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27.02.2025 à 15:35

Arrêt de C8 : l’Arcom porte-t-elle atteinte à la liberté d’expression ?

Nathalie Sonnac, Professeure en sciences de l'information et de la communication, Université Paris-Panthéon-Assas
L’Arcom n’a pas renouvelé l’autorisation de C8 sur la TNT : la chaîne, dont la part d’audience est de 3,1 % selon Médiamétrie, arrêtera d’émettre ce vendredi 28 février. Quelles raisons ont conduit le régulateur à prendre cette décision ?

Texte intégral 1965 mots

À compter du 1er mars 2025, les chaînes C8 et NRJ12 cesseront d’émettre sur la TNT, leur autorisation de fréquence n’ayant pas été renouvelées par l’Arcom. Cette fermeture suscite une forte polémique liée à Cyril Hanouna, le présentateur vedette de C8. Alors que ces décisions ont été confirmées par le Conseil d’État, le régulateur est accusé d’accointances politiques et d’atteinte à la liberté d’opinion et d’expression. Qu’en est-il au regard du droit ?


Pour comprendre le processus qui a conduit à ce non-renouvellement, décrivons tout d’abord les conditions d’exercice de l’Autorité de régulation.

En France, le monopole d’État sur l’audiovisuel a pris fin grâce à l’essor des radios libres et à la volonté politique de François Mitterrand. La loi du 29 juillet 1982 a proclamé la liberté de communication audiovisuelle, autorisant la création de radios locales privées et instituant la Haute Autorité de la communication audiovisuelle (Haca) comme premier régulateur. La loi du 30 septembre 1986 dite « loi Léotard », modifiée plus de 90 fois, toujours en vigueur, a participé à la libéralisation du secteur, symbolisée par la privatisation de la Une, première chaîne nationale.

La Commission nationale de la communication et des libertés (CNCL) a succédé à la Haute Autorité, puis le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) en 1989 à la CNCL. Le 1er janvier 2022, l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) se substitue au CSA et marque la bascule du secteur dans l’ère numérique.

La TNT vient bouleverser le paysage audiovisuel français

Le passage en numérique de la télévision date de fait de mars 2005. Une date clé dans l’histoire de l’audiovisuel français. La télévision numérique terrestre (TNT) débarque dans les foyers français, qui délaisseront l’antenne râteau pour voir se multiplier le nombre de chaînes gratuites (24 chaînes seront finalement accessibles).


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En 1989, les compétences du régulateur sont étendues à l’ensemble du secteur privé de la communication audiovisuelle, incluant radios, télévisions locales et nationales, diffusées par voie hertzienne ou satellitaire, ainsi qu’à l’exploitation des réseaux câblés. C’est dans ce cadre juridique unifié qu’un système d’appel à candidatures pour les services privés est instauré. Le but : garantir la transparence et le pluralisme.

Dès lors, l’éditeur de radio et de chaîne hertziennes doit signer une convention avec le régulateur qui l’oblige à prendre un certain nombre d’engagements et de responsabilités issus des principes généraux de la loi de 1986, notamment : le respect de la dignité de la personne humaine, la protection des plus jeunes, le caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et d’opinions, l’honnêteté de l’information, la qualité et la diversité des programmes, et leur développement.

C’est donc une liberté de communication qui est encadrée. Et il revient à l’Autorité de veiller au respect des obligations éditoriales fixées par la loi et des conventions qu’elle signe avec les chaînes.

Une longue échelle de sanctions

Pour réguler, l’Arcom dispose d’une gamme de sanctions qui s’est étoffée avec le temps : envoi de lettres, de lettres fermes, mise en garde et, enfin, mise en demeure. C’est seulement après cette mise en demeure que le régulateur peut suspendre tout ou partie du programme pour un mois ou infliger une sanction pécuniaire, réduire l’autorisation délivrée dans la limite d’une année ou, enfin, sanction ultime, retirer l’autorisation. Ce retrait peut également être effectif, sans mise en demeure, en cas de modification substantielle de la convention par la chaîne.

En 2015, après « la modification substantielle de données au vu desquelles l’autorisation a été accordée », l’Autorité de régulation prononce le retrait de l’autorisation d’émettre de la chaîne Numéro 23, bloquant son projet de vente au groupe NextRadioTV. Une décision inédite, annulée par le Conseil d’État en 2016.

En février 2022, au début de la guerre en Ukraine, l’Arcom, à l’instar de ses homologues européens, suspend la convention de la chaîne RT France et interdit sa distribution.

Le retrait de C8 du spectre de la TNT

La durée de la convention d’une chaîne sur la TNT est de dix ans, renouvelable une fois pour cinq ans. À son expiration, une procédure d’attribution d’autorisation d’usage des ressources radioélectriques pour la diffusion de services de TNT doit être relancée. Notons que les fréquences sont rares et issues du domaine public.

En février 2024, l’ancien président de l’Arcom, Roch-Olivier Maistre, annonçait repartir « d’une page blanche » avec le respect du pluralisme en ligne de mire.

Pour la première fois, l’Autorité s’est retrouvée dans la situation d’une mise en appel concernant toutes les chaînes lancées au démarrage de la TNT en 2005. L’Arcom ouvre alors un appel à candidatures : 25 dossiers sont déposés pour 15 fréquences de la TNT, dont 11 gratuites.

Selon la loi, il appartient à l’Arcom de procéder à une appréciation en fonction de critères techniques, mais aussi de l’expérience acquise par le candidat, de sa contribution au pluralisme et à la diffusion d’œuvres audiovisuelles ainsi que de la solidité financière du projet. Enfin, et surtout, cette appréciation est faite en fonction des dispositions envisagées pour « garantir le caractère pluraliste de l’expression de courants de pensée et d’opinion, l’honnêteté de l’information et son indépendance à l’égard des intérêts économiques des actionnaires ».

Pour un service existant, l’intérêt du public pour la chaîne, sa solidité économique ainsi que les manquements réitérés sont donc pris en compte, notamment lorsqu’ils concernent le respect du droit de la personne et la maîtrise de l’antenne.

Qu’en est-il pour C8 et NRJ12 au regard de ces critères ?

TPMP et les manquements de Cyril Hanouna

C8 est une chaîne généraliste, sa structure de programmation comprend des documentaires et magazines, de la fiction audiovisuelle et du divertissement, musique et spectacles. Les émissions en direct représentent 32 % du temps total de la diffusion.

Touche pas à mon poste (TPMP), animée par Cyril Hanouna, est l’émission phare de la chaîne, suivie par près de 2 millions de téléspectateurs tous les soirs. Au coude à coude avec Arte, les deux chaînes bénéficient d’une part d’audience de 3 % en 2024. Cela fait de C8 la « première » chaîne de la TNT devant Cnews (2,9 %), BFM (2,9 %) et NRJ12 (moins de 1 %), mais derrière toutes les chaînes historiques : TF1 (18,5 %), France 2 (15,8 %), M6 (7,8 %), France 3 (8,9 %), France 5 (3,5 %).

Ensuite, sur le plan financier, les deux groupes concernés – Canal Plus (pour ses chaînes gratuites) et NRJ group – sont les seuls négatifs, respectivement, -36,3 millions d’euros et -22,9 millions d’euros, en 2023.

Enfin, depuis son lancement, la chaîne C8 comptabilise 17 mises en garde, 7 mises en demeure et 11 sanctions pécuniaires.

Pour exemple :

  • dans l’émission PAF avec baba : Cyril Hanouna diffuse une vidéo présentant à tort deux personnes handicapées comme des toxicomanes (12  septembre 2023, non-respect du droit de la personne) ;

  • dans TPMP : l’interview de Loana (ancienne vedette de la téléréalité) évoquant son viol vire au cauchemar (février 2024, non-maîtrise de l’antenne) ;

  • dans TPMP : baiser forcé et attouchement sur la personne d’une chroniqueuse (mars 2024, images susceptibles d’humilier des personnes) ;

  • dans TPMP : invitation de faux policiers de la BRAV-M (juin 2023, non-respect de l’obligation d’honnêteté et de rigueur de l’information) ;

  • dans TPMP : appel à un procès expéditif pour le meurtrier de Lola (novembre 2022, non-respect du traitement avec mesure d’une affaire judiciaire en cours) ;

  • dans TPMP : des personnes LGBT se font piéger par téléphone (mai 2017, non-respect de la vie privée)…

Au total, près de 8 millions d’euros ont dû être versés par la chaîne sanctionnée par l’Arcom.

L’Arcom porte-elle atteinte à la liberté d’expression ?

Actuellement, 62 % des Français regardent la télévision via la TNT : il s’agit donc d’une infrastructure essentielle. Son accessibilité universelle fait d’elle un outil clé pour un accès égalitaire à l’information et à la culture. Mises sous tension, car en concurrence avec les réseaux sociaux, sur tous les fronts (attention, publicité, vieillissement des publics), les dérapages par ces chaînes se sont multipliés, au risque d’embarquer avec elles nos démocraties.

La décision de l’Arcom ne porte pas atteinte à la liberté d’expression. Au contraire. Malgré une audience importante, les manquements réitérés de la chaîne C8 l’ont disqualifiée dans cet appel d’offres aux critères précis : respect de la dignité de la personne humaine, protection des plus jeunes, pluralisme de l’expression des courants de pensée et d’opinion, et honnêteté de l’information. La responsabilité des éditeurs est un des piliers du cadre législatif, elle participe aussi de la garantie de notre liberté d’expression.


Nathalie Sonnac, auteure de Le Nouveau Monde des médias. Une urgence démocratique, Odile Jacob, 2023.

The Conversation

Présidente du COP du Clémi Membre du Laboratoire de la République Ex-membre du CSA (Arcom) 2015-2021

26.02.2025 à 15:49

Culte musulman : la réorganisation voulue par l’État est-elle en marche ?

Ali Mostfa, Maitre de conférences sur le fait religieux islamique, UCLy (Lyon Catholic University)
Depuis 2022, le Forum de l’islam de France (Forif) a remplacé le Conseil français du culte musulman. Formation des imams, financement des mosquées, violences contre les musulmans, radicalisation : de nombreuses problématiques sont sur la table.

Texte intégral 1689 mots

Depuis février 2022, le Forum de l’islam de France (Forif) a remplacé le Conseil français du culte musulman jugé inefficace par Emmanuel Macron. Cette nouvelle instance, plus décentralisée, permettra-t-elle de répondre aux problématiques nombreuses – lutte contre l’islamisme radical, formation des imams, financement des mosquées, violences contre les musulmans – qui touchent l’islam en France ? Éléments de réponses, à quelques jours du début du mois de ramadan, ce 28 février au soir dans l’Hexagone.


L’islam occupe une place centrale dans les débats sur la laïcité et l’identité nationale. Dans ce contexte, la notion d’un « islam de France » s’est imposée comme un projet politique visant à structurer cette religion tout en garantissant son autonomie et en limitant les influences étrangères. C’est dans cette perspective qu’a été lancé, en 2022, le Forum de l’islam de France (Forif), sous l’égide du président de la République Emmanuel Macron, pour renouveler le dialogue entre l’État et les représentants du culte.

Le Forif se veut une alternative au Conseil français du culte musulman (CFCM). Jugé inefficace et affaibli par des divisions internes, ce dernier a été écarté au profit d’une approche territorialisée et déconcentrée visant à instaurer un dialogue plus direct avec les responsables religieux.

Cette reconfiguration se heurte à une difficulté majeure : l’islam en France ne dispose ni de structure cléricale unifiée ni d’autorité centralisée. Contrairement aux cultes catholique et protestant, historiquement dotés d’instances de gouvernance claires, les acteurs du culte musulman sont souvent organisés sur des bases nationales ou communautaires. Cette diversité complique toute tentative d’institutionnalisation et rend la question de sa représentation particulièrement sensible.

C’est dans ce contexte que la clôture de la deuxième session du Forif, présidée le 18 février 2025 par le ministre Bruno Retailleau, a restitué les travaux des groupes de travail en vue des Assises territoriales de l’islam de France (Atif). Les axes majeurs évoqués concernent la reconnaissance du métier d’imam, la création d’un conseil national des aumôneries musulmanes, l’amélioration de l’accès aux services bancaires pour les associations cultuelles, la sécurisation des lieux de prière et leur encadrement.

La « loi séparatisme » et le contrôle de l’État

Le Forif mise sur l’ancrage local et sur les acteurs de terrain (imams, aumôniers, responsables associatifs et élus) pour définir des priorités, mais aussi pour s’engager à mettre en œuvre les dispositifs définis. Loin d’imposer une ligne unique, l’État encadre néanmoins cette concertation et tente de responsabiliser les parties prenantes.

Dès avril 2022, le Forif a publié un guide précisant les nouvelles obligations légales issues de la loi du 24 août 2021, dite « loi séparatisme ». Présenté comme un moyen de lutter contre la diffusion de l’islamisme radical en renforçant le contrôle de l’État sur certaines associations, ce texte suscite pourtant des réactions mitigées.

La loi impose à toutes les associations recevant des subventions publiques la signature d’un contrat d’engagement républicain (CER), conditionnant l’accès aux financements à un respect strict des « principes de la République ». Elle permet ainsi d’écarter les associations considérées comme non conformes aux exigences républicaines, mais elle constitue également un levier de pression politique.

Le président du Conseil des mosquées du Rhône Kamel Kabtane a ainsi dénoncé les restrictions administratives faites à certaines associations cultuelles sans qu’aucune infraction ne leur soit reprochée. Une enquête menée dans le cadre du Forif a ainsi mis en lumière la fermeture inopinée de comptes, la difficulté d’accéder aux services financiers, ainsi que les restrictions affectant la gestion des dons suite à des contrôles encadrés par la « loi séparatisme ».

Si la plupart des acteurs religieux approuvent la loi séparatisme – une adhésion qui leur permet de rester admis au sein du Forif –, d’autres critiques, émanant d’institutions et de chercheurs en sciences sociales, le considèrent comme une loi fourre-tout qui restreint les libertés fondamentales et privilégie une approche sécuritaire au détriment d’une véritable politique de mixité sociale.

Financement des mosquées et formation des imams

Si l’État vise, à travers cette réorganisation, à démentir l’idée que l’islam en France serait une « religion d’étrangers, pour les étrangers et financée par les étrangers », le lien avec certains États étrangers est difficile à dissoudre, que ce soit par le biais d’imams étrangers, de financements de certaines mosquées ou par le maintien d’une influence via les réseaux associatifs.

Depuis le 1er janvier 2024, environ 300 imams détachés ne sont plus autorisés à exercer sur le territoire français. Jusqu’alors, ces imams, majoritairement envoyés par le Maroc, l’Algérie et la Turquie, étaient rémunérés par leur pays d’origine pour officier dans quelque 2 500 mosquées. Leur interdiction a rendu plus urgente la mise en place d’une formation locale, combinant enseignement théologique et connaissance du cadre républicain. Pourtant, les imams étrangers sont toujours présents sur le territoire, mais en étant désormais pris en charge par des associations cultuelles françaises. Leur maintien en France est toutefois conditionné à leur suivi d’une formation sur la laïcité, la liberté religieuse et la citoyenneté, un dispositif visant à encadrer leur mission dans le respect des principes républicains.

Lors du Forif en février 2024, le ministre de l’intérieur d’alors Gérald Darmanin a proposé la création d’un « statut de l’imam » en France. Il a fixé un délai de six mois pour définir leurs conditions d’emploi, leur protection sociale et les compétences requises, notamment linguistiques et universitaires.

Le statut de l’imam se heurte pourtant à plusieurs obstacles : diversité des sensibilités théologiques, absence d’un cadre national de certification et nécessité d’établir une confiance mutuelle entre les instances représentatives des imams et les établissements universitaires désignés pour les former (aucun chiffre officiel n’est communiqué sur le nombre d’imams formés). À cela s’ajoute le manque de ressources financières des associations cultuelles pour salarier des imams dans des conditions viables, rendant leur professionnalisation encore plus complexe.

Violences contre les musulmans

Autre chantier porté par le Forif, celui des discriminations et des violences. Un guide spécifique a été publié en 2022 pour aider associations et fidèles à signaler les faits problématiques. La création de l’Association de défense contre les discriminations et les actes antimusulmans (Addam) marque une évolution : les acteurs religieux ne sont plus seulement bénéficiaires des dispositifs publics, mais prennent également part au repérage et au signalement des actes antireligieux.

Une plateforme de signalement et un réseau de référents locaux ont été mis en place pour renforcer la protection des espaces religieux. Cette démarche apparaît d’autant plus vitale dans un contexte marqué par le conflit israélo-palestinien.

Les chiffres du ministère de l’intérieur montrent une évolution fluctuante : 213 faits avaient été recensés en 2021, 188 en 2022, avant d’atteindre 242 en 2023, puis de redescendre à 173 en 2024, soit une baisse de 29 %. Cependant, cette diminution est contestée par l’Addam qui estime qu’elle ne reflète pas l’ensemble des signalements.

Par ailleurs, certains représentants musulmans estiment qu’il existe un déséquilibre dans la reconnaissance des violences ciblant différentes communautés, ce qui peut engendrer des crispations avec leurs homologues juifs.

Un dispositif en quête de légitimité

Trois ans après sa création, le principal défi du Forif est de s’imposer comme une instance légitime et constructive, et non comme un simple outil consultatif dépendant des orientations gouvernementales.

Par ailleurs, son fonctionnement repose sur une logique décentralisée et, en l’absence d’un organe décisionnel propre, son efficacité à fédérer les différents courants du culte musulman en France suscite des interrogations.

Si le Forif marque une volonté de reconfigurer la relation entre l’État et l’islam en France, il reste confronté à des contradictions structurelles. Son avenir dépendra de sa capacité à dépasser le stade expérimental pour s’inscrire dans un cadre institutionnel reconnu. À défaut, il pourrait rejoindre la liste des dispositifs antérieurs qui, faute d’ancrage et d’adhésion des acteurs concernés, n’ont jamais abouti à un façonnement durable du culte musulman.

The Conversation

Ali Mostfa est coordinateur scientifique du parcours de formation Mohammed Arkoun sur l'islamologie, en partenariat avec les établissements d’enseignement supérieur lyonnais, financé par le Bureau Central des Cultes du Ministère de l’Intérieur.

25.02.2025 à 17:32

Les « récits de décadence » d’Elon Musk et les mouvements antidémocratiques

Felix Schilk, Research Assistant, Faculty of Philosophy , University of Tübingen
Elon Musk ou Donald Trump reprennent à leur compte des récits de décadence qui sont au cœur des politiques réactionnaires depuis des âges immémoriaux.

Texte intégral 2843 mots
Elon Musk, PDG de X, défend l’idée que la société est en déclin et qu’il est nécessaire d’agir pour éviter l'apocalypse qui vient. Shutterstock/Maryna Linchevska

Les récits mettant en scène la décadence d’une nation sont au cœur des politiques réactionnaires depuis des âges immémoriaux. Elon Musk ou Donald Trump les reprennent à leur compte. On les retrouve chez Oswald Spengler, auteur allemand culte de la période prénazie, dans les légendes bibliques de Sodome et Gomorrhe ou dans le mythe hindou du Kali Yuga.


« C’est le taux de natalité. C’est le taux de natalité. C’est le taux de natalité », peut-on lire dans l’introduction du manifeste du tireur de Christchurch, qui a tué 51 personnes dans une mosquée en 2019. Il affirmait que les Blancs étaient « remplacés » par d’autres races et qu’ils ne survivraient pas si l’on n’agissait pas.

Quelques années plus tard, la même obsession pour les taux de natalité est devenue une phrase d’accroche de l’activisme quotidien d’Elon Musk sur les réseaux sociaux.

Ne vous méprenez pas, Elon Musk n’est ni un suprémaciste blanc ni un terroriste d’extrême droite. Pourtant, comme d’autres personnes aux opinions extrémistes, il défend l’idée que la société est en déclin et qu’il est nécessaire d’agir pour éviter l’apocalypse qui vient. Ces chevauchements rhétoriques sont loin d’être une coïncidence. Ils découlent d’une philosophie réactionnaire qui a une longue histoire et qui a connu des succès.

on voit une capture d’écran de tweet d’Elon Musk de 2022 : « L’effondrement de la population dû au faible taux de natalité est un risque bien plus important pour la civilisation que le réchauffement climatique »
Tweet d’Elon Musk datant de 2022 : « L’effondrement de la population dû au faible taux de natalité est un risque bien plus important pour la civilisation que le réchauffement climatique ». X

L’angoisse que les faibles taux de natalité conduisent inévitablement à l’effondrement de la population hante l’Occident depuis que la consommation de masse est devenue son mode de vie dominant. Cela renvoie à la crainte malthusienne plus ancienne d’une croissance exponentielle de la population qui dépasserait notre capacité à produire de la nourriture. Dans une perspective plus large, il s’agit de variations d’un récit générique connu sous le nom de décadence.

L’idée de décadence – le déclin moral déclenché par une indulgence excessive – éclaire la façon dont s’élabore un certain nombre de critiques, notamment dans le domaine culturel.

Avez-vous lu le best-seller de l’historien américain Christopher Lasch sur la culture contemporaine du narcissisme ? Connaissez-vous le mème populaire selon lequel « les hommes faibles créent des temps difficiles » ? Avez-vous déjà suivi les tweets du Cultural Tutor sur la perte de la beauté dans l’architecture ? Avez-vous déjà parcouru les 1 293 vidéos YouTube de Jordan Peterson ? Les détails varient, mais le thème général de la décadence reste toujours le même.

Tweet d’Elon Musk citant l’auteur américain G. Michael Hopf : « Les temps difficiles créent des hommes forts. Les hommes forts créent des périodes fastes. Les bons moments créent des hommes faibles. Et les hommes faibles créent des temps difficiles. » X

Le récit de décadence est une épée à double tranchant. Elle présente les masses comme paresseuses et nécessitant d’être disciplinées. Les élites corrompues, quant à elles, ont simplement besoin d’être remplacées. Il déplore l’érosion de l’autorité et part du principe que toute société repose sur des hiérarchies éternelles. Trop de liberté, de plaisir et de flexibilité, dit-on, mettent en péril l’ordre et donc la prospérité.

Alors ce récit propose quelques règles de vie : les hommes doivent se subordonner et obéir pour le bien commun. Les femmes doivent enfanter pour assurer l’existence de notre peuple et l’avenir des générations futures. Une nouvelle noblesse remplacera les élites libérales et reconquerra la culture. Sinon, c’est la civilisation, ou du moins le nation, qui est en danger. Cela vous rappelle-t-il quelque chose ?

Depuis les légendes bibliques de Sodome et Gomorrhe et le mythe hindou du Kali Yuga, les adversaires de l’égalité et de l’État de droit ont accusé les sociétés d’être décadentes.

Des anciens populistes de l’Empire romain aux fascistes italiens, la décadence est l’échafaudage transhistorique qui relie les différentes branches de la philosophie antilibérale.

Aujourd’hui, Curtis Yarvin, philosophe néoréactionnaire et défenseur des « Lumières sombres », déclare dans le New York Times que la démocratie est « morte ». Il aspire à la remplacer par une monarchie américaine. L’affirmation du politiste Patrick Deneen selon laquelle « la classe dirigeante est déconnectée et les citoyens n’ont plus de raison d’être » s’inspire également d’un récit de décadence.

Toutes ces idées reposent sur une perception cyclique du temps. Élévation et chute. L’épanouissement et la décadence. Apocalypse et palingénésie, c’est-à-dire renaissance nationale ou ethnique.

Les romains et la décadence, Musée d’Orsay. Thomas Couture, CC BY

Dans le cadre de mes recherches, j’ai analysé des centaines de magazines néofascistes allemands et français. En fin de compte, les données étaient la même répétition sans fin de la décadence et de l’apocalypse. C’est ce que j’ai appelé les récits de crise conservateurs.

La politique de la crise

Dans la plupart des cas, il n’y a pas lieu de s’inquiéter. La décadence est un simple cliché. Chacun peut facilement promouvoir sa version de cette histoire qui s’inscrit dans le grand récit.

« Je vais créer des histoires pour que les médias américains prêtent attention à la souffrance du peuple américain » a admis J.D. Vance, le vice-président de Donald Trump, lors de la campagne 2024. Cet aveu révèle la fonction des récits de crise.

Selon l’anthropologue américaine Janet Roitman, qui s’est penchée sur ce qu’elle appelle la « politique de la crise », un tel récit « ne peut être considéré comme une description d’une situation historique ni comme un diagnostic de l’état de l’histoire ». Il s’agit plutôt, précise-t-elle, d’une « dénonciation nécessairement politique ».

Chaque récit de crise renforce nécessairement l’appel aux rédempteurs. « L’élection de 2024 est la dernière chance de sauver l’Amérique », affirme Donald Trump. « Seule l’AfD peut sauver l’Allemagne », réplique Musk.

La philosophie d’Elon Musk

En France, le philosophe d’extrême droite Guillaume Faye, qui a inspiré le mouvement identitaire, a inventé une philosophie réactionnaire appelée « archéofuturisme ». Elle vise à combiner un progrès technique fulgurant et une morale médiévale faite d’héroïsme et de hiérarchies. Ce n’est pas loin de la façon dont Musk répond au récit de la décadence par un appel au long-termisme radical.

La « place de la ville numérique » que prétend être X, par exemple, est une référence à l’espace public féodal. La reconstitution numérique par Musk de l’esthétique de la Rome antique reflète le désir de l’extrême droite d’avoir un César américain. Le Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler, le livre le plus influent de l’Allemagne prénazie défendait la même idée.

Tweet du compte Culture Critic : « Il y a 100 ans, un historien allemand a remarqué quelque chose : toutes les cultures ont un cycle de vie déterminé – il est possible de prédire quand (et comment) elles s’achèveront. Au début du XXIᵉ siècle, prédisait-il, les grandes villes connaîtront un désastre. Et un nouveau César se lèvera ». X

La philosophie de Musk semble être que les hommes doivent se soumettre à l’ambition à long terme du PDG-roi. Pour conquérir l’espace, coloniser Mars et fusionner les cerveaux humains en une intelligence artificielle unique, l’individu et ses besoins doivent être considérés comme négligeables. Et c’est bien ce dont il est question en premier lieu dans le récit de la décadence.

The Conversation

Felix Schilk a reçu une bourse de doctorat par la Hans-Böckler-Stiftung.

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