30.09.2025 à 16:59
La guerre cognitive, sans bombes ni balles : une zone grise juridique et stratégique
On parle de « guerre cognitive » lorsque de fausses informations sont utilisées pour déstabiliser des populations. La Russie – entres autres – l’utilise massivement. Pourtant, cette forme d’action hostile, qui se renforce, n’est pas encadrée par le droit de la guerre. Quelle réponse envisager ? Imaginez : vous réveillez en écoutant la nouvelle qu’une souche mortelle de grippe est apparue dans votre ville. Les autorités sanitaires minimisent la situation, mais les réseaux sociaux sont inondés d’affirmations contradictoires de la part d’« experts médicaux » débattant de son origine et de sa gravité. Les hôpitaux sont débordés de patients présentant des symptômes grippaux, empêchant d’autres patients d’accéder aux soins, ce qui conduit à des décès. Il apparaît peu à peu qu’un adversaire étranger a orchestré cette panique en diffusant de fausses informations – comme le fait que la souche aurait un taux de mortalité très élevé. Pourtant, malgré les pertes humaines, aucune règle légale ne qualifie cette situation comme un acte de guerre. Voici ce qu’on appelle guerre cognitive, ou « cog war » en abrégé, lorsque le domaine cognitif est utilisé sur les champs de bataille ou dans des attaques hostiles en dehors des conflits déclarés. Un exemple classique de guerre cognitive est appelé « contrôle réflexif » – un art que la Russie a perfectionné depuis des décennies. Il s’agit de façonner les perceptions d’un adversaire à son propre avantage sans qu’il ne se rende compte qu’il a été manipulé. Dans le cadre du conflit en Ukraine, cela inclut des récits sur des revendications historiques de la Russie sur des territoires ukrainiens ou la représentation de l’Occident comme moralement corrompu. La guerre cognitive vise à prendre l’avantage sur un adversaire en ciblant les attitudes et comportements au niveau individuel, collectif ou de toute la population. Elle est conçue pour modifier les perceptions de la réalité, faisant de « la manipulation de la cognition humaine » un domaine crucial de la guerre. C’est donc une arme dans une bataille géopolitique qui se joue par interactions entre les esprits plutôt qu’entre les corps. Parce qu’elle peut être menée sans les dommages physiques régulés par les lois de la guerre actuellement en vigueur, la guerre cognitive évolue dans un vide juridique. Cela ne signifie pas qu’elle ne peut pas conduire à de la violence sur la base de fausses informations, ou provoquer des blessures et des décès par effets secondaires. L’idée que la guerre est avant tout une confrontation mentale, où la manipulation cognitive est centrale, remonte au stratège Sun Tzu (Ve siècle avant notre ère), auteur de l’Art de la guerre. Aujourd’hui, le domaine numérique est l’arène principale de ce type d’opérations. La révolution numérique permet un contenu de plus en plus personnalisé, exploitant les biais repérés à travers notre empreinte numérique : c’est ce qu’on appelle le « micro-ciblage ». L’intelligence artificielle peut même nous proposer du contenu ciblé sans prendre une seule photo ou sans enregistrer une vidéo. Il suffit d’une requête bien formulée par une IA pour soutenir un récit et des objectifs définis par des acteurs malveillants, tout en trompant discrètement le public. Ces campagnes de désinformation s’étendent de plus en plus au domaine physique du corps humain. Dans la guerre en Ukraine, on observe encore des récits de guerre cognitive, comme des accusations selon lesquelles les autorités ukrainiennes auraient dissimulé ou provoqué des épidémies de choléra. D’autres allégations sur des laboratoires d’armes biologiques soutenus par les États-Unis ont également été utilisées comme justifications fallacieuses pour l’invasion à grande échelle par la Russie. Pendant la pandémie de Covid-19, de fausses informations ont causé des décès, certaines personnes refusant les mesures de protection ou ayant recours à des remèdes dangereux pour se soigner. Certains récits liés à la pandémie s’inscrivaient dans une lutte géopolitique. Tandis que les États-Unis menaient des opérations d’information secrètes, des acteurs étatiques russes et chinois coordonnaient des campagnes utilisant des avatars générés par IA et du micro-ciblage pour influencer l’opinion au niveau des communautés et des individus. La capacité de micro-ciblage pourrait évoluer rapidement grâce à des méthodes de couplage cerveau-machine permettront de collecter des données sur les schémas cognitifs. Ces interfaces entre les machines et le cerveau humain vont de simples électrodes posées sur le cuir chevelu à des casques de réalité virtuelle avec stimulation sensorielle immersive. Le programme Next-Generation Nonsurgical Neurotechnology (dit, N3) de l’agence chargée de la recherche et du développement de nouvelles technologies à usage militaire aux États-Unis (la DARPA) illustre la façon dont ces dispositifs pourraient « lire» et « écrire » en plusieurs endroits du cerveau simultanément. Cependant, ces outils pourraient également être piratés ou alimentés par des données corrompues dans le cadre de futures stratégies de manipulation de l'information ou de perturbation psychologique. Relier directement le cerveau au monde numérique de cette manière effacera la frontière entre le corps humain et le domaine de l'information de manière inédite. Les lois traditionnelles de la guerre considèrent l’usage de la force physique – bombes et balles – comme le principal sujet de préoccupation, laissant la guerre cognitive dans une zone grise. La manipulation psychologique est-elle une « attaque armée » justifiant la légitime défense au titre de la Charte des Nations unies ? À ce jour, il n’existe aucune réponse claire. Un acteur étatique pourrait potentiellement utiliser de la désinformation sanitaire pour provoquer des pertes massives dans un autre pays sans déclarer la guerre. Des lacunes similaires existent même lorsque la guerre traditionnelle est déjà en cours. Dans ce contexte, la guerre cognitive brouille la ligne entre la tromperie militaire autorisée (ruses de guerre) et la perfidie interdite. Imaginez un programme de vaccination humanitaire collectant secrètement de l’ADN, utilisé ensuite par des forces militaires pour cartographier des réseaux d’insurgés fondés sur des clans. Cette exploitation de données médicales constituerait une perfidie au regard du droit humanitaire — mais seulement si l’on considère que de telles tactiques comme parties intégrantes de la guerre. Que faire pour nous protéger de cette nouvelle réalité ? Tout d’abord, nous devons repenser la notion de « menace » dans les conflits modernes. La Charte des Nations unies interdit déjà les « menaces de recours à la force » contre d’autres États, mais cela nous enferme dans une conception physique de la menace. Quand une puissance étrangère inonde vos médias de fausses alertes sanitaires pour semer la panique, cela ne menace-t-il pas votre pays tout autant qu’un blocus militaire ? Cette problématique a été reconnue dès 2017 par les groupes d’experts à l’origine du Manuel de Tallinn sur la cyberguerre (Règle 70), mais nos normes juridiques n’ont pas suivi. Ensuite, il faut reconnaître que le préjudice psychologique est un vrai préjudice. Lorsqu’on pense aux blessures de guerre, on imagine des blessures physiques. Pourtant, le stress post-traumatique est reconnu depuis longtemps comme une blessure de guerre légitime — alors pourquoi pas les effets mentaux des opérations cognitives ciblées ? Finalement, les lois traditionnelles de la guerre pourraient ne pas suffire — il faudrait se tourner vers les règles relatives aux droits humains pour trouver des solutions. Ceux-ci incluent déjà des protections de la liberté de pensée et de la liberté d’opinion mais aussi des interdictions contre la propagande de guerre. Ces dernières pourraient servir de protection des civils contre les attaques cognitives. Les États ont l’obligation de faire respecter ces droits à l’intérieur comme à l’extérieur de leurs frontières. L’utilisation de tactiques et de technologies de plus en plus sophistiquées pour manipuler la pensée et les émotions constitue l’une des menaces actuelles les plus insidieuses contre la liberté humaine. Ce n’est qu’en adaptant nos cadres juridiques à ce défi que nous pourrons renforcer la résilience de nos sociétés en permettant aux générations futures de faire face aux crises et conflits de demain. David Gisselsson Nord bénéficie d'un financement du Conseil suédois de la recherche, de la Société suédoise du cancer et de la Fondation suédoise contre le cancer chez les enfants. Il a également reçu une bourse de voyage du ministère américain de la Défense. Alberto Rinaldi a reçu un financement de la chaire invitée Raoul Wallenberg en droits de l'homme et droit humanitaire et du Conseil suédois de la recherche. Texte intégral 1871 mots
Bataille des esprits, corps blessés
Un vide juridique
Vers une réglementation
29.09.2025 à 16:34
Comment les juges tracent la ligne entre critique d’une religion et stigmatisation des fidèles
Certaines critiques de la religion relèvent-elles de la liberté d’expression ou basculent-elles dans la stigmatisation des croyants ? En France, la frontière est juridiquement ténue. Dans les prétoires, les juges tranchent, au cas par cas, loin des slogans et des polémiques médiatiques. Les mots et discours qui circulent dans l’espace public sont régulièrement au cœur de controverses autour des limites de la liberté d’expression. Ils soulèvent des interrogations récurrentes sur les droits des individus, figures publiques ou anonymes, à tenir certains propos. Parmi les sujets les plus sensibles figurent les discours critiques à l’égard des religions. Si certains les considèrent comme l’expression légitime d’une opinion ou d’un désaccord avec une doctrine, d’autres y voient une forme de stigmatisation insidieuse visant les croyants eux-mêmes. Ainsi, ce qui relève pour les uns d’un simple rejet intellectuel d’une croyance peut apparaître, pour les autres, comme une attaque implicite contre ceux qui y adhèrent. Ces divergences reflètent des clivages idéologiques profonds, qui alimentent la virulence des débats dans l’espace public. Sans prétendre trancher ce débat, il faut souligner que ces tensions se jouent également dans les salles d’audience. Comment les juges français tracent-ils la ligne entre la critique d’une religion et la stigmatisation de ses fidèles ? La justice reconnaît-elle que cette frontière peut parfois s’estomper, que la critique peut glisser vers la stigmatisation ? En France, la liberté d’expression repose sur la loi du 29 juillet 1881, qui garantit une parole libre dans l’espace public tout en posant des limites : diffamation, injure, provocation à la haine ou apologie de crimes sont ainsi sanctionnées. Longtemps concentré à la 17e chambre du tribunal judiciaire de Paris, ce contentieux s’est largement diffusé sur le territoire français avec les réseaux sociaux, impliquant désormais des anonymes autant que des figures publiques. Pour les juges, la méthode reste constante : identifier la cible des propos, puis en apprécier le sens selon le contexte. Ce cadre juridique repose sur une distinction essentielle : on ne punit pas une opinion, mais un discours portant atteinte à des personnes. Cela rejoint l’opposition formulée par le philosophe français Ruwen Ogien (1947-2017) entre offense, dirigée contre des idées ou des croyances, et préjudice, qui touche des individus ou des groupes identifiables. Ainsi, critiquer une religion, même de manière virulente, relève de la liberté d’expression, alors que viser explicitement ses fidèles en excède les limites. Les tribunaux font la différence entre des propos sur « l’islam » ou sur « le catholicisme », qui désignent des dogmes religieux, et ceux visant « les musulmans » ou « les catholiques », assimilables à des attaques contre des personnes. Cette ligne de séparation permet d’expliquer certaines décisions judiciaires : Michel Houellebecq, par exemple, a été relaxé en 2002 après avoir qualifié l’islam de « religion la plus con », la justice estimant qu’il s’en prenait au dogme, non aux croyants. Cette distinction opérée entre croyance et croyants s’explique par le fait que, depuis 1881, le blasphème n’est plus un délit en France. La critique de figures ou de symboles religieux est donc légalement permise, même si elle choque. Mais cela n’empêche pas certains groupes de considérer ces critiques comme des atteintes aux croyants eux-mêmes. À intervalles réguliers, des associations saisissent les tribunaux pour tenter de faire reconnaître qu’une offense dirigée contre une religion constitue en réalité un préjudice infligé à ceux qui la pratiquent. La sociologue Jeanne Favret-Saada a bien analysé ce phénomène dans les Sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma. 1965-1988 (2017), en montrant comment, dans certaines procédures, ces associations tentent de transformer une offense symbolique en une atteinte personnelle devant la justice. La plupart des actions en justice liées à des offenses religieuses sont portées par des associations chrétiennes, notamment catholiques. En première ligne, l’Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne (Agrif), qui multiplie les procédures pour dénoncer ce qu’elle considère comme de la christianophobie. Pour elle, critiquer un dogme ou un symbole religieux revient à attaquer les croyants eux-mêmes. Dès 2010, le chercheur Jean Boulègue (1936-2011) relevait déjà que 90 % de ces affaires étaient engagées par des chrétiens, avec l’intention de faire reconnaître juridiquement l’offense comme un préjudice réel. Des associations musulmanes ont tenté d’emprunter la même voie, notamment lors des procès contre Michel Houellebecq, en 2002, ou contre Charlie Hebdo après la publication des caricatures de Mahomet, en 2007. Mais la justice a tranché systématiquement en faveur d’une relaxe, les juges estimant que la critique visait la religion, non les musulmans en tant que groupe. Une position réaffirmée régulièrement : tant que le discours cible le dogme et non les fidèles, elle reste protégée par la liberté d’expression. En 2006, la Cour de cassation a même annulé une condamnation contre une publicité pastichant la Cène, rappelant qu’un symbole religieux peut être détourné sans que cela constitue une injure. Si le principe juridique semble clair, son application se heurte à certains discours qui le mettent à mal. Dès lors que le discours s’éloigne du sens littéral, par des procédés comme la métonymie ou la personnification, l’identification de la cible devient plus complexe. C’est dans ces zones grises que se joue aujourd’hui la frontière entre critique légitime d’une croyance et discours stigmatisant des croyants. Le sens littéral des mots ne suffit pas toujours à identifier leur cible. Le contexte, le ton, l’intention, et certaines figures de style peuvent en modifier la portée. Parmi elles, la métonymie désigne un objet par un autre auquel il est lié : dire « boire un verre », c’est évoquer le contenu, non le contenant. Dans le vers de Paul Éluard, « Paris a froid, Paris a faim », Paris désigne les habitants, non la ville elle-même. Ce glissement, bien connu des linguistes, peut devenir source d’ambiguïté en justice, où l’interprétation précise des propos est cruciale. La métonymie permet de suggérer sans nommer, de contourner les interdits sans les enfreindre explicitement. Dans les prétoires, elle pose la question suivante : où s’arrête la critique d’une idée ou d’un dogme, et où commence l’attaque d’un groupe de personnes ? Un premier exemple éclaire ces enjeux. Un arrêt de la Cour de cassation du 16 mars 2021 portait sur un tract diffusé après l’attentat de Magnanville (Yvelines), où figuraient les slogans « Islam assassin » et « Islam dehors », associés à un poignard ensanglanté. La question posée aux juges : ces slogans visaient-ils la religion ou, métonymiquement, ses fidèles ? Le tract, en attribuant à l’islam des intentions humaines (volonté de soumettre, violence), recourait à la personnification, ce qui ouvre la voie à une désignation implicite des musulmans. Le tribunal correctionnel a vu dans ce procédé une attaque indirecte contre les pratiquants, renforcée par d’autres expressions stigmatisantes caractéristiques du discours raciste (« grand remplacement », « invasion »). La cour d’appel, au contraire, a opté pour une lecture littérale, jugeant que l’absence de mention explicite d’un groupe empêchait de qualifier les propos d’incitation à la haine. La Cour de cassation a cassé cette décision, rappelant qu’on ne peut faire abstraction du discours figuré ni de ses effets implicites. Ce cas oppose donc deux lectures : l’une, contextuelle et figurale, attentive aux procédés stylistiques ; l’autre, strictement littérale, limitée au sens des mots en dehors de leur usage en contexte. Une autre affaire, liée à des propos tenus en 2013 à Belfort (Territoire de Belfort), met en lumière un autre aspect de cette frontière floue entre critique de la religion et stigmatisation des croyants. La même personne que celle du tract y déclare : « Oui je suis islamophobe, et alors ? La haine de l’islam, j’en suis fière. L’islam est une saloperie […], c’est un danger pour la France. » Contrairement au tract, ici la religion est explicitement visée, sans glissement apparent vers les fidèles. La prévenue assume une hostilité envers une religion, et non envers ceux qui la pratiquent. Elle est condamnée en première instance par des juges qui acceptent d’y voir un glissement entre haine de la religion et haine des croyants, mais relaxée en appel : les juges reconnaissent la violence du propos, mais estiment qu’il relève d’une opinion sur une religion, sans intention manifeste de stigmatiser un groupe. Ce raisonnement interroge. Peut-on vraiment dissocier des formules comme « haine de l’islam » ou « l’islam est un danger » de toute portée sociale sur les croyants ? Revendiquer son islamophobie comme l’affirmation d’une haine à l’égard d’une croyance peut à l’inverse être vu comme une manière de contourner l’interdit de la haine envers les personnes, sous couvert de critiquer une abstraction. Ces deux affaires illustrent les limites d’une approche strictement littérale. Si les propos ne franchissent pas toujours le seuil de l’incitation légale, ils révèlent combien la frontière entre critique du dogme et attaque des croyants peut être instable, et parfois exploitée pour rester dans la légalité. L’affaire Houellebecq, évoquée plus haut, en offre une nouvelle illustration. Dans une interview, l’écrivain affirme : « La religion la plus con, c’est quand même l’islam. » La justice y voit une critique de la religion en tant que telle, et non une attaque contre ses fidèles. Pourtant, lorsqu’il poursuit en déclarant : « L’islam naît avec la volonté de soumettre le monde […]. C’est une religion belliqueuse, intolérante, qui rend les gens malheureux », le discours glisse vers une personnification du dogme. Ce procédé ouvre la voie à une lecture métonymique, susceptible d’assimiler croyance et croyants. Là encore, l’interprétation littérale masque les effets de glissement potentiels du propos et l’ambiguïté de leur cible. Les exemples étudiés montrent que la justice française s’efforce de maintenir une distinction délicate entre la critique du dogme et l’attaque dirigée contre les croyants eux-mêmes. Toutefois, cette frontière demeure instable, car elle peut facilement être contournée. Les mots, en contexte, peuvent glisser insidieusement de l’abstraction théologique à la stigmatisation implicite d’un groupe de fidèles. Ce glissement, souvent permis par les ressources mêmes du langage – métonymie, personnification, implicite – exige des juges une lecture fine et contextualisée des discours, attentive non seulement à leur contenu littéral, mais aussi à leurs effets, leurs sous-entendus, et à l’intention qui les anime. Si la liberté de critiquer les religions constitue un principe fondamental en droit français, elle ne saurait servir de paravent à des propos qui, sous des apparences abstraites, ciblent en réalité un groupe identifiable. La langue, par sa richesse et sa souplesse, permet précisément ces déplacements de sens : les ignorer serait faire preuve d’un dangereux aveuglement. Anna Arzoumanov est l’autrice de Juger les mots. Liberté d’expression, justice et langue, éditions Actes Sud, « La compagnie des langues », avril 2025. Arzoumanov Anna a reçu des financements de l'ANR et du CNRS pour des projets de recherche sur la liberté d'expression. Texte intégral 2173 mots
Offense ou préjudice ? Une distinction juridique essentielle
Le blasphème n’est plus un délit en France depuis 1881
Quand le discours prend des détours : la métonymie et la personnification à l’épreuve du droit
29.09.2025 à 12:33
Le recours à l’intérim dans le travail social : opportunité ou fatalité ?
Quelles réalités recouvre l’emploi intérimaire dans le secteur médico-social en 2025 ? Une recherche exploratoire auprès de professionnels permet de dresser un premier panorama du phénomène. Depuis plusieurs années, l’emploi intérimaire émerge dans un secteur où on ne l’attendait pas. Pire ! Où on le redoutait : le secteur social et médico-social. Au cœur d’un paradoxe fort, entre accompagnement de longue durée et travail par essence temporaire. Faisant grincer des dents, ce phénomène mérite un intérêt particulier : donner à voir la complexité de celui-ci, et surtout des individus qui sont au cœur de ce dilemme « éthique ». Et si ce qui s’apparente initialement à un désengagement était finalement une forme de réappropriation d’un métier souffrant d’un manque d’attractivité ? D’une marge de manœuvre dans l’exercice de ses fonctions ? Finalement, prendre soin de soi pour « durer » auprès de ceux qui en ont besoin ? La crise que connaît le travail social n’est pas nouvelle. Dès la fin des années 1990, des auteurs témoignent du malaise des travailleurs sociaux, engendré par une déstructuration de ce champ professionnel. Le sociologue Marcel Jaeger souligne en 2013 cette double impuissance, symbolisée par le manque de moyens et la perte de sens. Le contexte actuel exacerbe cette crise : difficultés de recrutement, diminution de candidats au sein des instituts de formation, nouveaux profils de stagiaires, abandon de certains déçus par les conditions de travail, complexité des situations des personnes accompagnées, contraintes financières et procédurales, obligation de résultat, bas salaires, libéralisation du travail social, etc. L’emploi intérimaire interroge une large frange des travailleurs sociaux et des personnels en poste d’encadrement dans le secteur. Mon intérêt pour ce phénomène émergé d’échanges réguliers avec des étudiants en certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement ou de service d’intervention sociale (CAFDES) au sein de l’Institut Régional du Travail social (IRTS) Paca Corse. À ce jour, peu d’études scientifiques évoquent ce phénomène, si ce n’est les travaux de Charlène Charles en protection de l’enfance. Ses résultats mettent en avant la « contrainte » du recours à l’intérim pour des professionnels précaires. Ils répondent principalement à des situations « d’urgence sociale », des missions de « contention sociale », souvent sollicités pour faire fonction de « renfort éducatif », pour des situations de « crises ». Jusqu’alors, l’intérim a été justifié dans le secteur de la protection de l’enfance du fait de l’accroissement de situations complexes chez les jeunes de l’Aide Sociale à l’Enfance, nommés « les incasables ». Il touche d’autres champs, comme le handicap ou encore la lutte contre l’exclusion, champs enquêtés dans notre recherche. Afin d’encadrer le recours à l’intérim, la loi Valletoux est promulguée le 27 décembre 2023. En application du décret du 24 juin 2024, elle fixe une durée minimale d’exercice préalable de deux ans pour certains professionnels avant leur mise à disposition d’un établissement ou service social ou médico-social par une entreprise de travail temporaire. Rebondissement le 6 juin dernier. Le Conseil d’État annule cette mesure pour les professionnels expérimentés, eux aussi touchés par cette mesure. Mais alors quelles réalités revêtent le recours à l’intérim en travail social en 2025 ? Notre recherche exploratoire auprès de deux organisations du secteur médico-social permet de dresser un premier portrait du phénomène.
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Elle permet de confirmer le manque d’attractivité des métiers ou la souffrance des professionnels du secteur face à des conditions de travail difficiles. Quelques lignes de notre carnet de chercheur font état d’un acte de violence d’un résident auprès d’une professionnelle : Le 30 janvier 2025, arrivée à 09 heures 15. Je croise C., la [cheffe de service], et H., une [aide-soignante], dans les couloirs. H. a une poche de glace sur la joue. Elle vient de se faire frapper par un résident. Elle propose l’achat d’un sac de frappe pour les résidents. C’était le cas dans un ancien établissement où elle a travaillé. Au-delà, le recours à l’intérim met en lumière un rapport de force inversé, désormais entre les mains des individus et non plus des organisations. Il entraîne un recours presque inévitable à l’intérim afin d’assurer la survie des établissements concernés, notamment sur des périodes dites « de tensions ». Force est donc de constater le glissement d’un intérim « contraint » à un intérim « choisi » pour les professionnels du secteur. « Les agences non lucratives, ça fait partie de leur mission d’amener les intérimaires à l’emploi. Les agences non lucratives, c’est une perte de capital humain », rappelle un directeur d’une association. La digitalisation des agences d’intérim facilite la mise en contact avec les intérimaires, ainsi que la présence de nouvelles agences d’intérim dites coopératives. Certaines d’entre elles ont justement vu le jour grâce à un travail interassociatif, les organisations du secteur souhaitant retrouver une forme de contrôle sur les embauches de ces professionnels. Du côté des organisations, l’usage de l’intérim peut paraître ambigu. Pour l’une des organisations enquêtées, l’intérim est clairement affiché comme une « période d’essai » du CDI. Cela permet aux managers de proposer des CDI à des intérimaires dont les compétences ont été reconnues. « Oui, c’est une source d’embauche importante. Ça a été un moyen de permettre, en fait, de remplacer une période d’essai, on va dire comme ça, avec des conditions, pour être honnête, plus avantageuses et pour la personne en intérim, et plus souples pour nous » relève un directeur associatif. Pour les organisations, les motivations exposées résident principalement dans le fait que les « intérimaires repérés » jouent un rôle de facilitateur. Le recours à l’intérim facilite une partie du travail administratif, notamment lorsque l’agence d’intérim s’occupe des plannings des intérimaires et des roulements. Ce type d’intérimaires repérés sont porteurs d’une histoire, de connaissances d’un dispositif. De facto, ils facilitent la prise de poste de professionnels permanents, notamment de leur supérieur hiérarchique. « Pour ne rien vous cacher, ça m’arrangeait aussi puisque c’était toujours les mêmes intérimaires. Elles maîtrisaient mieux le dispositif que moi. Et si je suis honnête, c’est elles qui m’ont plus formée quand je suis arrivée » souligne une cheffe de service éducatif. Du côté des intérimaires, l’intérim est utilisé pour choisir l’établissement d’exercice, afin d’éprouver les conditions réelles de travail face à l’image et la notoriété d’un établissement ou d’une association. Les intérimaires témoignent de plusieurs motivations à recourir à ce statut : moins de stress, plus de liberté, des avantages financiers et une meilleure conciliation vie privée/vie professionnelle. « J’ai des parents vieillissants dont je suis seule à m’occuper. Et comme je disais à la [cheffe de service] : je ne pourrais pas accompagner les résidents ici comme j’ai toujours fait […] Et ne pas m’occuper des miens, ce n’est pas possible. » Laura Beton-Athmani est vice-présidente de l'association MJF - Jane Pannier. Texte intégral 1611 mots
La crise du travail social ne date pas d’hier
Émergence de l’emploi intérimaire
Point juridique à ce sujet
Manque d’attractivité des métiers
Intérim contraint et choisi
Période d’essai du CDI
Se confronter à la réalité du travail