07.07.2025 à 16:53
Conservateur ou progressiste : quel type de donateur êtes-vous ?
En 2025, la politique influence nos dons. Après la distinction entre la gauche et la droite, une étude démontre que la générosité des Français oppose conservateur et progressistes. Les premiers sont enclins à donner à des associations près de chez eux, résolvant des problèmes. Les seconds, pour des projets de justice sociale, apportant un changement ou un progrès. Résultat en chiffres et en graphiques. Dans un contexte de polarisation politique croissante, nos choix en tant que consommateurs s’entremêlent de plus en plus avec nos convictions. L’expert en marketing Benjamin Bœuf souligne que les consommateurs préfèrent des marques qui démontrent un positionnement politique similaire au leur. Elle pousse les entreprises à intégrer ce critère dans leur stratégie marketing, ou à se positionner sur des questions de sociétés. Mais cet impact dépasse largement nos décisions d’achat. Nos préférences politiques façonnent également nos élans de générosité et les causes que nous choisissons de soutenir. Cette influence s’explique en partie par le fait que notre orientation politique reflète des valeurs morales qui nous sont propres, qui guident nos actions et nos choix. À travers notre recherche, nous avons mis en lumière trois tendances majeures qui révèlent comment ces orientations politiques influencent le comportement des donateurs : le cadrage du message, la proximité du bénéficiaire et le sentiment de justice sociale sous-jacent, la démarche de l’organisation caritative. Pour ce faire, nous avons mené une série d’études manipulant des communications provenant d’organisations caritatives, mesurant l’effet sur la propension à faire un don. Au-delà des préférences de chacun pour certains partis, les études sur l’orientation politique du psychologue social américain John Tost mettent en évidence la polarité entre les conservateurs et les progressistes (ou libéraux sur les graphiques), également décrite par la distinction gauche-droite. Les personnes de sensibilité progressiste estiment que chacun doit être libre de poursuivre son propre développement, et que la société doit être organisée dans un souci de justice sociale. À l’inverse, les conservateurs considèrent que l’être humain est fondamentalement individualiste, que la vie en société requiert dès lors des structures et des règles régissant la liberté de chacun. Ce positionnement politique détermine la manière dont chacun perçoit la société et le rôle des individus au sein du collectif. Selon le professeur en psychologie Graham, une vision conservatrice met davantage l’accent sur la responsabilité individuelle et la préservation des structures sociales existantes. Une vision progressiste valorise la responsabilité collective et les initiatives visant à corriger les inégalités systémiques. L’orientation politique progressiste peut dès lors être mesurée en demandant aux répondants d’indiquer leur degré d’accord vis-à-vis d’affirmations telles que « J’ai une tendance à m’opposer à l’autorité ». On demandera aux répondants d’indiquer leur accord vis-à-vis d’affirmations telles que « Je pense que l’application des lois devrait être renforcée ». Ces différences fondamentales influencent directement le type d’organisations caritatives auxquelles les individus choisissent de donner. Les personnes ayant une orientation politique conservatrice sont davantage attirées par des organisations qui communiquent sur l’évitement d’un danger ou la résolution d’un problème. « Votre don nous aidera à protéger des populations des risques d’épidémies » ou « votre geste permettra de mettre en œuvre des actions pour protéger notre planète ». Ces messages, centrés sur la protection ou la sécurité, trouvent un écho particulier auprès de ce public. À l’inverse, les individus ayant une orientation politique progressiste privilégient des causes qui mettent en avant des opportunités positives de changement ou de progrès, avec un accent sur l’optimisme et l’amélioration. « Aidez-nous à créer un monde plus vert » ou « relevons ensemble le défi de l’égalité sociale ». Abonnez-vous dès aujourd’hui ! Chaque lundi, des informations utiles pour votre carrière et tout ce qui concerne la vie de l’entreprise (stratégie, RH, marketing, finance…). Afin de démonter cette préférence, nous avons présenté une expérimentation auprès de 150 répondants à travers laquelle les participants complétaient un questionnaire concernant leur orientation politique. À la suite de ce dernier, ils étaient invités à soutenir une association dont nous avons fait varier le message via trois groupes : Un message neutre décrivant l’activité de l’organisation Un message centré sur l’évitement Un message centré sur le progrès
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La probabilité qu’une personne d’orientation progressiste donne à une cause présentée sous la forme d’un progrès est de 85 %, contre 30 % pour les conservateurs recevant cette même communication. En revanche, la communication mettant en exergue la protection ou l’évitement d’un risque fait monter la probabilité de don à plus de 60 % pour les conservateurs, contre 36 % pour les progressistes. Les conservateurs montrent une préférence pour des causes où le bénéficiaire est perçu comme étant proche d’eux, que ce soit culturellement, géographiquement ou socialement. Pour confirmer cette hypothèse, nous avons proposé un questionnaire sur l’orientation politique à 243 répondants. À la suite de celui-ci, nous leur avons proposé de soutenir une organisation caritative via un don. Dans un groupe, cette dernière était décrite comme aidant les personnes dans la ville du répondant, dans l’autre nous présentions la même association pour un autre pays. Lorsqu’un conservateur reçoit une communication présentant un bénéficiaire qu’il considère comme étant proche, la probabilité de faire est don est de 73 %, contre 68 % quand le bénéficiaire est éloigné. En revanche, les progressistes sont davantage motivés par des causes centrées sur la justice sociale. L’enjeu est de corriger des inégalités ou de soutenir des groupes marginalisés comme les aides aux sans-abris ou le combat contre les drogues. Ces sujets sont centraux, car ils représentent les principales missions des organisations caritatives à but social. Pour démontrer cette tendance, nous avons administré un questionnaire sur l’orientation politique à 270 participants. À l’issue de celui-ci, ils ont été invités à soutenir une organisation caritative en réalisant une promesse de don. Pour un premier groupe, l’organisation était présentée comme luttant pour un traitement égalitaire entre les hommes et les femmes, tandis que pour un second groupe, elle agissait contre l’abus et la cruauté envers les animaux domestiques. Les résultats indiquent que, chez les répondants progressistes, la probabilité de don atteint 76 % lorsque la cause est liée à la justice sociale, contre 58 % quand elle ne l’est pas de manière explicite. Ces résultats offrent aux organisations caritatives un véritable levier pour optimiser leur communication. En comprenant mieux les différences d’orientation entre les publics conservateurs et progressistes, elles peuvent adapter leurs messages pour maximiser leur impact. Une campagne destinée à un public conservateur pourrait, par exemple, insister sur des enjeux de sécurité ou de préservation des valeurs locales. En revanche, une communication visant un public progressiste gagnerait à mettre en avant des projets innovants ou des initiatives pour réduire les inégalités sociales. En ciblant mieux leurs donateurs, les organisations peuvent non seulement accroître leur efficacité, mais aussi s’assurer que leur message résonne profondément avec les convictions de leurs publics. Dans un monde de plus en plus polarisé, cette capacité à adapter la communication devient un atout clé pour mobiliser un soutien durable. Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche. Texte intégral 1650 mots
Vision conservatrice vs progressiste
Évitement d’un danger vs changement
Changement vs évitement
Cause proche de son quotidien
Justice sociale
Cibler les donateurs
06.07.2025 à 09:54
Ces vies bouleversées par les dynamiques « anti-genre » en Europe
Alors que les droits des personnes LGBTQ+ sont remis en cause dans plusieurs pays européens et aux États-Unis, une étude menée dans le cadre du projet européen RESIST documente l’ampleur et la diversité des violences « anti-genre », leurs effets durables sur les vies et les corps, ainsi que les formes de résistance qu’elles suscitent. Ces attaques ne relèvent pas d’un simple débat d’idées : elles constituent des atteintes aux droits fondamentaux des personnes et aux valeurs démocratiques. Le mois des fiertés 2025 s’est achevé en juin dans un contexte de remise en cause et d’atteintes aux droits des personnes LGBTQ+ en Europe et dans le monde. Dans plusieurs pays européens, les marches ont été entravées, voire interdites. L’InterLGBT qui a organisé la marche de Paris a affronté une vive polémique et s’est vue retirer ses subventions régionales. Ces situations, loin d’être marginales, s’inscrivent plus largement dans un contexte politique de remise en cause des droits des personnes queer et trans.
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C’est le cas notamment aux États-Unis où, depuis son élection, Donald Trump a enchaîné les discours et les mesures anti-trans, comme leur exclusion de l’armée ou au Royaume-Uni où la Cour suprême a estimé que c’est le sexe biologique – et non le genre – qui définit une femme en droit. Elles illustrent une tendance de fond analysée dans le cadre du projet de recherche européen RESIST. Ce projet, qui a débuté en 2022 et prendra fin en 2026, analyse les discours, les mobilisations et politiques dits « anti-genre », ainsi que leurs effets sur les trajectoires, les droits et les conditions de vie des personnes ciblées – en particulier les féministes et les personnes LGBTQ+. Le terme « anti-genre » désigne ici un ensemble d’actions convergentes – prises de parole publiques, réformes législatives, décisions judiciaires, campagnes médiatiques ou mobilisations militantes – qui s’opposent à la reconnaissance des droits des minorités sexuelles et de genre, souvent au nom d’une prétendue défense de la famille, des traditions ou de la nation. L’étude repose sur une enquête conduite auprès de 254 personnes, soit 36 groupes de discussion et 104 entretiens individuels. Menée dans huit pays européens, mais aussi auprès d’un groupe de personnes originaires de Turquie vivant en exil en Europe, elle permet de couvrir divers contextes européens. Certains sont marqués par une forte institutionnalisation des politiques « anti-genre » (comme en Pologne ou en Biélorussie), d’autres par des formes plus diffuses ou controversées (comme en France, en Allemagne ou en Suisse), et d’autres encore par des politiques en transformation ou en redéfinition (comme en Espagne, en Grèce ou en Irlande). En France, par exemple, ces dynamiques diffuses se traduisent par des prises de position publiques contre le prétendu « wokisme » à l’université, par le ciblage d’institutions culturelles accueillant des artistes drag. Dans l’étude, les effets des violences sont appréhendés à partir de leurs conséquences sur les individus : sentiment d’insécurité, autocensure, isolement, obstacles à l’accès aux soins ou aux droits, réorientations professionnelles ou militantes, exil. Il s’agit de comprendre comment un climat discursif hostile – tel qu’il est perçu et décrit par les participantes et participants lors des entretiens et des groupes de discussion – et un répertoire d’actions violentes – également restitué à travers leurs récits et de leur rupture biographique – peuvent produire des effets matériels, émotionnels et sociaux, qui transforment profondément les conditions d’existence des personnes concernées.
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Ces données qualitatives permettent de mieux comprendre ce que documente également l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, à travers une vaste enquête menée en 2023 auprès de plus de 100 000 personnes LGBTQ+ en Europe. Ce rapport souligne une augmentation inquiétante des discriminations, du harcèlement et de la violence. En Pologne, par exemple, 58 % des répondants ont été harcelés au moins une fois durant l’année précédent l’enquête. En Hongrie, 39 % évitent souvent ou toujours certains lieux par crainte d’une agression. Globalement, plus d’une personne sur trois déclare avoir été victime de discrimination en raison de son identité, plus d’une sur 10 a subi des violences au cours des 5 années précédant l’enquête, soit un peu plus qu’en 2019. En Biélorussie, bien que les données quantitatives soient limitées, les ONG internationales alertent sur un climat de plus en plus répressif à l’égard des personnes LGBTQ+. Dans un contexte autoritaire, les témoignages recueillis par les organisations de défense des droits humains font état d’arrestations arbitraires, d’intimidations policières et d’un isolement social aggravé, notamment pour les militants et les jeunes LGBTQ+. Loin de relever d’un simple désaccord d’opinion, les violences « anti-genre » participent d’un continuum allant de l’effacement discursif des personnes à leur anéantissement physique. Un des participants, qui accompagne des personnes trans et qui est lui-même trans, remarque « vous effacez le concept, vous effacez les gens ». La déshumanisation (chosification, animalisation…) semble constituer un élément central des expériences des personnes ciblées par les mouvements et les discours « anti-genre ». Le déni d’existence est omniprésent concernant les personnes trans, dans toutes les études de cas, en particulier les personnes trans et racisées. En France, Jake, un homme trans, témoigne : « J’ai été agressé dans la rue deux ou trois fois. Pas tabassé, mais frappé. ‘Sale pédé’, comme ça, en passant ». En France, 30 personnes ont été interrogées, parmi lesquelles des journalistes, universitaires, professionnels de santé ou activistes. Ces personnes ont été choisies du fait de leurs engagements, de leur visibilité ou de leur identité pour lesquels elles avaient été publiquement ciblées dans les médias, sur les réseaux sociaux ou dans l’espace public. Plus des deux tiers d’entre elles ont rapporté des insultes en raison de leurs engagements, de leur identité sexuelle ou de genre. La moitié ont été publiquement menacées. Deux ont reçu des menaces de mort à leur domicile. Ces atteintes peuvent avoir lieu en ligne, mais aussi sur le lieu de travail ou au domicile. Elles touchent non seulement les personnes LGBTQ+, mais aussi celles et ceux qui les soutiennent ou œuvrent pour leurs droits. Ces chiffres sont plus élevés que les données d’autres études mais ils s’expliquent par la visibilité publique et les engagements des personnes interrogées dans l’enquête. Des locaux professionnels ou associatifs ont aussi été vandalisés, recouverts de slogans haineux. Des campagnes de harcèlement numérique exposent les données personnelles d’activistes, parfois compilées sur des listes. Si ces pratiques d’intimidation ne sont pas nouvelles, elles tendent à augmenter et à prendre des formes renouvelées avec l’usage des réseaux sociaux. Au total, en 2024, ce sont 4 800 infractions anti-LGBT+ – 3 500 crimes ou délits et 1 800 contraventions – qui ont été enregistrées par les services de police et de gendarmerie en France – une hausse de 15 % par rapport à 2016. Le rapport met en évidence les conséquences, loin d’être abstraites, qui marquent les corps, les esprits et les trajectoires de vie. Les violences « anti-genre » produisent ainsi des effets durables sur la santé mentale, la vie sociale, les parcours professionnels des personnes qui en sont les cibles. Les effets décrits par les participants et participantes sont multiples et souvent cumulatifs. Concernant la santé mentale, beaucoup évoquent des maux tels qu’anxiété, hypervigilance, troubles du sommeil, dépressions, pensées ou passages à l’acte suicidaires. Un participant, qui accompagne des personnes trans dont plusieurs ont été assassinées ou se sont suicidées, nous confie : « La réalité de la mort m’épuise ». Face à ces violences, certaines personnes adoptent des stratégies d’évitement qui bouleversent leur quotidien : ne plus fréquenter des lieux, renoncer à des activités sociales, changer d’itinéraire ou réduire ses déplacements, masquer son identité ou son engagement, se retirer des réseaux sociaux, envisager un départ à l’étranger… Les conséquences se traduisent également au plan professionnel : pertes d’emploi, empêchements à enseigner ou à candidater. Ces atteintes compromettent les conditions matérielles d’existence, rendant certaines vies littéralement invivables. Face à ces situations, si certaines se retirent de la vie publique et renoncent à leurs engagements, d’autres les renforcent. À rebours des injonctions à la discrétion, des personnes vont d’autant plus revendiquer leur identité. Un participant trans, agressé à plusieurs reprises dans les rues de Paris, affirme : « Je refuse de ne pas exister. Je refuse de laisser mon identité être effacée ». Dans un contexte où le simple fait d’être trans ou queer peut déclencher haine ou violence, affirmer son existence devient un acte profondément politique.
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Le soutien communautaire est une autre forme de résistance. Une participante, fréquemment harcelée en ligne du fait de ses prises de positions féministes publiques, note : « La vague de soutien arrive de plus en plus vite. Elle dépasse parfois la haine ». Ce soutien – en ligne, dans l’espace public ou à travers les espaces militants – permet de rompre l’isolement, de contenir les effets psychiques de la violence et de produire des formes de réparation collective. Les résistances prennent ainsi des formes multiples : mobilisations, campagnes de sensibilisation, création d’espaces d’éducation ou de militantisme… Ce que documente le projet RESIST, c’est que ces discours et ces mobilisations « anti-genre » ne s’inscrivent pas dans un débat d’idées. Il s’agit d’un répertoire d’actions qui porte atteinte aux droits fondamentaux des personnes, parmi lesquels le droit à la sécurité, à l’intégrité physique et psychique, à la dignité, à la liberté individuelle et à la protection des droits fondamentaux de la personne. Comme nous l’avons vu, ces violences ne sont pas marginales. Elles sont portées non seulement par des acteurs d’extrême droite, mais peuvent aussi l’être par des responsables politiques, des médias ou des institutions publiques. Elles ne relèvent pas de la liberté d’opinion, mais de la discrimination, de l’intimidation et de l’exclusion. Elles doivent dès lors appeler une réponse juridique, sociale et politique en France comme en Europe. Et surtout, une vigilance collective, pour reconnaître les atteintes et garantir à toutes et tous la possibilité d’exister en toute sécurité. Cet article a été rédigé dans le cadre du projet RESIST (https://theresistproject.eu/) cofinancé par l'Union européenne (HORIZON no. 101060749). Mathilde Kiening ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 2618 mots
Des politiques contre la reconnaissance des droits des minorités sexuelles et de genre
Du déni d’exister à l’agression
Des effets durables sur les corps, les trajectoires, les liens sociaux
Résister pour exister
Des atteintes aux droits fondamentaux
03.07.2025 à 16:35
L’écologie politique, progressiste ou conservatrice ?
L’écologie politique est régulièrement soupçonnée d’appartenir au camp conservateur – parce qu’elle critiquerait le « progrès », défendrait la nature ou encore les peuples autochtones. Certains considèrent même le risque d’un « écofascisme ». Ces critiques sont-elles fondées ? L’écologie politique est plutôt proche du socialisme, à travers une critique de l’ordre industriel et du marché au profit d’une société coopérative. Qu’est-ce que l’« écologie politique » ? Ce concept désigne en premier lieu un mouvement social pouvant prendre diverses formes, telles que des associations de plaidoyer (contre les pesticides ou pour le vélo) ou d’action directe (à l’image des Soulèvements de la Terre) ou encore des partis politiques. Il émerge dans les années 1960 et 1970 dans les pays industrialisés, mais a des racines plus anciennes, car toutes les sociétés se sont souciées de leur rapport à leur milieu. Sur le plan idéologique, il se distingue de « l’environnementalisme », qui se soucie de protection de la nature de manière sectorielle, sans projet alternatif de société, un peu comme le syndicalisme se distingue du socialisme. L’écologie politique se définit généralement comme critique de la société industrielle. Depuis longtemps, l’écologisme ou écologie politique (termes utilisés de manière interchangeables ici) est considérée par certains observateurs (tels Philippe Pelletier, Stéphane François ou encore Jean Jacob comme l’expression d’un certain conservatisme : critique du progrès, défense de la nature, des paysages ou d’un ordre supposément passé, tel que celui des peuples autochtones. Certains entrevoient même la possibilité d’un écofascisme. S’intéressant à ce mouvement voici trois décennies, le sociologue Pierre Alphandéry et ses collègues concluaient à un positionnement « équivoque » relativement à la question de l’émancipation. Est-ce réellement le cas ? Constatons que l’accusation est faible. Il y a tout d’abord l’imprécision des notions clés utilisées pour disqualifier l’écologie. Prenons le cas de la notion de progrès. L’écologisme la critique. Mais l’historien François Jarrige montre que le progrès scientifique et technique a souvent été porté par des conservateurs, depuis le XIXe siècle. Les fascismes ont été violemment progressistes. Marshall Sahlins, David Graeber et David Wengrow ont également montré que les sociétés supposément primitives ne sont pas moins complexes ni soucieuses d’émancipation, par exemple en termes d’égalité. Alors de quel progrès parle-t-on ? La critique d’un certain type de progrès ne permet pas de ranger l’écologie politique du côté du conservatisme. La critique d’une écologie conservatrice parce que « protectrice de la nature » présente les mêmes faiblesses. La nature peut être mise en avant par les conservatismes, qui cherchent à faire passer l’ordre social pour donné. Au contraire, avec l’écologie politique, l’ordre naturel n’est pas donné. L’écologie en tant que science de la nature enseigne que cet ordre est sans cesse changeant. Serge Moscovici explique dès 1962 que cet ordre doit être inventé. Il en va de même pour l’ordre de la société écologique. Et la nature est le concept-clé que les Lumières opposent aux conservatismes, et en particulier aux religions, au surnaturel. La nature est ce qui est de l’ordre de la preuve. Elle est au fondement du sécularisme, et donc des démocraties, par opposition aux théocraties. Autre amalgame et raisonnement fallacieux : l’écologie valorise le local, comme les conservatismes, et donc l’écologisme serait conservateur. C’est passer sous silence les différences. Le localisme écologiste est conditionné par un rapport égalitaire à la biosphère (« penser global, agir local »), qui accorde une place à tout vivant, y compris humain. Le localisme conservateur vise à la protection d’un patrimoine et un ordre ethnique. Les deux n’ont donc presque rien de commun, et impliquent une contradiction dans les termes. Une troisième manière d’entretenir la confusion est de focaliser sur des individus ou des groupuscules, qui peuvent incarner des synthèses improbables, et souvent éphémères. On peut citer Hervé Juvin, un temps conseiller en « écologie localiste » au RN, avant que ce parti de devienne ouvertement anti-écologiste. La revue Limite a également voulu incarner une écologie politique chrétienne, ouvrant ses portes à tous les courants, conservateurs ou non. Elle n’a pas réussi à durer, le projet étant trop contradictoire. Quant à l’écofascisme, il est également profondément contradictoire. Les fascismes sont des conservatismes extrêmes pour qui la priorité est la préservation de l’unité politique contre les menaces tant internes qu’externes, cela, en utilisant la force. Leur focale est donc anthropocentrique : c’est l’ordre humain qui passe avant tout le reste. La nature n’a de valeur qu’instrumentale, en tant que moyen pour contenir ce qui les menace. C’est également le cas des sociétés primitives conservatrices, à l’exemple des Achuars décrits par Philippe Descola. Leur faible empreinte écologique tient surtout à leur propension à s’entre-tuer. Ils se représentent la nature comme un monde de prédation, à l’opposé de l’écologisme qui défend une vision coopérative. Alphandéry et ses collègues qualifiaient l’écologisme « d’équivoque ». Pourtant, c’est bien des valeurs progressistes qu’ils découvrent dans leur enquête, quand ils citent l’autonomie, la gratuité, la libération du travail, le fédéralisme ou la solidarité internationale. Le rapport au conservatisme de l’écologisme est toutefois variable. Dans le champ politique contemporain, quatre positions semblent se dégager. La première est une écologie plutôt conservatrice, mais pas d’extrême droite. Elle est de faible ampleur, parce qu’elle cherche à concilier l’inconciliable. Le philosophe Roger Scruton ou le député Les Républicains François-Xavier Bellamy peuvent l’incarner. Ils se disent soucieux de la biosphère, mais quand vient l’heure des choix, c’est l’économie qu’ils priorisent. Elle a une conception locale et patrimoniale de la nature, et plus généralement de la vie. Elle est libérale, mâtinée de spiritualité, peu critique du capitalisme bien qu’elle en appelle vigoureusement à sa régulation, contre le néolibéralisme. Elle est proche de ce Green New Deal soutenu un temps par Ursula von der Leyen, issue de la CDU allemande. La deuxième position est une écologie sociale-libérale. Elle correspond à un social-écologisme, positionné au centre-gauche, à l’exemple du député européen Pascal Canfin, qui se satisfait en partie de ce Green New Deal que la CDU a vite abandonné dès que des obstacles se sont fait jour. Le marché est orienté par des incitations économiques, du côté des consommateurs et des producteurs (taxe carbone, subventions, etc.). Le troisième courant correspond à une forme d’écosocialisme d’inspiration marxiste mais lui-même divers. Il va des aspirations à une social-écologie à des questions de planification. Un désaccord important porte sur le rôle possible de l’État et donc celui de l’initiative décentralisée, notamment de l’économie sociale et solidaire. Un dernier courant pousse la rupture et la critique du développement plus loin encore. C’est le cas de Thierry Sallantin qui défend une position anti-industrielle radicale, qu’il qualifie « d’artisanaliste », rappelant le monde dépeint par William Morris, dans lequel les objets sont durables et peu nombreux, et la démocratie directe règne. Mais ce courant peut également se confondre avec des démarches ésotériques et irrationalistes, fétichistes, qui débouchent sans trop s’en rendre compte sur des ordres conservateurs, à l’exemple d’Edward Goldsmith ou de Jerry Mander admirant les sociétés primitives. Alors, l’écologie politique est-elle un conservatisme ? Rien ne permet de le dire, une fois que les termes de la controverse sont définis. Mais il n’a jamais manqué de conservateurs pour chercher à enrôler cette critique de la modernité pour la mettre au service de buts très différents. L’écologisme est plutôt un proche parent du socialisme, qui portait aussi une critique de l’ordre industriel et du marché au profit d’une société coopérative. Une divergence notable existe néanmoins entre la forme dominante du socialisme et l’écologisme à propos des forces productives et de la croissance. Fabrice Flipo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 1877 mots
Les quatre positions écologiques