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17.07.2025 à 15:52

Filtres UV, métaux, pesticides… Les récifs coralliens au défi de la pollution chimique

Karen Burga, Cheffe de projet, Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses)
Plusieurs filtres UV utilisés pour les crèmes solaires sont à risque pour les coraux, comme le salicylate de 2-éthylhexyle, l’enzacamène, l’octocrylène, la benzophénone-3 et l’octinoxate.

Texte intégral 2190 mots

De plus en plus de crèmes solaires se présentent comme « respectueuses » de l’environnement. Est-ce vraiment le cas ? En 2023, une expertise de l’Anses a mis en évidence les risques posés par plusieurs substances chimiques pour le milieu marin, et en particulier pour les récifs coralliens. En cause, des pesticides, des métaux, mais également des filtres UV utilisés dans les crèmes solaires, comme le salicylate de 2-éthylhexyle, l’enzacamène, l’octocrylène, la benzophénone-3 et l’octinoxate.


Toutes sortes de substances chimiques terminent leur vie dans les océans : métaux, pesticides, mais également les molécules servant de filtres UV dans les crèmes solaires. Tous ces polluants peuvent affecter la biodiversité marine et notamment les récifs coralliens, déjà mis à mal par le changement climatique.

Face à ces préoccupations, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) a publié, en 2023, une évaluation, avec l’appui de l’Office français de la biodiversité (OFB). L’enjeu : comprendre les risques posés par la pollution chimique sur la santé des coraux.

L’Agence a ainsi évalué les risques pour une cinquantaine de substances parmi la centaine identifiée comme potentiellement toxique pour les coraux. Les résultats sont préoccupants : la moitié des substances évaluées présentent bien des risques pour les récifs coralliens. Parmi celles-ci, on trouve les filtres UV présents dans les crèmes solaires, des métaux et des pesticides.

Avec une mauvaise nouvelle à la clé : le bilan des substances à risque est très probablement sous-estimé.

Les récifs coralliens victimes des pollutions

Les récifs coralliens constituent des écosystèmes cruciaux pour la planète. Même s’ils couvrent moins de 1 % de la surface des océans, ils abritent plus de 25 % de la biodiversité mondiale, comptant parmi les écosystèmes les plus diversifiés de la planète. Malgré leur importance écologique (et les enjeux économiques qui en découlent), les récifs coralliens déclinent.

D’après les Nations unies, il est estimé que 20 % des récifs coralliens mondiaux ont déjà été détruits. Ces écosystèmes font face à des pressions multiples à toutes les échelles spatiales : du niveau local (du fait par exemple des pollutions, de la surpêche, des aménagements côtiers, etc.) au niveau mondial (notamment à cause du changement climatique).

En termes de pollution marine, les coraux sont exposés à diverses substances chimiques provenant de différences sources, ponctuelles ou diffuses. Ces effets éveillent l’intérêt des chercheurs depuis des décennies. Pour mener leur expertise quant aux risques posés par les substances chimiques sur la santé des coraux, l’Anses et l’OFB se sont ainsi appuyés sur une revue de littérature scientifique réalisée par Patrinat.

Ceci a permis d’identifier une centaine de substances pouvant avoir des effets toxiques sur les espèces coralliennes.


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Quelles sont les substances à risque identifiées ?

Commençons par les pesticides. Grâce aux données de surveillance des substances chimiques dans l’eau disponibles pour la Guadeloupe, pour la Martinique, pour La Réunion et pour Mayotte, l’Anses a pu évaluer les risques sur ces territoires. Parmi les 21 substances étudiées :

  • deux pesticides dangereux pour l’environnement marin ont été identifiés, le chlordécone et le chlorpyrifos, surtout en Guadeloupe et Martinique ;

  • le risque ne peut pas être écarté pour huit autres pesticides : TBT, profénofos, perméthrine, naled, monuron, dichlorvos, cyanures et carbaryl.

S’agissant des métaux, des risques ont été identifiés pour six métaux (zinc, vanadium, manganèse, fer, cobalt et aluminium) sur les 12 étudiés.

  • En Martinique, les niveaux d’aluminium, de manganèse et de zinc dépassent les niveaux de référence,

  • pour les autres territoires, il n’est pas possible de déterminer si les concentrations mesurées dans l’eau de ces métaux sont d’origine anthropique ou naturelle.

Ces dernières années, un nouveau type de pollution chimique des récifs coralliens a retenu l’attention du public et des scientifiques : les produits de protection solaire, en particulier les filtres UV.

Crèmes solaires : attention aux allégations commerciales !

Il est difficile d’évaluer les risques pour ces substances, faute de données disponibles quant aux concentrations de ces substances dans les eaux des territoires français ultramarins.

Cependant, sur la base des concentrations rapportées dans la littérature scientifique dans d’autres zones marines, l’expertise a pu identifier cinq filtres UV à risque sur les 11 identifiés par la revue systématique. Il s’agit du salicylate de 2-éthylhexyle, de l’enzacamène, de l’octocrylène, de la benzophénone-3 et de l’octinoxate.

Résultats de l’évaluation des risques et du niveau de confiance associé, conduite pour chaque substance étudiée dans le groupe filtres UV. Niveau de confiance dans le résultat de l’évaluation : très faible : faible, + : moyen, ++ élevé ; case vide : le niveau de confiance n’a pas pu être déterminé. Fourni par l'auteur

Dans ce groupe, l’enzacamene est reconnu comme un perturbateur endocrinien. Et cela non seulement pour la santé humaine, mais aussi pour l’écosystème marin. Les autres substances sont, elles aussi, suspectées d’être des perturbateurs endocriniens. Elles font actuellement l’objet d’évaluations par les États membres de l’Union européenne dans le cadre du règlement Registration, Evaluation, Authorization of Chemicals (REACH).

Les produits solaires contenant, par exemple, de l’octocrylène ne doivent pas être présentés comme étant sans danger pour les milieux aquatiques auprès des consommateurs. Dimitrisvetsikas1969/Pixabay

Concernant l’octocrylène en particulier, la France constitue actuellement un dossier de restriction pour les usages cosmétiques auprès de l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA). Ceci tient aux risques identifiés, en particulier pour le milieu aquatique.

Ceci a des implications très claires : les produits solaires contenant des substances identifiées dans cette expertise comme à risque pour les récifs coralliens ne doivent pas prétendre qu’ils sont sans danger pour le milieu marin et qu’ils le respectent.

Une surveillance accrue pour produire plus de données

Une autre leçon de l’expertise tient au nombre de substances chimiques qu’il a été possible d’étudier. Celui-ci est très restreint au regard du nombre de contaminants que l’on peut retrouver dans l’environnement marin.

Cela plaide pour une surveillance accrue des substances chimiques dans le milieu marin des territoires d’outre-mer, en particulier à proximité des récifs coralliens. Il est important de mettre en place ou de renforcer les dispositifs de suivi existants, en particulier dans certains territoires ultramarins.

D’autres groupes de substances présents dans les océans, parmi lesquels les hydrocarbures, les produits pharmaceutiques ou les microplastiques, n’ont pas pu être évalués, par manque de données robustes sur les concentrations retrouvées et leur toxicité pour les coraux. Ainsi, le nombre de substances présentant des risques pour les coraux est très sous-estimé.

Si on veut donner une chance aux récifs coralliens de faire face aux effets du changement climatique, qui seront de plus en plus intenses dans les années à venir, il est essentiel de préserver la qualité de l’eau et d’intensifier la lutte contre les pollutions à toutes les échelles.

Cela passe, par exemple, par une application plus stricte des réglementations liées aux substances chimiques ou encore par le contrôle des rejets vers les océans et par l’amélioration des réseaux d’assainissement des eaux usées.


Cet article s’appuie sur un rapport d’expertise de l’Anses publié en 2023 auquel ont contribué des agents de l’Anses et les experts suivants : C. Calvayrac (Université de Perpignan Via Domitia), J.-L. Gonzalez (Ifremer), C. Minier (Université Le Havre Normandie), A. Togola (BRGM) et P. Vasseur (Université de Lorraine).

The Conversation

Karen Burga ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

17.07.2025 à 15:48

La Terre retient bien plus de chaleur que ne le prévoient les modèles climatiques, et ce n’est pas une bonne nouvelle

Steven Sherwood, Professor of Atmospheric Sciences, Climate Change Research Centre, UNSW Sydney
Benoit Meyssignac, Associate Research Scientist in Climate Science, Université de Toulouse
Thorsten Mauritsen, Professor of Climate Science, Stockholm University
Les mesures de la quantité de chaleur piégée par la Terre dépassent largement les prévisions des modèles climatiques, et les scientifiques ont encore du mal à l’expliquer.

Texte intégral 2165 mots
Surface de la Terre vue depuis l’espace, on peut observer la fine couche de l’atmosphère qui la recouvre et le Soleil qui brille au-dessus. Nasa, CC BY-NC-ND

L’énergie du rayonnement solaire qui arrive sur Terre est en partie absorbée par son atmosphère, où elle est piégée sous forme de chaleur : c’est l’effet de serre. Mais les modèles climatiques semblent s’être trompés. La chaleur s’accumule désormais deux fois plus vite qu’il y a vingt ans, le double de ce que la théorie prévoyait.


Comment mesurer le changement climatique ? L’une des méthodes consiste à enregistrer la température à différents endroits sur une longue période. Même si cette méthode fonctionne bien, les variations naturelles peuvent rendre plus difficile l’observation de tendances à long terme.

Mais une autre approche peut nous donner une idée très claire de ce qui se passe : il s’agit de suivre la quantité de chaleur qui entre dans l’atmosphère terrestre et la quantité de chaleur qui en sort. Cela revient à dresser le budget énergétique de la Terre, et il est aujourd’hui bel et bien déséquilibré.

Notre étude récente a montré que ce déséquilibre a plus que doublé au cours des vingt dernières années. D’autres chercheurs sont arrivés aux mêmes conclusions. Ce déséquilibre est aujourd’hui beaucoup plus important que ce que les modèles climatiques estimaient.

Au milieu des années 2000, le déséquilibre énergétique était d’environ 0,6 watts par mètre carré (W/m2) en moyenne. Ces dernières années, la moyenne était plus proche de 1,3 W/m2. Cela signifie que la vitesse à laquelle l’énergie s’accumule à la surface de la planète a doublé.

Ces résultats suggèrent que le changement climatique pourrait bien s’accélérer dans les années à venir. Pis, ce déséquilibre inquiétant apparaît alors même que l’incertitude concernant les financements états-uniens d’études du climat menace notre capacité à suivre les flux de chaleur.

Équilibre de ce qui entre et de ce qui sort

Le budget énergétique de la Terre fonctionne un peu comme un compte en banque, où l’énergie sert de monnaie, et peut entrer et sortir. En réduisant les dépenses, on accumule de l’argent sur le compte. La vie sur Terre dépend de l’équilibre entre la chaleur provenant du Soleil et celle qui sort vers l’espace. Cet équilibre est en train de basculer d’un côté.

L’énergie solaire frappe la Terre et la réchauffe. Les gaz à effet de serre qui piègent la chaleur dans l’atmosphère retiennent une partie de cette énergie. Mais la combustion de charbon, de pétrole et de gaz a ajouté plus de deux billions (soit deux mille milliards) de tonnes de CO2 et d’autres gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Ces gaz emprisonnent de plus en plus de chaleur, l’empêchant de s’échapper.

Une partie de cette chaleur supplémentaire réchauffe la Terre ou fait fondre les banquises, les glaciers et les nappes glaciaires. Mais cela ne représente qu’une infime partie de l’énergie que reçoit la Terre : 90 % de cette chaleur est absorbée par les océans en raison de leur énorme capacité calorifique.


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La Terre perd naturellement de la chaleur de plusieurs manières. L’une d’entre elles consiste à réfléchir la chaleur entrante sur les nuages, la neige et la glace et à la renvoyer dans l’espace. Notre planète perd aussi une partie de son énergie sous forme de rayonnement infrarouge qui est également émis vers l’espace.

Depuis le début de la civilisation humaine jusqu’à il y a tout juste un siècle, la température moyenne à la surface était d’environ 14 °C. Le déséquilibre énergétique qui s’accumule a maintenant fait grimper les températures moyennes de 1,3 à 1,5 °C.

Mesurer le bilan énergétique depuis l’espace et sur Terre

Les scientifiques suivent le bilan énergétique de deux manières. Tout d’abord, nous pouvons mesurer directement la chaleur provenant du Soleil et retournant dans l’espace, en utilisant des radiomètres, des instruments embarqués sur des satellites de surveillance. Cet ensemble de données et ses prédécesseurs existent depuis la fin des années 1980.

Ensuite, nous pouvons suivre avec précision l’accumulation de chaleur dans les océans et l’atmosphère en effectuant des relevés de température. Des milliers de flotteurs robotisés ont surveillé les températures dans les océans du monde entier depuis les années 1990.

Les deux méthodes montrent que le déséquilibre énergétique a rapidement augmenté. Ce doublement a été un choc, car les modèles climatiques les plus élaborés que nous utilisons ne prévoyaient pas un changement aussi important et aussi rapide. En général, ils prévoient moins de la moitié du changement que nous observons en réalité.

Pourquoi ce changement si rapide ?

Nous n’expliquons pas encore complètement cette situation. Mais de nouvelles recherches suggèrent qu’un facteur important est à trouver dans les nuages.

Les nuages ont en général un effet de refroidissement. Mais la zone couverte par les nuages blancs très réfléchissants a diminué, tandis que la zone couverte par les nuages épars et moins réfléchissants a augmenté.

On ne sait pas exactement pourquoi les nuages changent. Une explication possible pourrait être les conséquences des efforts fructueux déployés pour réduire la teneur en soufre des carburants utilisés pour le transport maritime depuis 2020, car la combustion de carburants plus sales pourrait avoir eu un effet d’éclaircissement des nuages. Toutefois, l’accélération du déséquilibre du budget énergétique terrestre a commencé avant cette évolution.

Les fluctuations naturelles du système climatique, telles que l’oscillation décennale du Pacifique, pourraient également jouer un rôle. Enfin, et c’est le plus inquiétant, le changement de la nature des nuages pourrait faire partie d’une tendance causée par le réchauffement climatique lui-même : il s’agirait d’une rétroaction positive, qui amplifie le réchauffement.

Des nuages blancs
Les nuages blancs et denses sont ceux qui réfléchissent le plus de chaleur. Mais la zone couverte par ces nuages rétrécit. Adhivaswut/Shutterstock

Le réchauffement climatique serait-il plus intense que prévu ?

Ces résultats suggèrent que les températures extrêmement élevées de ces dernières années ne sont pas des cas isolés, mais qu’elles pourraient refléter un renforcement du réchauffement au cours de la prochaine décennie, voire pendant plus longtemps encore. Cela signifie qu’il y aura davantage de risques que les événements climatiques soient plus intenses, qu’il s’agisse de vagues de chaleur caniculaire, de sécheresses ou de pluies extrêmes, ou de vagues de chaleur marine plus intenses et plus durables.

Ce déséquilibre pourrait avoir des conséquences plus graves à long terme. De nouvelles recherches montrent que les seuls modèles climatiques qui s’approchent d’une simulation qui reflète les mesures réelles sont ceux dont la « sensibilité climatique » est plus élevée. Ces modèles prévoient un réchauffement plus important au-delà des prochaines décennies, dans les scénarios où les émissions ne sont pas réduites rapidement. Toutefois, nous ne savons pas encore si d’autres facteurs entrent en jeu. Il est encore trop tôt pour affirmer que nous sommes sur une trajectoire de sensibilité élevée.

Continuer à surveiller

Nous connaissons la solution depuis longtemps : arrêter la combustion d’énergies fossiles et supprimer progressivement les activités humaines qui provoquent des émissions, comme la déforestation.

Conserver des données précises sur de longues périodes est essentiel si nous voulons détecter les changements inattendus.

Les satellites, en particulier, constituent notre système d’alerte précoce, car ils nous informent des changements dans les processus de stockage de la chaleur environ une décennie avant les autres méthodes.

Mais les coupes budgétaires et les changements radicaux de priorités aux États-Unis pourraient menacer la surveillance essentielle du climat par satellite.

The Conversation

Steven Sherwood a reçu des financements du Conseil australien de la recherche et de la Mindaroo Foundation.

Benoit Meyssignac a reçu des financements de la Commission européenne, de l'Agence spatiale européenne (ESA) et du CNES.

Thorsten Mauritsen a reçu des financements du Conseil européen de la recherche (ERC), de l'Agence spatiale européenne (ESA), du Conseil suédois de la recherche, de l'Agence spatiale nationale suédoise et du Centre Bolin pour la recherche sur le climat.

16.07.2025 à 17:21

Dans les pays du Sud, une protection sociale écologique pour faire face aux conséquences du changement climatique

Léo Delpy, Maitre de conférences, Université de Lille
Bruno Boidin, Professeur des universités, Université de Lille
Le changement climatique menace à la fois la subsistance économique et la santé des populations. Des dispositifs d’aide existent mais restent souvent cloisonnés.

Texte intégral 1736 mots

Face aux évènements climatiques extrêmes, les pays du Sud et les organisations internationales déploient des fonds d’urgence et des projets One Health liant santé humaine, animale et environnementale. Mais ces initiatives restent souvent cloisonnées. Comment repenser la protection sociale pour qu’elle s’adapte aux défis climatiques ?


Selon le GIEC, le changement climatique provoque de nombreuses conséquences sur la santé humaine : augmentation de la mortalité liée aux vagues de chaleur, aggravation des crises alimentaires, difficultés accrues d’accès à l’eau, émergence de zoonoses… Le dernier rapport mondial sur la protection sociale de l’Organisation internationale du travail souligne quant à lui un paradoxe : dans les 20 pays les plus vulnérables face au changement climatique, seuls 8,7 % de la population en moyenne bénéficie d’un dispositif de protection sociale.

Pourtant, le lancement depuis les années 2010 de politiques d’extension de la protection sociale et de couverture santé universelle dans les pays à faible revenu promettait de réelles avancées. Le Rwanda, par exemple, est souvent considéré comme une réussite après la mise en place de l’adhésion obligatoire aux mutuelles pour les travailleurs de l’économie informelle (l’ensemble des emplois qui ne sont pas réglementés ou protégés par l’État) et un engagement fort de l’État. Ce type de politique a été initié dans la quasi-totalité des pays d’Afrique subsaharienne, mais le bilan demeure contrasté. Face à ce constat, comment construire une protection sociale non seulement plus étendue mais également adaptée aux conséquences du changement climatique ?

Des dispositifs existants mais insuffisants

Devant l’intensification généralisée des effets du changement climatique, l’économiste Eloi Laurent indique que le secteur privé ne pourra pas assurer la couverture de ce type de risques, et ce pour plusieurs raisons. D’une part, les sinistres liés au changement climatique ont des impacts variables dont il est difficile d’estimer les conséquences et les coûts associés. De plus, ces sinistres affectent différemment les territoires, si bien que certains ne sont pas rentables pour les compagnies d’assurance, comme les régions côtières.

Eloi Laurent propose dans ce contexte une protection sociale écologique qui adapterait la protection sociale aux risques écologiques. Il s’agit de mutualiser les coûts en lien avec la couverture de ces risques et de lutter contre les inégalités liées au changement climatique.

En Afrique subsaharienne, quelques initiatives vont dans ce sens. L’un des dispositifs emblématiques dans l’extension de la protection sociale face au changement climatique est le programme de protection sociale adaptative au Sahel. Mis en œuvre en 2014 par la Banque mondiale et des gouvernements nationaux, il est encore aujourd’hui déployé dans six pays (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger, Sénégal, Tchad).

Ce programme propose d’associer des transferts monétaires ciblés sur des populations fragiles en cas d’évènements climatiques à un dispositif d’alerte précoce. Ce mécanisme se fonde sur des indicateurs régulièrement mis à jour afin d’anticiper la survenue d’une crise, par exemple une sécheresse. Une partie de l’aide est alors débloquée lorsque les indicateurs du système d’alerte (pluviométrie en ce qui concerne les sécheresses) dépassent les seuils fixés.

Cependant, le programme ne permet de couvrir qu’une part relativement réduite des risques nationaux. Au total, selon le rapport annuel de 2024, ce sont près de 1,2 million d’individus qui bénéficient d’un dispositif de réponse aux crises. Cela représente une infime partie des populations et risques dans la région. Par ailleurs, on peut s’interroger sur la durabilité de tels programmes dont le financement est entièrement assuré par des organisations internationales. Au vu du coût actuel du programme (plusieurs dizaines de millions d’euros annuels), il parait difficile de proposer une couverture pérenne à l’ensemble des populations.

Lier protection sociale adaptative et approche One Health (« Une seule santé »)

L’approche One Health est une conception intégrée considérant comme centrales les interdépendances entre santé humaine, santé animale et santé environnementale. Le groupe d’experts de haut niveau Une seule santé la définit ainsi : « “Une seule santé” (One Health) […] reconnaît que la santé des êtres humains, des animaux domestiques et sauvages, des plantes et de l’environnement au sens large (y compris les écosystèmes) sont étroitement liées et interdépendantes. »

En Afrique, plusieurs initiatives ont été lancées à partir de cette approche, principalement en vue de lutter contre les maladies infectieuses, en particulier les zoonoses. Quelques pays sont considérés comme relativement avancés (Kenya, Tanzanie), ayant mis en place une plate-forme One Health associant les différents acteurs concernés (ministères de la santé, de l’environnement, services vétérinaires…). D’autres pays sont également actifs mais moins avancés (Cameroun, Sénégal…).

Le projet Thiellal au Sénégal est une illustration intéressante de ces initiatives. Dans une région d’élevage et d’agriculture, l’absence de gestion organisée des ordures ménagères exerce un impact considérable sur les communautés d’éleveurs et d’agriculteurs (pollution plastique, chimique, résistance aux antimicrobiens provoquée par les déchets de médicaments…). Le projet Thiellal vise à mobiliser les communautés locales pour agir sur les déterminants de la santé en recourant à une approche One Health.

Plusieurs solutions fondées sur une logique One Health ont ainsi été mises en place. Elles ont consisté à former des acteurs communautaires et professionnels pour la mise en œuvre d’actions adaptées aux contextes locaux (tri des déchets, agroécologie), à sensibiliser les agriculteurs aux risques liés à l’utilisation des produits chimiques et à trouver des solutions alternatives, et enfin à soutenir des décisions à l’échelle communautaire, en plus des acteurs publics locaux et nationaux. Ce projet illustre cependant le fait que les projets One Health n’intègrent généralement pas de dispositifs de protection sociale, et réciproquement.

Des initiatives qui restent cloisonnées

On constate que les dispositifs de protection sociale adaptative décrits plus haut continuent d’être mis en œuvre de façon indépendante des initiatives One Health. Les premiers sont portés par certains acteurs de l’aide au développement (Banque mondiale, Unicef, Programme alimentaire mondial), les seconds le sont par d’autres institutions (Organisation mondiale de la santé, Organisation mondiale de la santé animale, Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, Programme des Nations unies pour l’environnement…). Le cloisonnement des deux types d’actions aboutit à une absence de synergie et une moindre efficacité des deux dispositifs.

En effet, la protection sociale comporte un volet de gestion et d’anticipation des risques qui en l’état n’intègre pas les enseignements de l’approche One Health. Ainsi, pour reprendre l’exemple du projet Thiellal, l’utilisation de pesticides, l’agriculture productiviste et la pollution de l’eau sont aussi des facteurs qui contribuent à accroître le risque de phénomènes climatiques extrêmes. Ces derniers à leur tour mettent gravement en danger les conditions de vie et la santé humaine, car ils créent des désastres environnementaux et réduisent l’accès à l’alimentation (pertes de cheptel et de production agricole). Prendre en compte ces effets semble indispensable à la réussite des dispositifs de protection sociale.

La compréhension des interactions entre santé humaine, santé animale et santé environnementale devrait être systématiquement intégrée aux dispositifs de protection sociale en tant que facteurs de risque mesurable (pour rendre plus fiables les indicateurs d’alerte précoce) mais aussi en tant que leviers d’une amélioration des synergies entre santé et environnement.

Par exemple, l’agroécologie, en réduisant l’usage des pesticides et d’autres produits polluants, assurerait la protection de l’environnement, des animaux, et aurait des effets significatifs sur la santé humaine. Au Bénin, la ferme Songhaï est une illustration de réussite d’un centre de formation et de production agricole fondé sur l’agroécologie. La ferme génère des revenus locaux, produit des denrées alimentaires de qualité sans nuire à l’environnement. D’une certaine façon, cette expérience adopte une approche One Health sans le savoir.

Intégrer cette conception aux systèmes locaux de protection sociale permettrait ainsi d’agir sur deux dimensions. D’une part, recréer des écosystèmes viables sur le plan économique, social et environnemental. D’autre part, assurer les bénéfices de ces écosystèmes pour les populations qui en seraient directement contributrices, tout en étant couvertes par une protection sociale armée contre les risques climatiques.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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