peut-être à la grande surprise de Trump et de Vance, loin de fragiliser la cohésion et la détermination des Européens, semblent au contraire non seulement la renforcer mais rapprocher des pays qui s’étaient différenciés.

On voit aussi qu’en dépit du Brexit le Royaume-Uni s’est pleinement impliqué dans les discussions relatives à la sécurité du continent et a augmenté son aide bilatérale à l’Ukraine. Les dirigeants européens, par exemple allemands, polonais, danois, estoniens et de l’UE - Ursula van der Leyen et Kaja Kallas - reprennent à leur compte des propositions de financement d’une base industrielle et technologique de défense à l’échelle européenne et de dépenses publiques d’armements qui étaient jusqu’alors connues comme des postions françaises.

Si les Européens et leurs alliés sont encore loin d’avoir les réponses opérationnelles à la question « comment faire sans les Américains de Trump en train de construire un nouvel axe avec la Russie de Poutine ? », le sommet de Londres a montré qu’ils sont déterminés à les trouver et à poursuivre leur soutien à l’Ukraine en guerre contre son envahisseur.

The Conversation

Sylvain Kahn ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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