20.07.2025 à 18:48
Comment amener quelqu’un à faire librement ce que l’on désire ?
Publié en 1987, vendu à plus de 500 000 exemplaires en France, le Petit Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, de Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, est un véritable phénomène de librairie. Fondé sur les recherches en psychologie sociale, l’ouvrage propose de connaître les techniques de manipulation auxquelles nous sommes confrontés quotidiennement ou qui permettent de convaincre. Comment amener quelqu’un à faire librement ce qu’on désire le voir faire ? C’est à cette question, qui nous concerne probablement toutes et tous, que répondent Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois dans leur ouvrage, Petit Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens (1987, rééd. 2024). Ils le font à la lumière des connaissances élaborées au fil des décennies pas les psychologues sociaux, depuis les travaux précurseurs de Kurt Lewin jusqu’à nos jours, et donc durant soixante-quinze années de recherches. L’un des mérites majeurs de l’ouvrage de Joule et Beauvois est d’avoir travaillé ce corpus expérimental au sein de l’espace francophone, notamment en rendant accessibles des recherches anglo-saxonnes jusque-là peu diffusées. Une conférence donnée par Robert-Vincent Joule à l’Université Grenoble Alpes illustre parfaitement cette logique de l’influence librement consentie. Dans la dernière édition augmentée et actualisée, parue en octobre 2024, les auteurs explicitent une trentaine de techniques d’influence dont l’efficacité est expérimentalement démontrée dans des recherches de laboratoire et de terrain. Ces procédures, qu’ils qualifient de techniques de manipulation, permettent de multiplier (par deux, par trois, parfois par dix) nos chances d’arriver à nos fins, pour le meilleur et pour le pire. La connaissance de ces techniques et des processus psychologiques en jeu donnent au lecteur des armes pour éviter de se faire manipuler et pour forger son esprit critique, le rendant moins poreux aux influences néfastes s’exerçant sur lui. Certains blogs de « vulgarisation » estiment même que l’ouvrage relève de l’utilité publique – une appréciation rare pour un traité de psychologie sociale. L’ouvrage concerne essentiellement les influences interpersonnelles, celles qui opèrent entre deux personnes (en famille, au travail, dans la rue, sur Internet, ou encore ici ou là entre un vendeur et un client), sans négliger pour autant les influences de masse. Les chercheurs en sciences de l’information et de la communication (SIC) s’intéressent aussi particulièrement à ces dynamiques, dès lors qu’elles s’inscrivent dans des dispositifs médiatisés (affichages, interfaces, plateformes numériques) ou ritualisés (conférences, campagnes, échanges transactionnels). Enfin, le conditionnement évaluatif, sur lequel s’appuient volontiers les spécialistes du marketing.
À lire aussi :
Soldes : les commerçants sont-ils d’honnêtes manipulateurs ?
Vous écoutez la Marseillaise avant un match de football de l’équipe de France. La caméra passe lentement d’un joueur à l’autre. En plan serré, on voit le visage concentré de chaque joueur mais aussi le haut de chaque maillot avec le logo d’une certaine marque. Bien sûr, on ne prête pas attention à ce logo et pourtant, sans qu’on en ait conscience, la positivité de la Marseillaise, l’hymne national, va se transférer sur la marque, rendant ainsi plus probables les comportements d’achat attendus de la part des spectateurs. Les recherches qui illustrent ce phénomène sont légion. Une étude célèbre a ainsi montré l’effet du conditionnement évaluatif sur le choix d’un stylo en fonction d’une musique plaisante ou déplaisante. Les participants étaient amenés à regarder une publicité pour un stylo. Le stylo était de couleur bleue pour une moitié des participants et beige pour l’autre moitié. Une musique était diffusée, agréable pour certains, désagréable pour d’autres. À la fin de l’expérience chaque participant se voyait offrir un stylo dont il pouvait choisir la couleur (bleu ou beige). Comme attendu, les participants choisirent massivement la couleur associée aux musiques plaisantes (qu’il s’agisse du bleu ou du beige) et délaissèrent la couleur associée aux musiques déplaisantes (qu’il s’agisse du bleu ou du beige). Mais il y a plus, lorsqu’on leur demande d’expliquer leur choix, ils en appellent à leur goût personnel pour la couleur choisie, sans faire la moindre allusion à la musique ! Les techniques décrites dans le Petit traité de manipulation peuvent évidemment être utilisées à nos dépens par des individus malintentionnés ; par exemple, pour obtenir de nous des informations confidentielles, comme nos coordonnées bancaires, ou de façon plus générale, pour obtenir de nous des décisions que nous regretterons. Mais elles peuvent aussi, entre les mains d’honnêtes gens, se montrer très utiles – et bien plus efficaces que la persuasion – pour promouvoir des comportements « socialement utiles » recherchés. Un exemple : la technique de l’étiquetage. Dans une des recherches rapportées dans l’ouvrage de Joule et Beauvois, des chercheurs américains comparent l’efficacité de deux stratégies pour inciter des élèves de 9-10 ans à ne pas jeter les papiers de bonbons par terre : une stratégie persuasive et une stratégie reposant sur des étiquetages. Pendant huit leçons sur le respect de l’environnement, l’enseignante s’efforçait, en mettant en avant des arguments appropriés, de convaincre certains élèves d’être propres et ordonnés (condition persuasive). Elle n’essayait pas de convaincre d’autres élèves, se contentant de leur dire « Vous êtes des enfants propres et ordonnés » (condition d’étiquetage). Au terme de ces leçons, on distribuait aux enfants des sucreries soigneusement emballées et on comptait le nombre de papiers de bonbons laissés sur le sol. Les chercheurs ont constaté que les enfants placés dans la condition d’étiquetage se conformaient davantage aux attentes éducatives que ceux placés dans la condition persuasive : moins d’emballages de bonbon sur le sol et davantage dans les poubelles. Mais il y a plus : cet effet persistait après la fin de l’expérience, alors que plus rien n’était demandé aux enfants, prouvant ainsi l’impact durable de l’étiquetage sur les comportements ultérieurs de propreté des élèves. La supériorité de l’étiquetage sur la persuasion est également démontrée dans d’autres recherches qui portent cette fois sur la performance scolaire (résultats obtenus à des exercices de mathématiques, par exemple). Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui ! Il ne faudrait pas croire que seuls les enfants sont sensibles à l’étiquetage. Les adultes le sont tout autant, comme le montre, par exemple, une autre expérience rapportée dans le Petit traité de manipulation. Après avoir fait passer un pseudo test de personnalité à des participants, les chercheurs leur disaient, indépendamment de leurs résultats, « Vos résultats montrent que vous êtes une personne bienveillante et généreuse » (étiquetage). Un peu plus tard, un complice des chercheurs laissait tomber un jeu de cartes pour étudier leur réaction. L’aiderait-on ou pas à ramasser les cartes sur le sol ? Comme attendu, les personnes s’étant entendu dire qu’elles étaient bienveillantes et généreuses – bien qu’il s’agisse d’un étiquetage purement arbitraire – furent significativement plus nombreuses à aider « spontanément » le complice que les personnes d’un groupe témoin qui n’avaient pas, quant à elles, reçu d’étiquetage. Le succès de cet ouvrage auprès du grand public s’explique certainement par la façon dont les auteurs éclairent, à la lumière du savoir psychologique disponible, les interactions les plus courantes de notre existence sociale. Force est de reconnaître que nous sommes tous, tour à tour, manipulateur et manipulé. Qui ne s’est jamais servi de moyens plus ou moins détourné pour arriver à ses fins ? Qui n’a jamais fait, après y avoir été habilement conduit, quelque chose qu’il n’aurait pas fait de lui-même. Nous avons tous un jour, plus ou moins, agi de la sorte. À titre d’exemple, Joule et Beauvois rapportent dans leur ouvrage une des façons de procéder à laquelle nous avons probablement tous eu recours pour essayer d’obtenir une faveur : la technique du « je-ne-vous-demanderai-rien-d’autre », dont le principe consiste précisément à faire savoir à notre interlocuteur que la demande qu’on lui adresse ne sera pas suivie d’une autre. Dans une recherche réalisée par Grzyb et Dolinski de 2017, des personnes étaient sollicitées par un chercheur durant un concert. « Bonjour, je collecte des fonds pour un centre de soins pour enfants […]. Accepteriez-vous de faire un don ? C’est la seule chose que je vais vous demander. » Près de 55 % acceptèrent contre 15 % seulement dans la condition contrôle, condition dans laquelle le propos du chercheur était exactement le même mais sans la phrase : « C’est la seule chose que je vais vous demander. » Ce type de manipulations est-il répréhensible ? Certainement pas. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le recours aux techniques de manipulation – sauf, bien sûr, lorsqu’elles sont mises au service d’intérêts moralement répréhensibles – fluidifie la vie sociale. Peut-être même ce recours entretient-il l’amitié ? Imaginons qu’un ami obtienne de vous, en vous manipulant, une faveur que vous ne lui auriez pas accordée spontanément (par exemple : l’aider à déménager). Il vous en sera très reconnaissant et, évidemment, à la première occasion, c’est lui qui vous rendra, volontiers de surcroît, un service de la même importance sans que vous ayez besoin, à votre tour, de le manipuler. La morale est donc sauve. Et vous, à quelles formes d’influence avez-vous cédé sans le savoir ? Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche. Texte intégral 1919 mots
Le conditionnement évaluatif
L’étiquetage
Serions-nous les messieurs Jourdain de la manipulation ?
Je-ne-vous-demanderai-rien-d’autre
17.07.2025 à 15:53
Les influenceurs, dont toute l’activité se construit sur la mise en scène de soi, s’autorisent désormais à donner leur avis sur certaines politiques publiques, par exemple sur la santé des jeunes. Comment expliquer que leur parole porte autant ? Les influenceurs ont construit leur visibilité sur la mise en scène de soi, l’exposition du quotidien et la promotion de produits ou de marques. Leurs vidéos et autres contenus sont devenus incontournables dans la stratégie des entreprises souhaitant toucher un public jeune, mobile et connecté. Les influenceurs fitness, notamment, excellent dans cet univers : leurs corps, leurs routines sportives, leur alimentation deviennent des arguments commerciaux. Cependant, ces mêmes figures s’autorisent désormais à commenter certaines politiques publiques, voire à émettre des critiques à leur encontre. Lorsque Tibo InShape questionne le président de la République sur la sédentarité ou que JuJufitcat évoque les troubles du comportement alimentaire, c’est toute la mission de l’influenceur qui se redéfinit. Son statut glisse de promoteur à prescripteur, de prescripteur à citoyen engagé. Il n’est plus seulement là pour divertir ou recommander, mais pour alerter, sensibiliser, interpeller. Pourtant, ce brouillage des rôles génère une tension : certains influenceurs fitness dénoncent les effets d’activités délétères pour la santé des jeunes, qu’ils contribuent pourtant à nourrir. Par exemple, ils utilisent les réseaux sociaux pour encourager le sport… tout en les incitant à rester connectés et sédentaires, devant des écrans. Ils prônent une alimentation équilibrée tout en recommandant des modèles alimentaires restrictifs. On perçoit ici les paradoxes majeurs véhiculés par cette nouvelle pratique de l’influence. Comment expliquer alors que leur parole porte autant ? Pourquoi ces figures sans formation scientifique ni mandat institutionnel parviennent-elles à capter l’attention et souvent l’adhésion du public jeune ? La réponse tient en partie dans leur crédibilité perçue. Le projet de recherche Alimentation et numérique (Alimnum), mené auprès de jeunes de 18 à 25 ans, afin d’étudier l’impact de leur consommation numérique sur leur santé, montre que les influenceurs tirent leur légitimité d’une proximité relationnelle forte. Ils s’expriment avec les codes de leur génération, dans un langage accessible, incarné, émotionnel. Leurs récits reposent sur le vécu, le corps, la transformation personnelle. Là où les campagnes institutionnelles échouent parfois à mobiliser, les influenceurs captent l’attention en racontant leur propre cheminement. Leur autorité n’est donc pas « savante », mais expérientielle : ils ne savent pas « mieux », mais ils ont « vécu ». C’est ce que valorise notamment la rhétorique du « avant/après », omniprésente dans les contenus fitness, qui met en scène une capacité à se dépasser, à changer, à améliorer son bien-être. Cette mise en récit autobiographique est d’autant plus efficace qu’elle s’appuie sur une illusion de proximité. Les abonnés ont l’impression de connaître leur influenceur, de suivre sa vie, de partager son intimité. En apparence, cette proximité semble relever de liens forts entre l’influenceur et son audience. En réalité, elle relève davantage de liens faibles. Les followers (les abonnés) ne connaissent pas personnellement l’influenceur, n’échangent pas en profondeur avec lui, mais interagissent régulièrement : ils likent, commentent, partagent. Or, ce sont précisément ces liens faibles qui permettent la diffusion exponentielle des idées et des comportements. Cette co-construction de la légitimité des influenceurs par la communauté est centrale. L’influenceur n’est pas imposé d’en haut : il est validé, porté et renforcé par sa communauté, qui l’élit symboliquement comme figure d’autorité et de confiance. Il accède donc au statut de relais d’opinion par un cumul d’interactions virales. Cette dynamique rappelle le modèle de la communication à deux niveaux, appelé « two-step flow », très utilisé par les professionnels du marketing, dans lequel les médias influencent d’abord un groupe restreint de leaders d’opinion, qui relaient ensuite les messages au grand public. Ce modèle, issu des années 1950, trouve aujourd’hui une résonance nouvelle dans les pratiques numériques contemporaines, en jouant sur une viralité façonnée par les algorithmes. Encouragés par leur communauté, les influenceurs se font dès lors les porte-paroles du mal-être et des difficultés des jeunes auprès des pouvoirs publics. Ce faisant, ils participent à la vulgarisation et à l’appropriation des grands enjeux sanitaires par le grand public, même si cela passe parfois par des simplifications excessives ou des approximations. En traduisant des messages complexes (santé, nutrition, prévention) en contenus courts, personnalisés, engageants, et en les adaptant aux formats des plateformes (reels, vlogs, stories) et à la sensibilité de leur audience, ils jouent le rôle de véritables relais. Faut-il se réjouir de cette mobilisation des influenceurs fitness autour de causes collectives ? Leur capacité à toucher des publics éloignés des médias classiques, à provoquer de l’émotion, à générer de l’adhésion, est réelle. Elle permet de réactiver une attention citoyenne dans des espaces où les discours officiels peinent souvent à percer. Mais cette puissance d’amplification s’accompagne aussi de risques liés à la diffusion de messages flous, biaisés, ou erronés. Leur parole, fondée sur l’expérience plus que sur la démonstration scientifique, peut alors renforcer certaines normes sociales problématiques comme le culte de la performance, l’obsession du corps ou la stigmatisation des corps « non conformes ». Quoi qu’il en soit, l’intervention de Tibo InShape face au président de la République en mai 2025 marque une étape symbolique dans l’évolution de la parole publique : celle où des personnalités issues de la culture numérique s’arrogent un droit d’expression sur des enjeux d’intérêt général. Cette dynamique redessine les circuits de légitimation : l’autorité ne vient plus seulement des institutions, mais émerge du réseau, de l’audience, de la viralité. Cela oblige à repenser les relations entre sphère publique et sphère numérique, entre experts, citoyens et nouveaux médiateurs. Cela suppose aussi d’accepter que ces relais d’opinion ne soient ni neutres ni désintéressés, et que leur engagement puisse fluctuer selon les opportunités de visibilité ou de monétisation. En outre, la légitimité éthique du recours à des figures médiatiques dans les campagnes de santé publique interroge. Quelles responsabilités ces influenceurs doivent-ils assumer, et comment garantir la fiabilité des messages qu’ils véhiculent ? Ces enjeux appellent une réflexion approfondie de la part des professionnels de santé, des chercheurs et des éducateurs impliqués dans la régulation de l’information en santé. Le projet Alimentation et numérique – ALIMNUM est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. L’ANR a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR. Caroline Rouen-Mallet est membre de l'Association Française du Marketing (AFM) et de l'Institut du Marketing Social. Elle a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche dans le cadre du projet Alimnum. Pascale Ezan a reçu des financements de Agence Nationale de la Recherche - programme Alimentation et Numérique - ALIMNUM Stéphane Mallet est membre de l'Association Française du Marketing (AFM). Il a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche dans le cadre du projet Alimnum. Texte intégral 1612 mots
Une autorité sans expertise ? Le pouvoir de la crédibilité perçue
Les modèles de communication du leadership d’opinion revisités
Vers une nouvelle prise en charge de la parole publique
17.07.2025 à 15:49
Les géants américains de la tech multiplient les recours juridiques pour échapper aux réglementations étrangères, au nom de la liberté d’expression. De plus en plus alignées sur les intérêts politiques de l’administration Trump, ces plateformes contestent la souveraineté numérique des États, comme le montre l’exemple du Brésil. Les plateformes de réseaux sociaux ne se préoccupent guère des frontières nationales. Prenons l’exemple de X. Les utilisateurs de ce qui s’appelait autrefois Twitter sont répartis dans le monde entier, avec plus de 600 millions de comptes actifs dans presque tous les pays. Et chaque pays a ses propres lois. Or, les intérêts des autorités réglementaires nationales et ceux des entreprises technologiques, principalement basées aux États-Unis, sont souvent divergents. Si de nombreux gouvernements ont cherché à imposer des mécanismes de surveillance pour lutter contre des problèmes tels que la désinformation, l’extrémisme en ligne et la manipulation, ces initiatives se sont heurtées à la résistance des entreprises, à des ingérences politiques et à des contestations juridiques invoquant la liberté d’expression comme rempart à la réglementation. Ce qui se dessine, c’est un affrontement mondial autour de la gouvernance des plateformes numériques. Et dans cette bataille, les plateformes nord-américaines s’appuient de plus en plus sur les lois de leur pays d’origine pour contester les réglementations d’autres pays. En tant qu’experts en droit numérique, dont l’un est directeur exécutif d’un forum qui surveille la manière dont les pays mettent en œuvre les principes démocratiques, nous pensons qu’il s’agit d’une forme d’impérialisme numérique. La dernière manifestation de ce phénomène s’est produite en février 2025, lorsque de nouvelles tensions ont émergé entre le pouvoir judiciaire brésilien et les plateformes de réseaux sociaux basées aux États-Unis. Trump Media & Technology Group et Rumble ont intenté un procès aux États-Unis contre le juge brésilien Alexandre de Moraes, contestant ses ordonnances de suspension des comptes sur les deux plateformes liées à des campagnes de désinformation au Brésil. Cette affaire fait suite à des tentatives infructueuses d’Elon Musk pour s’opposer à des décisions similaires prises par la justice brésilienne. Ces cas illustrent une tendance croissante selon laquelle des acteurs politiques et économiques états-uniens cherchent à saper l’autorité de régulateurs étrangers en avançant que le droit américain et la protection des entreprises devraient primer sur les politiques de nations souveraines. Au cœur du litige se trouve Allan dos Santos, un influenceur brésilien de droite qui s’est réfugié aux États-Unis en 2021 après que le juge de Moraes a ordonné son arrestation préventive pour avoir, selon les accusations, coordonné des réseaux de désinformation et incité à la violence. Dos Santos a poursuivi ses activités en ligne depuis l’étranger. Les demandes d’extradition du Brésil sont restées sans réponse, les autorités américaines, estimant que cette affaire relevait de la liberté d’expression et non d’infractions pénales. La plainte de Trump Media et Rumble vise deux objectifs. D’une part, elle cherche à présenter les actions de la justice brésilienne comme de la censure plutôt que comme de la régulation. D’autre part, elle cherche à présenter l’action du tribunal brésilien comme une ingérence territoriale. Les plaignants assurent que la personne visée se trouve aux États-Unis, et par conséquent, qu’elle est protégée par le premier amendement de la Constitution des États-Unis. Le fait que la personne soit brésilienne et accusée de propager de la haine et de la désinformation au Brésil ne doit, selon eux, pas être pris en considération. Pour l’instant, les tribunaux états-uniens leur donnent raison. Fin février, un juge de Floride a estimé que Rumble et Trump Media n’étaient pas tenus de se conformer à la décision brésilienne. Cette affaire marque un tournant dans la bataille autour de la responsabilité des plateformes : on passe du lobbying traditionnel et de la pression politique à une intervention juridique via les tribunaux américains qui sont utilisés pour contester des décisions prises à l’étranger. L’issue de ce procès et la stratégie juridique qui le sous-tend pourraient avoir des implications profondes non seulement pour le Brésil, mais aussi pour tout pays ou région, comme l’Union européenne, cherchant à réglementer les espaces numériques. La résistance à la réglementation numérique ne date pas de l’administration Trump. Au Brésil, les efforts visant à réglementer les plateformes ont longtemps rencontré une forte opposition. Les géants de la tech, notamment Google, Meta et X, ont utilisé leur influence économique et politique pour faire pression contre les nouvelles réglementations, présentant souvent ces mesures comme des menaces contre la liberté d’expression. En 2020, le projet de loi brésilien sur les fake news, qui visait à responsabiliser les plateformes concernant la diffusion de fausses informations, a suscité une forte opposition de ces entreprises. Google et Meta ont lancé des campagnes de grande ampleur pour s’opposer au projet de loi, affirmant qu’il « menaçait la liberté d’expression » et « nuisait aux petites entreprises ». Google a placé des bannières sur sa page d’accueil brésilienne invitant les utilisateurs à rejeter la loi, tandis que Meta a diffusé des publicités alertant sur des risques pour l’économie numérique. Ces efforts, conjugués à du lobbying et à une résistance politique, ont permis de retarder et d’affaiblir le cadre réglementaire. La nouveauté désormais, c’est que la frontière entre intérêts politiques et intérêts privés est devenue floue. Trump Media était détenue à 53 % par le président états-unien avant qu’il ne transfère sa participation dans un trust en décembre 2024. Elon Musk, fervent « défenseur de la liberté d’expression » et propriétaire de X, est devenu un membre de facto de l’administration Trump. Leur ascension politique a coïncidé avec l’utilisation du premier amendement comme bouclier destiné à bloquer les réglementations étrangères des plateformes. Aux États-Unis, la protection de la liberté d’expression a été appliquée de manière inéquitable, permettant aux autorités de réprimer la dissidence dans certains cas tout en protégeant les discours haineux dans d’autres. Ce déséquilibre s’étend au pouvoir des entreprises, avec des décennies de jurisprudence favorisant la protection des intérêts privés. La législation a ainsi renforcé la protection de la liberté d’expression des entreprises, une logique qui a ensuite été étendue aux plateformes numériques. Les défenseurs états-uniens de la liberté d’expression – Big Tech et gouvernement – semblent aujourd’hui pousser cette logique à l’extrême en utilisant les principes juridiques nord-américains contre ceux d’autres nations. Par exemple, Brendan Carr, président de la Commission fédérale des communications des États-Unis nommé par Donald Trump, s’est inquiété des menaces que le Digital Services Act de l’Union européenne ferait peser sur la liberté d’expression. Une telle position aurait pu être légitime s’il existait une interprétation universelle de la liberté d’expression. Or, ce n’est pas le cas. Le concept de liberté d’expression varie selon les pays et les régions. Des pays comme le Brésil, l’Allemagne, la France ou d’autres appliquent un principe de proportionnalité pour juger de la liberté d’expression, mettant en balance ce principe avec d’autres droits fondamentaux tels que la dignité humaine, l’intégrité démocratique et l’ordre public. Ces pays reconnaissent la liberté d’expression comme un droit fondamental et préférentiel, mais ils admettent que certaines restrictions sont nécessaires pour protéger les institutions, les communautés marginalisées, la santé publique ou l’écosystème informationnel. Si les États-Unis imposent certaines limites à la liberté d’expression, avec les lois sur la diffamation ou l’interdiction d’incitater à des actions illégales imminentes, le premier amendement permet une interprétation plus extensive de la liberté d’expression. La bataille juridique autour de la réglementation des plateformes ne se limite pas au conflit entre les entreprises états-uniennes de la tech et le Brésil. Le Digital Services Act de l’UE et l’Online Safety Act au Royaume-Uni signalent que d’autres gouvernements veulent reprendre le contrôle des plateformes opérant sur leur territoire. La plainte déposée par Trump Media et Rumble contre la Cour suprême brésilienne représente un moment clé dans la géopolitique mondiale. Les géants nord-américains de la tech, tels que Meta, tentent de surfer sur la dynamique pro liberté d’expression portée l’administration Trump. Musk, le propriétaire de X, apporte son soutien à des groupes d’extrême droite à l’étranger. Cette convergence entre les objectifs des plateformes et les intérêts politiques de l’administration Trump marque une nouveau moment dans le débat sur la dérégulation alors que les absolutistes de la liberté d’expression cherchent à établir des précédents juridiques susceptibles de bloquer les futures régulations d’autres pays. À mesure que les nations élaborent des cadres juridiques pour la gouvernance numérique – comme les régulations sur l’intelligence artificielle au Brésil et dans l’UE – les plateformes, par leurs stratégies juridiques, économiques et politiques, tentent de contrebalancer le poids de l’État de droit. Camille Grenier est directeur général du Forum sur l’information et la démocratie. Yasmin Curzi de Mendonça ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 2409 mots
Une agitation dans la jungle technologique
Du lobbying des entreprises à la guerre juridique
Les géants de la tech contre la régulation
Collusion entre pouvoir politique et intérêts privés
L’avenir de la gouvernance numérique