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04.03.2025 à 16:26

Pourquoi François Bayrou est (presque) condamné à l’inaction

Damien Lecomte, Docteur en sciences politiques, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
La coalition entre le bloc macroniste et LR, minoritaire et conçue sans programme commun, limite considérablement la capacité d’action du gouvernement.

Texte intégral 1599 mots

La coalition gouvernementale post-électorale entre le bloc macroniste et le parti LR est un fait inédit de la Ve République française. Si cette pratique est la norme dans les régimes parlementaires européens, son caractère de « coalition des perdants » et l’absence d’entente programmatique préalable entre les partenaires « forcés » sont des faiblesses structurelles qui s’ajoutent à sa position très minoritaire à l’Assemblée. Le gouvernement Bayrou n’est pas dépourvu de marges de manœuvre mais celles-ci sont très étroites.


Le premier tour de l’élection législative partielle à Boulogne-Billancourt, début février 2025, a vu s’affronter pas moins de quatre candidatures issues du « socle commun » soutenant le gouvernement. Une fragmentation qui témoigne des relations toujours très froides entre les partenaires des équipes ministérielles de Michel Barnier puis de François Bayrou.

Une coalition post-électorale inédite sous la Vᵉ République

Les élections anticipées de 2024 ont produit l’Assemblée nationale la plus fragmentée de toute la Ve République, dans laquelle aucune des trois principales coalitions présentées au corps électoral – le Nouveau Front populaire, la coalition macroniste Ensemble pour la République et l’union du RN et des ciottistes – n’approche la majorité absolue. Une configuration qui tranche radicalement avec l’habitude de majorités fortes et stables depuis l’émergence du « fait majoritaire » en 1962 – car même les majorités relatives de 1988 et 2022 étaient beaucoup moins éloignées de la moitié des sièges.

Cette fragmentation sans précédent a donné lieu à une pratique inédite sous la Ve République : une coalition post-électorale, c’est-à-dire entre des forces politiques s’étant toujours présentées séparément aux élections, à savoir la coalition présidentielle EPR (Renaissance, MoDem et Horizons) et le parti Les Républicains. Une coalition désignée en son temps par Michel Barnier comme le « socle commun » de son gouvernement.

La présence de plusieurs partis au gouvernement est la norme – jadis entre (post-) gaullistes et centristes, entre socialistes et radicaux et parfois communistes et écologistes. Bref, entre des partenaires « traditionnels », souvent alliés lors des élections. L’alliance de circonstance entre EPR et LR et de nature différente. Certes, leurs orientations politiques sont loin d’être radicalement divergentes ; c’est bien LR qui a permis, bon an mal an, aux cabinets Borne et Attal de gouverner de 2022 à 2024, en ne votant pas la censure. Le fait est pourtant que les dirigeants de LR, dans les semaines suivant les élections de 2024, n’ont cessé d’exclure toute coalition avec le macronisme. Ce n’est que le 9 octobre 2024 que le Journal Officiel a pris acte du retrait de la déclaration d’appartenance à l’opposition du groupe LR à l’Assemblée nationale.

Une « coalition des perdants » sans projet commun

Aussi inédite qu’elle soit dans notre régime, une coalition post-électorale n’a rien d’incongru dans une démocratie parlementaire – bien au contraire. Non seulement elle était la règle avant 1958 en France, mais elle l’est toujours dans la plupart des pays européens, surtout quand ils pratiquent la représentation proportionnelle. L’exemple classique est bien sûr l’Allemagne, où de longues discussions doivent permettre de trouver l’alliance la plus adéquate pour assurer une majorité absolue au chancelier. Celles de 2021 avaient ainsi abouti à une coalition à trois, inédite au niveau fédéral, entre sociaux-démocrates, écologistes et libéraux, après quatre mandats de la chrétienne-démocrate Angela Merkel, dont trois en coalition avec le SPD. En Belgique, vient d’être formé un gouvernement pour la première fois dirigé par un nationaliste flamand, réunissant les conservateurs, les socialistes néerlandophones et les libéraux wallons.

Toutefois, au moins deux points distinguent le « socle commun » des pratiques parlementaires européennes. D’abord, il est une coalition entre deux forces politiques sanctionnées lors des élections législatives et n’inclut aucune de celles arrivées en tête – le NFP et le RN. Ailleurs, la tradition est de donner à la première force politique au moins le droit d’essayer de former un gouvernement. En 2023, le roi d’Espagne a d’abord proposé le leader conservateur comme candidat à la présidence du gouvernement ; ce n’est qu’après l’échec de son investiture que le président socialiste sortant Pedro Sánchez, arrivé second, a pu tenter à son tour d’obtenir une majorité. Le « socle commun » est en cela d’abord une « coalition des perdants » pour écarter à la fois la gauche et l’extrême droite.

Ensuite, la coalition EPR-LR n’a pas été le résultat de négociations programmatiques pour un « contrat de coalition » – pratique habituelle chez nos voisins. Le temps record passé à l’été 2024 pour la nomination d’un nouveau gouvernement – assez modeste comparé aux longues semaines de négociations en Allemagne, sans parler des longues périodes sans gouvernement en Belgique – n’a pas été mis à profit à cette fin. Le « socle commun » n’a jamais clairement défini ce qu’il avait en commun.

La coexistence entre les partenaires « forcés » est délicate et les désaccords politiques sont étalés tant au gouvernement qu’à l’Assemblée, d’où la faible assiduité et les divisions nombreuses du « socle commun » pendant les délibérations budgétaires à l’automne 2024. La coalition ne tient qu’en raison des intérêts communs de ses membres à ne pas risquer d’aggraver la crise politique à leur détriment.

Un gouvernement minoritaire aux marges de manœuvre étroites

Le célèbre « 49.3 », par lequel le gouvernement peut contraindre les députés à accepter ou rejeter en bloc son budget, reste un atout majeur. Mais il n’est plus une garantie, comme l’a prouvé la censure de Michel Barnier. Le gouvernement est de toute façon contraint de trouver des terrains d’entente avec au moins une partie de l’opposition tout en maintenant les équilibres de sa coalition – et le chemin est très étroit.

Si Michel Barnier avait voulu négocier la « non-censure » avant tout avec le RN, se plaçant dans une situation de dépendance à son égard, François Bayrou a mis en avant sa volonté de chercher des accords avec les socialistes. Une démarche risquée, les concessions substantielles à la gauche étant limitées par l’impératif de ne pas perdre le soutien de la droite LR.

L’adoption du budget, dont la censure n’a été votée ni par le RN, ni par le PS, a été de ce point de vue un succès pour le gouvernement Bayrou, qui a semblé regagner un peu d’air. Mais ce succès ne donne aucune garantie future : tous les textes devront être négociés au cas par cas. Le 49.3 ne pourra être activé que pour un seul texte non-budgétaire par session – et toujours avec la possibilité très sérieuse d’une censure.

L’exécutif dispose de deux leviers. D’abord, le contrôle de l’agenda, qui lui permet de mettre à l’ordre du jour des textes « techniques » et consensuels, si besoin assez courts pour ne pas accumuler les griefs. Ensuite, la possibilité d’une nouvelle dissolution, à partir du 7 juillet prochain, peut faire pression sur des groupes d’opposition – par exemple le PS – qui seraient incertains de leurs chances dans de nouvelles élections.

Un changement politique peut-être structurel

La fragmentation du système partisan français a fait rentrer la Ve République dans une nouvelle phase de son histoire, peut-être durable, où le « fait majoritaire » deviendrait l’exception et non plus la règle. Même à système électoral inchangé, l’émergence d’une majorité assez nette pour l’une des forces en présence est devenue beaucoup plus improbable. Elle le serait d’autant plus en cas de proportionnalisation du scrutin.

Mais les Français doivent encore réadapter leur culture politique à cette nouvelle réalité. Les gouvernements minoritaires et les coalitions post-électorales entre des partis qui ne sont pas des partenaires « naturels » pourraient (re)devenir la norme en France, ce qui changerait de manière substantielle la Ve République. Et pourrait peut-être bien, à terme, remettre en cause la centralité de l’élection présidentielle, même si celle-ci reste, pour l’heure, le trophée ultime.

The Conversation

Damien Lecomte est membre du parti Génération·s.

03.03.2025 à 16:32

La dissuasion nucléaire française est-elle crédible face à la Russie ?

Benoît Grémare, Chercheur associé à l'Institut d'Etudes de Stratégie et de Défense, Université Jean Moulin Lyon 3
L’arsenal nucléaire français est sous-dimensionné pour répondre à la menace russe. À quelles conditions la France pourrait-elle assurer une dissuasion à l’échelle européenne, alors que la protection des États-Unis n’est plus garantie ?

Texte intégral 1702 mots

L’arsenal nucléaire français (290 têtes déployées) est sous-dimensionné pour répondre à la menace russe (1 600 têtes déployées). À quelles conditions la France pourrait-elle assurer une dissuasion à l’échelle européenne, alors que la protection des États-Unis ne semble plus garantie ?


Dès 2020, Emmanuel Macron a proposé une réflexion sur la dimension européenne de la dissuasion nucléaire française. En ce sens, il a proposé un dialogue stratégique ainsi que des exercices nucléaires conjoints entre les partenaires européens. Cinq ans plus tard, en février 2025, Friedrich Merz, futur chancelier fédéral, a répondu à cet appel, préconisant une extension du parapluie nucléaire français à l’Allemagne alors que les États-Unis de Donald Trump n’apparaissent plus comme un partenaire fiable pour protéger l’Europe.

Mais la France a-t-elle les capacités de défendre l’Europe ? L’hypothétique déploiement du parapluie nucléaire français en Europe de l’Est permettrait-il de concrétiser l’autonomie stratégique de l’Europe, lui donnant les moyens de se défendre en toute indépendance ?

La dissuasion nucléaire française face à la menace russe

À l’origine, la France a développé son armement atomique pour répondre à la menace de l’invasion soviétique et pour éviter toute dépendance vis-à-vis des États-Unis. Selon une doctrine stable et régulièrement réaffirmée par le pouvoir politique, Paris utiliserait son arsenal stratégique par voie aérienne et sous-marine en cas d’attaque contre ses intérêts vitaux.


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Reste que, sans le soutien états-unien, le rapport de force apparaît largement défavorable à la France, laquelle dispose de 290 têtes nucléaires contre 1 600 têtes déployées (4 380 têtes avec les stocks) côté russe.

Certes, la puissance explosive des ogives thermonucléaires, alliée à la portée balistique du missile mer-sol balistique stratégique français M51, permettrait de vitrifier les principales villes russes, dont Moscou.

Mais à l’inverse, il suffirait aux Russes de « 200 secondes pour atomiser Paris », selon une estimation donnée à la télévision russe au sujet des missiles thermonucléaires Satan.

Cette opération classique de communication renvoie à la perspective dite du « goutte à goutte » consistant à détruire les villes ennemies dans un échange atomique au coup par coup, dans lequel la Russie peut compter sur son immensité pour gagner à l’usure. C’est cette potentielle vitrification réciproque qu’il faut garder à l’esprit dans le pari mutuel de la dissuasion nucléaire.

Afin de doper l’impact de la dissuasion nucléaire français, un partenariat pourrait être envisagé avec le Royaume-Uni. Puissance nucléaire depuis 1952, Londres ne possède plus que des missiles balistiques lancés par sous-marin et a décidé, depuis le Brexit, de renforcer son arsenal à 260 têtes nucléaires. Mais, bien que partageant des intérêts communs, ces deux puissances nucléaires européennes ne sont pas équivalentes.

Contrairement au Royaume-Uni, qui est membre du groupe des plans nucléaires de l’Otan et dont les ogives sont conçues aux États-Unis, la France produit ses armes sur son propre territoire et n’est soumise à aucune obligation de l’Otan, ce qui donne à Paris une grande marge de manœuvre pour définir sa doctrine. Enfin, la France reste légitime pour parler au nom de l’Union européenne, dont elle fait politiquement partie depuis sa création.

La force nucléaire française : une alternative à la dissuasion élargie des États-Unis

La France est devenue officiellement une puissance atomique dès 1960 en s’appuyant sur ses propres ressources, le soutien extérieur des États-Unis oscillant au gré des événements. Car l’apparition d’une force stratégique française indépendante a longuement contrarié Washington qui a cherché à la restreindre par des traités internationaux – comme le traité de 1963 limitant les essais nucléaires atmosphériques ou encore le Traité de non-prolifération (TNP) en 1968. Depuis 1974, officiellement, la force nucléaire française a un rôle dissuasif propre au sein de l’Otan, contribuant à la sécurité globale de l’Alliance en compliquant les calculs des adversaires potentiels.

Il y a près de soixante ans, la mise en place de la riposte graduée par le président Lyndon Johnson avait renforcé les doutes sur la détermination de la Maison Blanche à s’engager pleinement dans la défense de l’Europe. Aujourd’hui, la volonté du président Trump de mettre fin au soutien de son pays à l’Ukraine confirme ces soupçons. Dès lors, des voix de plus en plus manifestes et insistantes plaident pour l’acceptation d’une force nucléaire française qui ne serait plus chimiquement pure, mais qui s’étendrait à l’échelle européenne.

Le pré-positionnement du parapluie nucléaire français en Europe de l’Est

La demande du futur chancelier allemand Friedrich Merz rejoint la proposition française d’établir un dialogue engageant les Européens dans une démarche commune. Comme l’a rappelé le ministre des armées, la définition précise de l’intérêt vital relève de la seule responsabilité du président de la République française en fonction des circonstances. Pour autant, l’emploi de l’arme nucléaire pour protéger l’Europe implique une discussion stratégique pour définir la puissance à acquérir, les intérêts à défendre et le mode de commandement du feu nucléaire.

Avancer vers le cadre d’une européanisation de la force nucléaire signifie augmenter les capacités de dissuasion et, donc, accroître l’arsenal français pour lui permettre de répondre aux menaces qui concernent l’ensemble des 27 États membres de l’Union européenne. Cela nécessite de constituer des stocks supplémentaires de matières fissiles et donc de réactiver les usines de production de Pierrelatte (Drôme) et Marcoule (Gard) démantelées en 1998, sacrifiées sur l’autel du désarmement unilatéral.

Le dogme de la stricte suffisance doit également être questionné. Si aujourd’hui, 290 têtes nucléaires représentent la valeur que la France accorde à la défendre de son existence, ce prix paraît négliger l’échelle du continent européen, et la logique le confirme : les puissances nucléaires de taille continentale telles que les États-Unis, la Russie et bientôt la Chine déploient un arsenal à hauteur d’un millier de têtes thermonucléaires.

La remontée en puissance prendra du temps et nécessitera un effort budgétaire pour son extension européenne au travers de l’augmentation du nombre de missiles et d’avions porteurs. Outre la construction de nouvelles infrastructures dans les pays européens partenaires, le coût pourrait dépasser 10 milliards d’euros annuels, sans compter les coûts indirects liés à la maintenance et à la logistique. Un temps long à prendre en compte d’autant que l’offre politique et stratégique d’une protection nucléaire élargie évolue au gré des circonstances.

Alors que Berlin préférait jusqu’à présent que la France assume un rôle simplement complémentaire à la dissuasion élargie des États-Unis, l’abandon de l’Ukraine par ces derniers donne une prime à l’agresseur russe. Comme l’indique Emmanuel Macron, la France pourrait en réaction proposer un prépositionnement de ses forces nucléaires dans les pays d’Europe de l’Est avec l’idée de se substituer à terme aux États-Unis.

Ce parapluie nucléaire français concrétiserait l’autonomie stratégique européenne à travers le déploiement d’avions de combat à capacité nucléaire, signe de la solidarité politique européenne et rendant plus difficiles les calculs de Moscou.

La présence visible de ces avions en Europe de l’Est pourrait empêcher la Russie d’attaquer les pays en question avec des moyens conventionnels, une telle attaque risquant de provoquer une riposte nucléaire française au nom de l’Europe.

The Conversation

Benoît Grémare ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

28.02.2025 à 10:55

Ce que signifie le ramadan pour les musulmans de France

Djamel Bentrar, ATEN en STAPS, Laboratoire CETAPS à l'Université de Rouen, Le Mans Université
Omar Zanna, Sociologue, Le Mans Université
Le mois de ramadan débute en France samedi 1er mars. Comment le pratiquent les musulmans de France et quel sens lui donnent-ils ?

Texte intégral 1678 mots

Le ramadan débute ce 1er mars et durera trente jours consécutifs. Comment le pratiquent les musulmans de France et quel sens lui donnent-ils ?


Le jeûne du ramadan – obligation religieuse pour tout musulman – constitue le quatrième des cinq piliers de l’islam. Il consiste à s’abstenir de manger, de boire, de fumer et d’avoir des rapports sexuels du lever au coucher du soleil, pendant 29 à 30 jours consécutifs, à une période spécifique de l’année.

Pour les filles, le ramadan commence lors de leurs premières menstruations et pour les garçons, dès lors qu’ils montrent des signes de puberté (pilosité, mue vocale). Certaines personnes sont cependant exemptées d’observer le jeûne du ramadan. C’est le cas les femmes enceintes et allaitantes ou bien en période de menstruation, des enfants prépubères, des personnes âgées, des voyageurs sur de longues distances et des personnes souffrant de maladies.

Malgré l’ampleur de la littérature portant sur l’aire culturelle arabo-musulmane, le rite et les rituels du ramadan demeurent peu étudiés. Les spécialistes de l’islam et des arabistes abondent en descriptions des aspects spirituels du jeûne, de ses vertus, de ses enseignements et de ses règles. Néanmoins, ces écrits s’attardent peu sur la relation entre les prescriptions religieuses du ramadan et sa pratique effective, et ils ne le considèrent pas en tant que phénomène social participant à la cohésion communautaire.

Dans le cadre d’une enquête (auprès d’étudiants, ouvriers, demandeurs d’emploi, cadres, chercheurs) menée dans une ville de l’ouest de la France durant les mois du ramadan de 2022, de 2023 et de 2024, nous avons voulu tester l’hypothèse suivante : le ramadan est une expérience d’ascétisme individuel, fait de privations consenties, mais aussi un rite annuel rendant possible l’identification, l’altérité et la compréhension d’autrui.

En France, les musulmans issus de l’immigration pratiquent le ramadan, parfois avec des aménagements. Les aspects religieux et sociaux sont présents, mais sont souvent adaptés au contexte de vie. Pour les personnes rencontrées dans le cadre de notre enquête, le ramadan constitue un moment crucial, car il renforce des facettes de l’identité atténuées le reste de l’année. Lors de cette période, la spiritualité, les traditions, le lien avec le pays d’origine (sous forme d’échanges en visio ou par téléphone avec la famille ou les amis, notamment après la rupture du jeûne) ou les tenues vestimentaires sont davantage pris en compte.

Une pratique différente entre les jeunes et les aînés

Chez les jeunes de moins de 25 ans, le ramadan est souvent vécu comme un défi personnel, mais aussi comme un moyen d’affirmer son appartenance à une collectivité. Cette pratique religieuse est devenue un moment spirituel. Les défis physiques que représente le jeûne constituent, pour les jeunes musulmans rencontrés, une occasion d’un vivre ensemble recouvré.

Sur le plan générationnel, ce mois se distingue par un rapport différencié à la tradition : les aînés insistent sur le respect strict (heures de jeûne, prières), tandis que les jeunes valorisent l’intention « niyya » et la solidarité envers les plus démunis tels que les SDF ou les sans-papiers.

Au-delà des observations menées lors de notre enquête, des études montrent que le temps du ramadan renforce les liens sociaux. En France, ce sont surtout les associations musulmanes qui assurent cette dimension : organisations de veillées de manifestations culturelles, distributions de repas aux personnes seules ou dans le besoin. Tout cela joue un rôle important dans l’affirmation de l’identité et participe souvent au maintien de l’attachement aux traditions du pays d’origine. Cette intensification des liens apporte un confort psychique et permet, pour les plus nostalgiques, d’adoucir le sentiment d’exil.

Les jeunes musulmans français, quand bien même ils ne sont pas particulièrement religieux le reste de l’année, observent massivement le jeûne. Ce moment se distingue par son adaptation au contexte laïc notamment à travers les iftars publics (ruptures du jeûne) organisés par les associations et les mosquées des quartiers. Ces initiatives sont souvent organisées en invitant des représentants d’autres religions.

Solidarité et empathie

Au cours de nos entretiens, la dimension morale est systématiquement soulignée. Comme le note Boumedien, tout se passe comme si jeûner permettait de ressentir ce que les autres ressentent, notamment en faisant preuve d’empathie à l’égard des pauvres qui souffrent de faim :

« Le ramadan, c’est un moment de compassion, un mois durant lequel je dois penser à tous ceux qui n’ont pas à manger, à tous ceux qui sont dans le besoin. C’est une épreuve qui me permet de savoir ce que signifie d’avoir faim. »

Les relations interpersonnelles et le respect revêtent aussi une grande importance pour les jeûneurs, puisque tout ce qui pourrait nuire à autrui doit être ainsi évité : faire du tort, mentir, médire sur quelqu’un, nourrir des pensées haineuses, etc.

À cet égard, Abdelkader souligne le sentiment de communauté et de solidarité que lui procure cet ascétisme collectif au nom du divin :

« J’ai un respect fou pour ceux qui tiennent le jeûne. C’est un truc qu’on vit tous ensemble. On se soutient, on se motive… Y’a pas de jugement. »

Ce rite dépasse la simple abstention alimentaire. Il permet aussi le détournement des préoccupations matérielles et des distractions quotidiennes. Cela crée un espace pour une connexion avec soi-même et une résonance avec les autres. En tant qu’expérience symbolique (au sens étymologique de « signe de reconnaissance »), ce mois agit à la manière d’une « colle sociale » favorisant la solidarité autour de valeurs communes de sacrifice et de compassion, renforçant la réflexion spirituelle.

C’est en ce sens qu’il faut comprendre les propos de Fatima :

« La période du ramadan revêt une importance capitale dans ma vie… tant sur le plan spirituel que personnel. C’est un mois consacré à la réflexion, à la discipline et à la connexion avec Dieu. Le jeûne durant ce mois sacré me permet de renforcer ma foi, de purifier mon esprit et de me rapprocher davantage de la communauté musulmane. »

Ces témoignages peuvent être interprétés à l’aune du concept de la « sacralité », élément clé dans la sociologie de la religion. Selon le philosophe Rudolf Otto, la sacralité est une expérience qui se situe au-delà de la rationalité puisqu’elle relève de l’incommensurable. C’est à partir de cette acception qu’il faut comprendre la période du ramadan, c’est-à-dire comme un temps voué à des pratiques spirituelles spécifiques.

Cette même enquêtée insiste plus loin dans l’entretien sur l’aspect communautaire et solidaire de ce mois sacré, d’où l’expression « On est tous dans le même bateau ». En un mot, les personnes interrogées disent que le jeûne lié au ramadan ne correspond pas à une simple privation temporaire, mais tout autant, et peut-être plus encore, à une expérience partagée.

Rite de passage à l’âge adulte

Cette pratique, bien plus qu’une simple abstention, engendre une expérience socialisante, axée sur le partage de la difficulté et de l’abstinence. Les personnes rencontrées ont partagé des récits illustrant comment le jeûne est une occasion unique où l’expérience collective de l’ascétisme transcende la sphère intime pour embrasser une dimension intersubjective. Le ramadan se révèle aussi comme un « rite de passage » significatif pour de nombreux individus – surtout les adolescents – marquant, par cette séquence, leur entrée dans l’âge adulte.

Ainsi, au-delà de la faim, de la soif, de la discipline et de la maîtrise de ses pulsions, le ramadan symbolise un rendez-vous annuel qui, pour beaucoup, est un mois de communion, de compassion envers les plus en difficulté et favorise la réflexion sur soi parmi les autres. Ce moment sacré contribue, certes, au respect des différences, mais peut-être davantage à la reconnaissance des ressemblances.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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