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03.03.2025 à 12:13

Quand la comptabilité devient géopolitique…

Alexandre Rambaud, Maître de conférences en comptabilité - Co-directeur des chaires "Comptabilité Ecologique" et "Double Matérialité", AgroParisTech – Université Paris-Saclay
Une guerre géopolitique feutrée se joue en coulisse, celle des normes comptables internationales. Les acteurs ? L’ISSB, non affilié à un État, et la CSRD, créé par l’Union européenne.

Texte intégral 1841 mots
Deux registres différents de l’évolution comptable : l’un par la loi votée démocratiquement -- la CSRD --, l’autre -- l’ISSB -- par la norme privée. Feylite/Shutterstock

Une lutte géopolitique feutrée se joue en coulisse, celle de l’adoption de normes comptables de durabilité à l’international. Deux protagonistes s’opposent : l’initiative de l’International Sustainability Standards Board (ISSB), non affilié à un État, et celle de la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) de l’Union européenne. Avec la Chine aux aguets.


La comptabilité, langage fondamental des organisations structurant leur gestion et l’analyse de leur performance, façonne dès lors non seulement les entreprises, mais aussi la finance et l’économie. Sa normalisation étendue aux enjeux de durabilité est vue comme cruciale. Plus d’une trentaine de pays adoptent actuellement une telle normalisation.

Deux initiatives constituent le socle des orientations retenues par ces pays : celle de l’Union européenne, via la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), et celle de l’organisme américain de droit privé, l’International Sustainability Standards Board (ISSB). Dans ce contexte, la Chaire Double matérialité vient de publier une analyse géopolitique et critique de ces deux avancées normatives. Qui de l'ISSB ou de CSRD s'imposera dans l'évolution de la normalisation comptable à l'international ?

Au moment où la CSRD est en rediscussion au sein de l’Union européenne, avec certaines demandes d’alignement complet sur l’ISSB, il est nécessaire de contribuer à alimenter le débat. Ces questions jugées très techniques sont pourtant déterminantes pour nos économies et… la géopolitique future.

ISSB et CSRD : deux visions opposées

Structurellement, l’initiative de l’ISSB et de l’Union européenne diffère par une vision radicalement opposée de la durabilité. La première repose sur le principe de la « matérialité financière », tandis que la seconde est fondée sur la « double matérialité » (DM). Issu de du terme anglais juridique materiality, « matérialité » signifiant « importance de l’information ».

Pour l’ISSB, la comptabilité durable doit uniquement prendre en compte les impacts de l’environnement – naturel et social – sur la performance financière de l’entreprise. Pour la CSRD et le principe de double matérialité, il s’agit de prendre en compte également les impacts de l’entreprise sur l’environnement. Cette divergence a des implications profondes en termes d’alignement ou non sur des exigences scientifiques écologiques.

ISSB, normes privées et souveraineté

Créé en 2021, l’International Sustainability Standards Board (ISSB) est un organisme de droit privé ; la Fondation qui l’abrite relève du droit des États-Unis. Son rôle est d’étendre les normes comptables International Financial Reporting Standards (IFRS) – les principales normes comptables internationales des entreprises depuis les années 1970 – aux enjeux de durabilité. Ces nouvelles normes se nomment donc les IFRS S – S pour Sustainability. L’adoption des IFRS par un État ne conditionne pas l’adoption des IFRS S, mais peut la faciliter.

Les IFRS – financières et durable – sont des normes privées, dont la légitimité repose uniquement sur celle que les acteurs publics ou privés souhaitent leur accorder. La plupart des États dans le monde ont adopté progressivement les IFRS –  financières – pour les comptes de certaines de leurs entreprises, notamment cotées. À l’exception notable des États-Unis.


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Ce refus s’explique en partie par une question de souveraineté. Les États-Unis ne souhaitent pas déléguer leurs propres normes comptables financières à un organisme privé. Une autre raison: les normes comptables devraient servir l’intérêt public d’un État donné. Ce dernier point pose question si elles sont émises par un organisme privé, qui n’est pas non plus une organisation internationale, au sens du droit international.

CSRD et soft power européen

Votée en 2022, la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) est une démarche officielle de l’Union européenne. Elle impose à certaines entreprises de se conformer aux normes européennes de comptabilité durable ou European Sustainability Reporting Standards (ESRS), incluses dans la CSRD. La France a été le premier pays à transposer la CSRD, notamment du fait de sa place prépondérante dans les travaux à l'origine de cette directive.

Nous sommes dans deux registres différents de l’évolution comptable et du débat public afférent : l’un par la « loi » votée démocratiquement – la CSRD –, l’autre – l’ISSB – par la norme privée.

L’Union européenne dispose d’une influence importante dans la diffusion de règles comptables de durabilité à l’international. Elle peut s’appuyer sur le principe d’extra-territorialité de la CSRD, applicable dès 2028. De fait, cette directive aura des effets pour des entreprises de pays tiers. La Securities and Exchange Commission (SEC) aux États-Unis a reconnu, par exemple, que le nombre d’entreprises états-uniennes qui pourraient être concernées par les ESRS n’est pas négligeable. L’Union européenne possède également un atout : 80 % des encours de la finance dite durable se situent au niveau de son territoire. De facto, les investisseurs intéressés par des produits financiers durables ne peuvent contourner réellement l’espace européen.

Positions du Bostwana et de la Chine

La scène internationale de cette normalisation est clairement occupée par l’ISSB et l’Union européenne, avec leurs deux approches radicalement différentes de la comptabilité durable et de l’intérêt public. Ces acteurs alimentent une réelle géopolitique de la normalisation comptable de durabilité. La géopolitique de la norme comptable financière a été longuement étudiée. Elle met en évidence les conflits et jeux de pouvoir autour de ces normes structurant le monde de l’entreprise et de la finance. La nouveauté ? L’adapter aux enjeux de la normalisation de durabilité, émergents, mais bien présents.

Une illustration de l’influence européenne est la normalisation comptable de durabilité du Bostwana, une des places financières les plus stables d’Afrique. Ce pays a non seulement retenu le principe de double matérialité en 2024, mais a également pris les ESRS comme guide pour ses propres normes.


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La Chine, de son côté, a officiellement adopté le principe de la double matérialité en 2024. Elle se rapproche de la position européenne, tout en indiquant s’aligner sur les IFRS S. Cet alignement, qui pourrait sembler opposé à la vision en double matérialité, cache plutôt une adoption de façade, en lien avec l’approche que la Chine a toujours eue des IFRS. La Chine conserve ainsi une attitude complexe vis-à-vis de ces normes. Elle les a acceptées, mais sans jamais réellement intégrer tous leurs principes, notamment celui de la prégnance de la « juste valeur » dans les comptes. Ce dernier correspond schématiquement à un alignement de la comptabilité sur les marchés financiers.

Plusieurs blocs émergent

Dans ce contexte, plusieurs blocs géopolitiques semblent émerger et doivent être confirmés.

L’ISSB, acteur non étatique, dispose d’un rôle déterminant, mais non encore stabilisé dans la future cartographie des normes comptables de durabilité internationale. Quant à l’Union européenne, elle dispose d’une influence certaine à l’international. Ses positions alimentent un débat et des prises de position par différents États sur leur propre normalisation. Indépendamment de l’élection de Trump, de leur côté, les États-Unis rejettent massivement ces questions. La Chine se positionne fortement sur ces enjeux, en lien avec sa politique d’investissements verts.

Sont à suivre notamment dans le futur les positions des pays africains, du Canada, tiraillé notamment entre la position des États-Unis et de l’Union européenne, et de l’Asie, en partie dans la sphère d’influence de la Chine.

The Conversation

Alexandre Rambaud est membre du CERCES (Cercle des comptables environnementaux et sociaux). Il codirige les chaires 'Comptabilité Ecologique' (Fondation AgroParisTech) et 'Double Matérialité' (Institut Louis Bachelier).

03.03.2025 à 12:13

Comptabilité d’entreprise : le reporting environnemental et social est-il apolitique ?

Charlotte Disle, Maîtresse de conférences, Université Grenoble Alpes (UGA)
Rémi Janin, Maître de conférences - Reporting financier et extra financier des organisations à Grenoble IAE INP, Université Grenoble Alpes (UGA)
En privilégiant une approche allégée du reporting extrafinancier, l’Union européenne risque de favoriser indirectement l’ISSB avec une vision centrée sur les investisseurs.

Texte intégral 2052 mots
Stéphane Séjourné, vice-président exécutif de la Commission européenne, a évoqué la possible suppression de la directive relative à la publication par les entreprises d’informations sur les questions environnementales ou sociales et en matière de durabilité (CSRD). AlexandrosMichailidis/Shutterstock

En privilégiant une approche allégée du reporting extrafinancier, la Commission européenne risque de favoriser indirectement l’International Sustainability Standards Board (ISSB). Cet organisme de droit privé entend imposer sa vision centrée sur les investisseurs et… le marché. Une vision pas si apolitique qu’il y paraît ?


La réglementation européenne omnibus entend assouplir certaines obligations du reporting extrafinancier. Conclusion : suppression de la CSRD pour près de 80 % des entreprises concernées, report pour d’autres, report du devoir de vigilance, modification de la taxe carbone aux frontières, etc. Stéphane Séjourné, vice-président exécutif de la Commission européenne, avait évoqué sa possible suppression. Une aubaine pour l’ISSB, grand concurrent de la CSRD. Cet organisme de droit privé juridiquement domicilié au Royaume-uni a pour ambition de définir les nouvelles normes comptables extrafinancières.

Pour l’ISSB, la finance est le principal levier de transformation. En fournissant aux investisseurs des données extrafinancières fiables, ces normes permettraient que les capitaux s’orientent naturellement vers les entreprises les plus performantes en durabilité. Cette vision s’oppose à une autre, celle de la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) créée par l’Union européenne. Cette directive cherche à imposer un cadre normatif plus ambitieux, estimant que le marché seul ne suffit pas à intégrer pleinement les enjeux extrafinanciers.

« On compte beaucoup de choses qui comptent, mais on ne compte pas tout ce qui compte » rappelait Emmanuel Faber, ancien président-directeur général de Danone et actuel président de l’International Sustainability Standards Board (ISSB). Alors qui pour compter ce qui compte vraiment ?

L’ISSB au service des marchés financiers

Créé en 2021 sous l’égide de la Fondation IFRS –  garant du référentiel comptable international –, l’ISSB vise à harmoniser le reporting extrafinancier. Le mandat de la Fondation IFRS est d’« assurer la transparence, la responsabilité et l’efficacité des marchés financiers au niveau international ».

« Ce qui me rend fondamentalement optimiste est le rôle que peuvent jouer les marchés financiers dans la transition que nous devons réussir », rappelle Emmanuel Faber, président de l’International Sustainability Standards Board (ISSB).

Fidèle à cette approche, l’ISSB conçoit la comptabilité comme un outil au service des investisseurs. Il nomme ces nouvelles normes extrafinancières IFRS S – S, pour Sustainability. Pour l’organisme londonien de droit privé,

« on peut raisonnablement s’attendre à ce que ces normes aient une incidence à court, moyen ou long terme sur les flux de trésorerie d’une entreprise, son accès à du financement ou son coût du capital ».

Trois grands principes structurent cette vision :

  • Faciliter le financement de la transition écologique grâce à des données comparables et standardisées ;

  • Permettre une meilleure évaluation des risques extrafinanciers, en intégrant ces critères dans les décisions financières ;

  • Harmoniser les référentiels à l’échelle mondiale, afin de garantir la stabilité des marchés et éviter leur fragmentation.

Il n’est pas toujours simple d’analyser à quel rythme les normes IFRS S se déploient car l’ISSB mêle habilement dans sa communication les pays menant des consultations en vue d’une future adoption et les pays ayant définitivement adopté ses normes. Sur la base du dernier rapport publié par l’ISSB, fin 2024 :

« Trente pays, hors de l’UE, ont choisi d’engager leur processus d’adoption des normes ISSB, plus de la moitié l’a déjà finalisé au cours des derniers mois, les premières mises en œuvre étant pour début 2025. »

Ces 30 pays représentent 57 % du PIB mondial et 50 % des émissions de GHG mondiales.

CSRD : responsabiliser les entreprises

À l’inverse de l’ISSB qui insiste sur son « caractère apolitique », l’Union européenne a choisi une voie plus ambitieuse. Entrée en vigueur en janvier 2024, la CSRD instaure un cadre contraignant afin de responsabiliser les entreprises au-delà de leurs seuls intérêts financiers. Concrètement, les grandes entreprises doivent intégrer au sein d’une section distincte de leur rapport de gestion des informations en matière de durabilité ou publier en tant que tel un état de durabilité. Son fondement repose sur celui de la double matérialité, qui intègre deux dimensions complémentaires :

  • La matérialité financière évalue comment les enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance influencent la performance financière de l’entreprise, ses risques et ses opportunités ;

  • La matérialité d’impact analyse comment l’entreprise affecte la société et l’environnement, indépendamment de son impact financier direct.

En 2026, la CSRD aurait dû concerner 50 000 entreprises dans l’Union européenne. Mais cette ambition est aujourd’hui remise en question avec la directive européenne omnibus. La Commission européenne entend réduire le périmètre de l’obligation, pour le restreindre aux très grandes entreprises de plus de 1 000 salariés. L’obligation ne concernerait plus 50 000 mais 10 000 entreprises européennes.

Rien n’est apolitique

La normalisation comptable est de facto toujours influencée par des choix politiques et économiques, tel que nous l’enseigne la théorie positive de la comptabilité développée par Watts et Zimmerman. Elle souligne que les entreprises sont exposées à des coûts politiques découlant des réglementations favorisant certaines parties prenantes au détriment d’autres.


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Ces coûts sont d’autant plus susceptibles d’apparaître lorsque les entreprises affichent des bénéfices élevés ou exercent dans des secteurs fortement exposés aux réglementations et aux attentes sociétales. Dans ce contexte, les normes de l’ISSB et de la CSRD offrent deux stratégies distinctes. L’ISSB, en s’appuyant sur le marché, permet aux entreprises de limiter leur exposition aux régulations contraignantes tout en intégrant progressivement les critères extrafinanciers. La CSRD, en imposant un cadre normatif plus ambitieux, accroît la transparence, mais génère aussi des obligations et des coûts supplémentaires pour les entreprises.

Branle-bas de combat des intérêts

Différentes visions pèsent sur le processus de normalisation. Les positions de l’International Organization of Securities Commissions (IOSCO), de l’Autorité française des marchés financiers (AMF) ou des auditeurs sont intéressantes en ce sens.

L’IOSCO, qui regroupe les principaux régulateurs financiers mondiaux, soutient l’ISSB. Elle privilégie une approche fondée sur la matérialité financière et la transparence pour les investisseurs, tout en appelant à éviter des contraintes susceptibles de freiner les flux de capitaux. L’AMF, quant à elle, adopte une position intermédiaire. Elle encourage un cadre inspiré de l’ISSB afin de préserver la compétitivité des entreprises et des marchés financiers, tout en invitant « l’ISSB à s’emparer de la double matérialité dans sa démarche de normalisation ».


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Par ailleurs, les rapports de durabilité qui découlent de la CSRD doivent être certifiés par des auditeurs. Or, ces derniers, notamment les « Big Four », sont particulièrement impliqués au sein des organisations préparant les textes de la CSRD. Ces acteurs semblent avoir trouvé dans cette directive européenne une opportunité de marché. Une interrogation de plus sur les enjeux de concentration et d’influence dans le développement du marché de l’audit extrafinancier.

Quels avis des entreprises elles-mêmes ?

Les entreprises dans les secteurs d’activités les plus exposés aux réglementations extrafinancières préfèreraient des normes moins exigeantes… comme celles de l’ISSB. Ainsi, 25 associations européennes de lobbyisme représentant les intérêts des entreprises, dont Business Europe (le Medef européen) ont sollicité publiquement une simplification et un décalage de l’application de la CSRD.

« Nous soutenons fermement le Green Deal européen et sa poursuite, [et] nous savons que les normes européennes en matière de nature, de biodiversité et de climat ne sont pas un problème, mais une partie essentielle de la solution. »

À l’inverse, dans une autre lettre ouverte, plus de 180 organisations de la société civile et une soixantaine de grandes entreprises, dont Décathlon, Ikea, Patagonia, Accor ou encore Nestlé, ont publiquement réaffirmé leur soutien aux réglementations européennes.

The Conversation

Charlotte Disle a bénéficié de financement IDEX (initiative d'excellence) de l'Université Grenoble Alpes.

Rémi Janin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

02.03.2025 à 17:00

En Martinique et Guadeloupe, pourquoi les eaux des mangroves se colorent en rose

Aurélie Boisnoir, Chercheure en écologie et physiologie des microalgues tropicales, Ifremer
Olivier Gros, Professeur en biologie marine, UMR 7205 ISYEB, responsable de l’équipe « Biologie de la Mangrove », Université des Antilles, Université des Antilles
En Guadeloupe et en Martinique, les eaux des mangroves se colorent parfois en rose, du fait de bactéries non pathogènes, des sargasses. La température et la salinité des eaux pourraient en être la cause.

Texte intégral 1858 mots

En Guadeloupe comme en Martinique, les eaux des mangroves se colorent parfois en rose. Des analyses menées par l’Ifremer et l’université des Antilles ont mis en évidence deux familles de bactéries non pathogènes responsables de ce phénomène. Des échouements de sargasses associés à une température et une salinité élevées des eaux pourraient favoriser le développement de ces microorganismes.


Depuis quelques années, certaines mangroves de Martinique et de Guadeloupe se parent d’une robe rose fuchsia du plus bel effet. Aussi surprenants que spectaculaires, ces phénomènes naturels sont largement relayés sur les réseaux sociaux et suscitent de nombreuses interrogations.

Mais qu’appelle-t-on « mangrove » ? La mangrove est un écosystème côtier unique présent dans les régions tropicales et subtropicales. Cet écosystème forestier est caractérisé par plusieurs espèces d’arbres appelés palétuviers qui se répartissent selon un gradient de salinité.

Des mangroves peuplées de palétuviers rouges, noirs et blancs

Les palétuviers rouges vivent sur le rivage et sont reconnaissables à leurs longues racines aériennes plongeant dans l’eau de mer (35 g/l de sel). À l’intérieur des terres, on trouvera le palétuvier noir (supportant jusqu’à 70 g/l de sel) et, en arrière-mangrove, le palétuvier blanc vivant dans un milieu où la salinité dépasse rarement 10 g/l de sel.

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Les mangroves assurent plusieurs fonctions écologiques importantes comme la protection des côtes contre l’érosion, la filtration des polluants et des sédiments, ou encore la régulation des cycles biogéochimiques. Bien que ces fonctions soient cruciales pour l’environnement, certains phénomènes comme des échouements massifs de sargasses peuvent provoquer des eaux colorées qui bouleversent ponctuellement l’équilibre de ces zones protégées.

Des eaux rose fuchsia dues à des bactéries

Il faut distinguer deux cas. Le premier consiste en une coloration localisée en de petites tâches sur le sédiment, le second consiste en une coloration totale de l’eau de mer. Les premières colorations roses dans les mangroves des Antilles françaises ont d’abord été observées en 2018 en Guadeloupe dans les mangroves de Baie-Mahault et de Saint-François. Des taches roses visibles sur les sédiments marins apparaissent sporadiquement à proximité des racines des palétuviers.

Les investigations menées par l’université des Antilles ont révélé que ces colorations étaient dues à la présence de bactéries photosynthétiques appelées « bactéries pourpres sulfureuses » appartenant à la famille des Chromatiaceae, la couleur rose étant directement dépendante du pigment photosynthétique produit par ces bactéries.

Puis, plus récemment, des colorations roses de plus grande ampleur ont été observées en Martinique, dans les mangroves du Diamant et de Trinité, et dans une moindre mesure dans celle du Robert. Contrairement à la Guadeloupe où les colorations roses étaient localisées uniquement sur la vase, en Martinique c’est toute la colonne d’eau qui devenait rose. Dans ce cas précis, ce phénomène est appelé « eau colorée ».

Les analyses menées conjointement par l’Ifremer et l’université des Antilles ont montré qu’il s’agissait de populations de bactéries photosynthétiques diverses produisant des pigments photosynthétiques pourpres roses. Ainsi, d’autres bactéries pourpres non sulfureuses, les Rhodobacteraceae, contribuaient-elles aussi au phénomène d’eau colorée rose en Martinique en plus des Chromatiaceae, elles aussi présentes.

Les Chromatiaceae et les Rhodobacteraceae sont des bactéries non pathogènes pour la population humaine qui synthétisent des pigments appartenant au groupe des caroténoïdes qui leur donnent cette couleur caractéristique. Bien qu’elles soient individuellement de petite taille (quelques micromètres de longueur) et invisibles à l’œil nu, ces bactéries peuvent atteindre dans certaines conditions environnementales de si fortes concentrations que leurs pigments deviennent visibles.

L’hypothèse émise concernant la présence de la microalgue Dunaliella salina, responsable des eaux colorées roses en Martinique n’a pas été confirmée par nos investigations.

Comment se développent ces bactéries pourpres ?

Pour se développer, les bactéries pourpres ont besoin d’un milieu anoxique, c’est-à-dire dépourvu d’oxygène. Cette absence d’oxygène apparaît généralement après un fort enrichissement en matière organique du milieu, un phénomène appelé « eutrophisation ».

Lors d’un phénomène d’eutrophisation dans un milieu aqueux, des bactéries consommatrices de matière organique trouvent les conditions idéales pour une forte croissance, devenant rapidement la population bactérienne la plus abondante. Ce développement extrêmement rapide s’accompagne d’une forte consommation de l’oxygène dissout dans l’eau, ce qui rend le milieu anoxique, c’est-à-dire sans oxygène disponible.

Il s’ensuit la mort de tous les animaux aquatiques qui n’ont pas pu fuir cet écosystème, et donc une augmentation de la quantité de matière organique disponible. Intervient alors une deuxième population de bactéries qui sont des bactéries vivant en absence d’oxygène et dégradant la matière organique. Ces bactéries appartiennent au groupe des bactéries dites sulfato-réductrices qui ont la particularité de libérer du sulfure d’hydrogène (H2S) lors de leur développement.

Cette seconde population de bactéries va donc se trouver dans des conditions idéales pour un développement extrêmement rapide et va enrichir le milieu en sulfures. Ce nouveau milieu sans oxygène, mais en présence de sulfures et de lumière, va devenir très favorable à une troisième population de bactéries qui sont les bactéries photosynthétiques pourpres. Ces bactéries vont se développer sur toute la colonne d’eau donnant la couleur rose/pourpre caractéristique de ce phénomène.

Sargasses, température de l’eau et salinité en cause ?

En Guadeloupe comme en Martinique, l’apport massif en matière organique viendrait de sargasses échouées sur le littoral qui auraient limité les échanges d’oxygène entre la mer et la mangrove. Il est important de souligner que les colorations peuvent survenir quelle que soit la nature de l’apport de matière organique en décomposition.

D’autres paramètres comme une température élevée de l’eau et une forte salinité ont pu exacerber ces colorations, ces deux paramètres ayant un impact sur la solubilité de l’oxygène dans l’eau. En Guadeloupe, les bactéries pourpres sulfureuses ont été observées dans les mangroves présentant des salinités proches de celle de l’eau de mer, c’est-à-dire variant entre 30 g/l et 40 g/l alors qu’en Martinique les salinités mesurées pouvaient être supérieure à 60 g/l.

Ces phénomènes d’eaux colorées roses peuvent être observés pendant plus d’un mois si les conditions environnementales le permettent. Généralement, la coloration s’estompe quand le cordon littoral ne représente plus un obstacle important pour la circulation de l’eau entre la mangrove et la mer, c’est-à-dire après une marée haute où encore après un épisode pluvieux important permettant ainsi à l’eau de la mangrove d’être oxygénée de nouveau.

Cette réoxygénation de l’eau entraîne une diminution rapide des populations de bactéries sulfato-réductrices suivie par les bactéries pourpres, et donc la disparition de la couleur rose de l’eau.

Et d’où provient l’odeur de soufre ?

Lors des épisodes d’eaux colorées roses, une odeur d’œuf pourri est perceptible. Cette odeur est certes due à la décomposition de la matière organique échouée sur le cordon littoral mais pas seulement !

En effet, les bactéries anaérobies sulfato-réductrices qui ont été identifiées lors de phénomènes d’eaux roses en Martinique libèrent du sulfure d’hydrogène connu pour dégager aussi cette odeur d’œuf pourri.

S’inspirer de projets sur les eaux vertes, rouges ou brunes dues aux microalgues

Comme les bactéries, les microalgues (algues microscopiques) sont aussi responsables d’eaux colorées. Quand elles sont présentes en fortes concentrations elles provoquent des eaux vertes, rouges ou brunes. La couleur des eaux est alors spécifique aux pigments des espèces de microalgues dominantes qui se développent dans la colonne d’eau.


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Lors de développements importants de microalgues, le milieu peut soit rester oxygéné soit devenir anoxique (dépourvu d’oxygène), ce qui entraîne alors une mortalité massive d’organismes marins. L’Ifremer travaille sur un projet de science participative Phenomer 2.0, qui permettra à la population de signaler dès l’année prochaine les eaux colorées survenant sur le littoral de France hexagonale.

Ce projet permettra d’améliorer les connaissances sur les organismes responsables d’eaux colorées. Dans un contexte d’eutrophisation côtière aux Antilles, une alternative sur un projet comparable pourrait être proposée en Martinique et en Guadeloupe.

The Conversation

Aurélie Boisnoir a reçu des financements de Ifremer et Office De l'eau de Martinique.

Olivier Gros ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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