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27.02.2025 à 15:48

Et si l’assurance verte pouvait aider à réduire les produits phytosanitaires dans les vignobles…

Yann Raineau, Chercheur en économie, Inrae
Cécile Aubert, Professeur d’économie, Université de Bordeaux
Marianne Lefebvre, Enseignante et chercheuse en économie, Université d'Angers
Pauline PEDEHOUR, Maître de conférences en Sciences économiques , Université d'Angers
Des acteurs du secteur viticole aquitain ont conçu une assurance verte. L’idée : compenser le risque de perte lié à l’expérimentation d’alternative aux produits phytosanitaires.

Texte intégral 1722 mots
Sur les parcelles en expérimentation, une baisse de 30 à 55 % des fongicides a été obtenue. JackFrog/Shutterstock

Dans le cadre d’un living lab viticole aquitain, des producteurs, une compagnie d’assurance et un acteur public ont conçu une nouvelle forme d’« assurance verte ». L’objectif : permettre l’expérimentation d’un nouvel outil d’optimisation de la protection phytosanitaire des vignes, par la couverture des pertes potentielles.


De nouvelles technologies sont régulièrement mises au point pour optimiser la performance de l’agriculture, tout en réduisant son impact sur l’environnement. Mais les agriculteurs ne sont pas toujours prêts à prendre le risque de les tester ou de les mettre en œuvre à grande échelle.

Avec le soutien d’une « assurance verte » intervenant en cas de pertes, deux caves coopératives viticoles se sont portées volontaires pour participer à une expérimentation. L’idée ? Tester et améliorer un outil d’optimisation de la protection phytosanitaire proposé par l’Institut technique de la filière (IFV). Résultat : sur quatre années, les fongicides ont été réduits de 30 à 55 %. Cette approche a été permise par une approche living lab adoptée au sein du territoire d’innovation VitiREV.

Des travaux complémentaires, menés cette fois auprès de 412 viticulteurs français, montrent que ce dispositif pourrait en fait intéresser un grand nombre de viticulteurs. À l’heure d’imaginer nos futurs systèmes agricoles et alimentaires, cette initiative allie deux leviers plus que jamais d’actualité : les dispositifs living lab pour faire émerger des solutions nouvelles, et la nécessaire prise en compte du risque vécu par les producteurs au moment de les expérimenter.

Risque d’expérimenter

Dans la réalisation des transitions attendues par la société, un sujet trop peu évoqué est celui du risque encouru par les agriculteurs au moment d’expérimenter de nouvelles pratiques. En l’absence d’informations fiables, de mauvaises anticipations peuvent freiner la phase d’expérimentation nécessaire avant toute tentative de déploiement. L’utilisation d’un outil d’aide à la décision visant à limiter les produits phytosanitaires en est l’illustration. Supprimer un traitement ou réduire une dose comporte toujours une grande part d’incertitude, avec des conséquences parfois dramatiques sur les récoltes. Une approche globale couplant problématiques agronomiques et financières est nécessaire.

L’ambition de l’initiative aquitaine tient justement à cette approche living lag choisie pour traiter l’enjeu de la réduction des pesticides. Celle-ci consiste à associer une diversité d’acteurs concernés – agriculteurs, chercheurs, mais aussi administrations, associations, entreprises, consommateurs, etc. Ensemble, ils conçoivent et expérimentent des solutions dans les conditions réelles des fermes et de leur territoire. Cette approche a été déterminante pour impliquer d’autres acteurs clés de l’équation : une collectivité (la Région Nouvelle-Aquitaine) et une compagnie d’assurance (Groupama). Car ceux-ci pouvaient soutenir, au moins temporairement, la prise de risque associée à l’adoption d’un outil de réduction des traitements phytosanitaires.

Si les risques climatiques font actuellement l’objet de contrats d’assurance subventionnés dans le cadre de la politique agricole commune (PAC) – l’assurance multirisque climatique –, les pertes de récolte dues aux maladies et nuisibles ne sont, elles, pas assurées. L’utilisation de produits phytosanitaires reste un outil majeur pour se prémunir des risques de maladies et de nuisibles avec des effets secondaires conséquents sur la santé et les écosystèmes.

L’assurance maladie de la vigne

Au cours des quatre années d’expérimentation, les partenaires ont affiné le « protocole de traitement assurable » à suivre en fonction des prescriptions de l’outil d’aide à la décision testé. Ils ont également affiné les conditions de l’assurance. Avec quels résultats ? Une baisse de 30 à 55 % de fongicides sur les parcelles en expérimentation – 75 hectares en moyenne par an –, par rapport aux autres parcelles suivies en parallèle. Et ce, sur des parcelles conduites en agriculture biologique comme en agriculture conventionnelle.


À lire aussi : L’assurance récolte, un substitut crédible aux pesticides ?


Les pertes de production attribuables aux maladies ont été limitées à moins de 5 % les trois premières années. Ces bons résultats ont incité les coopératives à mettre progressivement davantage d’hectares en jeu, et l’assureur à réduire les cotisations d’assurance. Néanmoins, une des parcelles a connu des pertes importantes au cours de la dernière année ; ce qui a donné lieu à des versements d’indemnités par l’assureur. Cet épisode a rappelé que les recommandations de l’outil étaient très dépendantes de la qualité des données fournies en amont des préconisations : observations des agriculteurs, prédictions météorologiques, etc.

Une majorité de viticulteurs français favorables

Sur la base de cette initiative, des travaux complémentaires, menés cette fois à l’échelle nationale, ont permis de mesurer l’intérêt des viticulteurs français. L’objectif de cette étude était de mesurer l’impact à grande échelle de ce type de dispositif couplant outil d’aide à la décision et assurance du risque sanitaire.

« Ce dispositif peut être intéressant pour inciter les viticulteurs à baisser les intrants »,

commente un viticulteur enquêté.

Elle montre qu’entre 48 % et 60 % des 412 viticulteurs français interrogés se disent prêts à souscrire à une assurance verte. Une préférence est constatée pour des indemnisations sur la base de l’évaluation des pertes réelles par un expert, plutôt qu’une assurance indicielle. Avec l’assurance indicielle, les pertes sont estimées sur la base d’un indice de pression fongique locale, mesurée par exemple dans des parcelles de vigne témoins proches. L’enjeu reste de réduire les coûts. Cependant, les pertes réelles peuvent être parfois supérieures et parfois inférieures à celles des vignes témoins.

Vers 25 % de surfaces bio d’ici 2030 ?

Les viticulteurs interrogés préfèrent également une adhésion individuelle volontaire plutôt que via des fonds mutuels à cotisation obligatoire. Cette dernière approche a pourtant été testée récemment sur des vignobles du Veneto (Italie). Parmi les profils de producteurs les plus intéressés par l’assurance verte se trouvent les agriculteurs en conversion vers l’agriculture biologique. Ce dispositif pourrait donc être un potentiel moyen de soutenir leur conversion et ainsi d’atteindre les objectifs de l’Union européenne de 25 % de surfaces bio pour 2030.

« Il est urgent de prendre conscience de la toxicité des produits phyto et de réduire les quantités utilisées au juste nécessaire. L’image du monde agricole en dépend »,

rappelle un autre viticulteur.

Ces résultats sont encourageants pour imaginer des dispositifs d’accompagnement d’innovations comme celles développées localement par les acteurs de living labs. Concernant l’assurance verte en particulier, si les dépenses publiques se concentraient sur l’augmentation du niveau d’indemnisation que peuvent couvrir les assureurs, elles n’interviendraient alors qu’en cas de pertes réelles. Les dispositifs actuellement en place comme les mesures agroenvironnementales de la politique agricole commune (PAC) génèrent, eux, des dépenses publiques systématiques, indépendamment des pertes réelles.

Cela rend ce nouvel instrument de politique publique particulièrement attractif pour soutenir des pratiques pour lesquelles les agriculteurs ont tendance à surestimer le risque de pertes. Au-delà de l’objectif étudié ici, qui est de sécuriser l’apprentissage vers des itinéraires moins intensifs en produits phytosanitaires, l’instrument peut s’adapter à d’autres pratiques expérimentées dans le cadre du développement de l’agroécologie.


Cet article a été rédigé avec Marc Raynal, ingénieur à l’Institut français de la vigne et du vin (Gironde).

Ces recherches ont bénéficié du soutien de l’Agence nationale de la recherche (projet Vitae) et de la Région Pays de la Loire (projet BEHAVE).

The Conversation

Yann Raineau a reçu des financements dans le cadre des projets VitiREV (Programme d’investissements d’avenir) et VITAE (Programme Prioritaire de Recherche).

Cécile Aubert a reçu des financements de l'ANR dans le cadre des projets VitiREV (Programme d'Investissement d'Avenir) et VITAE (Programme Prioritaire de Recherche) et de la région Nouvelle Aquitaine.

Marianne Lefebvre a reçu des financements de la Région Pays de Loire pour le projet BEHAVE (2022-2024).

Pauline PEDEHOUR ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

27.02.2025 à 15:40

« Zéro artificialisation nette » : combien coûte vraiment la renaturation des sols urbains ?

Charles Claron, Doctorant en économie écologique (CIRED & LATTS), École Nationale des Ponts et Chaussées (ENPC)
Elodie Nguyen-Rabot, Chercheuse, AgroParisTech – Université Paris-Saclay
Harold Levrel, Professeur, économie de l’environnement, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)
Mathilde Salin, Docteure en économie, Université Paris-Saclay
Nicolas Mondolfo, Chercheur, École Normale Supérieure Paris-Saclay – Université Paris-Saclay
Des travaux de recherche révèlent des données inédites sur le coût de la renaturation de sols compactés, imperméabilisés, construits ou pollués.

Texte intégral 2423 mots
La renaturation des sols artificialisés, comme ici dans une rue de Paris, engendre des coûts importants. Fourni par l'auteur

Alors que le gouvernement envisage de décaler l’objectif intermédiaire « zéro artificialisation nette » de 2031 à 2034 , une recherche lève le voile sur les coûts, parfois élevés, des opérations de renaturation des sols. Ces données inédites offrent aux décideurs des repères chiffrés pour planifier la transition écologique de leurs territoires.


Face à la multiplication des canicules et inondations, la renaturation des sols s’impose comme un enjeu crucial pour adapter nos villes au changement climatique. Restaurer la fonctionnalité des sols permet en effet de limiter les îlots de chaleur, d’améliorer l’infiltration de l’eau, d’offrir davantage d’espaces verts et de créer des corridors écologiques favorables à la biodiversité.

Le récent règlement européen sur la restauration de la nature en fait d’ailleurs une priorité, en fixant un objectif d’augmentation des espaces verts urbains. En France, cet enjeu s’inscrit dans la stratégie nationale de neutralité écologique visée par l’objectif « zéro artificialisation nette » (ZAN).

Mais combien coûte cette renaturation ? Jusqu’à récemment, les données fiables manquaient. Seul un rapport de France Stratégie (2019) proposait une estimation approximative, basée sur des sources limitées et une méthodologie peu détaillée.

Nous publions un document de travail qui apporte des données inédites, collectées directement auprès des acteurs de la renaturation des sols.

Cela nous conduit à évaluer des coûts de la renaturation allant de 50 à 320 euros par mètre carré pour des sols compactés, imperméabilisés ou construits, et jusqu’à 800 euros par mètre carré pour des sols pollués. Notre étude met aussi en lumière la structure et les facteurs de variabilité de ces coûts.

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Décomposer la renaturation pour analyser ses coûts

Pour décrypter ces coûts, nous avons décomposé la renaturation des sols en une séquence d’étapes pour les évaluer individuellement. À cet effet, nous avons interrogé une cinquantaine d’acteurs de la filière (entreprises, agences publiques, collectivités locales, associations) et analysé une trentaine de rapports techniques et de devis. Au total, 748 estimations de coûts associées à huit étapes différentes ont été recueillies, puis converties en euro par mètre carré.

Salin, Claron et al. (2024) Fourni par l'auteur

Ces étapes présentent des coûts différenciés. Les « études préalables » (de 1 à 13 €/m2) et « la gestion et le suivi » (de 1 à 29 €/m2) figurent parmi les moins coûteuses. À l’inverse, la « gestion des déchets et terres excavées » (de 26 à 242 €/m2) et surtout « l’assainissement des sols », correspondant aux actions de dépollution (de 35 à 573 €/m2) représentent les dépenses les plus élevées.

Mais ces statistiques cachent d’importantes variabilités selon les techniques utilisées au sein de chaque étape et selon les spécificités de chaque chantier. Par exemple, la présence de bâtiments mitoyens ou de matériaux comme l’amiante peut considérablement alourdir les coûts de la « démolition du bâti ».

De 50 à 800 euros le mètre carré

Ces données permettent d’estimer les coûts d’une diversité d’itinéraires techniques de renaturation. Notre étude présente plusieurs scénarios qui dépendent de l’état initial des sols (construit, revêtu, compacté ou pollué) et de leur état final, couvrant un éventail représentatif de typologies d’opérations de renaturation. Par exemple, la végétalisation des cours d’école (appelées « cours oasis ») consiste à passer d’un sol revêtu à un sol végétalisé. Le coût de chaque scénario résulte de l’addition des coûts médians des étapes impliquées.

Salin, Claron et al. (2024), Fourni par l'auteur

Dans la majorité des scénarios, les coûts médians varient de 50 à 320 euros par mètre carré et atteignent plus de 800 euros par mètre carré pour des sols initialement pollués. Mais en cas de contaminations lourdes nécessitant des traitements en décharges spécialisées, les coûts peuvent s’élever à plus de 1 100 euros par mètre carré.

Le degré d’ingénierie écologique mobilisée joue également. Une végétalisation à visée esthétique (avec des arbres matures et un entretien régulier) coûte plus cher qu’une restauration écologique ambitieuse, impliquant la recréation d’habitats naturels et un suivi écologique de long terme, elle-même plus onéreuse qu’une restauration partielle.

Cependant, à trajectoire de renaturation similaire, le coût global présente des variabilités importantes. Il dépend des caractéristiques du site (hétérogénéité des sols, niveau de contamination) et des techniques utilisées. La plupart des techniques de renaturation bénéficient d’économies d’échelle : plus la surface renaturée est grande, plus le coût au mètre carré diminue. La temporalité du projet joue évidemment un rôle majeur : un délai court nécessite généralement des ressources importantes entraînant les coûts à la hausse. Enfin, la localisation géographique influence aussi le coût de la main-d’œuvre et des matériaux (comme la terre végétale) ou les frais de gestion des déchets, qui sont tributaires de la proximité des sites de traitement.

À l’avenir, nos estimations pourraient être affinées par des données complémentaires. Pour une vision plus complète, il faudrait également intégrer d’autres composantes directes ou indirectes de la renaturation des sols (planification, maîtrise foncière, expertise juridique, etc.). Il serait en outre pertinent d’analyser les interactions entre les différentes étapes et de quantifier précisément l’influence des facteurs de variabilité des coûts.

Enfin, une étude prospective pourrait examiner comment la multiplication des projets de renaturation affectera les coûts qui pourraient diminuer grâce à des effets d’apprentissage ou augmenter en raison de la raréfaction de la terre végétale ou des sites de stockage des déchets. Ces effets dépendront du développement de nouvelles techniques, comme le réemploi et la valorisation des terres excavées.

Des données clés pour la transition des territoires

Cette base de données de coûts, avec les scénarios de renaturation qu’elle permet de modéliser, est un outil précieux pour de nombreux acteurs de l’aménagement du territoire. Elle aide à estimer les coûts de renaturation d’un site et de les comparer avec ceux de la construction ou de la réhabilitation d’espaces équivalents. Dans le cadre de la planification municipale ou régionale, elle offre des repères pour évaluer les investissements nécessaires à une trajectoire de renaturation ou pour prioriser les zones à renaturer.

Ces résultats constituent également une brique de base pour la recherche et le développement d’outils opérationnels consacrés à la mise en œuvre de l’objectif ZAN. Plusieurs initiatives expérimentales proposent ainsi d’intégrer les coûts de renaturation dans la chaîne de valeur de l’aménagement urbain, comme le « bilan d’opération de transition foncière » ou la « charge foncière verte », portés respectivement par l’Institut de la transition foncière et par l’Établissement public foncier d’Île-de-France.

À l’échelle nationale, ces données pourraient aussi nourrir les réflexions sur une fiscalité liée à l’artificialisation des sols, sur la mise en place de quotas d’artificialisation échangeables ou encore sur l’intégration de la dette écologique que génère l’artificialisation des sols dans différents cadres comptables.

Il convient toutefois de préciser que les données que nous avons recueillies concernent des opérations de renaturation qui ne s’inscrivaient pas dans le cadre réglementaire de la compensation de l’artificialisation, ni dans celui d’une compensation écologique. De telles obligations, qui impliquent une équivalence en nature plus exigeante, pourraient tirer les coûts à la hausse.

Si nos travaux peuvent nourrir les initiatives visant à valoriser la santé des sols dans l’aménagement du territoire, ils montrent aussi le coût élevé de la restauration. Du reste, celle-ci est un processus incertain, long, énergivore et confronté à des contraintes écologiques, sociales et politiques. Tous les sols dégradés ne peuvent pas être renaturés, et ceux qui le sont ne retrouvent jamais pleinement leur état d’origine. Il est donc crucial d’éviter au maximum la détérioration des sols : mieux vaut prévenir que guérir !

The Conversation

Charles Claron a reçu des financements de l'Ecole nationale des Ponts et Chaussées pour la réalisation de ses recherches doctorales.

Elodie Nguyen-Rabot a reçu des financements de la Chaire Comptabilité Écologique pour sa contribution à cette recherche.

Mathilde Salin a reçu des financements de la Banque de France et de l'ANRT pour la réalisation de ses recherches doctorales.

Harold Levrel et Nicolas Mondolfo ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

27.02.2025 à 12:02

Retour à l’état sauvage : l’étonnante histoire des vaches de l’île Amsterdam perdue dans l’océan Indien

Laurence Flori, Directrice de recherche, génétique animale, UMR SELMET, Inrae
Mathieu Gautier, chercheur en génomique statistique et évolutive des populations, Inrae
Tom Druet, Research Director at F.R.S.-FNRS, Université de Liège
François COLAS, Inspecteur de santé publique vétérinaire - retraité
Thierry Micol, Chef de service LPO
L’étude génétique de cette population a permis de répondre à plusieurs questions : d’où venaient ces vaches ? Comment ont-elles pu s’établir sur une île déserte ?

Texte intégral 4120 mots
Les vaches férales de l’île Amsterdam (océan Indien), terre australe française. Francois Colas, Fourni par l'auteur

L’étude génétique de cette population a permis de répondre à de nombreuses questions : D’où venaient ces vaches ? Comment ont-elles pu survivre et s’établir sur une île a priori hostile ? Mais elle en soulève d’autres. Était-il par exemple nécessaire d’éradiquer ces bovins redevenus sauvages en 2010 ?


Certains espaces naturels préservés accueillent des populations animales étonnantes, capables de s’adapter à des contextes inattendus. Un exemple intriguant en témoigne, celui d’une population de bovins retournés à l’état sauvage (processus appelé féralisation), après avoir été abandonnés sur l’île subantarctique Amsterdam, au sud de l’océan Indien, sur laquelle ils ont vécu en toute autonomie jusqu’en 2010.

Une île inhospitalière balayée par les vents

Située à 4 440 km au sud-est de Madagascar et comparable en taille à Noirmoutier, cette île est soumise à un climat océanique tempéré, balayée par des vents constants et parfois violents, et exposée à des précipitations fréquentes, notamment l’hiver. Elle est également dépourvue de points d’abreuvement permanents, ce qui la rend à première vue incompatible avec la survie d’un troupeau de bovins. La seule présence humaine y est assurée par la base scientifique Martin-de-Viviès, établie en 1949.

Depuis 2006, l’île Amsterdam fait partie de la réserve naturelle nationale des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), un sanctuaire de biodiversité, inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco.


À lire aussi : Les îles australes françaises : tristes championnes de vitesse du changement climatique


D’après les documents historiques, quelques bovins y auraient été probablement abandonnés à la fin du XIXe siècle. Contre toute attente, ces animaux ont non seulement survécu mais également prospéré, leur population atteignant près de 2 000 animaux en quelques décennies. Mais d’où provenaient ces animaux, et comment ont-ils pu s’établir sur l’île et s’adapter à un environnement à première vue inhospitalier, en redevenant sauvages ? C’est l’histoire singulière de cette population bovine que nous avons retracée à partir de l’étude du matériel génétique de 18 animaux, extrait d’échantillons prélevés lors de deux campagnes d’étude remontant à 1992 et 2006.

Vache de l’île Amsterdam. François Colas, Fourni par l'auteur

Quand la génétique éclaire l’histoire

En analysant les différences entre les génomes de ces animaux, nous avons tout d’abord mis en évidence une diminution significative, mais brève de la taille de la population vers la fin du XIXe siècle. Ce résultat réfute l’hypothèse d’une présence plus ancienne de bovins laissés sur l’île par des navigateurs. Il confirme en revanche le scénario historique le plus consensuel, selon lequel cinq ou six bovins auraient été abandonnés sur l’île en 1871 par un fermier, nommé Heurtin, et sa famille, originaires de La Réunion. Partis avec quelques animaux pour s’installer sur l’île, la mettre en culture et entamer une activité d’élevage, ils n’y sont finalement restés que quelques mois. Ils ont été contraints de retourner à La Réunion par les conditions climatiques difficiles, les problèmes d’adaptation et l’isolement, en laissant les bovins derrière eux.

Une poignée d’animaux fondateurs a ainsi été à l’origine de la population, entraînant une forte augmentation de la consanguinité chez leurs descendants. Cette augmentation est souvent associée à une accumulation dans le génome de mutations délétères responsables de dysfonctionnements biologiques et de maladies génétiques. Mais elle peut aussi parfois permettre au contraire leur élimination, un phénomène connu sous le nom de purge. De manière surprenante, nous n’avons observé aucun de ces deux cas de figure. Les 2 000 descendants obtenus en quelques générations semblaient en effet en bonne santé. De plus, notre analyse, qui a mis en évidence une réduction modérée de la diversité génétique, n’a pas détecté d’élimination significative des mutations délétères, mettant d’autant plus en lumière la singularité de cette population.

Fourni par l'auteur

Des origines ayant favorisé l’établissement des bovins sur l’île

La caractérisation génétique des animaux a également révélé qu’ils semblaient descendre de deux populations bovines bien distinctes de taurins européens génétiquement proches d’animaux actuels de race jersiaise (env. 75 %) et de zébus originaires de l’océan Indien (env. 25 %). Ces résultats confirment que les bovins introduits sur l’île avaient probablement été sélectionnés par Heurtin parmi les races présentes à l’époque sur l’île de La Réunion, qui comprenaient des animaux proches des jersiais actuels, susceptibles de s’être croisés avec des races locales, notamment des zébus de la région.

Cette spécificité est probablement à l’origine du succès de l’établissement de cette population dans cet environnement inhospitalier. C’est ce que révèlent nos résultats qui mettent en évidence une préadaptation de leurs ancêtres taurins européens aux conditions climatiques de l’île. Les animaux introduits n’ont, semble-t-il, pas été confrontés à un défi bioclimatique important, les conditions climatiques du berceau des bovins jersiais, l’île de Jersey (dans la Manche), étant en effet relativement proches de celles de l’île Amsterdam.

Vaches de l’île Amsterdam. François Colas, Fourni par l'auteur

Des mécanismes adaptatifs principalement liés au système nerveux

La découverte de leurs origines nous a également permis de réfuter les hypothèses émises par certains scientifiques, selon lesquelles ces bovins auraient vu leur taille diminuer dans ce nouvel environnement pour s’adapter aux ressources limitées de l’île, un phénomène connu sous le nom de nanisme insulaire.

Fourni par l'auteur

D’après notre étude, les animaux fondateurs de cette population étaient déjà proches d’animaux de petite taille (bovins jersiais et de l’océan Indien comme le zébu de Madagascar). De plus, notre analyse d’un panel de mutations génomiques associées à la taille n’a pas révélé de réduction de stature chez les bovins de l’île Amsterdam en comparaison avec les bovins jersiais et les zébus de Madagascar. Cela suggère la mise en œuvre d’autres mécanismes adaptatifs leur permettant d’optimiser leurs chances de survie dans cet environnement isolé.

C’est ce que corroborent les empreintes laissées par la sélection naturelle détectées dans le génome de ces animaux. Elles contiennent en effet des gènes préférentiellement impliqués dans le fonctionnement du système nerveux qui a sans doute joué un rôle primordial dans l’adaptation de ces bovins à l’environnement inhospitalier de l’île et dans le processus de féralisation.

Ces résultats sont en accord avec les modifications comportementales observées chez les bovins de l’île Amsterdam, qui ont accompagné et contribué à l’augmentation de la population sur l’île et à sa féralisation. Une organisation sociale complexe de la population, similaire à celle des bovidés sauvages, associée à l’apparition d’un comportement farouche chez ces animaux, a en effet été décrite par plusieurs observateurs. Ces derniers ont notamment identifié des groupes structurés de façon matrilinéaire, composés principalement de femelles et de mâles jeunes à subadultes, des groupes séparés géographiquement composés exclusivement de mâles adultes et/ou subadultes, et des groupes mixtes généralement formés au début de la saison de reproduction par l’incorporation de mâles adultes dans les groupes de femelles.

Notre étude a également mis en évidence l’action combinée de plusieurs gènes contrôlant les traits complexes impliqués dans la féralisation, et suggèrent que des mutations déjà présentes dans le génome des animaux fondateurs ont joué un rôle dans l’adaptation rapide (quelques générations) de la population bovine de l’île Amsterdam à la vie sauvage.


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Une population entièrement abattue en 2010

Cette étude de cas unique a révélé des informations précieuses sur plusieurs processus évolutifs. Elle souligne de plus l’importance de préserver l’héritage génétique des populations férales de grands mammifères et soulève des questions éthiques au regard des efforts de conservation à mettre en œuvre.

En effet, en dépit de son intérêt scientifique, la population bovine de l’île Amsterdam a été entièrement abattue de manière précipitée en 2010, année internationale de la biodiversité sauvage (faune et flore naturelles) et domestique, sans qu’aucun échantillon biologique ne soit prélevé à cette occasion.


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Les vaches demeuraient perçues par certains comme une menace majeure pour l’écosystème insulaire (piétinement, surpâturage) et en particulier pour deux espèces endémiques, l’arbuste Phylica arborea et l’albatros d’Amsterdam Diomedea amsterdamensis .

Cette vision a persisté malgré les efforts déployés pour limiter l’impact des bovins sur l’environnement notamment par le contrôle et la réduction du cheptel à environ 1 000 en 1988, puis 500 animaux en 1993, et par la construction de clôtures enfermant les bovins dans une zone d’environ 12 km2, située hors de la zone de présence des albatros d’Amsterdam et des phylicas. Les services écosystémiques rendus par le troupeau tels que le débroussaillement et le maintien d’une zone pare-feu autour de la base scientifique, bien connus de l’administration, n’ont pas davantage été pris en compte.

Ces rôles, jadis essentiel dans la prévention des incendies, sont malheureusement remis au premier plan en ce début d’année par l’incendie déclaré sur l’île.

L’élimination totale de la population a finalement été préférée au maintien d’une partie du troupeau accompagné de mesures de contrôle et/ou d’éradication des espèces qui menaçaient plus directement la faune et la flore endémiques telles que les rongeurs et les chats. Ces mesures ont finalement été mises en œuvre en 2024, quatorze ans plus tard, dans le cadre du projet de restauration des écosystèmes insulaires de l’océan Indien.

Cette éradication était-elle nécessaire ?

La réhabilitation écologique de l’île Amsterdam nécessitait-elle donc l’élimination de cette population ? Il nous semble difficile de répondre de manière définitive. Il nous paraît néanmoins essentiel dans ce contexte, avant toute décision concernant l’avenir des populations exotiques devenues férales, y compris leur éventuelle éradication, de mettre en place une collecte systématique d’échantillons biologiques afin, a minima, de les caractériser génétiquement.

Crâne d’une vache sur l’île Amsterdam
Crâne d’une vache sur l’île Amsterdam. franek2, CC BY-SA

Il convient de rappeler que, dès 2009, quelques voix, parmi lesquelles celles de vétérinaires, d’agronomes et de généticiens des populations (pétition transmise en mai 2009 au préfet des TAAF et communiqué du 10 mars 2010, parfois relayées en ligne et également au Sénat s’étaient déjà élevées pour questionner le bien-fondé et les conditions de cette éradication réalisée sans concertation scientifique large.


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Leur intention n’était pas de remettre en question la nécessité de sauvegarder les espèces sauvages endémiques, mais de souligner l’importance écologique et évolutive de cette population bovine singulière (ainsi que d’autres populations de ruminants introduits dans les TAAF). Son sort a été en effet rapidement scellé, sans étude scientifique préalable de son passé démographique et adaptatif, ni aucune prospective sur l’intérêt zootechnique et donc économique qu’aurait pu avoir une telle population. Ces scientifiques tenaient à défendre la biodiversité domestique, souvent mal considérée et donc négligée par rapport à la biodiversité sauvage.

Ainsi, l’origine domestique de cette population bovine férale perçue par la plupart des environnementalistes comme dénuée de valeur patrimoniale, associée à la volonté d’un retour à une nature originelle idéalisée, a pu accélérer les décisions prises par les gestionnaires de la réserve naturelle nationale. Pourtant, ces bovins ne portaient alors aucune atteinte aux albatros d’Amsterdam, espèce emblématique de l’île, qui désormais protégés, n’étaient plus dans l’attente d’une action de sauvegarde urgente.

The Conversation

Laurence Flori a reçu des financements de l'Union Européenne, de France Génomique et d’INRAE.

Mathieu Gautier a reçu des financements de l'INRAE.

Tom Druet a reçu des financements du F.R.S.- FNRS (Fonds National de la Recherche Scientifique).

François COLAS est membre du Conseil national de protection de la nature et membre de l'association Société française d'études et de protection des mammifères. J'ai été chef du district Saint-Paul et Amsterdam (Terres australes et antarctiques françaises) de 09/2005 à 09/2006.

Thierry Micol a passé 18 ans à travailler pour la protection de l'environnement des TAAF où il a débuté sa carrière dans la gestion du troupeau de bovins de l'île Amsterdam. Il est ensuite devenu responsable de service à la Ligue pour la Protection des Oiseaux et il est membre du comité de pilotage du plan national d'action en faveur de l'Albatros d'Amsterdam.

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