02.07.2025 à 18:36
Proportionnelle aux élections législatives : qu’en pensent les citoyens ?
Faut-il abandonner le scrutin majoritaire à deux tours pour élire les députés à la proportionnelle ? Cette question fait l’objet de discussions passionnées jusqu’au sein du gouvernement. Au-delà des polémiques sur les avantages et les inconvénients de chaque mode de scrutin, des travaux récents suggèrent qu’un système fondé sur la proportionnelle est perçu comme plus démocratique. Son adoption pourrait contribuer à restaurer la confiance des citoyens dans le jeu politique. D’après un sondage réalisé dans la foulée des élections législatives anticipées de 2024, 57 % des personnes interrogées jugeaient que la composition de l’Assemblée nationale ne reflétait pas fidèlement l’opinion des Français. Un tel résultat peut surprendre si l’on considère que ces mêmes Français venaient de désigner leurs députés ! S’il reflète sans doute les déceptions cumulées d’électeurs dont le vote n’a pas permis à leur parti d’obtenir une majorité, il traduit aussi plus profondément un malaise démocratique et un fossé croissant entre citoyens et représentants. Dans ce contexte, le débat sur la réforme du système électoral – c’est-à-dire de la manière dont les suffrages sont transformés en sièges au sein d’une assemblée – prend un relief particulier. Il a été récemment ravivé par la publicité donnée à un « bras de fer » sur ce sujet entre Bruno Retailleau et François Bayrou. Il faut dire que le Premier ministre est un partisan historique de l’instauration d’un système proportionnel, dans lequel chaque parti se voit attribuer un pourcentage des sièges de députés en fonction de son pourcentage de votes. Son ministre de l’Intérieur, quand à lui – et à l’image du parti Les Républicains dans son ensemble – reste viscéralement attaché au scrutin majoritaire à deux tours. Rappelons que ce mode de scrutin, qui correspond à l’élection dans une circonscription de celui ou celle qui arrive en tête au second tour, est utilisé pour les élections législatives depuis l’instauration de la Ve République en 1958 (à l’exception de celles de 1986). De part et d’autre, les arguments sur les mérites et les effets de chaque système ne manquent pas. La proportionnelle assure par définition une représentation des forces politiques en fonction de leur poids dans l’électorat. Les partis y jouent un rôle primordial car ce sont eux qui se chargent de constituer des listes de candidats, que ce soit à l’échelle départementale, régionale ou nationale. Les effets du scrutin majoritaire sont tout autres. Si ce mode de scrutin a pour effet théorique d’assurer une large majorité au parti arrivé en tête des élections, cela se fait au prix d’une distorsion de la représentation. Cette dernière est cependant contrebalancée par davantage de redevabilité personnelle des représentants, dans la mesure où chaque député élu localement rend des comptes à l’ensemble des électeurs de sa circonscription. Avec un système majoritaire tel que nous le connaissons aujourd’hui, les partis politiques sont également encouragés à se coaliser avant les élections pour maximiser leurs chances d’accéder au second tour, ou à former des alliances dans l’entre-deux-tours. C’est ce qu’ont parfaitement compris les partis du Nouveau Front populaire en 2024. À l’inverse, avec un mode de scrutin proportionnel, chaque formation politique – y compris les plus petites – est susceptible de concourir seule. La formation des gouvernements dépend alors de la constitution de coalitions après les élections. Le dilemme est donc ici le suivant : vaut-il mieux une offre politique restreinte mais lisible dès l’élection, ou plus diversifiée au risque de rendre les alliances postélectorales imprévisibles pour les électeurs ? Les controverses techniques autour des effets des systèmes électoraux cachent en réalité un enjeu plus fondamental : celui de la légitimité démocratique et de la recherche d’un processus électoral à la fois juste et équitable. Une autre façon d’aborder la question consiste à interroger les préférences des citoyens eux-mêmes. En démocratie, n’est-ce pas à eux de choisir les règles du jeu politique ? Sur ce point, les sondages récents sont clairs. D’après le sondage Elabe cité plus haut, en 2024, seuls 37 % des Français se disaient attachés au scrutin majoritaire à deux tours, alors qu’une majorité préférerait soit un scrutin proportionnel au niveau national (35 %), soit un système mixte (26 %). En mai 2025, selon une autre enquête de l’institut Odoxa, 75 % des Français se disaient désormais favorables à l’élection des députés à la proportionnelle. Afin de contourner les limites inhérentes aux enquêtes d’opinion, j’ai mené en 2022 avec des collègues italiens et hongrois une étude expérimentale dans trois pays aux systèmes électoraux et à la qualité démocratique variés : la France, l’Italie et la Hongrie. Notre objectif : comprendre comment le mode de scrutin, entre autres facteurs, influe sur la perception que les citoyens ont de la qualité démocratique des institutions. Nous avons demandé à des participants de comparer deux systèmes politiques fictifs, construits selon neuf critères variant aléatoirement, et d’indiquer lequel leur semblait le plus démocratique. Les critères pris en compte correspondaient aussi bien aux modalités d’accès au pouvoir – y compris la proportionnalité du système électoral – qu’aux processus de décision et aux performances du gouvernement. Les enseignements de cette étude sont multiples. Par rapport aux études antérieures qui mettaient l’accent sur les caractéristiques personnelles des répondants, sur leurs préférences partisanes ou sur leur situation économique, notre travail démontre l’importance du cadre institutionnel, en particulier du système électoral, parmi les différents éléments qui conduisent des citoyens – toute chose étant égale par ailleurs – à considérer un régime comme plus démocratique qu’un autre. Même en tenant compte d’autres facteurs comme le niveau de corruption ou la performance économique, les résultats sont nets : peu importe le contexte, les citoyens jugent plus démocratique un système où les élus sont choisis à la proportionnelle. Le fait qu’un système politique repose sur la proportionnelle augmente sa probabilité d’être considéré comme plus démocratique de 3,6 points de pourcentage par rapport à un système fonctionnant avec un mode de scrutin majoritaire. Cette préférence pour un système proportionnel, qui confirme des travaux menés en Autriche, Angleterre, Irlande et Suède, correspond en outre, chez les citoyens, à une vision d’ensemble cohérente de ce qui rend un système politique plus démocratique. Les participants ont en effet également jugé plus démocratiques des systèmes où un grand nombre de partis étaient représentés, plutôt que quelques-uns, et où le gouvernement était issu d’une coalition, plutôt que d’un seul parti. Avoir une offre politique large augmente de 3,6 points de pourcentage la probabilité qu’un système politique soit considéré comme plus démocratique par rapport à un système où il n’y a qu’un nombre réduit de partis. Le gain est même de 5 points de pourcentage lorsqu’il y a un gouvernement de coalition plutôt qu’un gouvernement unitaire. Ce sont par ailleurs les participants les plus attachés à la démocratie – ceux qui estiment qu’elle est préférable à toute autre forme de gouvernement – qui se montrent les plus enclins à désigner comme plus démocratique un système politique basé sur la proportionnelle. La probabilité que ce groupe choisisse un système donné passe ainsi de 45 % à 55 % si celui-ci présente des caractéristiques proportionnelles. À l’inverse, la proportionnelle ne génère aucun écart significatif dans les probabilités qu’un système soit choisi plutôt qu’un autre chez les participants qui soutiennent faiblement la démocratie. Notons enfin que cette valorisation du pluralisme et de la recherche du compromis ne peut s’expliquer par l’ignorance dans laquelle les participants se trouveraient des effets potentiellement négatifs de la proportionnelle. Les résultats pour la France sont en effet sur ce point parfaitement convergents avec ceux obtenus par notre étude dans les pays qui utilisent déjà la proportionnelle intégrale, comme l’Italie, ou un système mixte, comme la Hongrie. Le fait qu’un système politique s’appuie sur un scrutin proportionnel plutôt que majoritaire augmente de 8 points de pourcentage la probabilité que les participants hongrois le désignent comme plus démocratique ; parmi les participants italiens, la différence entre ces deux scénarios est comme dans l’enquête française de 3,6 points de pourcentage. Bien sûr, le système électoral ne constitue qu’un des aspects poussant les citoyens à juger un régime politique plus démocratique qu’un autre. Il serait tout à fait illusoire de penser que l’adoption de la proportionnelle pour les élections législatives pourrait suffire à réconcilier les Français avec la politique et à régler tous les problèmes de la Ve République. Notre étude a cependant le mérite de montrer que les modalités de désignation des responsables politiques – en particulier le mode de scrutin – sont un élément clé de la satisfaction démocratique, indépendamment de la façon dont le pouvoir est ensuite exercé et des résultats qu’il obtient. Ainsi, même si dans notre étude la croissance économique et le niveau de corruption ont un large effet sur la satisfaction démocratique (la probabilité qu’un pays connaissant une forte croissance et peu de corruption soit considéré comme plus démocratique augmente respectivement de 14,5 et de 3,5 points de pourcentage par rapport à un pays à l’économie stagnante et corrompu), ils n’annulent pas celui, bien tangible, de la proportionnalité du système électoral. Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui ! Cela contribue à expliquer pourquoi il est vain d’espérer restaurer la confiance envers les gouvernants par la seule amélioration du bien-être des citoyens. Les gouvernements sortants en ont fait l’amère expérience en 2022 et, plus encore, en 2024 : même si les facteurs expliquant leurs échecs électoraux sont multiples, il est assez clair que leurs tentatives de tirer profit de bons résultats en matière d’emploi ne se sont pas traduits par un surcroît de popularité dans les urnes. Navarro Julien ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 2197 mots
La proportionnelle transforme l’offre politique
Et les citoyens, qu’en pensent-ils ?
Un système politique reposant sur la proportionnelle est systématiquement jugé plus démocratique
Quelles leçons pour le débat français ?
01.07.2025 à 16:51
Le nationalisme mène-t-il toujours au fascisme ?
Souvent associé à l’extrême droite, le nationalisme peut aussi servir des projets progressistes d’autodétermination. La spécificité du fascisme réside dans la réappropriation ethnique et autoritaire du nationalisme à des fins de domination et d’exclusion. Le nationalisme est généralement considéré comme l’apanage de la droite politique, et il a longtemps été un pilier des gouvernements autoritaires et fascistes à travers le monde. Dans les pays démocratiques, le terme « nationalisme » est associé au chauvinisme national – une croyance en la supériorité inhérente de sa propre nation et de ses citoyens –, mais la réalité est plus complexe qu’il n’y paraît. Pour commencer, il y a peu de différence entre patriotisme et nationalisme, si ce n’est une question de degré d’intensité. La plupart d’entre nous reconnaissent cependant la distinction entre l’amour de son pays et les aspects plus durs, souvent exclusifs ou xénophobes, du nationalisme extrême. Le patriotisme est un nationalisme modéré, mais le nationalisme radical dérive souvent vers la xénophobie. L’analyse devient encore plus complexe avec le nationalisme infra-étatique ou minoritaire, un phénomène tout à fait différent, souvent associé à des idéaux de gauche ou progressistes. De nombreux partis et idéologies – en Europe, dans les Amériques et ailleurs – utilisent le terme « nationaliste » sans connotation d’extrême droite. Ils présentent plutôt la nation comme une force d’émancipation visant l’autodétermination d’un territoire donné. Ainsi, le National Party au Suriname, le Parti nationaliste basque, le Scottish National Party et le Bloc nationaliste galicien. Certains grands mouvements de gauche européens, comme le parti irlandais Sinn Féin, sont farouchement nationalistes, tandis que d’autres, comme le gallois Plaid Cymru, adhèrent à des principes éco-socialistes. Cela ne signifie pas que les nationalismes minoritaires ou infra-étatiques soient à l’abri de l’influence de l’extrême droite. Le parti belge Vlaams Belang et l’Alliance catalane sont deux exemples contemporains de nationalisme minoritaire d’extrême droite. Si l’on remonte plus loin, l’Organisation des nationalistes ukrainiens et l’Union nationale flamande occupaient un espace politique similaire dans l’entre-deux-guerres. Malgré ces nuances, l’idéologie nationaliste glisse souvent facilement vers le fascisme. La résurgence du nationalisme ethnique à la fin du XXe siècle a également renforcé cette association, souvent véhiculée par les concepts de nativisme et de populisme, donnant naissance à des mouvements aussi divers que le « Make America Great Again » de Trump, l’irrédentisme de Poutine ou le nationalisme hindou hindutva de Narendra Modi en Inde. L’importance de la nation au sein du fascisme semble aller de soi, et le nationalisme constitue une base de toute idéologie fasciste. Cependant, la relation entre nationalisme et fascisme reste encore peu explorée. Mes recherches visent à combler cette lacune en étudiant de près le lien entre les diverses conceptions de la nation et le contenu idéologique du fascisme. L’idéologie fasciste a souvent été comprise comme un prolongement inévitable des formes de nationalisme ethnique du XIXe siècle. Favorisé par l’impérialisme européen et la Première Guerre mondiale, le nationalisme est devenu de plus en plus chauvin, raciste et xénophobe. Cette tournure ethnique du nationalisme a été déterminante pour en faire un instrument du fascisme, ainsi qu’un argument central pour diverses formes de droite radicale, allant d’un conservatisme « fascisé » à des régimes autoritaires plus affirmés. Dans la plupart des théories sur le fascisme, le nationalisme est implicitement lié à une vision unifiée de la nation comme entité organique, avec des critères d’inclusion fondés sur des vérités « objectives » comme la langue, le sang et le sol, l’histoire et la tradition. Cependant, des éléments comme l’ascendance, l’histoire et le territoire ne sont pas propres aux conceptions fascistes ou autoritaires de la nation. Beaucoup de ces composantes se retrouvent aussi dans des définitions libérales et républicaines de la nation, qui supposent l’existence d’une « communauté culturelle » au sein de laquelle la citoyenneté se construit. En réalité, plusieurs mouvements progressistes en Europe – comme Sinn Féin en Irlande – s’enracinent dans un nationalisme radical au début du XXe siècle, et défendent aujourd’hui une vision tolérante et ouverte de la société, à l’opposé du fascisme. Il est donc vrai que tout fasciste est nationaliste, mais tout nationaliste n’est pas nécessairement fasciste. Cela soulève la question suivante : comment le fascisme instrumentalise-t-il le nationalisme pour parvenir à ses fins ? À mon avis, il existe une conception et une utilisation spécifiquement fascistes du nationalisme. Les fascistes voient la nation comme une entité organique unique, unissant les personnes non seulement par leur ascendance, mais aussi par le triomphe de la volonté. Elle devient ainsi la force motrice et unificatrice des masses vers un objectif commun. Mais pour cela, les fascistes doivent réinterpréter le nationalisme à leur manière. Pour servir le fascisme, le concept de nation doit s’aligner avec les principes fondamentaux de l’idéologie fasciste : l’idée de révolution, l’ordre social corporatiste, la pureté raciale (définie biologiquement ou culturellement) et la mise en avant de valeurs non rationnelles. La diversité des traditions nationalistes explique aussi la variété géographique du fascisme. Bien que les éléments fournis par le nationalisme soient anciens, le fascisme les a recombinés pour créer quelque chose de nouveau. Cela a produit ce que l’on appelle une conception « générique » de la nation fasciste, qui peut être résumée en cinq points clés : Une vision paramilitaire des liens sociaux et du caractère national : la nation vit dans un état de mobilisation militaire permanente, où les valeurs martiales comme la discipline, l’unité de commandement et le sacrifice priment sur les droits individuels. L’ordre social tout entier et la nature de ses liens sont intégrés à un schéma paramilitaire, ce qui signifie que toute l’organisation sociale devient une sorte de caserne. Cela explique aussi la tendance expansionniste du fascisme, sa quête d’empire et ses guerres – autant de causes servant à garder la nation mobilisée en permanence et unie. Une vision darwinienne de la société nationale et internationale où survivent les meilleurs : cela entraîne l’exclusion des autres (définis selon la race, la langue, la culture, etc.), la croyance en la souveraineté absolue de sa nation, et la justification de la violence contre ses ennemis internes et externes. L’impérialisme devient la conséquence naturelle du nationalisme affirmatif. La nation au-dessus de tout, y compris la religion : les régimes fascistes se sont généralement déclarés indépendants de la religion. Là où ils sont arrivés au pouvoir, la plupart ont passé un accord avec l’Église, pourtant, le fascisme place toujours la nation au-dessus de Dieu et de la foi, de manière explicite ou implicite. L’unité de l’État, de la culture et de la nation : dans la vision fasciste, la nation ne domine ni ne sert l’État. Elle s’y identifie totalement tout en le dépassant : c’est ce qu’on appelle le national-étatisme. La croyance absolue dans un leader charismatique : la nation fasciste repose sur la confiance inconditionnelle envers un chef unique et tout-puissant. Dans l’Allemagne nazie, c'était le Führerprinzip selon lequel la parole du Führer surpassait toute loi écrite. Cette figure du chef fasciste transcende celle du héros national du XIXe siècle ou « père fondateur » de la nation. Le leader fasciste assimile et incarne les qualités de tous les héros nationaux qui l’ont précédé. Xosé M. Núñez Seixas ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 1647 mots
Nationalisme ethnique et naissance du fascisme
Le nationalisme fasciste en cinq points
30.06.2025 à 17:38
Immigration : Pourquoi les gouvernements n’écoutent-ils pas les chercheurs ?
Les gouvernements choisissent des politiques jugées unanimement inefficaces par les chercheurs spécialistes des migrations. Comment comprendre cette absence d’écoute ? Comment y remédier ? Les migrations sont omniprésentes, dans le débat politique comme dans les médias ou sur les réseaux sociaux. Les chercheurs, pourtant, sont relativement peu visibles. Cette situation est a priori surprenante. Malgré des moyens importants, les États ne semblent pas parvenir à maîtriser les déplacements de populations et pourraient donc bénéficier d’un échange avec les spécialistes. Or, la recherche sur les migrations est dynamique, avec un nombre croissant de connaissances sur le sujet. Mais en pratique, le dialogue entre chercheurs et politiques est peu développé. Une des conséquences de cette situation est que les gouvernements s’obstinent dans des politiques qui sont unanimement jugées inefficaces, et même contre-productives, par les spécialistes. C’est notamment le cas des politiques qui visent à développer l’Afrique pour freiner l’immigration. L’Union européenne y consacre des dizaines de millions d’euros, notamment au travers du Fonds fiduciaire. Pourtant la recherche a de longue date établi que le développement ne limite pas mécaniquement l’émigration, au point que le premier peut même, dans certains cas, favoriser la seconde. Il en va de même pour la réponse à la « crise » des migrants et des réfugiés en Méditerranée. Les décideurs – et une bonne partie de la société avec eux – sont persuadés que l’Europe fait face à une hausse sans précédent des arrivées de migrants en Europe. Or la recherche montre que la crise n’est pas seulement due à une augmentation des flux, mais aussi à une politique d’accueil inadaptée. En refusant de prendre en compte cette nuance, les politiques migratoires ne font que renforcer le contrôle – avec le risque d’aggraver encore la crise. La difficulté majeure tient donc dans l’approche excessivement idéologique des États. Nombre de gouvernements sont élus sur un programme de lutte contre l’immigration et blâment les migrants, les réfugiés (et même leurs descendants) pour toutes sortes de problèmes, du chômage à l’insécurité en passant par la cohésion sociale. On conçoit donc qu’ils soient hostiles aux critiques, et même à tout raisonnement légèrement nuancé. Cette approche clivante inspire l’ensemble des politiques publiques. En France, par exemple, pas moins de 28 lois sur l’immigration ont été adoptées depuis 1980. À ce rythme, chaque loi est adoptée avant que précédente n’ait été entièrement mise en œuvre – et encore moins évaluée. Là encore, on conçoit que les chercheurs ne soient pas les bienvenus dans une activité législative qui relève en grande partie de l’affichage et de la gesticulation. Cela s’inscrit dans une défiance plus générale vis-à-vis des sciences sociales, qui ont toujours été accusées d’idéalisme, d’irénisme (attitude favorisant la compréhension plutôt que le conflit) – et aujourd’hui de « wokisme ». Rappelons qu’en 2015, un ancien premier ministre affirmait qu’en « expliquant » certaines réalités (comme la radicalisation), les sciences sociales contribuaient à les « excuser ». La réalité est un peu plus complexe, cependant. L’indifférence des pouvoirs publics à la recherche ne les empêche pas de la financer. La Commission européenne a ainsi débloqué plus de 160 millions d’euros depuis 2014 pour les universités travaillant sur les migrations. En France, dans le cadre du programme France 2030, l’Agence nationale de la recherche (ANR) a financé à hauteur de près de 14 millions d’euros l’Institut Convergences Migrations (IC Migrations) depuis sa création en 2017. Cela contribue au dynamisme de la recherche sur les migrations : plus de mille chercheurs vont ainsi se réunir à Aubervilliers, en région parisienne, en juillet 2025 pour la 22ᵉ conférence annuelle du réseau européen IMISCOE, organisée par l’IC Migrations. Mais, bien que l’écrasante majorité de ces chercheurs soient critiques des politiques migratoires, celles-ci ne changent pas pour autant. Les premiers surpris sont les chercheurs eux-mêmes : en 2020, soixante d’entre eux ont écrit à la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen pour exprimer leur frustration d’être financés par la Commission – mais jamais écoutés. Dans une logique de « politiques fondées sur les faits », l’objectif affiché par les bailleurs de fonds est pourtant de mieux comprendre les migrations pour mieux les gouverner. Cette approche est louable et nécessaire, a fortiori dans une époque marquée par les fake news, par l’influence de médias ouvertement populistes et par des politiques « anti-science » dans l’Amérique trumpiste. Mais force est d’admettre que les obstacles sont nombreux. Rappelons que, si les chercheurs sont en général ouverts au dialogue avec les décideurs ainsi qu’avec les médias et la société civile, il ne s’agit pas de leur cœur de métier. Ils évoluent dans un milieu professionnel qui a son propre rythme, nécessairement plus lent que celui des médias ou des soubresauts politiques. Leurs carrières répondent à des logiques spécifiques, dans lesquelles les publications jouent un rôle prépondérant – ce qui conduit à une forte spécialisation et à l’usage de la lingua franca de la recherche qu’est l’anglais. Ajoutons que beaucoup travaillent dans des conditions dégradées, marquées par un précariat croissant et le sous-financement chronique des universités. La grande majorité des chercheurs ne sont donc pas formés, pas incités (et encore moins payés) pour dialoguer avec les politiques. Cela a conduit à l’émergence d’intermédiaires, comme les think tanks (à l’instar du Migration Policy Institute à Bruxelles) ou certains centres de recherche spécialisés (dont le « Co-Lab » à l’Institut européen, à Florence). De par leurs réseaux parmi les décideurs et leur capacité à leur parler, ces acteurs comblent un manque. Mais leur existence indique aussi à quel point le dialogue recherche-politique est un exercice à part entière, que seule une poignée de chercheurs maîtrise. Une autre difficulté tient à l’hétérogénéité des positions des chercheurs. Des économistes aux anthropologues en passant par les juristes, tous sont critiques des politiques actuelles – mais pas pour les mêmes raisons. Certains leur reprochent de freiner la croissance en limitant l’immigration de travail, d’autres de violer les droits fondamentaux, etc. Face à cette multiplicité de critiques, les États peuvent aisément ne « piocher » que les résultats qui les arrangent. Par exemple, quand les sciences sociales documentent la vulnérabilité des migrants et le rôle des passeurs dans l’immigration irrégulière, les États retiennent l’impératif de lutter contre ces réseaux – mais oublient que leur existence est en grande partie une réponse au contrôle des migrations qui, en empêchant les mobilités légales, incitent les migrants à se tourner vers les passeurs. Il existe enfin des obstacles plus fondamentaux, car la recherche renforce parfois les politiques qu’elle critique. Les politiques migratoires sont ainsi très « occidentalo-centrées ». L’Europe s’affole de l’arrivée de réfugiés sur son sol, en oubliant que la très grande majorité d’entre eux restent dans les pays du Sud. Or, c’est aussi dans les pays du Nord que la majorité du savoir est produit, avec le risque d’étudier davantage ce qui se passe en Europe qu’ailleurs. Les appels à « décentrer » (voire à « décoloniser ») la recherche se multiplient, mais il reste difficile d’échapper à ce biais. À cet égard, les financements européens sont à double tranchant : s’ils permettent un essor de la recherche, ils sont aussi orientés vers les problématiques jugées importantes en Europe, tout en accentuant les inégalités de financement entre le nord et le sud de la Méditerranée. Mais surtout, la notion même de « migration » n’est pas neutre : elle suppose un cadre étatique, au sein duquel les populations et les territoires sont séparés par des frontières, où citoyens et étrangers font l’objet d’un traitement bien différencié. Il est possible d’avancer que c’est justement cette organisation « westphalienne » du monde qui empêche de mieux gouverner les migrations, lesquelles témoignent des multiples interdépendances entre États. Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui ! Le dilemme est donc assez clair. Les chercheurs sont des citoyens comme les autres et, à ce titre, ils ne sont donc pas extérieurs aux réalités sur lesquelles ils travaillent. Il est donc logique que la recherche se focalise sur les aspects les plus saillants des migrations contemporaines, et ce, d’autant plus que c’est justement vers ces réalités que les financements sont orientés. À bien des égards, pour produire un savoir pertinent et parler aux politiques, les chercheurs doivent « coller » à l’actualité. Mais ce faisant, ils risquent de négliger des réalités moins visibles, et en conséquence de renforcer les biais qui affectent la perception sociale et politique des migrations. Il ne s’agit évidemment pas d’en appeler à une illusoire neutralité scientifique, mais de trouver un équilibre entre une logique de recherche autonome et la production d’un savoir utile à l’amélioration des politiques migratoires – à condition bien sûr que les États finissent un jour par les écouter. Antoine Pécoud intervient sur ce sujet lors du colloque annuel de l’IMISCOE (International Migration Research Network), qui se tient sur le campus Condorcet à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), du 1er>/sup> au 4 juillet 2025. Antoine Pécoud ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 2142 mots
Approche idéologique des États
Le paradoxe du financement public de la recherche
Des chercheurs peu incités à dialoguer avec les politiques
Des politiques migratoires « occidentalo-centrées »