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20.02.2025 à 16:57

Qui sont les sympathisants de l’extrême droite en Allemagne, en France et en Italie ?

Luc Rouban, Directeur de recherche CNRS, Sciences Po
Une enquête menée auprès de milliers de sympathisants de l’AfD, du RN et de Fratelli d’Italia permet de mieux comprendre les ressorts qui incitent une partie considérable des électeurs de ces trois pays à soutenir ces partis d’extrême droite.

Texte intégral 2316 mots

L’extrême droite conduite par les Fratelli d’Italia est au pouvoir en Italie ; le RN est le premier parti de France ; et l’AfD ne cesse de progresser en Allemagne, ce que devraient confirmer les élections législatives de dimanche prochain. Si ces formations partagent un grand nombre d’orientations doctrinales, leurs sympathisants respectifs se distinguent en certains points. Analyse d’une vaste enquête sociologique conduite en janvier dernier dans les trois pays.


En Europe, les forces politiques d’extrême droite semblent avoir franchi un seuil dans la conquête du pouvoir. Leurs succès se multiplient en de nombreux points du continent et, spécialement, dans les trois pays les plus peuplés de l’UE.

En Italie, Giorgia Meloni s’est installée en 2022 au palais Chigi à la tête d’une coalition associant des partis d’extrême droite comme Fratelli d’Italia et la Lega au parti libéral Forza Italia et au parti chrétien-démocrate Nous modérés.

En France, le Rassemblement national (RN) est devenu le premier parti du pays, absorbant une bonne partie de l’électorat de droite et notamment des Républicains, passant entre les élections législatives de 2022 et celles de juin 2024 de 4,2 millions d’électeurs à 10,7 millions, une progression historique.

En Allemagne, dont l’histoire politique depuis 1945 est pourtant clairement orientée vers le refus de tout ce qui pourrait rappeler le passé nazi, l’Alternative für Deutschland (AfD) a gagné beaucoup de terrain dans les Länder orientaux du Brandebourg, de Saxe et de Thuringe en septembre 2024. Ces succès locaux présagent-ils un succès national lors des élections anticipées du 23 février 2025 ? Au niveau national, la proximité à l’AfD était déclarée par 17,8 % des enquêtés en 2025 contre 8,7 % en 2020.

On peut donc se demander si le RN, Fratelli d’Italia et l’AfD attirent le même type d’électeurs. Pour répondre à cette interrogation, nous nous appuyons sur les données de la vague 16 du Baromètre de la confiance politique du Cevipof menée en janvier 2025 auprès de 3 532 enquêtés français, 2 000 enquêtés allemands et 1 761 enquêtés italiens. Afin de mesurer le potentiel électoral, plutôt que s’appuyer sur les résultats d’élections passées, et pour disposer d’effectifs plus étoffés, on partira ici de la proximité partisane des enquêtés.

Une banalisation sociale des partis d’extrême droite

Si l’on mène une rapide analyse sociologique, on constate que les enquêtés proches de l’AfD sont sensiblement plus jeunes que ceux proches de Fratelli d’Italia ou du RN : les moins de 50 ans constituent 60 % des partisans du parti d’extrême droite allemand, 49 % des partisans du RN (lequel attire de plus en plus les seniors qui ont délaissé les Républicains) et 38 % de ceux de Fratelli d’Italia. La proportion des 18-24 ans est sensiblement supérieure au sein des sympathisants de l’AfD : 11 % contre 8 % pour le RN et 4 % pour Fratelli d’Italia.

En revanche, la différence de genre ne joue pas : les proportions d’hommes et de femmes sont de 50 %-50 % pour le RN et l’AfD, et de 53 % d’hommes et 47 % de femmes pour Fratelli d’Italia.

En termes de qualification universitaire, que l’on a homogénéisée ici en grandes catégories, les trois groupes d’enquêtés sont similaires. Bien que les personnes peu qualifiées demeurent légèrement sur-représentées parmi les sympathisants de ces partis, ces derniers ont élargi leur audience aux diplômés du supérieur, même s’ils s’avèrent souvent déclassés professionnellement. C’est ainsi que la proportion de ceux dont le diplôme le plus élevé est de niveau équivalent au CAP-BEP français est de 30 % parmi les enquêtés proches du RN et de 29 % pour ceux proches de Fratelli d’Italia comme pour l’AfD. De la même façon, la proportion de diplômés de l’enseignement supérieur est de 32 % pour le RN, 27 % pour Fratelli d’Italia et 33 % pour l’AfD.

La distribution en catégories socioprofessionnelles montre que les classes populaires constituent une proportion plus importante des sympathisants du RN que de ceux de Fratelli d’Italia ou de l’AfD mais que la proportion d’inactifs hors retraités, essentiellement des femmes au foyer, est sensiblement plus forte dans ces deux derniers cas.

La distribution détaillée des professions montre également que la proportion d’ouvriers qualifiés ou d’employés du secteur public est plus importante au sein des partisans du RN (respectivement 14 % et 6 %) qu’au sein de ceux de Fratelli d’Italia (6 % et 4 %) ou de l’AfD (9 % et 2 %). Cette dimension plus populaire du RN se traduit également par une proportion élevée de retraités modestes (20 %) que l’on ne retrouve pas parmi les partisans de Fratelli d’Italia (11 %) ou de l’AfD (12 %).

Derrière le classement social objectif, des différences importantes séparent les trois groupes d’enquêtés en termes de classement social subjectif. On leur a demandé d’évaluer leur propre place dans la hiérarchie sociale de leur pays sur une échelle allant de 0 à 10. Si l’on ne retient que les notes allant de 6 à 10, et donc les positions subjectives moyennes supérieures ou supérieures, on voit que leur proportion est de 33 % chez les partisans du RN contre 59 % chez ceux de Fratelli d’Italia et de 40 % chez ceux de l’AfD.

La proximité au RN s’associe donc toujours plus à des représentations négatives quant à sa mobilité ou à sa réussite sociale. L’idée que ses efforts professionnels sont ou ont été récompensés est plus rare : 42 % pour les proches du RN contre 49 % pour ceux de Fratelli d’Italia et 51 % pour ceux de l’AfD. Ce sont encore les proches du RN qui estiment le plus souvent avoir des difficultés à s’en sortir avec les revenus du ménage : 65 % contre 47 % des proches de Fratelli d’Italia et 61 % des proches de l’AfD.

Graphique 1 – Les enquêtés proches du RN, de Fratelli d’Italia et de l’AfD par catégories socioprofessionnelles (%). Luc Rouban, CEVIPOF, Baromètre de la confiance politique, 2025, Fourni par l'auteur

Un rapport au politique très différencié

Les extrêmes droites s’insèrent dans des contextes politiques nationaux différents. En moyenne, 42 % de tous les enquêtés italiens font confiance en 2025 à Giorgia Meloni alors que 53 % des enquêtés allemands font confiance au chancelier Scholz et 27 % des enquêtés français font confiance à François Bayrou.

Nous avons construit un indice de confiance dans les institutions politiques (le gouvernement, le conseil municipal, la chambre basse, la chambre haute, le Parlement européen) dichotomisé en un niveau bas (de 0 à 2 réponses positives) et un niveau supérieur (de 3 à 5 réponses positives).

La proportion de partisans du RN se situant sur ce niveau supérieur est de 14 %, celle des partisans de l’AfD de 16 %, mais celle des partisans de Fratelli d’Italia de 50 %. De même, 86 % des partisans du RN pensent que le personnel politique est plutôt corrompu et 79 % des proches de l’AfD contre 53 % des proches de Fratelli d’Italia, ce qui peut être considéré dans ce dernier cas comme un effet conjoncturel, la confiance politique restant fortement liée à la couleur politique du gouvernement.

Le libéralisme est plus affirmé chez les partisans de l’AfD

Si l’on en juge par les déclarations des dirigeants de l’AfD, c’est en Allemagne que l’extrême droite semble la plus « extrême ». Néanmoins, son électorat potentiel paraît moins radical que celui du RN en France.

Pour mesurer les écarts, on prend ici quelques questions significatives sur le nombre des immigrés, l’attente « d’un vrai chef pour remettre de l’ordre dans le pays », sur le fait que les Musulmans et les Juifs constituent ou non des groupes séparés dans la société, s’il faut renforcer ou non l’Union européenne, s’il faut réduire le nombre des fonctionnaires.

Au total, les enquêtés proches de l’AfD se révèlent plus libéraux sur le plan sociétal (sauf en ce qui concerne la stigmatisation des Juifs et le changement climatique) et sur le plan économique que ceux proches du RN.

Les valeurs par proximité partisane en 2025 (%). Luc Rouban, CEVIPOF, Baromètre de la confiance politique, 2025, Fourni par l'auteur

Les caractéristiques sociales jouent sur la possibilité de coalitions

Les représentations des électeurs potentiels des trois partis d’extrême droite sont relativement convergentes, mais se dissocient néanmoins sur le rapport à la démocratie et à l’autorité, la France étant devenu le parent malade de l’Europe en termes de confiance dans la vie politique.

C’est dans l’articulation entre autorité et libéralisme que se joue la recombinaison génétique actuelle des droites. Si les partisans du RN sont plutôt orientés vers l’autorité, ceux de l’AfD et de Fratelli d’Italia le sont plutôt vers le national-libéralisme.

Lors de la conférence de Munich sur la sécurité qui vient d’avoir lieu, le vice-président américain J. D. Vance a plaidé pour la fin du « cordon sanitaire » en Allemagne, qui récuse toute coalition de la droite CDU-CSU avec l’AfD. L’extension du vote d’extrême droite dans les catégories sociales moyennes et supérieures rend cependant plausible une telle coalition, comme celle qui s’est imposée en Italie et celle qui peut s’imposer en France.

The Conversation

Luc Rouban ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

20.02.2025 à 16:56

Syndicats agricoles : la Coordination rurale pourrait-elle s’imposer face à la FNSEA ?

Alexandre Hobeika, Chercheur en science politique CIRAD, UMR MoISA, Montpellier, Cirad
À la veille du Salon de l'agriculture, le résultat des élections aux Chambres agricoles interroge : La « forteresse » FNSEA est-elle en train de s’effondrer ?

Texte intégral 1710 mots

Le Salon de l’agriculture s’ouvre, samedi 22 février, dans un contexte inédit. Le résultat des élections professionnelles agricoles de 2025 est historique : la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), le principal syndicat agricole, et les Jeunes Agriculteurs (JA), son allié historique, sont défaits dans une vingtaine de chambres agricoles et leur score national est inférieur à 50 %. Si la Coordination rurale progresse de façon inédite, la FNSEA conserve néanmoins des atouts majeurs pour résister. Décryptage.


Depuis la reconnaissance des syndicats agricoles minoritaires par l’État en 1982 et la mise en place d’un scrutin de liste, les départements échappant au syndicalisme FNSEA n’avaient jamais été plus de cinq.

Le système d’attribution des mandats favorisant généreusement le syndicat majoritaire, la FNSEA contrôle toujours 80 % des départements, mais l’écart de voix avec la Coordination rurale (CR) est désormais faible. La Confédération paysanne (CP), arrivée troisième, a quant à elle maintenu ou augmenté ses scores dans presque tous les départements.

Les commentaires fusent pour expliquer ce résultat et prédire l’avenir. La « forteresse agricole », comme la FNSEA est parfois appelée, est-elle en train de s’effondrer ? Est-ce la fin de la cogestion de l’agriculture française entre ce syndicat et le gouvernement ?

Comment comprendre la forte poussée de la CR qui, si ce n’est son ton plus radical et antisystème, affiche des revendications globalement similaires à celles de la FNSEA, notamment le refus des normes environnementales et des distorsions de concurrence ? Sa percée est-elle une déclinaison de la montée du Rassemblement national (RN), parti dont elle se rapproche en rhétorique et en réseaux ?

Un vote protestataire

Pour y voir clair, il convient d’examiner les ressorts de ce scrutin et les rapports de force entre syndicats. La CR est devenue majoritaire dans quinze départements, principalement dans le quart sud-ouest de la France, région d’où sont parties les mobilisations d’agriculteurs en janvier-février 2024.

Ces scores ne peuvent pas s’expliquer par le développement des structures de la CR : ses fédérations départementales sont encore très faibles et comptent peu d’adhérents. Il n’y a pas non plus de lien évident avec les scores électoraux du RN : les départements d’implantation et de progression de la CR ne sont pas des bastions du RN, situés dans le Nord-Est et le pourtour méditerranéen.

Ce vote est donc une traduction du mouvement agricole depuis un an, sur laquelle la CR capitalise. Et peut s’analyser comme un vote protestataire à l’égard de la FNSEA et l’expression d’une insatisfaction générale des agriculteurs quant à leurs revenus et de leur inquiétude quant à la pérennité de leur entreprise.

Ces critiques à l’égard du syndicat majoritaire peuvent s’interpréter, à court terme, à l’aune des orientations prises depuis l’arrivée, en 2023, de son nouveau président, Arnaud Rousseau, grand céréalier et président du groupe agro-industriel Avril. Les revendications portées il y a un an ont pu être perçues comme trop focalisées sur les grandes cultures (usage des pesticides, de l’irrigation) et insuffisantes pour les filières d’élevage, notamment celles du lait et de la viande bovine, qui connaissent des difficultés structurelles.

La faute à l’instabilité politique ?

Si la FNSEA rejette la faute sur l’instabilité politique qui n’aurait pas permis la concrétisation de toutes les mesures négociées, une bonne partie de celles-ci ayant été au moins partiellement concrétisées, peut-être n’étaient-elles pas suffisantes.

Ses propositions pour le projet de loi d’orientation agricole, voté en première lecture par l’Assemblée nationale en 2024, ont aussi pu être perçues comme trop libérales et favorisant les grandes exploitations.

À plus long terme, on observe une tendance à l’effritement de la capacité de la FNSEA à fidéliser les agriculteurs dans toute la France. Sociologiquement, cela s’explique par les évolutions du groupe des agriculteurs les plus en pointe sur les plans économique et technique, socle électoral traditionnel de la FNSEA.

Depuis les réformes de la politique agricole commune (PAC) des années 1992 à 2003, les stratégies technico-économiques de ce groupe se sont diversifiées par rapport au modèle de production standard. Les agriculteurs les plus en pointe se sont lancés dans des productions de qualité, ont adopté des innovations agronomiques (comme le sans-labour) ou commerciales (comme les circuits courts). Cette diversité de styles est difficile à accompagner par la FNSEA, qui s’est longtemps concentrée sur la défense du système conventionnel et a été réticente à soutenir l’agriculture biologique.

Par ailleurs, les services proposés par le syndicat – comme l’aide juridique ou l’appui à la comptabilité – sont de plus en plus concurrencés par ceux d’entreprises agricoles plus spécialisées, dont l’offre attire les agriculteurs de pointe. Ces résultats de la CR peuvent ainsi se lire comme l’expression d’agriculteurs déçus de la FNSEA, qui en critiquent moins l’idéologie que son utilité pour eux.

Plus de concurrence, mais peu de changements

Qu’attendre comme conséquences ? Tout d’abord, la CR va se retrouver en position de responsabilité dans les territoires où elle est devenue majoritaire. Représenter les agriculteurs dans les chambres agricoles, participer aux commissions de gestion de la politique agricole locale, proposer des solutions pour la loi d’orientation agricole et la future renégociation de la PAC au niveau étatique : ces missions demandent beaucoup de travail et une maîtrise des dossiers techniques qui va nécessairement conduire à une professionnalisation de la CR.

La Coordination rurale devra ainsi développer son registre expert, au détriment de son registre protestataire historique. Tout l’enjeu étant, pour elle, de continuer à se différencier de la FNSEA sur ce terrain, où elle est beaucoup moins armée, et de faire face aux mêmes difficultés.

Plus largement, le défi pour les syndicats minoritaires est de durer sur le long terme. Par le passé, la CR et la CP ont gagné des élections agricoles dans plusieurs départements, comme le Finistère ou le Calvados, mais après quelques mandats, leurs structures locales se sont effondrées. Si des personnalités locales ont pu gagner la confiance des agriculteurs, elles n’ont pas réussi à former la génération suivante de militants, ni à leur transmettre des organisations syndicales robustes et indépendantes.

Si la FNSEA reste majoritaire dans 80 départements – en particulier dans les régions céréalières (Île-de-France, Centre, Nord), les régions de production laitière (Ouest, Est), une partie des départements d’élevage bovin (Massif central, Centre-Est), et le quart sud-est de la France producteur de viticulture, fruits et légumes – elle va devoir tirer les leçons de ces élections qui représentent un sérieux avertissement.

Pour autant, elle jouit toujours de ressources beaucoup plus importantes que les autres syndicats pour s’ajuster et résister à la concurrence, comme elle l’a fait à de nombreuses reprises depuis sa création.

Ses capitaux, ses entreprises de services, ses capacités d’expertise, sa branche jeunes – qui fait fonction d’école de formation –, son nombre d’adhérents, ses réseaux parmi les organisations agricoles et les milieux politiques, sont au moins dix fois supérieurs à ceux des autres syndicats. Le syndicat a donc de quoi ajuster sa ligne politique pour mieux prendre en compte les intérêts de filières ou de territoires fragilisés, si elle le souhaite. Elle a les moyens de développer autrement son offre de services pour les agriculteurs.

La FNSEA dispose également des puissants syndicats spécialisés par produits (céréales et grandes cultures, lait, viande bovine, porc…), financés par des cotisations quasi obligatoires sur les produits. Ne dépendant pas des élections agricoles, ils représentent une grande force d’expertise et de lobbying. Si la FNSEA en était un jour réduite à ces syndicats par produits, elle resterait quand même incontournable.

Il ne faut donc pas s’attendre à un grand soir de la politique agricole française ou à une disparition de la FNSEA. Ces élections stimulent néanmoins le débat et augmentent l’intérêt politique et médiatique pour savoir quelle agriculture est souhaitée dans les prochaines décennies. En tant que telle, c’est sans doute une étape utile pour sortir de la crise actuelle.

The Conversation

Alexandre Hobeika ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

19.02.2025 à 17:33

La démocratie en crise : seuls 26 % des Français ont confiance dans la politique

Bruno Cautrès, Chercheur en sciences politiques, Sciences Po
Selon le « baromètre de la confiance politique », l’opinion des Français sur le personnel politique et sur la démocratie se dégrade fortement depuis 2022. L’option illibérale gagne du terrain avec 73 % des personnes qui demandent « un vrai chef ».

Texte intégral 1609 mots
Selon l’enquête Sciences Po/Opinion Way, 73 % des Français souhaitent « un vrai chef pour remettre de l’ordre ». Mais une forte demande de démocratie plus directe et participative existe aussi. MikeChai/Pexels

Selon l’enquête annuelle du Cevipof (Sciences Po) et de l’institut Opinion Way, la confiance de la population dans son personnel politique et dans les institutions se dégrade fortement, et l’option « illibérale » semble gagner du terrain avec 73 % des Français qui demandent « un vrai chef pour remettre de l’ordre ». Le politiste Bruno Cautrès analyse ces phénomènes et plaide pour une remise à plat de nos institutions. Entretien.


Comme chaque année, le Centre d’études sur la vie politique française (Cevipof) propose un baromètre de la confiance politique. Avez-vous été surpris par les résultats de 2025 ?

Bruno Cautrès : Oui, nous avons été particulièrement surpris, après 16 ans d’enquête annuelle. Il s’agit d’un avertissement très sérieux sur l’état de notre démocratie. Nous ne nous attendions pas à arriver, cette année, à un tel niveau de défiance envers la politique et les institutions. Celle-ci est aussi forte que lors de la crise des gilets jaunes. Seuls 26 % des Français déclarent avoir confiance dans la politique, contre 47 % en Allemagne et 39 % en Italie. C’est un véritable effondrement.

Concernant la confiance dans les acteurs de la politique, on constate que 79 % des sentiments sont négatifs, et 16 % des Français ont confiance dans les partis. La confiance dans l’Assemblée nationale est à son niveau le plus bas, atteignant péniblement 24 %. Le président de la République souffre d’un niveau de confiance qui ne cesse de plonger. Quant au premier ministre, son action est déjà dépréciée avec une côte de 27 %. Il ne dispose d’aucun état de grâce. Un tiers seulement des personnes interrogées nous disent que le gouvernement et que François Bayrou sont légitimes ! Le personnel politique est perçu comme enfermé dans sa bulle, incapable de comprendre le pays et de régler les problèmes qui minent la cohésion nationale.

Vous faites le lien entre crise de la confiance politique et sentiment d’injustice sociale…

B.C. : Effectivement, nous constatons qu’il existe une corrélation forte entre ces deux sujets. Ainsi 36 % des salariés français estiment être dédaignés à cause de leur absence de diplômes (contre 29 % en Allemagne), de l’insuffisance de reconnaissance de la diversité des parcours de vie, estimant que tout est indexé sur le diplôme.


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Une part majoritaire de la population française a le sentiment que le pouvoir ne simplifie pas sa vie quotidienne, qu’il ne fait pas assez confiance à la société civile et prend des décisions qui créent de la souffrance sans apporter de solutions.

À cette dimension très structurelle, vient s’ajouter l’effet de la dissolution et de ses conséquences. Ainsi, 56 % font porter la responsabilité de la situation politique actuelle à Emmanuel Macron. Les conséquences de cette décision furent perçues comme le retour à l’instabilité de la IVe République, à une situation où l’on ne comprend plus rien, ni les objectifs ni les priorités. Les données de notre enquête montrent cet extrême sentiment de confusion.

Est-ce que ce manque de confiance envers la classe politique se retourne contre le système démocratique, avec une tentation « illibérale » ?

B.C. : C’est une question complexe. Depuis plusieurs années, notre enquête montre une mise en tension de la question démocratique. Aucun autre pays n’a vécu une crise aussi violente que celle des gilets jaunes, il faut le rappeler. L’attachement aux principes démocratiques reste important, mais, en même temps, la démocratie est accusée par beaucoup d’être un système inefficace.

L’une des demandes, c’est un besoin d’autorité : 73 % souhaitent « un vrai chef en France pour remettre de l’ordre », contre 60 % en Allemagne et en Italie. Elle se double d’une volonté marquée de mise en œuvre d’une démocratie directe avec un fort soutien des Françaises et des Français aux référendums et à une démocratie plus horizontale et participative.

En ce qui concerne la demande d’autorité, l’élément le plus important, c’est la demande d’efficacité qui est sous-jacente. Mais la demande d’un chef, d’une personnalité forte qui « remette de l’ordre » dans le pays, est indéniable. Près d’un quart des personnes interrogées affirme aspirer à ce que l’armée dirige le pays. C’est un chiffre qui doit inquiéter. Cette injonction était auparavant située entre 15 et 17 %. Lors de la crise sanitaire liée à la Covid, 27 % des Français souhaitaient voir l’armée prendre la tête de la nation. Aujourd’hui, nous sommes à 24 %, c’est considérable.

On pourrait attendre de la classe politique, et peut-être des citoyens, une réflexion sur les moyens d’atteindre un fonctionnement démocratique plus sain. Or, cette question est la grande absente des débats…

B.C. : Je plaide, depuis plusieurs années, pour que la France s’engage dans une démarche comme le Royaume-Uni, l’Australie, ou la Nouvelle-Zélande avec une démarche d’audit démocratique. Les Anglais ont créé des commissions électorales à la suite du gros scandale lié à des notes de frais des députés. Désormais, vous avez, au niveau local, nombre de consultations citoyennes au Royaume-Uni ; lors de l’installation d’une infrastructure ou d’un site industriel par exemple.

Remarquons certaines initiatives intéressantes au plan démocratique en France, comme les conventions citoyennes, le grand débat national, les cahiers de doléances, etc. Le problème, c’est que nos institutions ne disposent pas de dispositifs suffisamment solides susceptibles de relayer ces innovations vers le Parlement.

À la fin de la conférence citoyenne sur le climat, les personnes tirées au sort ne comprenaient plus leur rôle : était-il législatif ou purement consultatif ? ou simplement était-ce celui d’une force de proposition ? Le chef de l’État a promis de « reprendre sans filtre leurs propositions », donnant le sentiment de défier le Parlement ou de le mettre de côté sur un sujet essentiel. Nous avons besoin de modalités renouvelées pour ces nouveaux outils de la concertation démocratique.

Pourquoi ne pas réfléchir à une nouvelle autorité indépendante dont la mission serait de consulter sur le fonctionnement de notre démocratie, hors du champ du débat politique ? Cette instance devrait rendre des comptes régulièrement. Son périmètre d’action et ses missions seraient précises, à la différence du conseil national de la refondation, dont on ne sait pas ce qu’il est devenu. Quant au Haut-Commissariat général au plan de François Bayrou, son utilité était tellement floue que le Parlement l’a supprimé d’un trait de plume en mettant son budget à zéro !

Notre enquête rappelle la présence de problèmes extrêmement lourds. Il est impossible de continuer ainsi. Nous devons arrêter de nous complaire dans l’idée selon laquelle la Ve République serait indépassable. Un très important effort doit être fait pour tirer des conclusions des multiples crises politiques et sociales traversées ces dernières années. Il faut espérer que le débat de la présidentielle de 2027 sera l’occasion d’un grand débat sur notre démocratie.

The Conversation

Bruno Cautrès coordonne l'enquête annuelle "Baromètre de la confiance politique" du Cevipof, pour laquelle le CEVIPOF a reçu des financements de divers organismes publics et privés.

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