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26.02.2025 à 16:42

Agriculture : la formation des ingénieurs à l’heure des transitions

Michel-Pierre Faucon, Enseignant-chercheur en écologie végétale et agroécologie - Directeur délégué à la recherche à l'Institut Polytechnique UniLaSalle, UniLaSalle
Karine Laval, Directrice recherche et développement, UniLaSalle
Sébastien Laurent-Charvet, Directeur de l'enseignement et des formations, UniLaSalle
Valérie Leroux, Directrice générale déléguée & Directrice du campus de Rouen, UniLaSalle
Avec l’essor de la bioéconomie, qui entend remplacer les produits pétrosourcés par ceux issus de la biomasse, l’agriculture doit évoluer. Et la formation des ingénieurs agronomes aussi.

Texte intégral 2354 mots

Avec l’essor de la bioéconomie, qui entend remplacer les produits pétrosourcés par ceux issus de la biomasse, l’agriculture doit évoluer. La formation des ingénieurs agronomes a un rôle important à jouer, comme le montre l’exemple des formations données à l’Institut polytechnique UniLaSalle.


Bioplastiques à base de plantes, biogaz à partir de déchets organiques… les innovations biosourcées participent aujourd’hui à la « dépétrolisation » de l’économie.

Cette évolution impose de réfléchir aux compétences dont les ingénieurs en agronomie et agro-industries ont besoin et de faire évoluer les formations.

Derrière ces nouveaux besoins, il y a le développement de l’économie basée sur le vivant, appelée bioéconomie, dont l’enjeu est de remplacer les matériaux et l’énergie d’origine pétrosourcée par des équivalents issus de la biomasse renouvelable (cultures dédiées ou biodéchets). Celle-ci participe ainsi à la réduction des gaz à effet de serre et donc à la lutte contre le changement climatique.

Le pari de la bioéconomie

La bioéconomie est fondée sur une approche plus respectueuse des écosystèmes pour la production de matières alimentaires et non alimentaires, qu’elles soient d’origine agricole, forestière, ou qu’elles proviennent des productions animales. La valorisation de la biomasse y est pensée dans une approche globale, en prenant en compte l’intégralité du cycle de vie des plantes ou des biodéchets.

En effet, pour que la bioéconomie soit vraiment durable, les agroécosystèmes doivent fournir à la fois des services écosystémiques (par exemple en restituant les matières organiques au sol) mais également assurer la production des bioressources dans un contexte d’accélération de changement climatique et de perte de biodiversité.

Puisqu’elle permet de limiter le recours aux produits pétrosourcés, la bioéconomie représente l’un des piliers de la stratégie de la France pour atteindre ses objectifs climatiques. Pour rappel, il s’agit de réduire de 50 % des émissions de gaz à effet de serre en 2030 et d’atteindre la neutralité carbone en 2050.

Le marché qu’elle représente s’élève déjà à 326 milliards d’euros de chiffre d’affaires, soit près de 15 % du PIB et deux millions de salariés en France. La France compte d’ailleurs doubler la masse annuelle de biomasse exploitée hors finalités alimentaires d’ici 2050. L’objectif est de générer de 50 000 à 100 000 nouveaux emplois par année dans ce secteur.

Avec plusieurs enjeux clés pour l’agronomie et ses praticiens :

  • l’allocation des sols en fonction des usages,

  • la conception et l’optimisation des procédés de transformation,

  • l’organisation des filières agricoles,

  • et le développement de compétences nouvelles.

Cela impose d’anticiper les métiers et les besoins d’expertise et de formation. Ce constat a amené certaines écoles d’ingénieurs à adapter, voire réinventer la formation des ingénieurs en agronomie et agro-industries. C’est notamment le cas à l’Institut polytechnique UniLaSalle.

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Trois grands profils doivent être envisagés, que l’on détaillera ci-dessous.

Premier profil : l’ingénieur agroécologue

L’ingénieur agronome se transforme aujourd’hui en ingénieur agroécologue, et intègre de nouvelles compétences en écologie, en zootechnie combinée au bilan de gaz à effet de serre du système d’élevage et en simulation numérique.

L’ingénieur agroécologue cherche à produire et mobiliser de nouvelles biomasses : alimentaire (riche en protéines végétales insuffisamment produites en France et en Europe), non alimentaire, tout cela sous un nouveau régime climatique et tout en préservant les écosystèmes et les ressources naturelles.

Dans la formation d’ingénieur agroécologue, l’accent est ainsi mis sur la non-concurrence entre les cultures alimentaires et non alimentaires dans l’usage des sols, la valorisation de la diversité de fonctions des plantes et de la biodiversité du sol, et plus globalement, des fonctions des sols.

Elle s’appréhende à travers la compréhension des processus sol-plante-atmosphère et l’étude des pratiques agricoles (fertilisation, de travail du sol et de protection de cultures). Concrètement, elle passe également par le prototypage d’outils, l’expérimentation au sein d’un réseau d’essais chez et avec les agriculteurs, et par la simulation numérique.

L’un des rôles de l’ingénieur agroécologue est de penser le recyclage des coproduits agroindustriels et des biodéchets afin de boucler les cycles biogéochimiques du carbone, de l’azote et du phosphore, tout en produisant de l’énergie renouvelable.

La formation de l’ingénieur agroécologue à UniLaSalle intègre ainsi en deuxième et troisième année des activités de recherche-actions qui combinent à la fois l’agroécologie et la bioéconomie. Durant plusieurs mois, les étudiants travaillent avec divers acteurs du territoire (agriculteurs, coopératives, entreprises, collectivités locales…). De quoi appréhender la complexité tant écologique que sociotechnique du sujet, entre hétérogénéité des sols, rotation des cultures, diversité génétique et attentes sociales diverses en fonction des acteurs. Autant d’aspects rarement abordés simultanément dans les modèles conventionnels.

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Les étudiants examinent par exemple les effets de la diversification des cultures promues par la bioéconomie (association de cultures en simultanée ou en relais, agroforesterie, développement de cultures pérennes, valorisation des infrastructures agroécologiques) sur les agrosystèmes dans des conditions « bas intrants » (c’est-à-dire, avec peu d’apports en énergie fossile et en azote de synthèse).

En collaboration avec les enseignants-chercheurs, ils testent des variétés et leurs mélanges dans différents environnements. Ces deniers sont définis par les facteurs climatiques, les pratiques agricoles (travail du sol intégrant le sans-labour, fertilisation organique…), et les associations de cultures (simultanée pois-avoine ou orge, ou en relais d’orge d’hiver et de soja). L’enjeu est d’adapter les systèmes de culture aux changements climatiques actuels et futurs.

Deuxième profil : le bioingénieur de la transformation

« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », disait Lavoisier. Cette formule est au cœur du deuxième profil, celui du bioingénieur de la transformation.

Sa tâche est de développer et d’améliorer les matériaux biosourcés et/ou de nouvelles biomolécules pour remplacer les produits pétrosourcés. Il travaille ainsi à développer des procédés efficients au plan écologique (moindre consommation de solvants chimiques, d’énergie et d’eau), moins énergivore, et moins producteurs de déchets tout en minimisant les rejets de polluants et de gaz à effet de serre.

Ceci se joue à deux niveau :

  • d’une part au sein des écosystèmes en eux-mêmes où la restitution de matière organique améliore la fertilité des sols,

  • d’autre part à travers les procédés de valorisation de la biomasse, notamment les co-produits des cultures, par exemple via la méthanisation.

L’enjeu est de limiter l’impact environnemental des procédés permettant de produire des énergies, matériaux et autres molécules biosourcées. Ce principe d’optimisation repose sur l’utilisation en cascade, un système vertueux visant à maximiser l’efficacité de la biomasse.


À lire aussi : Les déchets agricoles, solution pour décarboner le secteur du bâtiment et aider les agriculteurs ?


Pour y parvenir, les bioingénieurs de la transformation développent une expertise en génie des procédés et/ou des biotechnologies. Cela requiert une compréhension approfondie des mécanismes physiques et biologiques de la transformation de la biomasse, aussi bien en laboratoire qu’à l’échelle industrielle. De plus, la modélisation et la simulation jouent un rôle croissant dans l’optimisation de ces procédés, rendant ces compétences de plus en plus indispensables.

Les étudiants se forment et s’exercent ainsi aux outils de la modélisation multi-physique et 3D au sein d’un Lab numérique partagé mais également dans des laboratoires physiques (par exemple, des bioréacteurs pour la fermentation, des plates-formes préindustrielles comme une halle technologique alimentaire ou des plateformes de bioprocédés comme l’ozonation par exemple.

Ces innovations peuvent également mobiliser une approche créative, notamment dans le cadre du biomimétisme. L’étude du rumen de la vache peut ainsi inspirer l’amélioration des méthaniseurs, tandis que l’étude de la structure la pomme de pin pour les échangeurs de chaleur permet d’optimiser les échangeurs de chaleur.

Troisième profil : L’agronome des territoires

L’ingénieur agronome doit enfin prendre en compte l’échelle territoriale pour prendre en compte les défis économiques, climatiques et ceux liés à la biodiversité, dans un contexte d’instabilité géopolitique marqué. Les filières avec lesquelles il travaille peuvent avoir des dimensions variables : circuit court, régional, national…

En ce sens, il doit avoir des compétences en agronomie, mais aussi en sciences sociales. Par exemple, savoir lire les dynamiques humaines entre les différentes parties prenantes des filières (producteurs, stockeurs, transformateurs, consommateurs…), animer des collectifs et concevoir des dispositifs de médiation afin de favoriser la concertation locale. Une connaissance approfondie des méthodes et outils de la sociologie, voire de l’anthropologie, lui sont nécessaires. Il lui faut également maîtriser et anticiper les politiques publiques et réglementaires ainsi que celles concernant l’aménagement du territoire.

Citons un exemple. Les systèmes territorialisés alimentaires, qui prônent une refonte en profondeur des modèles mondialisés et financiarisés de la production alimentaire mondiale, impliquent de prendre en compte cette échelle locale. Ces dimensions humaines sont donc essentielles pour gérer les flux, les échanges et les marchés dans un contexte d’incertitude et s’avèrent complémentaires à la maîtrise scientifique et technique pures.

Par exemple, le développement de nouvelles filières de légumineuses nécessite de définir les besoins alimentaires journaliers en protéines de la population du territoire, l’évolution des régimes et comportements alimentaires, mais également leurs attentes et celles des distributeurs en termes de qualité et de formulation, ainsi que les zones de production, de collecte et stockage et de transformation.

Le regain d’intérêt pour les métiers de l’environnement parmi les jeunes est réel et s’explique par la combinaison de facteurs socio-économiques, politiques, et éthiques. Cependant, la réalité et les opportunités du secteur de la bioéconomie sont souvent méconnues des collégiens et lycéens, voire de leurs enseignants.

Alors que la jeunesse est en recherche de sens, il est urgent que tous les acteurs se mobilisent – représentants des agriculteurs, éducation nationale et enseignement supérieur, instituts de recherche – pour dialoguer avec la société de manière à mieux expliquer la diversité et le potentiel de ces métiers et proposent des formations qui contribuent à façonner les transitions agroécologiques, alimentaires et énergétiques.


Cet article a bénéficié de l’appui de Anne Combaud, Pierre-Yves Bernard, David Houben et Laurent Ouallet, engagés dans la formation des ingénieurs agronomes.

The Conversation

Michel-Pierre Faucon est membre du pôle de compétitivité Bioeconomy For Change. Il a reçu des financements de VIVESCIA, AGCO, KUHN, du conseil régional des Hauts de France et l'ANRT.

Karine Laval, Sébastien Laurent-Charvet et Valérie Leroux ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

25.02.2025 à 16:32

La folle histoire de la betterave française, de l’abolition de l’esclavage aux débats sur les pesticides

Olivier Genevieve, soutenabilité de filière soft & energy commodities, INSEEC Grande École
Née de la quête d’une alternative au sucre de canne, la culture de la betterave s’est ensuite développée au gré de politiques protectionnistes, de nouveaux débouchés et de revirements sur les pesticides.

Texte intégral 2478 mots

Source de débats et de revirements sans fin sur l’utilisation de pesticides, la betterave sucrière fait beaucoup parler d’elle. Mais l’on connaît moins son histoire faite de protectionnisme, de quête d’alternative au sucre de canne et de débouchés rares. Retour sur la folle épopée de la betterave en France.


C’est une culture solidement implantée en France et plus que jamais à la croisée des chemins : celle de la betterave. L’Hexagone est le premier producteur européen et le neuvième producteur mondial, bien loin cependant du Brésil, champion toutes catégories de la production et des exportations de sucre.

Monoculture du nord de la France, elle y fédère environ 24 000 agriculteurs à travers un maillage de coopératives agricoles, représentée par la Confédération générale des planteurs de betteraves (CGB) et, à l’échelle européenne, par la Confédération internationale des betteraviers européens (CIBE).

Particulièrement bien organisés, ces agriculteurs ont été médiatisés ces dernières années pour leur opposition à l’interdiction des néonicotinoïdes en 2018. Ces pesticides notamment toxiques pour les abeilles sont toujours autorisés ailleurs en Europe, et ils pourraient l’être de nouveau en France avec, en janvier 2025, un vote au Sénat en faveur de leur réintroduction.

Mais d’où nous vient donc cette betterave sucrière qui a prodigieusement essaimé dans le nord de la France, et vers quels horizons s’oriente-t-elle ?

Petite histoire de la betterave en France

La betterave sucrière (à ne pas confondre avec la betterave alimentaire qui est de couleur rouge alors que la sucrière est impropre à la consommation humaine et de chair blanche) est en fait une résultante du blocus continental de Napoléon de 1806 à 1814.

Les autorités impériales ont interdit les importations de sucre anglais. En plus de cela, les îles de Guadeloupe et de Martinique, pourvoyeuses en sucre et jusque-là dans le giron de la France, sont prises en étau entre des possessions britanniques (la Jamaïque) et des possessions portugaises, alliées du Royaume-Uni du côté du Brésil. La découverte en 1747 de la cristallisation possible du sucre de la betterave, par un pharmacien et chimiste allemand (technique améliorée ensuite par des chimistes allemand et français), va alors ouvrir une nouvelle perspective : celle de la production de betteraves sucrières sur le territoire français métropolitain afin de répondre à la consommation grandissante de sucre. La betterave a rendu ainsi la canne obsolète et l’esclavage moins pertinent dans le commerce international.

Indirectement, le fait que les Européens soient passés d’une consommation de sucre provenant de canne à un sucre provenant de betterave a contribué dans les années suivantes à la fin de l’esclavage aux Amériques, car les débouchés traditionnels s’étaient taris.

La betterave a depuis élu domicile dans le nord de la France, où elle est produite en rotation avec le blé et la luzerne. Le climat et les champs plats qu’on y trouve permettent de produire un rendement optimal sur le territoire national. Avec la mécanisation, les engrais chimiques et le remembrement agricole, les rendements ont été démultipliés, faisant de la France un exportateur notamment vers ses anciennes colonies en pleine explosion démographique.

Culture de betteraves à sucre. Stanze/Flickr, CC BY

La betterave française et l’UE

En 2003, la Commission européenne a décidé de réorganiser la production continentale du sucre et de concentrer celle-ci dans des pays plus « compétitifs » (France, Allemagne et Benelux). Et ce, pour deux raisons : d’une part, pour faire baisser le prix du sucre sur un marché européen protégé de la concurrence internationale ; d’autre part, afin de développer le débouché de l’agrocarburant, dont l’E85 ou superéthanol pour la voiture hybride (essence et éthanol).

C’est donc à partir de cette date que Bruxelles a procédé à une concentration de la production de betteraves en Belgique, en Allemagne et en France, faisant ainsi progressivement stopper les productions italienne, espagnole ou finlandaise peu compétitives.

À cela s’est rajoutée en 2006 la condamnation de l’UE par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), à la demande d’un groupe de pays réunissant les grands producteurs de sucre de canne (le Brésil, la Thaïlande, l’Australie). Ces derniers considéraient les généreuses subventions accordées aux producteurs de betteraves par l’UE comme « illégales » puisque que portant sur des quantités plus grandes que celles déclarées. L’OMC leur a donné raison et a interdit dès lors ces subventions. Le marché européen s’est donc davantage concentré et s’est ouvert, tout du moins partiellement, au sucre de canne, avec des droits de douane salés et des quotas de sucre dans des accords bilatéraux comme pour l’Inde, par exemple.

La betterave reste depuis un produit sensible lié à une politique protectionniste. Sans celle-ci, la canne à sucre, notamment brésilienne, reste économiquement plus avantageuse que la betterave, qui ne peut faire l’objet que d’une récolte par an.

Structuration de la filière en France

En France, la betterave occupe donc aujourd’hui environ 400 000 hectares, essentiellement au nord de la Loire.

Pour l’année écoulée, selon la Confédération générale des betteraviers, 17 % des betteraves ont servi à produire de l’éthanol qui, mélangé à 15 % d’énergie fossile (l’essence), produit l’E85, ou superéthanol. Par ailleurs, 30 % des betteraves ont été utilisés pour le sucre alimentaire consommé directement. Le reste de la production est lui orienté vers l’industrie alimentaire (21 % de la consommation du sucre de betteraves pour les boissons et 12 % pour les biscuits) ainsi que par l’industrie pharmaceutique, de manière non négligeable.

La filière betterave est ainsi imbriquée dans plusieurs secteurs qui la rendent stratégique en matière de souveraineté nationale, aussi bien alimentaire qu’énergétique.

Actuellement, 21 sucreries métropolitaines s'occupent de la transformation de betterave en sucre et en éthanol ainsi qu’en gel hydroalcoolique. Elles étaient 25 en 2018, ce qui montre une concentration de l’outil de production mais aussi une capacité de production moindre.

La production actuelle est de 4,2 millions de tonnes de sucre dont la moitié est exportée. Mais les betteraviers français perdent des parts de marché d’année en année face, notamment, au géant brésilien qui importe son sucre en France métropolitaine. Les accords multilatéraux et le futur accord UE-Mercosur accentueront très certainement cette réalité.

Ainsi, si la betterave est l’objet d’une politique protectionniste, cela ne signifie pas pour autant que ses acteurs ne se sentent pas menacés par la concurrence extérieure.

La question des nuisibles et des néonicontinoïdes

Autre menace qui pèse sur la culture sucrière française : les épidémies de jaunisse avec, comme solution « miracle » privilégiée lors de l’émergence de ce fléau, les enrobages des graines de betterave, c’est-à-dire des semences entourées d’insecticides. Cette invention, d’origine japonaise, utilisée par l’industriel Bayer permettait ainsi à la plante d’avoir autour de la racine un néonicotinoïde accompagnant et protégeant la betterave contre les pucerons et la jaunisse lors de sa pousse. Cette dernière pathologie pouvant avoir des effets redoutables sur les récoltes avec, par exemple, en 2020, une baisse qui a pu atteindre 70 % des rendements et une chute de production de sucre en France de l’ordre de 50 %.

Cependant, sur le long terme, la solution des néonicotinoïdes a pris des allures de cercle vicieux avec, d’un côté, des insecticides qui promettent une efficacité de 100 % et, de l’autre, des insectes qui, en quelques générations, deviennent immunisées à l’agrotoxique, ce qui pousse alors les chimistes à changer les formules, inventer de nouvelles molécules à l’empreinte toxique encore plus importante. À cela se rajoute une migration des insectes vers des zones non traitées, transportant chez le voisin le problème d’invasion des parasites.

Cette solution a finalement été mise à mal en 2018 par l’interdiction européenne d’utiliser des néonicotinoïdes en enrobage de semences. Depuis lors, les betteraviers français n’ont cessé de s’indigner d’une concurrence déloyale, du fait de législations moins contraignantes chez nos voisins et n’hésitent pas à rappeler qu’aujourd’hui, la France est le seul pays européen à avoir banni tous les néonicotinoïdes et que l’acétamipride (un insecticide de la famille des néonicotinoïdes) reste autorisé en Europe, jusqu’en 2033, tout en étant interdite sur les terres agricoles françaises.

L’Ukraine, quant à elle, déverse des tonnes de sucre à bas coûts provenant d’immenses exploitations contrôlées par des capitaux internationaux. À titre indicatif, 29 substances actives (fongicides, insecticides, herbicides) utilisables en Ukraine sur betteraves sont interdites dans l’Union européenne.

La grogne de la filière et la réponse de l’État

Face au désespoir de la filière, Agnès Pannier-Runacher, alors ministre déléguée à l’agriculture, a décidé d’ouvrir les vannes, début avril 2024, en passant de deux à cinq épandages annuellement possibles de movento, un insecticide de chez Bayer. Les trois épandages supplémentaires seront donc autorisés au cas par cas, afin de juguler la jaunisse.

Le betteravier pourra ainsi utiliser cette dérogation en plus du teppeki, autre insecticide, en soutien au contrôle de la jaunisse. Cette mesure est cependant jugée comme indispensable, mais pas suffisante par la profession.

D’autres solutions pourraient aussi être envisagées comme, par exemple, une indemnisation financière des betteraviers. Cependant, cela paraît difficilement envisageable en ces périodes de disette budgétaire. De plus, cela signifierait la fin de la souveraineté alimentaire nationale en approvisionnement en sucre voire la fin de l’espoir d’une relative souveraineté énergétique avec l’éthanol produit à partir de la betterave. Les betteraviers n’auraient plus ces débouchés traditionnels et nouveaux permettant de générer des économies d’échelle, d’une part, et des profits, d’autre part.

La filière s’écroulerait et pourrait avec elle entraîner toute l’industrie sucrière européenne la rendant dépendante d’un sucre ukrainien ou mieux, brésilien.

La génétique au secours de la betterave française ?

Parmi les autres pistes pour résoudre le risque de jaunisse réside la « solution » génétique. Outre-Atlantique, aux États-Unis notamment, 100 % des betteraves sont des organismes génétiquement modifiées résistantes à l’herbicide roundup afin de permettre un traitement au glyphosate efficace contre les nuisibles. Reste que le roundup est excessivement nocif pour l’environnement et donc pour l’homme et la société. Monsanto-Bayer croule de ce fait sous les procès qui pourraient bien devenir légion en Europe.

L’intelligence artificielle est également évoquée comme une possible solution, de plus en plus utilisée par les géants de l’agrochimie afin d’inventer de nouvelles molécules actives, d’un côté, et, de l’autre, de fabriquer un outillage agricole intelligent qui ne traiterait que la « mauvaise herbe » ou bien, prochainement, qui désherberait mécaniquement par le biais de capteurs et de bras mécanisés un champ afin de minimiser l’utilisation des agrotoxiques ou de les rendre obsolètes.

À cela s’ajoute l’emploi de drones permettant une vaporisation « ponctuelle » de zones précises, rendant moins onéreuse et plus efficace l’application d’agrotoxiques.

La recherche en agroécologie, elle, mise notamment sur l’utilisation du paillage (couverture végétale sur les cultures) qui minimise les risques d’infestation de pucerons, ou bien sur la mise en place de cultures auxiliaires qui repoussent ces nuisibles.

The Conversation

Olivier GENEVIEVE est membre de sucre ethique. Il a reçu des financements de université internationale terre citoyenne. Il conseille le syndicat agricole sud-americain UTAC.

24.02.2025 à 18:15

Pourquoi il est désormais compliqué pour Carrefour de boycotter la viande brésilienne

Pierre-Éloi Gay, Chercheur en sciences de gestion, ESSEC
Fut un temps, pas si lointain, où l’agrobusiness brésilien pliait devant les menaces de boycott des entreprises occidentales. Il est désormais révolu. Voici pourquoi.

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Rayon viande d’un magasin Carrefour de Sao Paolo (Brésil). WilfredoRafaelRodriguezHernandez/Wikimédia , CC BY

Alors que l’Union européenne signait un accord de libre-échange avec les pays du Mercosur, le PDG de Carrefour a, en six jours seulement, effectué un retournement spectaculaire. En soutien aux éleveurs français inquiets, il a d’abord annoncé que ses supermarchés ne vendraient pas de viande brésilienne, puis a vite rétropédalé en formulant des excuses aux éleveurs brésiliens. Une décision perçue comme historique au Brésil, où il y a quelques années encore, l’agrobusiness pliait devant les menaces de boycott des entreprises occidentales. Mais depuis lors, plusieurs facteurs ont changé la donne.


C’est un rétropédalage aussi rapide qu’éloquent. Le 20 novembre dernier, suite aux manifestations d’agriculteurs français inquiets face à l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur, Alexandre Bompard, PDG de Carrefour annonçait que, en soutien aux éleveurs français, son groupe s’engageait à ne pas acheter de viande originaire des pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay, Bolivie).

Sa déclaration a immédiatement déclenché une vive colère des syndicats agricoles et de l’agroalimentaire au Brésil. Un pays loin d’être anodin pour Carrefour puisqu’il s’agit de son deuxième marché et qu’il représente plus de 20 % de son chiffre d’affaires (contre 50 % pour la France). Certaines des plus grandes entreprises brésiliennes de la filière bovine ont alors cessé de livrer leur viande aux supermarchés Carrefour locaux tandis que les plus importants syndicats patronaux de l’agrobusiness menaçaient, eux, de ne plus vendre leurs produits au groupe à l’échelle mondiale.

Capture d’écran du compte Instagram d’Alexandre Bompart montrant son message adressé au président de la FNSEA
Capture d’écran du compte Instagram d’Alexandre Bompard montrant son message adressé au président de la FNSEA.

Devant l’ampleur de la polémique, Carrefour a dû faire des excuses officielles dans une lettre remise par l’ambassade de France au gouvernement brésilien, le 26 novembre. Dans cette missive, le groupe se désolait du fait que les déclarations aient pu être comprises comme une critique à l’agriculture brésilienne et réaffirmait son soutien au développement de cette dernière.

Cet épisode soulève une question essentielle : les entreprises privilégieront-elles toujours leur chiffre d’affaires au détriment de la protection des agriculteurs français et du modèle agricole européen ? La réalité est plus nuancée. En effet, cet événement révèle plutôt un changement dans les rapports de force commerciaux entre le Brésil et l’UE, tout en illustrant le recul des préoccupations environnementales dans l’agenda politique et économique mondial.

Quand les menaces de boycott étaient efficaces

Car, il y a encore quinze ans, la stratégie du boycott de l’agrobusiness brésilien pouvait être efficace. En la matière, deux épisodes en 2006 et en 2009 ont marqué les esprits.

En 2006, suite à une campagne de l’ONG Greenpeace, les dirigeants de McDonald’s avaient exigé que ses fournisseurs de soja au Brésil garantissent que leurs produits ne soient pas liés à la déforestation en Amazonie. À l’époque, celle-ci avançait à un rythme accéléré (2,9 millions d’hectares en 2004, soit une surface légèrement supérieure à la Bretagne). Cette prise de position de McDonald’s avait alors abouti au moratoire sur le soja par lequel les plus grands négociants agricoles mondiaux se sont engagés à ne pas acheter de soja cultivé sur des terres récemment déforestées en Amazonie.

En 2009, suite à une autre campagne de Greenpeace, Carrefour et d’autres distributeurs étrangers présents au Brésil avaient à leur tour annoncé ne plus acheter de viande issue de la déforestation amazonienne. En 2010, ce fut au tour des principales entreprises brésiliennes de la filière bovine de s’engager légalement à ne pas acheter de viande issue de la déforestation de l’Amazonie. Dans les deux cas, l’agrobusiness brésilien avait alors dû s’adapter aux exigences de leurs entreprises clientes dont la plupart sont étrangères.

Un retournement du rapport de force

Mais en 2024, la dynamique s’est inversée, et c’est l’agrobusiness brésilien qui a fait plier un distributeur européen. La menace était pourtant mineure, car il s’agissait cette fois-ci d’une simple déclaration du PDG qui déplorait la différence de normes sanitaires et environnementales, et non d’un changement concret de sa politique d’achat, l’approvisionnement en viande du Mercosur des supermarchés français de Carrefour étant déjà minime.

Pourtant, l’agrobusiness brésilien a obligé le septième plus important groupe de distribution alimentaire mondial en termes de chiffres d’affaires à revenir sur ses déclarations. Du côté de Carrefour, le risque en matière d’image a sans doute été perçu comme trop important alors que le groupe considère le Brésil comme un réservoir de croissance.

Il s’agit donc avant tout pour le secteur d’une victoire symbolique. Néanmoins, cet épisode a été qualifié d’historique par certains leaders de l’agrobusiness brésilien. Selon eux, c’est le signal que le secteur sait défendre ses intérêts et qu’il a saisi l’opportunité de montrer sa capacité de mobilisation à ses clients et à ses concurrents étrangers.

Un lobby brésilien qui tente aussi de retarder une réglementation européenne

Pour prendre la mesure de ce retournement, on peut également mentionner la décision des institutions européennes en novembre 2024 de retarder d’un an la réglementation contre l’entrée sur le marché européen de produits issus de la déforestation. Car cette législation a également été combattue férocement par les différents lobbys de l’agrobusiness brésilien qui l’ont qualifiée d’« unilatérale, agressive et irréaliste ».

À ce titre, l’IPA (Instituto Pensar Agro, où les syndicats agricoles et patronaux de l’agrobusiness élaborent leur lobbying politique auprès du Parlement brésilien) a déclaré son soutien à un projet de loi qui imposerait à tout produit entrant au Brésil les normes environnementales brésiliennes. Ce projet de loi vise avant tout à montrer à l’Union européenne que le Brésil est prêt à riposter à toute règle commerciale jugée abusive. C’est une réponse claire à ceux qu’ils accusent de déguiser leur protectionnisme derrière des préoccupations environnementales et sanitaires.

Après les succès des campagnes écologistes de 2006 et de 2009, l’agrobusiness s’est de fait efforcé de propager l’idée que le secteur est responsable et durable, que la législation environnementale brésilienne est une des plus strictes au monde et que les préoccupations des scientifiques sont exagérées. Ces idées sont largement partagées au sein des milieux d’affaires et de la politique brésiliens et sont à la source de la mobilisation contre les déclarations d’Alexandre Bompard.

La puissance des lobbys face aux ambitions environnementales

Au-delà de cet aspect idéologique, le secteur de l’agrobusiness brésilien considère qu’il peut hausser le ton face à l’Union européenne pour deux raisons.

Premièrement, l’Union européenne a perdu son statut de premier client du Brésil au profit de la Chine. Elle ne représente plus que 5 % des achats de viande en volume du Brésil quand la Chine en représente près de la moitié.

Néanmoins, elle représente encore un client majeur de certaines filières avec près de la moitié des exportations brésiliennes de café ou de tourteau de soja, utilisé pour l’alimentation animale et plus rémunérateur que le soja brut exporté par le Brésil vers la Chine.

Deuxièmement, nombreux sont ceux au sein du secteur qui considèrent que l’Europe n’a pas les moyens de sa politique environnementale et que l’effet inflationniste sur les prix de l’alimentaire dissuadera assez vite les décideurs européens.

Le report d’un an (officiellement, uniquement pour des raisons de faisabilité) du réglement européen sur la déforestation donne du crédit à cette thèse. En effet, de nombreux lobbys industriels et agroalimentaires européens ont fait part de leur préoccupation à la Commission européenne en évoquant la déstabilisation de leurs chaînes logistiques et le renchérissement de leurs approvisionnements par une telle mesure.

Entre autres secteurs concernés, la production européenne de viande et de lait serait impossible à maintenir en termes de volume et de prix sans l’importation de protéine végétale pour nourrir les cheptels. Or, le Brésil reste un des premiers fournisseurs de soja pour l’Union européenne et ces importations sont liées à la déforestation.

Après le contexte inflationniste lié à la guerre en Ukraine, les consommateurs européens auraient de fait du mal à accepter une énième augmentation des prix. Cet argument a sûrement pesé dans la décision de la Commission européenne.

La perspective de la signature prochaine de l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur a dû être également un élément en faveur de ce report afin de ne pas fâcher le Brésil. Cette fois, ce sont les principaux syndicats industriels (comme ceux de l’agro-industrie) et de la grande distribution (comme Eurocommerce dont fait partie Carrefour) de concert avec les syndicats patronaux de l’agrobusiness brésiliens qui ont pris fait et cause pour la signature de l’accord dans lequel ils voient la perspective de « nouveaux marchés » et la « consolidation » de leurs chaînes d’approvisionnement.

Cet accord est théoriquement censé relancer la croissance européenne en favorisant les exportations vers le Mercosur. Il va également faciliter l’arrivée de produits agricoles brésiliens sur le marché européen. Les quotas de viande prévus ne laissent cependant pas présager de changement radical dans la part des viandes du Mercosur sur la viande consommée en Europe, à court terme. Néanmoins, cet afflux de produits de l’agrobusiness brésilien éloigne toujours plus la perspective d’une sortie du modèle agricole productiviste.

En définitive, la recherche de croissance à tout prix, en Europe comme au Brésil, fait reculer les ambitions environnementales. L’épisode Carrefour illustre en cela un tournant : là où l’agrobusiness brésilien s’adaptait aux exigences des multinationales européennes, il s’affirme désormais comme un acteur influent capable d’infléchir les décisions des grandes entreprises et institutions européennes.

The Conversation

Pierre-Éloi Gay ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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