05.10.2025 à 08:31
Alternatives aux néonicotinoïdes en culture de betterave : les avancées de la recherche
Voici quatre ans que des scientifiques testent et étudient les alternatives aux néonicotinoïdes pour les cultures de betteraves. Les pistes de solutions sont nombreuses et complémentaires. Le 1er septembre 2018, la France interdisait l’usage agricole des néonicotinoïdes (NNI), insecticides qui agissent sur le système nerveux des insectes. Ces molécules, reconnues comme une des causes du déclin des colonies d’abeilles et de la biodiversité, ont été utilisées à partir des années 1990 pour contrôler les pucerons qui infestent des cultures, comme la betterave sucrière. Présents dans les enrobages des semences, différents NNI ont pu se répandre dans les plantes et dans le sol où ils pouvaient atteindre les organismes du sol, y compris les semences des cultures suivantes et des graines de plantes productrices de pollen et de nectar, qui peuvent ensuite être visitées par les pollinisateurs. L’interdiction des NNI a entraîné en 2020 une baisse moyenne de rendement de 28 % sur l’ensemble de la surface cultivée en betterave sucrière française, due à la jaunisse virale propagée par de fortes populations de pucerons. Les professionnels agricoles se sont alors mobilisés pour : obtenir une dérogation d’utilisation des NNI soumis à l’avis annuel d’un conseil de surveillance réunissant des parlementaires, dérogation qui sera elle-même interdite en 2023 suite à un arrêt de la Cour de justice européenne ; soutenir et accélérer la recherche d’alternatives aux NNI sur betterave. Depuis 2021, le ministère en charge de l’agriculture soutient un programme national de recherche et d’innovation (PNRI) initialement doté de 7,2 millions d’euros sur trois ans – et reconduit depuis – pour explorer des solutions opérationnelles à court terme. Le programme est copiloté par l’Institut national de la recherche sur l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) et par l’Institut technique de la betterave (ITB). Il s’appuie sur un comité de pilotage composé de représentants de la filière et sur un conseil scientifique rassemblant plusieurs instituts et présidé par l’Inrae. En tant que membres de ce conseil scientifique, nous souhaitons faire un état des lieux du PNRI quatre années après sa mise en place, à l’heure où une dérogation à l’utilisation de l’acétamipride (NNI en application par pulvérisation sur les feuilles des plantes) a été proposée, provoquant de nombreuses réactions dans le monde agricole et auprès des citoyens. Le PNRI a soutenu 25 projets de recherche portés par des scientifiques d’origine diverse : recherche publique, enseignement supérieur, enseignement agricole, instituts techniques, sucreries, entreprises semencières et de biocontrôle, assureurs. Plusieurs projets impliquaient directement des agriculteurs pour des expérimentations en plein champ. Le PNRI a ainsi permis de mieux comprendre et de prévoir le développement de la maladie, de tester différents moyens agronomiques pour la gérer et d’étudier les conditions de leur déploiement. Mais pour comprendre quelles sont aujourd’hui les pistes de solutions retenues pour lutter contre la jaunisse sans NNI, commençons par regarder en quoi consiste cette maladie. La jaunisse de la betterave est provoquée par quatre virus de plantes, parfois en multi-infection (le Beet Yellow Virus, ou BYV, étant le virus le plus dommageable). Ces virus sont transmis aux plantes par des insectes vecteurs, principalement le puceron vert du pêcher (Myzus persicae), mais aussi par le puceron noir de la fève (Aphis fabae), lorsque ces pucerons piquent les plantes pour se nourrir de leur sève. Le virus provoque alors une altération de la photosynthèse et du transfert des sucres depuis les feuilles vers les racines : la plante jaunit et perd de sa capacité à accumuler du sucre dans sa racine. Les virus ne peuvent cependant pas être transmis à la descendance des pucerons porteurs. C’est seulement en piquant une plante déjà infectée que le puceron se charge en virus et qu’il pourra alors le transmettre à d’autres plantes de betterave. Le contrôle des réservoirs de virus apparaît donc comme un élément important de prévention et de gestion de la maladie. La culture de la betterave constitue le principal réservoir de virus de la jaunisse via : les repousses des plantes de betterave laissées dans les parcelles suite à la récolte, ou au bord des parcelles à la suite du stockage temporaire des racines tubérisées avant leur transport à la sucrerie ; des plantes destinées à la production de semences, qui passent l’hiver dans des parcelles semées à l’automne et récoltées l’été suivant. Dans les deux cas, la présence continue de betterave permet aux pucerons de se charger en virus tout au long de l’année. La prévention consiste à enfouir ou à détruire les repousses et à séparer géographiquement (d’un kilomètre au minimum) les parcelles destinées à la production de semences et celles destinées à la production de sucre. La proximité des deux types de parcelles de betterave est probablement à l’origine de symptômes viraux particulièrement marqués dans les régions Centre et Île-de-France. Contrairement au virus de la jaunisse, les pucerons ont de multiples plantes hôtes (colza, moutarde…). Ayant un stade ailé, leurs distances de déplacement atteignent plusieurs dizaines, voire centaines, de kilomètres. Ces deux éléments compromettent le contrôle de leur dissémination. En revanche, il est possible de prévoir les dates d’arrivée des vols de pucerons à partir des données de température hivernale avec des modèles en voie d’amélioration. Par ailleurs, la présence de plantes dites compagnes entre les rangs de betterave (avoine, orge notamment) perturbe le repérage des plantes de betterave par les pucerons. La diffusion de composés organiques volatils dans l’atmosphère ou la présence de certaines espèces végétales non-hôtes détournent également les pucerons de ces parcelles (graminées) ou les attirent en dehors (crucifères). L’efficacité moyenne de ces deux techniques a été évaluée à 50 % sur les populations de pucerons et à 40 % pour les symptômes de jaunisse. Les plantes compagnes sont à détruire au bon moment pour éviter toute concurrence avec la betterave elle-même et ne pas occasionner une diminution du rendement. L’apport d’insectes prédateurs (chrysopes, syrphes) des pucerons et la présence de couverts végétaux qui leur sont favorables (bandes enherbées, haies) sont des moyens de réduire les populations de pucerons. Leur efficacité est très variable, de 0 à 68 % selon les parcelles, probablement en lien avec des conditions climatiques plus ou moins favorables à la survie et au développement des auxiliaires. Se contenter de favoriser les prédateurs ne permet pas de contrôler le développement des pucerons. Cette technique doit de fait être associée à d’autres moyens de lutte. L’apport d’insecticides de synthèse reste possible avec deux matières actives actuellement autorisées, le flonicamide et le spirotétramate, relativement spécifiques des pucerons et efficaces. Ces insecticides ont une durée maximale d’action de deux semaines, ce qui peut nécessiter plusieurs passages selon la succession des vols de pucerons. Des produits insecticides naturels ont été testés, avec des résultats décevants et très variables au champ, excepté pour un champignon entomopathogène (Lecanicilium muscarium) avec une efficacité de 0 à 41 %. Réduire la sensibilité des plantes au virus de la jaunisse est une autre voie d’action. Des variations de sensibilité à la maladie ont été mesurées pour les variétés actuelles et pour des populations de plantes utilisées dans les programmes de sélection des futures variétés. Cela laisse présager de futures variétés plus ou moins résistantes avec des potentiels de production variables, ce qui à terme permettra de mieux ajuster le choix des variétés au contexte épidémiologique. Le stade de développement de la plante est également un facteur de sensibilité au virus, dont les dommages sont plus importants sur les jeunes stades. Il faut donc chercher à semer le plus tôt possible pour éviter des dates usuelles d’arrivée des pucerons. On sait aussi que la quantité d’azote dans la plante joue sur l’attractivité de la plante : elle est plus élevée quand la teneur en azote de la plante est forte. Une réduction de la fertilisation azotée précoce reste ainsi une possibilité à explorer. Des stimulateurs de défenses naturelles des plantes ont également été testés, sans efficacité avérée en plein champ. Divers leviers sont dès lors combinables pour lutter contre la jaunisse à l’échelle de la parcelle : choix de la variété, gestion de la fertilisation azotée, apport de stimulateurs de défense des plantes, semis de plantes compagnes dans les interrangs, semis de plantes abritant les prédateurs des pucerons, repoussant ou attirant les pucerons, apport de prédateurs ou de parasitoïdes des pucerons, apport d’insecticides, d’origine naturelle ou de synthèse. À l’échelle du bassin de production, on peut jouer sur la destruction des repousses de betterave de l’année précédente, l’organisation spatiale des parcelles de betterave à production de semences ou de sucre. Plusieurs combinaisons ont été testées dans des parcelles d’agriculteurs qui se sont engagés pour mettre en œuvre de nouvelles pratiques moyennant une indemnisation. Les essais se poursuivent pour mieux évaluer l’efficacité et le coût des pratiques. On peut dire aujourd’hui qu’il n’existe pas une alternative aux NNI aussi efficace lorsqu’elle est appliquée seule, mais un ensemble d’alternatives à combiner pour une efficacité maximale de l’ordre de 70 % sur les pucerons et de 50 % sur la maladie. Ces évaluations restent cependant difficiles à réaliser dans des contextes d’infestation relativement faibles depuis l’année 2020. Hormis l’année 2020, le rendement moyen de la surface agricole française en betterave a été peu affecté par la jaunisse virale. Cela tient probablement à plusieurs facteurs : les caractéristiques climatiques des années 2019, 2023 et 2024, jugées peu favorables au développement des pucerons (2021 et 2022 ont bénéficié de la dérogation NNI), l’utilisation des deux insecticides de synthèse, les actions de prévention vis-à-vis des réservoirs de virus mises en place depuis 2024. Même si le PNRI n’a pas totalement atteint son objectif de déployer, dès 2024, des solutions opérationnelles, il faut souligner la qualité des recherches menées pour comprendre la maladie, l’ampleur et l’opérationnalité des résultats obtenus. Des alternatives à l’utilisation systématique d’insecticides chimiques existent, plus compliquées, plus coûteuses à déployer et moins efficaces que la pulvérisation foliaire d’un NNI, mais elles ne portent pas atteinte à la santé de l’environnement ni à la santé humaine. Compte tenu de ces résultats, il nous semble tout à fait envisageable de promouvoir les alternatives aux NNI, mais en actant que les agriculteurs ne peuvent pas être les seuls à supporter le surcoût et le risque associés. Deux approches, à combiner, sont à développer : d’une part, un mécanisme assurantiel pourrait être mis en place pour permettre aux agriculteurs de faire face aux années de forte infestation. Un des projets du PNRI a démontré sa faisabilité, et ce d’autant plus que cette situation n’a été observée qu’en 2020 (soit une année sur quatre) ; d’autre part, un mécanisme de répartition du coût sur l’ensemble de la chaîne producteur-transformateur-distributeur-consommateur et non pas sur les seuls agriculteurs dans l’esprit des lois Egalim 1 et 2 pour l’amélioration de l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire. À cela, il faut ajouter un mécanisme de non-concurrence intraeuropéenne ou internationale. Le PNRI apparaît donc comme un programme pluridisciplinaire avec des acteurs divers qui a permis de mettre au point et de définir des modalités de déploiement d’alternatives aux NNI. Ce programme bénéficie d’une prolongation pour aller au bout de l’évaluation de ces alternatives. On voit ici le rôle essentiel joué par les décisions politiques pour donner un signal crédible aux parties prenantes d’un système leur permettant ainsi de se mobiliser pour trouver des solutions. Guy Richard est président du conseil scientifique et de suivi du Programme national de recherche et d’innovation (PNRI) sur les solutions de lutte contre les pucerons et la jaunisse de la betterave sucrière. Il préside également le conseil d’orientation scientifique et technique du réseau des instituts techniques agricoles (COST ACTA).
Alexandre Gohin est membre du conseil scientifique et de suivi du Programme national de recherche et d’innovation (PNRI) sur les solutions de lutte contre les pucerons et la jaunisse de la betterave sucrière Anne Laperche est membre du conseil scientifique et de suivi du Programme national de recherche et d’innovation (PNRI) sur les solutions de lutte contre les pucerons et la jaunisse de la betterave sucrière Bernard Bodson est membre du conseil scientifique et de suivi du Programme national de recherche et d'innovation (PNRI) sur les solutions de lutte contre les pucerons et la jaunisse de la betterave sucrière. Il est président du Conseil scientifique d'ARVALIS. Christophe David est membre du conseil scientifique et de suivi du Programme national de recherche et d’innovation (PNRI) sur les solutions de lutte contre les pucerons et la jaunisse de la betterave sucrière. Il est président du conseil scientifique de Terres Inovia. Eugénie Hebrard est membre du conseil scientifique et de suivi du Programme national de recherche et d’innovation (PNRI) sur les solutions de lutte contre les pucerons et la jaunisse de la betterave sucrière. Marianne SELLAM est membre du conseil scientifique et de suivi du Programme national de recherche et d’innovation (PNRI) sur les solutions de lutte contre les pucerons et la jaunisse de la betterave sucrière. Elle est également trésorière de l'association "Biocontrôle et Biostimulation pour l'Agroécologie". Philippe Reignault est membre du conseil scientifique et de suivi du Programme national de recherche et d’innovation (PNRI) sur les solutions de lutte contre les pucerons et la jaunisse de la betterave sucrière. Virginie Ravigné est membre du conseil scientifique et de suivi du Programme national de recherche et d’innovation (PNRI) sur les solutions de lutte contre les pucerons et la jaunisse de la betterave sucrière. Texte intégral 2814 mots
La maladie de la jaunisse
Le contrôle des réservoirs de virus
La perturbation du déplacement des pucerons
La destruction des pucerons
Vers des variétés moins sensibles au virus
La combinaison des moyens de lutte
Le bilan du programme PNRI
02.10.2025 à 13:31
Des pesticides dans les nuages : les dessous d’une étude inédite
Une équipe franco-italienne a pu analyser six échantillons d’eau de nuage prélevés au sommet du massif auvergnat du puy de Dôme à différentes saisons, entre 2023 et 2024. Les chercheurs y ont décelé 32 pesticides différents, dont plusieurs interdits en Europe depuis plus d’une décennie. Un tiers des échantillons présentaient également une concentration totale de pesticides supérieure aux taux réglementaires pour l’eau potable. Leur travail pionnier a aussi permis d’estimer, pour la première fois, la quantité de pesticides qui se trouveraient dans l’ensemble des nuages bas et moyens de France hexagonale, soit de 6 à 139 tonnes. Retour sur cette publication inédite, avec sa première autrice. The Conversation : Quelle est la genèse de votre recherche ? Angelica Bianco : Avec ma collègue chimiste Pascale Besse-Hoggan, experte de l’ICCF (UCA/CNRS) en (bio)dégradation des pesticides dans les sols, nous voulions, depuis quelques années, quantifier les pesticides dans les nuages, car les pesticides sont des contaminants d’intérêt dans toutes les matrices environnementales. Une étude récente du chercheur Ludovic Mayer et de ses collègues avait déjà rapporté la présence de pesticides dans les aérosols atmosphériques prélevés sur 29 sites en Europe, dont plusieurs en troposphère libre, soit la première couche de l’atmosphère de la Terre qui débute de un à deux kilomètres d’altitude et qui n’est que peu ou pas affectée par les émissions locales. De plus, la présence de pesticides dans les précipitations est connue depuis longtemps, avec des travaux notables à la fin des années 1990. Nous avons donc profité de l’Observatoire du puy de Dôme, géré par l’Observatoire de physique du globe (OPGC) de Clermont-Ferrand et par le Laboratoire de météorologie physique (LaMP) de l’Université de Clermont-Ferrand (UCA) et du CNRS, pour quantifier les pesticides dans une matrice encore inexplorée jusqu’à présent : les nuages. Techniquement, ce n’est pas la première mesure dans les nuages. En 1991, l’équipe du chercheur allemand Franz Trautner avait déjà mesuré l’atrazine, un herbicide aujourd’hui interdit qui bloque la photosynthèse de végétaux et qui était fréquemment utilisé dans les champs de maïs, dans plusieurs échantillons collectés dans un même nuage au-dessus de cultures de maïs dans les Vosges avec des concentrations allant de 24 à 260 nanogrammes par litre (ng/l), soit bien plus que la limite autorisée pour l’eau potable. L’originalité de notre dernière étude repose sur la quantification des pesticides : dans plusieurs échantillons d’eau de nuage, collectés à deux saisons différentes ; avec des masses d’air d’origines différentes (différentes saisons, différentes températures et différentes origines géographiques) … avec une analyse de 446 pesticides (herbicides, fongicides, insecticides, biocides) et quelques produits de dégradation ; avec des limites de détection très faibles en utilisant des méthodologies certifiées (Cofrac). Nous savions déjà qu’un nombre important de pesticides étaient présents dans les cours d’eau. Il peut donc sembler logique d’en trouver également dans les nuages, cependant, de telles recherches n’ont pas tellement été menées auparavant. Comment expliquez-vous cela ? A. B. : Les nuages représentent la matrice environnementale la plus difficile à attraper et à échantillonner : ce n’est pas de l’eau d’un lac ou d’une rivière que l’on peut prélever aisément avec un seau et en grande quantité. Ce ne sont pas non plus des poussières ou des gaz, qui sont toujours présents dans l’atmosphère et que l’on peut récolter de façon automatique sur des filtres ou dans des ballons. Les nuages présentent un caractère évènementiel : ils ne sont pas toujours là ! Bien sûr, il est possible de les échantillonner en avion, comme le font certains de mes collègues. Mais cette méthode est techniquement complexe parce qu’il faut absolument éviter toute contamination de l’échantillon par les moteurs de l’appareil. De plus, les nuages sont constitués de fines gouttelettes (entre 10 et 50 micromètres de diamètre), qu’il faut collecter pour avoir un échantillon liquide suffisant pour faire toutes les analyses. Actuellement, en France, seule la station du puy de Dôme, qui présente une forte occurrence nuageuse (40 % du temps) permet l’étude des nuages. Notre dispositif n’est pas automatisé, ce qui veut dire qu’un opérateur doit être sur place pour le montage du collecteur, la collecte, le démontage et le traitement de l’échantillon. Nous utilisons un collecteur de nuage baptisé « boogie » et des protocoles très stricts de nettoyage et de collecte de l’échantillon. La quantité d’eau dans les nuages varie de 0,3 à 1 g/m3 d’air, ce qui signifie qu’il faut aspirer beaucoup de nuages pour avoir peu de millilitres. C’est un des points limitants de notre analyse : le volume de nuage collecté. Nos collectes durent rarement plus de deux heures, parce que nous devons tenir compte de la dynamique atmosphérique. Il est bien plus facile d’étudier les caractéristiques d’un échantillon quand l’histoire de la masse d’air est simple, plutôt que quand il résulte de la combinaison de plusieurs masses d’air différentes. Or, plus le temps passe, plus la composition d’un nuage se complexifie, car les composés emportés dans les différentes masses d’air, influencés par des sources différentes (par exemple, marine et anthropique) se mélangent dans le même échantillon liquide. Pour éviter cela, nous limitons donc la durée de collecte à deux heures, par conséquent nos échantillons sont de faibles volumes et la quantité d’analyses que nous pouvons mener est limitée. Mais, si je résume, le caractère novateur de notre étude, c’est que nous, chasseurs de nuages, avons la chance de travailler sur une matrice environnementale très peu explorée où tout reste à découvrir. Vous avez été, j’ai cru comprendre, les premiers surpris par les résultats constatés. A. B. : Franchement, pour le bien de notre belle planète verte et bleue, nous espérions ne pas trouver de pesticides dans les nuages ! La première surprise a donc été la détection de ces composés dans tous les échantillons analysés, même les non suspectés, ceux qui ont une masse d’air qui a voyagé en altitude et sur l’océan Atlantique, donc a priori à une distance éloignée des terres où l’on épand des pesticides. Nous avons donc fait plusieurs vérifications, notamment un croisement avec les mesures d’aérosols présentées par Ludovic Mayer de l’Université Masaryk (Tchéquie) et ses collègues, et nos concentrations se sont révélées plausibles. Les concentrations observées restent cependant faibles, de l’ordre du nano au microgramme par litre. Après discussions, nous avons décidé de calculer la masse totale de pesticides potentiellement présents dans les nuages qui survolent la France hexagonale. Pour cela, nous avons pris le parti de formuler une hypothèse importante, à savoir que la concentration mesurée dans les nuages puydomois est représentative des nuages de basse altitude présents sur l’ensemble du territoire français. C’est discutable, certes, mais probablement pas si loin de la vérité : les relecteurs de notre publication n’ont d’ailleurs jamais remis en question cette hypothèse. Nous avons ainsi évalué qu’il pourrait y avoir entre 6,4 et 139 tonnes de pesticides présents dans les nuages au-dessus de la France. Alors, il faut savoir que les nuages contiennent beaucoup d’eau, de l’ordre du milliard de tonnes, mais, personnellement et naïvement, je ne pensais pas trouver des tonnes de pesticides ! C’est cette estimation qui a déclenché le plus de réactions et qui a fait le plus parler, en bien comme en plus critique, mais j’estime que l’essentiel, au-delà des chiffres, est la prise de conscience collective de la pollution que nous apportons dans l’environnement. En quoi vos travaux sont-ils utiles à notre compréhension de la circulation des pesticides dans l’environnement ? A. B. : De mon point de vue, cet article montre que la boucle est bouclée : les pesticides sont retrouvés dans l’eau des rivières, des lacs, dans les nappes phréatiques, dans la pluie et… maintenant dans les nuages. L’atmosphère est extrêmement dynamique et transporte ces composés, même s’ils sont faiblement concentrés, dans les endroits les plus reculés de notre Terre et finalement, certains lieux isolés, comme les régions polaires, qui ne devraient pas être impactés directement par la pollution par des pesticides, sont finalement exposés par ces transports longue distance. Mais l’atmosphère et les nuages en particulier sont aussi un réacteur chimique capable de transformer ces molécules : les rayons du soleil provoquent des réactions photochimiques qui peuvent dégrader ces composés. C’est pourquoi nous retrouvons parfois dans nos échantillons des produits de transformation et non le pesticide d’origine. Il est donc aussi important de comprendre comment ces molécules se dégradent dans l’environnement. Dans quels sens allez-vous poursuivre vos recherches à la suite de cette publication ? A. B. : Plusieurs collègues ont témoigné d’un vif intérêt pour les résultats présentés dans cet article. En tant que chimiste, je me dis que six échantillons collectés sur un seul site ne suffisent pas à représenter la variabilité environnementale. Je pense donc que cette étude doit être étendue à un plus grand nombre d’échantillons, et si possible, prélevés sur plusieurs sites ! Malgré tout, je garde espoir de trouver de nombreux échantillons sans pesticides dans les prochains nuages que nous collecterons… Entretien relu par Pascale Besse-Hoggan, co-autrice de l’étude, et réalisé par Gabrielle Maréchaux, journaliste Environnement, The Conversation France. Angelica Bianco a reçu des financements de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR 23-CE01-0015), de la Fédération des Recherches en Environnement (projet PONCOS), de la China Scholarship Council (CSC).
Texte intégral 2324 mots
02.10.2025 à 11:20
Comment une forêt peut-elle émettre plus de CO₂ qu’elle n’en capture ?
Longtemps considérées comme de précieux « puits de carbone » absorbant une partie du CO2 en excès dans l’atmosphère, les forêts voient aujourd’hui ce rôle fragilisé. Certaines émettent désormais plus de CO2 qu’elles n’en captent. La cause de ce phénomène est multiple : elle tient au changement climatique, aux pressions anthropiques et à leurs conséquences. Par le processus de photosynthèse, les plantes utilisent l’énergie lumineuse et le CO2 de l’atmosphère pour produire de la matière organique. Les forêts contribuent donc, comme le reste du règne végétal, au piégeage de carbone dans leur biomasse : en grande partie les troncs, les branches et les feuilles – on parle alors de biomasse « aérienne », mais également les racines et les sols. Dans les forêts tropicales et tempérées, cette biomasse est principalement aérienne, tandis qu’elle est majoritairement stockée dans les sols en forêt boréale. Avec une constante : sous tous les climats, les forêts sont les écosystèmes qui stockent le plus de carbone. Cependant, l’évolution de ce stock de carbone dépend de la dynamique des forêts. En effet, même si du carbone est séquestré lors de sa croissance, une plante (et donc un arbre), comme tout organisme vivant, respire, et va à son tour émettre du CO2 dans l’atmosphère. Par ailleurs, les végétaux se décomposent après leur mort. À terme et dans la plupart des cas, le carbone stocké est donc restitué à l’atmosphère sous forme de carbone atmosphérique (excepté sous certains climats boréaux où la décomposition n’est pas totale et la biomasse s’accumule dans les sols, par exemple sous forme de tourbières). Pour avoir un effet vertueux sur le climat, il faut donc que les forêts séquestrent davantage de carbone (dans les troncs, les branches, les racines et les sols) qu’elles n’en émettent (à travers la respiration et la mort des végétaux). On parle alors pour les décrire de « puits de carbone » naturels. Mais sous certaines conditions, les forêts peuvent avoir un bilan carbone net émetteur : elles émettent davantage de CO2 qu’elles n’en captent. Comment cela est-il possible et pourquoi ? Une telle situation est-elle amenée à se généraliser sous l’effet du changement climatique ? Tour d’horizon.
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Dans une forêt à l’équilibre, qui ne serait pas perturbée par des changements environnementaux, d’origine naturelle ou anthropique, les flux de carbone liés à la croissance et à la mortalité s’équilibrent. Dans le bilan global, il n’y a dans ce cas alors ni stockage ni émission de carbone. Le puits de carbone forestier, bien documenté depuis la fin du XXe siècle, provient ainsi des dynamiques de reforestation, de récupération après des perturbations antérieures et de l’augmentation de la concentration en CO2 de l’atmosphère, qui conduisent les écosystèmes forestiers vers un nouveau point d’équilibre, non encore atteint précédemment. Les feux de forêt ou la déforestation (conversion de forêts en zones agricoles ou urbaines), à l’inverse, déstockent le carbone forestier et génèrent d’importantes émissions de carbone atmosphérique. Mais au-delà de la disparition des forêts, même lorsqu’un couvert forestier est maintenu, c’est bien le bilan net des flux de carbone qui va déterminer si une forêt stocke du carbone ou si elle en émet. Dans certaines conditions, en effet, des forêts peuvent avoir un bilan carbone émetteur : plutôt que de stocker le carbone, elles le déstockent. Pourquoi ? Une première explication tient à la balance croissance-mortalité des arbres. En effet, tout facteur augmentant la mortalité – ou limitant la croissance des arbres (sécheresses, maladies, ravageurs) – va induire une réduction du stockage de carbone, voire un déstockage. Or, depuis quelques années, on observe une diminution globale de la croissance des arbres et une augmentation de leur mortalité, en lien avec les sécheresses plus longues et plus intenses. Ce déclin du rôle de puits de carbone des forêts a été observé notamment en Amazonie. Les forêts matures, à l’équilibre, stockent moins de carbone depuis les années 2000 : la quantité moyenne de carbone stockée par hectare a chuté d’environ 30 % entre 2000 et 2010. Au contraire, en Afrique centrale, le stockage de carbone est resté constant entre 2000 et 2010. Cette différence s’expliquerait par le fait que les essences d’arbres qu’on retrouve dans les forêts tropicales africaines seraient davantage adaptées à des épisodes de sécheresse et de fortes températures.
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Les mélanges d'espèces végétales qui composent les forêts ont donc un rôle majeur. Tout changement dans cette composition, dans une logique d’adaptation au changement climatique ou aux pressions anthropiques, est donc susceptible de modifier le bilan carbone d'une forêt. En effet, la quantité de carbone stockée par une forêt dépend aussi de la couverture forestière et de la densité du bois des arbres, qui diffèrent pour chaque espèce d’arbre. De tels changements de composition peuvent subvenir sous toutes les latitudes. Ils existent également en forêts tempérées, mais sont particulièrement flagrants dans les forêts boréales et tropicales : En forêt boréale, les arbres peuvent être remplacés par des espèces arbustives ou herbacées, plus résistantes à la sécheresse, mais plus petites et moins denses. En forêt tropicale, les arbres de forêt mature, de grande taille et à bois dense, peuvent être remplacés par des espèces de forêt secondaire, plus petites et à bois moins dense. Dans les deux cas, cela peut entraîner une baisse des quantités de carbone stocké. Qu’en est-il pour les forêts tempérées ? En Europe, une meilleure gestion et des politiques de reforestation ambitieuses ont permis d’augmenter les quantités de carbone stockées chaque année entre 1990 et 2005. Cependant, les effets combinés des sécheresses, tempêtes, maladies et ravageurs, ont augenté la mortalité des arbres et diminué leur croissance. De fait, la quantité de carbone stockée chaque année en forêt tempérée, en tenant compte des variations de croissance et de l’augmentation des surfaces forestières, a diminué au cours des dernières décennies : aux États-Unis, la baisse a été de 10 % entre 2000 et 2010. En Europe, elle avoisine 12 %. En France, les dernières données de l’inventaire forestier indiquent que sur la période 2014-2022, les forêts métropolitaines ont absorbé 39 millions de tonnes de CO2 par an en moyenne, tandis qu’elles en absorbaient 63 millions de tonnes de CO2 par an au cours de la période 2005-2013.
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La forêt française et ses sols pour limiter les gaz à effet de serre
Le changement climatique alimente des conditions climatiques particulièrement propices aux feux de forêt et aux invasions de ravageurs Or, les feux de forêt sont des facteurs aggravants de la dégradation du puits de carbone forestier : non seulement ils entraînent des émissions massives de gaz à effet de serre, mais ils accélèrent aussi les changements de composition des forêts, qui peuvent alors mettre des décennies à retrouver leur état d’origine. Dans certains cas, il s’agit même de transition vers des écosystèmes non forestiers : les forêts disparaissent purement et simplement. En forêts boréales, cela affecte d’ores et déjà le stockage du carbone. Celui-ci est en nette diminution depuis les années 90. En Russie, par exemple, les forêts dont devenues émettrices dans les années 2010. Au Canada, elles étaient encore neutres dans les années 1990, mais sont devenues émettrices entre les années 2000 et 2010. Ce phénomène devrait s’amplifier et se répéter à l’avenir, car des saisons d’incendies telles que celle connue par le Canada en 2023 sont appelées à se multiplier. Dans ces zones normalement froides, le changement climatique peut aussi entraîner le dégel et l’assèchement des sols, ce qui conduit à une dégradation accélérée du carbone organique qu’ils contiennent, et à un déstockage plus rapide de carbone. Les feux de forêt contribuent aussi à consumer la matière accumulée. À l’échelle globale, l’absorption de carbone par les sols en forêt boréale a ainsi diminué de 30 % entre 2000 et 2010. Ces flux de carbone sont difficiles à évaluer et variables dans le temps et l’espace, mais quasiment toutes les études pointent vers une réduction du stockage de carbone organique dans ces sols. Mais les feux de forêt ne dépendent pas que des conditions climatiques : en forêts tempérées, les activités humaines sont responsables de la quasi-totalité des départs de feux. En 2022, à l’échelle de l’Europe, 785 000 hectares de forêts ont brûlé, ce qui représente plus du double de la moyenne entre 2006 et 2021. Cette année 2025, le Portugal, la Grèce et la Turquie ont enregistré de nouveaux records d’incendies. La France n’est pas épargnée : 17 000 hectares ont brûlé en quelques jours dans l’Aude. Que retenir de tout ceci ? Si les causes de réduction du stock de carbone forestier sont identifiées aux différentes latitudes, il est difficile de prédire finement l’évolution à venir des forêts et les conséquences qui en découleront. Ainsi, aucune forêt n’est épargnée : toutes sont susceptibles de devenir émettrices de carbone suite aux effets combinés des activités anthropiques et du changement climatique. Globalement, il est estimé que la quantité de carbone stockée chaque année par les forêts dans le monde a diminué d’environ 30 % entre 1990 et 2010. Cette tendance risque de se poursuivre. La meilleure façon d’endiguer ce déclin reste de préserver les forêts existantes.
Dans les forêts gérées par l’humain, le maintien du stock de carbone forestier et/ou l’accompagnement des transitions des peuplements d’arbres vers des espèces adaptées aux nouvelles conditions climatiques est un nouvel enjeu de la gestion forestière à l’échelle planétaire. Ariane Mirabel a reçu des financements de recherche publics. Géraldine Derroire a reçu des financements de recherche publics. Plinio Sist a reçu des financements de la recherche publique. Stéphane Traissac a reçu des financements de la recherche publique française Texte intégral 2613 mots
Les forêts, des puits de carbone… à certaines conditions
Des forêts qui stockent de moins en moins de carbone
Les forêts changent de composition sous l’effet du changement climatique
Le cas particulier des forêts tempérées
L’influence délétère des feux de forêt
Près de 30 % de carbone en moins entre 1990 et 2010