07.10.2025 à 16:25
Entre l’État et le monde associatif, une alliance brisée
Samedi 11 octobre 2025, les associations seront dans la rue pour dénoncer les violentes coupes budgétaires qui les menacent. C'est le résultat d'une lente dégradation des rapports entre le monde associatif et l’État. Par ailleurs, depuis la loi de 2021 instaurant un contrat d’engagement républicain (CER), certaines associations citoyennes sont sanctionnées par l’État, au détriment des libertés publiques. Les associations battront le pavé lors d’une manifestation inédite, le 11 octobre 2025, pour défendre le fait associatif lui-même, et non une cause particulière. Cette mobilisation témoigne d’une crise profonde touchant à leur modèle économique mais aussi à la liberté associative, face à un État plus répressif. Elle en dit long sur la crise de l’État social comme sur l’état des libertés publiques en France. Comme si le tournant néolibéral des politiques publiques des années 1980 avait fini de saper l’alliance nouée après-guerre entre l’État et le monde associatif. Avec quelles conséquences ? Le débat sur la réduction des déficits publics, mis à l’agenda en 2024, a révélé les mutations des aides publiques. Les associations ont longtemps été considérées comme une économie subventionnée. Or, non seulement la part des subventions publiques dans les ressources budgétaires des associations a baissé de 34 % à 20 % entre 2005 et 2020 au profit des recettes d’activité (vente de produits ou de services), mais en plus l’État préfère soutenir les entreprises que les associations au nom de la compétitivité. L’économie sociale et solidaire (ESS), au sein de laquelle les associations concentrent la grande majorité des emplois et des ressources publiques, ne reçoit que 7 % des aides publiques aux entreprises alors qu’elle représente 13,7 % des emplois privés. Ces orientations sont, de plus, porteuses d’iniquités de traitement. Le crédit d’impôt recherche (CIR), qui a financé à hauteur de 7,6 milliards d’euros la recherche et développement en 2024, exclut l’innovation sociale et, avec elle, les associations. Pour y remédier, on pourrait, par exemple, imaginer que les entreprises bénéficiaires en reversent 20 % à un fonds d’innovation sociale. Dans le même sens, alors que la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) est en voie de disparition, la taxe sur les salaires pour les associations continue de s’appliquer, ce qui introduit une distorsion de concurrence avec des effets contreproductifs sur les conditions de rémunération et sur l’attractivité des emplois associatifs. Cette régulation marchande aboutit à modifier en profondeur le modèle socioéconomique des associations, ce qui a deux conséquences majeures. D’une part, elle transforme les associations en prestataires de services publics. Entre 2005 et 2020, la part des commandes publiques dans leurs ressources budgétaires est ainsi passée de 17 % à 29 %, soit une inversion par rapport à l’évolution du poids des subventions. Cela change également le rapport des associations avec les pouvoirs publics. Elles sont mises en concurrence avec des entreprises privées lucratives – ce qui a, par exemple, été à l’origine du scandale d’Orpea – et doivent, en plus, exécuter un marché plutôt que proposer des projets. D’autre part, la marchandisation de leurs ressources leur fait courir le risque de perdre leur caractère d’intérêt général, en étant soumises aux impôts commerciaux et en n’accédant plus aux dons défiscalisables, au détriment de leurs missions sociales. Aujourd’hui, l’État impose donc un véritable plan social au monde associatif. Dans le contexte de réduction des déficits publics, pour lesquels les gouvernements successifs portent une lourde responsabilité, les coupes budgétaires s’appliquent d’abord aux associations. L’Union des employeurs de l’économie sociale et solidaire (Udes) a chiffré à 8,26 milliards d’euros les économies budgétaires impactant l’ESS lors du projet de loi de finances 2025. Les effets de ces décisions sont immédiats. Selon une enquête réalisée auprès de 5 557 dirigeants associatifs, près d’un tiers des associations ont une trésorerie inférieure à trois mois et 45 % des subventions sont en baisse. Près d’un tiers des associations envisagent de réduire leurs effectifs et de diminuer leurs activités. Alors que les associations représentent 1,8 million de salariés et que l’emploi associatif se caractérise par une prévalence du temps partiel et des contrats précaires ainsi que par des salaires plus bas, ces informations qui remontent du terrain inquiètent. Elles le sont d’autant plus que la baisse tendancielle des participations bénévoles est plus marquée dans les associations employeuses de l’humanitaire, du social et de la santé, qui concentrent la majorité des emplois. À ces politiques d’austérité, il faut ajouter des atteintes aux libertés publiques. Elles s’inscrivent dans un contexte de défiance, illustré par la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, qui a instauré le contrat d’engagement républicain (CER) auquel doivent souscrire les associations qui veulent obtenir un agrément de l’État ou une subvention publique, ou encore accueillir un jeune en service civique. Certes, les cas sont rares, mais ils témoignent d’une atmosphère répressive qui touche particulièrement les associations citoyennes. Le préfet de la Vienne a, par exemple, contesté l’attribution d’une subvention de la mairie de Poitiers à Alternatiba, en raison de l’organisation par cette association d’un atelier de formation à la désobéissance civile, tandis que le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin a remis en cause le soutien public à la Ligue des droits de l’homme à la suite de ses critiques de l’action des forces de l’ordre lors des manifestations contre les bassines agricoles à Sainte-Soline (Deux-Sèvres). Une enquête de l’Observatoire des libertés associatives fait état de sanctions institutionnelles, souvent liées à l’exercice de la liberté d’expression (prise de position, pétition, rencontre, manifestation, etc.). Ainsi, 9,6 % des répondants – et même 17,1 % des associations citoyennes – déclarent des sanctions matérielles (subventions, locaux, etc.) ou symboliques (participation à des événements, conventions, etc.). Des collectivités locales arrêtent brutalement certains programmes pour des raisons autant budgétaires qu’idéologiques, comme l’a illustré le cas médiatisé de la Région Pays de la Loire qui a supprimé 4,7 millions d’euros pour la culture, le sport et la vie associative. À ce tableau, s’ajoute désormais la crainte d’une extrême droite accédant au pouvoir, extrême droite dont le programme de gouvernement prévoit de réserver les aides sociales aux Français en appliquant la « priorité nationale » pour l’accès au logement et à l’emploi. Autant de domaines dans lesquels les associations, très présentes, seraient sommées de « collaborer ». Les quelques expériences du RN à la tête d’exécutifs locaux comme les discours tenus dans les hémicycles des collectivités ou au Parlement laissent par ailleurs craindre une répression des associations environnementales, féministes ou de défense des droits ainsi qu’une instrumentalisation des politiques culturelles. Il y a cinquante ans, une circulaire du premier ministre de l’époque, Jacques Chirac, stipulait que « l’État et les collectivités publiques n’ont pas le monopole du bien public ». Elle rappelait le rôle de l’initiative associative pour répondre à des tâches d’intérêt général pour soutenir les personnes vulnérables (personnes âgées, personnes en situation de handicap, lutte contre la pauvreté, lutte pour l’insertion, etc.), pour réduire les inégalités et pour préserver le lien social (éducation populaire, culture, sport, etc.). C’est là tout l’héritage légué par la régulation tutélaire de l’État, mise en place après-guerre en s’appuyant sur les initiatives associatives pour répondre aux besoins des populations. Le développement de l’État social est allé de pair avec celui des associations gestionnaires, que la loi de 1975 sur les institutions sociales et médico-sociales est venue moderniser. Il faudrait ajouter que la loi de 1901 sur les associations est avant tout une loi relative aux libertés publiques. Elle fut conquise après un siècle de luttes afin de permettre à des personnes de s’associer sans autorisation ni déclaration préalable. Rappelons qu’auparavant, la loi Le Chapelier de 1791 interdisait les corporations, l’État ayant développé une longue tradition de répression des associations, particulièrement marquée lors des périodes de reflux républicain (sous la Restauration et le Second Empire notamment). Défendre les associations, c’est défendre nos droits fondamentaux, comme la République qui s’enracine dans le corps social et qui permet la vitalité démocratique. Comme l’écrivait Alexis de Tocqueville, « dans les pays démocratiques, la science de l’association est la science mère ; le progrès de toutes les autres dépend des progrès de celle-là ». Timothée Duverger ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 1936 mots
Une transformation de la relation État-associations
Plan social imposé aux associations
Atteintes aux libertés publiques
Le monde associatif, rempart de la République
06.10.2025 à 16:26
De nombreuses critiques ont été formulées à l’encontre du jugement condamnant Nicolas Sarkozy à une incarcération « avec mandat de dépôt à effet différé assorti d’une exécution provisoire », c’est-à-dire sans attendre l’issue de sa procédure d’appel. Cette exécution provisoire de la peine d’emprisonnement est pourtant banale. En 2022, 55 % des peines d’emprisonnement ferme prononcées par le tribunal correctionnel ont ainsi été mises à exécution immédiatement. En revanche, on peut considérer que les règles encadrant l’exécution provisoire en matière répressive posent question du point de vue de l’État de droit. Parmi les polémiques relatives à la condamnation de l’ancien chef de l’État, le 25 septembre dernier, l’exécution provisoire de la peine d’emprisonnement (le fait qu’elle soit appliquée même en cas d’appel) qui lui a été infligée figure en très bonne place. Comme la plupart des commentaires à l’emporte-pièce qui saturent l’espace médiatique depuis le prononcé du jugement, ces critiques viennent généralement nourrir la thèse, sinon du complot, du moins de « l’acharnement judiciaire » plus ou moins idéologique dont serait victime l’ancien locataire de l’Élysée. Elles se distinguent néanmoins des autres en ce qu’elles ne s’appuient pas sur des spéculations plus ou moins délirantes sur le contenu d’un dossier que, par hypothèse, aucune des personnes extérieures à la procédure ne connaît, mais sur une réalité juridique et humaine indéniable : Nicolas Sarkozy va devoir exécuter sa peine sans attendre la décision de la Cour d’appel. Une réalité qui peut fort légitimement choquer toute personne un tant soit peu attachée à la présomption d’innocence et au droit au recours, favorisant ainsi la réception de la théorie d’une vengeance judiciaire, théorie qui permet d’occulter une opposition beaucoup plus profonde à l’idée même d’égalité devant la loi. Pour en finir avec ce mythe, il est donc nécessaire d’apporter un éclairage particulier sur la question de l’exécution provisoire en montrant que, si son régime et son application sont porteuses de réelles difficultés d’un point de vue démocratique, ces difficultés sont loin de concerner spécifiquement les classes dirigeantes. En premier lieu, rappelons que, contrairement à ce que laissent entendre les contempteurs les plus acharnés du prétendu « gouvernement des juges », la possibilité d’assortir un jugement de l’exécution provisoire est bien prévue par la loi et n’a pas été inventée pour les besoins de la cause par le tribunal correctionnel. Depuis le droit romain, notre ordre juridique a toujours ménagé la faculté, pour les juridictions, de rendre leur décision immédiatement exécutoire dans les hypothèses où le retard pris dans sa mise en application serait de nature à compromettre durablement les droits des justiciables, en particulier dans les situations d’urgence. C’est pourquoi, par exemple, les ordonnances de référé, qui visent à prévenir un dommage imminent (suspension de travaux dangereux, d’un licenciement abusif, injonction à exécuter un contrat affectant la pérennité d’une entreprise) sont, depuis le Code de procédure civile de 1806, exécutoires par provision. En matière pénale, la question se pose cependant de façon différente en ce sens que l’exécution provisoire porte atteinte non seulement au droit au recours contre une décision de justice, mais également à la présomption d’innocence. Or, ces deux principes sont protégés tant par la Constitution – le Conseil constitutionnel les ayant respectivement consacrés en 1981 et en 1996 – que par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Ce qui ne signifie pas que ces garanties soient absolues, mais que le législateur ne peut y porter atteinte que de façon exceptionnelle, en fixant des critères précis et en veillant à ce que l’atteinte demeure nécessaire et proportionnée. C’est ainsi, par exemple, que la détention provisoire – ordonnée avant toute déclaration de culpabilité et avant même la phase d’audience – ne peut être prononcée que s’il est démontré qu’elle constitue l’unique moyen de sécuriser les investigations (éviter la destruction de preuves, des concertations entre auteurs) ou de s’assurer de la mise à disposition de la personne mise en examen (éviter le risque de fuite, de renouvellement des faits). Or aucune garantie de cette nature n’est prévue par la loi quand l’exécution provisoire est prononcée par une juridiction pénale lorsqu’elle prononce une sanction à l’égard d’une personne. Le Code de procédure pénale ne fixe aucun critère pour déclarer immédiatement exécutoire telle ou telle sanction, qu’il s’agisse d’une peine d’amende, de probation ou d’emprisonnement, se bornant à exiger du tribunal qu’il motive spécifiquement sa décision sur ce point. C’est ce qu’a fait le tribunal dans la condamnation de Nicolas Sarkozy, en considérant que l’exécution provisoire s’imposait en raison de la particulière gravité des faits. La seule exception concerne le mandat de dépôt prononcé à l’audience (c’est-à-dire l’incarcération immédiate du condamné) assortissant une peine de prison inférieure à un an, dont le prononcé est subordonné aux mêmes conditions que la détention provisoire. En outre, alors qu’en matière civile, la personne peut toujours demander au premier président de la Cour d’appel de suspendre l’exécution provisoire du jugement de première instance, la loi pénale ne prévoit aucune possibilité similaire, la personne condamnée devant subir sa peine nonobstant l’exercice du recours. Ainsi, il est vrai de dire que les règles encadrant aujourd’hui le prononcé de l’exécution provisoire en matière répressive, en ce qu’elles ne garantissent pas suffisamment le caractère nécessaire et proportionné de cette mesure, posent question du point de vue des exigences de l’État de droit démocratique. Pour y remédier, il faudrait que la loi fixe de façon précise et limitative les conditions pour prononcer l’exécution provisoire, par exemple en prévoyant qu’elle n’est possible que si l’on peut légitimement craindre que la personne cherche à se soustraire à sa sanction. En revanche, il est complètement faux d’affirmer que cette pratique ne concernerait que les membres de la classe politicienne. Le cadre juridique particulièrement permissif que nous venons d’évoquer favorise au contraire la généralisation du recours à l’exécution provisoire en matière pénale. En 2022, 55 % des peines d’emprisonnement ferme prononcées par le tribunal correctionnel ont ainsi été mises à exécution immédiatement – ce taux monte à 87 % pour les personnes poursuivies en comparution immédiate. En d’autres termes, loin de constituer une mesure exceptionnelle qui trahirait une démarche vindicative ou un abus de pouvoir de la part des magistrats, l’exécution provisoire qui assortit la condamnation de l’ancien chef de l’État – comme celle de la présidente du Rassemblement national (RN) – constitue une mesure particulièrement commune, pour ne pas dire tristement banale. C’est ainsi que, dans un communiqué du 27 septembre dernier, l’association des avocats pénalistes « se réjouit de constater que politiques et médias prennent enfin conscience des difficultés posées par l’infraction d’association de malfaiteurs et par la contradiction inhérente à l’exécution provisoire d’une décision frappée d’appel » (en ce qu’elle oblige le condamné à purger sa peine sans attendre l’issue du recours), mais « rappelle cependant que ces modalités sont appliquées tous les jours à des centaines de justiciables sous l’œil courroucé des éditorialistes et gouvernants qui fustigeaient jusqu’alors une justice laxiste ». Il s’agit là d’une autre vertu de l’exigence d’égalité juridique lorsqu’elle pleinement et véritablement appliquée. Plus les membres des classes dirigeantes et, en particulier, celles et ceux qui contribuent directement ou indirectement à l’écriture de la loi, auront conscience qu’elle peut potentiellement s’appliquer à leur personne, plus l’on peut espérer qu’ils se montrent sensibles, d’une façon générale, au respect des droits de la défense. Une raison supplémentaire de sanctionner, à sa juste mesure, la délinquance des puissants. Vincent Sizaire ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche. Texte intégral 1748 mots
Ce que dit la loi de l’exécution provisoire
Un recours massif lors des comparutions immédiates
06.10.2025 à 16:24
Accès au logement : la couleur de peau plus discriminante que le nom
Locataire noir ou blanc : qui l’agent immobilier préférera-t-il ? Notre expérience révèle les ressorts méconnus de la discrimination dans la location de logements. Chercher un logement peut vite tourner au parcours du combattant, surtout quand on s’appelle Mohamed ou Aïssata. En France, en 2017, 14 % des personnes ayant cherché un logement au cours des cinq années précédentes disaient avoir subi des discriminations, selon la dernière enquête sur la question, menée par le défenseur des droits. Mais comment ces discriminations fonctionnent-elles concrètement ? Qu’est-ce qui pèse le plus : la couleur de peau, le nom, le salaire, ou encore les préjugés du propriétaire ? Pour le découvrir, nous avons mené une expérience inédite avec 723 étudiants d’une école immobilière, confrontés à des dossiers de locataires fictifs. Les résultats bousculent plusieurs idées reçues. Imaginez : vous êtes agent immobilier et devez évaluer trois candidats pour un appartement de trois pièces. Trois candidats se présentent : Éric Pagant, un informaticien blanc, 3 400 euros nets mensuels ; Mohamed Diop, un ambulancier en intérim noir, 1 800 euros nets mensuels ; Kévin Cassin, un enseignant fonctionnaire blanc, célibataire, 1 845 euros nets mensuels. Vous devez noter chaque candidat en le notant de 1 à 4, selon, d’une part, le degré de satisfaction de votre client, le propriétaire, en cas de location au candidat et, d’autre part, votre intention d’organiser une visite de l’appartement avec le candidat. Dans notre expérience, nous avons fait varier les éléments des profils des candidats : parfois, c’est Mohamed Diop, un homme noir, qui est informaticien, parfois, il a un nom français (Philippe Rousseau), parfois, sa photo n’apparaît pas, parfois le propriétaire exprime des préférences discriminatoires… Ce protocole nous a permis de mesurer l’effet réel de chacune de ces caractéristiques sur les notes obtenues par les candidats. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, avoir un nom à consonance étrangère pénalise moins qu’être visiblement Noir sur une photo. Quand Mohamed Diop concourt sans photo, avec seulement son nom africain, son handicap face à Éric Pagant, le candidat blanc, est de 0,6 point sur 4. Mais quand sa photo révèle sa couleur de peau, même avec un nom français l’écart grimpe à 1,7 point ! Cette découverte est importante, car la plupart des études scientifiques sur la discrimination se basent sur les noms, pas sur les photos. Elles sous-estiment peut-être la réalité vécue par les personnes racisées qui se présentent physiquement aux visites. Certes, avoir un bon salaire protège un peu les candidats noirs contre la discrimination. Nos répondants accordent une importance particulière au revenu des futurs locataires : indépendamment de leur couleur de peau, les informaticiens ont un avantage de 1,55 point (sur 4) par rapport aux ambulanciers. Cela veut dire qu’un candidat noir informaticien sera mieux noté que tous les candidats ambulanciers, Blancs comme Noirs. C’est troublant : au sein des candidats aisés, la pénalité subie par les Noirs par rapport aux Blancs est plus forte (-0,32 point) qu’entre candidats modestes (-0,22 point), comme si certains répondants avaient du mal à accepter qu’une personne noire puisse être à égalité avec une personne blanche ayant un statut social élevé. L’expérience révèle aussi que les agents immobiliers amplifient les préjugés de leurs clients. Quand le propriétaire ne manifeste aucune préférence ethnique, la discrimination disparaît complètement entre candidats blancs et noirs (-0,048 point sur 4). C’est une bonne nouvelle : les futurs professionnels de l’immobilier que nous avons testés ne montrent pas de racisme personnel. Mais dès que le propriétaire exprime sa réticence à louer « à des gens issus de minorités ethniques », l’écart entre les candidats noirs et blancs se creuse (-0,48 point pour les candidats noirs) – même si une telle demande est tout à fait illégale ! C’est une illustration du mécanisme de « client-based discrimination », bien connu en théorie économique. Dernier élément marquant : un candidat noir est moins bien noté (avec une pénalité de -0,34 point) quand il concourt contre deux candidats blancs (comme dans la première ligne de la figure ci-dessous) que quand il fait face à d’autres candidats noirs (comme dans la deuxième ligne de la figure ci-dessous). À l’inverse, être Blanc face à des candidats noirs ne procure aucun avantage particulier. Ce résultat montre l’existence d’un « effet de minorité » jouant en défaveur des personnes racisées qui chercheraient à se loger hors de quartier ségrégé. Ces résultats pointent vers des solutions concrètes. Plutôt que de miser uniquement sur la formation des professionnels, il faudrait s’attaquer aux préjugés des propriétaires et limiter leur influence, en protégeant les professionnels des attentes de leurs clients. Pour cela, certaines villes états-uniennes, comme Seattle et Portland, ont adopté le principe du « premier arrivé, premier servi » pour empêcher la sélection discriminatoire. Sans aller jusque-là, l’anonymisation des dossiers de location ou l’obligation de motiver les refus, avec signature du propriétaire, pourraient être des pistes à explorer. Une autre piste pourrait être l’utilisation systématique de mémentos listant les points d’attention pour louer sans discriminer, comme ceux qui sont proposés, en France, par le défenseur des droits à l’attention des propriétaires et des professionnels de l’immobilier. Quoi qu’il en soit, ces leviers d’action ne sont pas coûteux à mettre en place, mais cela nécessite l’implication de tous les acteurs du secteur. Élisabeth Tovar a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche. Mathieu Bunel est membre de la Fédération de recherche Tepp Théories et évaluations des politiques publiques.
Laetitia Tuffery et Marie-Noëlle Lefebvre ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire. Texte intégral 1290 mots
Un appartement, trois candidats
La couleur de peau compte plus que le nom
Protection relative du statut social
Propriétaires discriminants
Effet de minorité
« Premier arrivé, premier servi »