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15.07.2025 à 17:52

Disneyland Paris, un parc d’attractions… inspiré de merveilles géologiques réelles

Elodie Pourret-Saillet, Enseignante-chercheuse en géologie structurale, UniLaSalle
Olivier Pourret, Enseignant-chercheur en géochimie et responsable intégrité scientifique et science ouverte, UniLaSalle
Entre montagnes rouges, grottes mystérieuses et cascades tropicales, Disneyland Paris regorge de paysages spectaculaires. Combien de visiteurs réalisent que ces décors s’inspirent directement de la géologie réelle ?

Texte intégral 3628 mots
Monument Valley Navajo Tribal Parks, site naturel à cheval sur l’Arizona et l’Utah, aux États-Unis. Domenico Convertini/Flickr, CC BY-SA

La prochaine fois que vous visiterez Disneyland Paris, regardez bien les roches autour de vous. Elles vous racontent une histoire, pas celle des contes de fées, mais celle de la Terre. Une aventure tout aussi fantastique… et bien réelle.


Derrière les artifices d’un parc à thème se cache une fascinante reconstitution de la planète Terre, version Disney. À quel point est-elle fidèle à la réalité ?

Nous vous proposons de nous pencher sur un aspect inattendu de Disneyland : sa dimension géologique. Non pas celle du sous-sol sur lequel le parc est construit, mais celle des paysages qu’il met en scène. Car les Imagineers (les concepteurs des attractions et décors du parc) se sont souvent inspirés de formations naturelles bien réelles pour créer les décors enchanteurs et parfois inquiétants que le public admire chaque jour.

Des montagnes à l’est de Paris

Prenez Big Thunder Mountain, sans doute la montagne la plus iconique du parc, dans la zone inspirée du Far West américain.

train sur montagne rouge
Une montagne russe inspirée du Grand Ouest américain. Eleanor Brooke/Unsplash, CC BY

Ses roches de couleur rouge due à la présence d’oxydes de fer et ses falaises abruptes sont directement inspirées des sites naturels emblématiques de l’Ouest américain tels que Monument Valley Tribal Park, Arches National Park ou encore le Goblin Valley State Park, entre l’Arizona et l’Utah.

Ces sites emblématiques sont constitués de grès vieux de 160 millions à 180 millions d’années, les grès Navajo et Entrada (ou Navajo and Entrada Sandstones). Ces grès de très fortes porosités sont utilisés depuis plusieurs décennies comme des « analogues de roches-réservoirs » par les géologues, c’est-à-dire comme l’équivalent en surface des réservoirs profonds afin de comprendre les écoulements de fluides.

Par ailleurs, outre leur aspect visuellement spectaculaire, c’est dans les Navajo Sandstones que les géologues ont pu élaborer les modèles actuels de croissance des failles. La présence de ces failles et fractures tectoniques est particulièrement bien représentée sur les décors de Big Thunder Mountain. En particulier, les créateurs ont respecté la relation entre l’épaisseur des couches géologiques et l’espacement des fractures, qui correspond à un modèle mathématique précis et respecté.

Cette reproduction n’a rien d’un hasard. Dès les années 1950, Walt Disney en personne a voulu intégrer des paysages naturels dans ses parcs pour leur pouvoir évocateur.

Ces montagnes sont devenues des icônes et se retrouvent dans les films Disney comme Indiana Jones et la dernière croisade (1989) au début duquel le jeune Indy mène son premier combat pour soustraire des reliques aux pilleurs de tombes dans l’Arches National Park. Pour les Imagineers, il s’agissait de recréer un Far West rêvé, mais en s’appuyant sur des repères géologiques bien identifiables, une manière d’ancrer la fiction dans un monde tangible.

arche de grès rouge
La Delicate Arch, dans le parc national d’Arches, dans l’Utah aux États-Unis. Élodie Pourret-Saillet., Fourni par l'auteur

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La grotte du dragon : géologie souterraine et imaginaire

Un autre exemple frappant : la tanière du dragon, nichée sous le château de la Belle au bois dormant. Cette attraction unique à Disneyland Paris met en scène un dragon animatronique de 27 mètres de long, tapi dans une grotte sombre et humide.

Le décor rappelle les endokarsts, ces réseaux de grottes calcaires que l’on trouve notamment dans le sud de la France (comme l’Aven Armand) (Lozère), en Slovénie ou en Chine.

Les stalactites, l’eau ruisselante, les murs rugueux sont autant d’éléments qui évoquent des processus bien réels : dissolution du calcaire par l’eau acide, formation de concrétions, sédimentation…

stalactites et coussins calcaires de l’Aven Armand
Les formations calcaires de l’Aven Armand (Lozère), dans les Cévennes. Petr1888, Wikipédia, CC BY-SA

Seule entorse à cette reconstitution souterraine : le passage brutal d’un calcaire à un substrat granitique, sur lequel repose le château du parc. Or, ces roches ont des origines très différentes : les calcaires sont sédimentaires, les granites magmatiques, formés en profondeur par refroidissement du magma. Leur voisinage est rare, sauf dans certains contextes tectoniques, comme le long de grandes failles ou en zones de métamorphisme de contact, où le granite chauffe et transforme les sédiments voisins. Un exemple existe dans le Massif central, entre granites du Limousin et calcaires du Quercy. Cette configuration, bien que possible, reste peu fréquente et repose sur des structures complexes, difficilement représentables dans un parc. Elle simplifie donc à l’extrême une histoire géologique de centaines de millions d’années.

Mais, évidemment, rien ici n’est naturel. Tout est reconstitué en béton, fibre de verre ou résine. L’effet est cependant saisissant. Les visiteurs plongent dans un univers souterrain crédible, parce qu’il s’appuie sur une géologie fantasmée mais en grande partie réaliste.

La jungle cache des coulées volcaniques figées

Dans la partie du parc appelée Adventure Isle, le visiteur traverse une jungle luxuriante peuplée de galeries souterraines, de ponts suspendus et de cascades. Mais derrière cette végétation exotique se dissimulent aussi des formes géologiques typiques des régions tropicales ou volcaniques : blocs rocheux arrondis, chaos granitiques, pitons rocheux et même orgues basaltiques.

On peut notamment repérer sur le piton rocheux nommé Spyglass Hill, près de la cabane des Robinson et du pont suspendu, des formations en colonnes verticales. Celles-ci évoquent des orgues basaltiques, comme on peut en observer sur la Chaussée des géants en Irlande du Nord ou à Usson (Puy-de-Dôme) en Auvergne.

colonnes de granite de section hexagonale
Les orgues basaltiques d’Usson (Puy-de-Dôme), en Auvergne. Accrochoc, Wikipédia, CC BY-SA

Ces structures géométriques résultent du refroidissement lent de coulées de lave basaltique, qui se contractent en formant des prismes hexagonaux. Bien que les versions Disney soient artificielles, elles s’inspirent clairement de ces phénomènes naturels et ajoutent une touche volcanique au décor tropical.

entrée en grès derrière des racines de faux fromagers
Entrée du temple khmer Ta Phrom, érigé sur le site d’Angkor au Cambodge à la fin du XIIᵉ siècle. Diego Delso, Wikipédia, CC BY-SA

Le décor du temple de l’attraction Indiana Jones et le Temple du Péril, quant à lui, rappelle celui du site d’Angkor au Cambodge, qui est bâti sur des grès et des latérites (formations d’altération se formant sous des climats chauds et humides). Les pierres couvertes de mousse, les failles et les racines qui s’y infiltrent, simulent une interaction entre la roche et le vivant. Ce type de paysage évoque des processus bien réels : altération chimique, érosion en milieu tropical humide et fracturation des roches.

En mêlant ainsi géologie volcanique et paysages tropicaux, cette partie du parc devient une synthèse d’environnements géologiques variés. Cependant, la reconstitution d’un environnement naturel si varié sur une surface limitée impose ici ses limites. En effet, chaque type de roche présenté ici correspond à un environnement géodynamique précis, et l’ensemble peut difficilement cohabiter dans la nature.

Quand Blanche-Neige creusait déjà pour des gemmes : les minéraux à Disneyland

Bien avant les montagnes du Far West ou les grottes de dragons, la première évocation de la géologie dans l’univers Disney remonte à Blanche-Neige, en 1937. Souvenez-vous : les sept nains travaillent dans une mine de gemmes où s’entassent diamants, rubis et autres pierres précieuses étincelantes. Cette scène, réinterprétée dans les boutiques et attractions du parc, a contribué à forger une vision enchantée mais persistante des minéraux dans l’imaginaire collectif.

À Disneyland Paris, on retrouve cette symbolique dans les vitrines, sous le château de la Belle au bois dormant ou dans certaines attractions comme Blanche-Neige et les sept nains, et la grotte d’Aladdin, où les cristaux colorés scintillent dans les galeries minières.

Ces minéraux, bien que fantaisistes, sont souvent inspirés de véritables spécimens comme les diamants, quartz, améthystes ou topazes. Dans la réalité, ces cristaux résultent de processus géologiques lents, liés à la pression, la température et la composition chimique du sous-sol et ces minéraux ne sont pas présents dans les mêmes zones géographiques simultanément.

cristaux roses et blancs, vus de près
Cristaux d’améthyste. Sander van der Wel, Wikipédia, CC BY-SA

Une science cachée mais omniprésente

À première vue, Disneyland Paris semble à des années-lumière des sciences de la Terre. Et pourtant, chaque décor rocheux, chaque paysage artificiel repose sur des connaissances géologiques précises : types de roches, formes d’érosion, couleurs, textures…

Cette approche est d’ailleurs comparable à celle utilisée dans le cinéma, notamment dans les films Disney-Pixar comme Cars (2006), où les décors sont validés par des géologues et géographes.

Pourquoi ne pas profiter d’une visite au parc pour sensibiliser les visiteurs à ces aspects ? Comme cela est déjà le cas pour les arbres remarquables du parc, une description pédagogique des lieux d’intérêt géologique pourrait être proposée. Une sorte de « géologie de l’imaginaire », qui permettrait de relier science et pop culture. Après tout, si un enfant peut reconnaître une stalactite dans une grotte à Disneyland, il pourra peut-être la reconnaître aussi dans la nature.

The Conversation

Les visites géologiques des auteurs au parc DisneyLand Paris n'ont fait l'objet d'aucun financement de la part du parc DisneyLand Paris, ni d'avantages de quelque nature.

14.07.2025 à 18:38

Notre Soleil deviendra un jour une naine blanche, mais qu’est-ce que c’est exactement ?

Romain Codur, Professeur de Physique, Dynamique des fluides et Modélisation, École de Biologie Industrielle (EBI)
Les naines blanches sont un type particulier d’étoiles. Elles sont le destin d’environ 95 % des étoiles de notre galaxie, le Soleil compris. Que savons-nous de ces astres ?

Texte intégral 1761 mots
Vue d'artiste d'une naine blanche, accrétant des débris rocheux laissés par le système planétaire. NASA, ESA, and G. Bacon (STScI), CC BY

Les naines blanches sont un type particulier d’étoiles. Elles sont le destin d’environ 95 % des étoiles de notre galaxie, le Soleil compris. Que savons-nous de ces astres ?


Les naines blanches sont des étoiles de très faible luminosité (environ mille fois moins que le Soleil). Elles sont extrêmement chaudes, les plus jeunes pouvant dépasser 100 000 °C (à comparer aux 5 000 °C à la surface du Soleil). Cependant, elles se refroidissent au cours de leur vie, ce qui fait qu’aujourd’hui la plupart des naines blanches connues ont une température comprise entre 4000 °C et 8000 °C. Cette gamme de températures correspond à une couleur apparente blanche, d’où le nom de « naine blanche ». En effet, en physique, on associe chaque couleur à une température (liée à la longueur d’onde et la fréquence de la lumière correspondante) : le blanc est le plus chaud, le bleu est plus chaud que le rouge, et le noir est le plus froid.

On pourrait penser qu’un astre plus chaud sera plus lumineux, mais ce n’est pas le cas pour les naines blanches. Pour les étoiles « standards » (comme le Soleil), les réactions nucléaires au sein de l’étoile sont responsables de leur émission de lumière. En revanche, il n’y a pas de réactions nucléaires dans une naine blanche, ce qui fait que la seule lumière qu’elle émet provient de son énergie thermique (comme un fil à incandescence dans une ampoule).

Les naines blanches sont d’une masse comparable à la masse du Soleil (2x1030 kg), mais d’un rayon comparable à celui de la Terre (6 400 km, contre 700 000 km pour le Soleil). En conséquence, les naines blanches sont des astres extrêmement denses (les plus denses après les trous noirs et les étoiles à neutrons) : la masse volumique de la matière y est de l’ordre de la tonne par cm3 (à comparer à quelques grammes par cm3 pour des matériaux « standards » sur Terre).

À de telles densités, la matière se comporte d’une manière très différente de ce dont on a l’habitude, et des effets quantiques apparaissent à l’échelle macroscopique : on parle de « matière dégénérée ». La densité y est tellement élevée que les noyaux atomiques sont plus proches des autres noyaux que la distance entre le noyau et les électrons. Par conséquent, les électrons de deux atomes proches devraient se retrouver au même endroit (sur la même « orbitale atomique »). Ceci est interdit par un principe de mécanique quantique appelé le principe d’exclusion de Pauli : de fait, les électrons se repoussent pour ne pas être sur la même orbitale, ce qui engendre une pression vers l’extérieur appelée « pression de dégénérescence ».


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Naine blanche : l’avenir du Soleil

Dans environ 5 milliards d’années, lorsque le Soleil commencera à manquer d’hydrogène pour ses réactions de fusion nucléaire, il grandira jusqu’à englober au moins Mercure, Vénus, et peut-être même la Terre, formant ainsi une géante rouge. Ensuite, il subira différentes phases de contraction et d’expansion, associées à différentes réactions de fusion de l’hydrogène et de l’hélium le composant. Cependant, il ne sera pas assez chaud pour effectuer les réactions de fusion d’atomes plus lourds (notamment celle du carbone). Par conséquent, la pression (vers l’extérieur du Soleil) ne sera plus suffisante pour compenser la gravité (vers l’intérieur), ce qui conduira à l’effondrement gravitationnel du cœur du Soleil pour former une naine blanche. Les couches périphériques du Soleil formeront quant à elles une nébuleuse planétaire, un nuage de gaz chaud et dense expulsé vers le milieu interplanétaire. Ce gaz formera peut-être plus tard une autre étoile et d’autres planètes…

Vue d’artiste montrant une comète tombant vers une naine blanche
Vue d’artiste montrant une comète tombant vers une naine blanche. NASA, ESA, and Z. Levy (STScI), CC BY

Il existe une masse maximale pour une naine blanche, qui s’appelle masse de Chandrasekhar, et qui vaut environ 1,4 fois la masse du Soleil. Au-delà, les forces de pression internes n’arrivent plus à compenser la gravité. Lorsqu’une naine blanche dépasse la masse de Chandrasekhar en accrétant de la matière, elle s’effondre sur elle-même, donnant alors naissance à une étoile à neutrons ou une supernova. Dans une étoile à neutrons, l’état de la matière est aussi dégénéré, encore plus dense que la naine blanche. Les protons et électrons de la matière composant la naine blanche ont fusionné pour former des neutrons. Une supernova est un objet différent : il s’agit de l’explosion d’une étoile. Ce phénomène est très bref (d’une durée inférieure à la seconde), mais reste visible pendant quelques mois. Les supernovæ sont extrêmement lumineuses, et certaines ont même pu être observées en plein jour.

Si elle ne dépasse pas la masse de Chandrasekhar, la durée de vie théorique d’une naine blanche est si élevée qu’on estime qu’aucune naine blanche dans l’univers n’est pour l’instant en fin de vie, compte tenu de l’âge de l’univers (environ 13,6 milliards d’années). En effet, les naines blanches émettent de la lumière à cause de leur température. Cette lumière est de l’énergie dissipée par la naine blanche, ce qui fait qu’elle perd en énergie au cours de sa vie, et donc elle se refroidit. Plusieurs hypothèses ont été avancées quant au devenir ultime d’une naine blanche, comme les naines noires, ayant une température si basse qu’elles n’émettent plus de lumière.

Comment observer des naines blanches ?

La première naine blanche a été détectée par Herschel (découvreur d’Uranus) en 1783, dans le système stellaire triple 40 Eridani. Ce système est composé de trois étoiles, mais seule la plus lumineuse, 40 Eridani A, a pu être observée directement à l’époque ; l’existence des deux autres, 40 Eridani B (la naine blanche en question) et C, a été déterminée par des calculs de mécanique céleste.

Du fait de leur faible luminosité et de leur petite taille, les naines blanches sont longtemps restées indétectables par nos télescopes. Ce n’est que depuis les progrès technologiques du début du XXe siècle qu’elles sont observables directement. En effet, 40 Eridani B a été identifiée en tant que naine blanche en 1914.

Aujourd’hui, le catalogue Gaia de l’ESA (Agence Spatiale Européenne) compte environ 100 000 naines blanches dans notre galaxie, sur plus d’un milliard de sources lumineuses identifiées.


L’auteur aimerait remercier particulièrement Dr Stéphane Marchandon (École de biologie industrielle) pour des discussions intéressantes et des corrections apportées au présent article.


The Conversation

Romain Codur ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

09.07.2025 à 09:57

Réchauffements climatiques il y a 56 millions d’années : la biodiversité du passé peut-elle nous aider à anticiper l’avenir ?

Rodolphe Tabuce, Chargé de recherche CNRS, Université de Montpellier
Face aux grands bouleversements climatiques actuels, une question se pose : comment les animaux, et en particulier les mammifères, vont-ils répondre aux futures hausses conséquentes de température ?

Texte intégral 2908 mots
Paysage typique du massif des Corbières montrant le village d’Albas et ses couches géologiques du Paléocène/Éocène. Rodolphe Tabuce, Fourni par l'auteur

Face aux grands bouleversements climatiques actuels, une question essentielle se pose : comment les animaux, et en particulier les mammifères, vont-ils répondre aux futures hausses conséquentes de température ?


Pour donner des pistes de réflexion tout en se basant sur des faits observés, on peut se tourner vers le passé, il y a environ 56 millions d’années. À cette époque, deux courts mais très intenses réchauffements climatiques sont concomitants de changements fauniques sans précédent en Europe. Nous venons de publier nos travaux dans la revue PNAS, qui permettent de mieux comprendre cette étape charnière de l’histoire des mammifères.

Un réchauffement propice aux mammifères

Le premier pic de chaleur dont nous avons étudié et synthétisé les conséquences est nommé Maximum Thermique du Paléocène-Eocène (ou PETM). Il s’agit d’un événement hyperthermique, daté à 56 millions d’années, qui a vu les températures continentales augmenter de 5 à 8 °C en moins de 20 000 ans. Évidemment, cette durée est sans commune mesure avec la rapide augmentation des températures depuis deux siècles due aux activités humaines, mais le PETM est considéré par les paléoclimatologues comme le meilleur analogue géologique au réchauffement actuel par sa rapidité à l’échelle des temps géologiques, son amplitude et sa cause : un largage massif de méthane et de CO2 dans l’atmosphère, très probablement issu d’épanchements gigantesques de basaltes sur l’ensemble de l’actuel Atlantique Nord (Groenland, Islande, Norvège, Nord du Royaume-Uni et Danemark).

Ces puissants gaz à effet de serre, et l’augmentation des températures ainsi engendrée, ont causé des bouleversements fauniques et floristiques dans tous les écosystèmes marins et terrestres. En Europe, en Asie et en Amérique du Nord, le PETM a coïncidé avec l’apparition soudaine des premiers primates (représentés aujourd’hui par les singes, les lémuriens et les tarsiers), artiodactyles (représentés aujourd’hui par les ruminants, les chameaux, les cochons, les hippopotames et les cétacés) et périssodactyles (représentés aujourd’hui par les chevaux, les zèbres, les tapirs et les rhinocéros). Cet événement a donc joué un rôle majeur, en partie à l’origine de la biodiversité que nous connaissons aujourd’hui.

Mais tout juste avant ce grand bouleversement, un autre épisode hyperthermique plus court et moins intense, nommé Pre-Onset Event du PETM (ou POE), s’est produit environ 100 000 ans plus tôt, vers 56,1 millions d’années. On estime aujourd’hui que le POE a induit une augmentation des températures de 2 °C. Certains scientifiques pensent que ce premier « coup de chaud » aurait pu déclencher le PETM par effet cascade. Pour en revenir à l’évolution des paléo-biodiversités, autant l’impact du PETM sur les faunes de mammifères est relativement bien compris, autant l’impact du POE restait inconnu avant nos travaux.

Une recherche de terrain minutieuse en Occitanie

Pour répondre à cette problématique nous avons focalisé nos recherches dans le sud de la France, dans le Massif des Corbières (département de l’Aude, région Occitanie), où les couches géologiques de la transition entre le Paléocène et l’Éocène sont nombreuses et très épaisses, laissant l’espoir d’identifier le PETM, le POE et des gisements paléontologiques à mammifères datés d’avant et après les deux pics de chaleur. Autrement dit, nous avions comme objectif de décrire très clairement et objectivement les effets directs de ces réchauffements sur les faunes de mammifères.

Durant plusieurs années, nous avons donc engagé des études pluridisciplinaires, en combinant les expertises de paléontologues, géochimistes, climatologues et sédimentologues. De plus, via des actions de sciences participatives, nous avons impliqué dans nos recherches de terrain (prospections et fouilles paléontologiques) des amateurs en paléontologie, des naturalistes et autres passionnés du Massif des Corbières. Nos travaux ont abouti à la découverte d’une faune de mammifères sur le territoire de la commune d’Albas. Cette faune est parfaitement datée dans le très court intervalle de temps entre le POE et le PETM. Dater un site paléontologique vieux de plus de 56 millions d’années avec une précision de quelques milliers d’années est tout simplement remarquable. Les scénarios qui en découlent, en particulier ceux relatifs à l’histoire des mammifères (date d’apparition des espèces et leurs dispersions géographiques) sont ainsi très précis.

Étude des couches géologiques et échantillonnage de roches pour la datation du gisement d’Albas
Étude des couches géologiques et échantillonnage de roches pour la datation du gisement d’Albas. Rodolphe Tabuce, Fourni par l'auteur

La datation du gisement fossilifère découvert à Albas a été réalisée par analyse isotopique du carbone organique contenu dans les couches géologiques. Les roches sédimentaires (calcaires, marnes et grès) que l’on rencontre dans la nature actuelle proviennent de l’accumulation de sédiments (sables, limons, graviers, argiles) déposés en couches superposées, appelées strates. À Albas, les sédiments rencontrés sont surtout des marnes, entrecoupées de petits bancs de calcaires et de grès. Il faut imaginer ce « mille-feuille géologique » comme les pages d’un livre : elles nous racontent une histoire inscrite dans le temps. Ce temps peut être calculé de différentes manières. Alors que l’archéologue utilisera le carbone 14, le géologue, le paléoclimatologue et le paléontologue préféreront utiliser, par exemple, le rapport entre les isotopes stables du carbone (13C/12C). Cette méthode à un double intérêt : elle renseigne sur la présence d’évènements hyperthermiques lors du dépôt originel des sédiments (plus le ratio entre les isotopes 13C/12C est négatif et plus les températures inférées sont chaudes) et elle permet de donner un âge précis aux strates, puisque les événements hyperthermiques sont des épisodes brefs et bien datés. L’augmentation soudaine de 12C dans l’atmosphère durant les événements hyperthermiques est expliquée par la libération rapide d’anciens réservoirs de carbone organique, naturellement enrichis en 12C, notamment par le résultat de la photosynthèse passée des végétaux. En effet, aujourd’hui comme dans le passé, les plantes utilisent préférentiellement le 12C : plus léger que le 13C, il est plus rapidement mobilisable par l’organisme.

Ainsi, POE et PETM sont identifiés par des valeurs très fortement négatives du ratio 13C/12C. La puissance de cette méthode est telle que l’on peut l’appliquer à la fois dans les sédiments d’origine océanique que dans les sédiments d’origine continentale déposés dans les lacs et les rivières comme à Albas. On peut ainsi comparer les âges des gisements fossilifères de manière très précise à l’échelle du monde entier. La faune découverte à Albas a donc pu être comparée aux faunes contemporaines, notamment d’Amérique du Nord et d’Asie dans un contexte chronologique extrêmement précis.

Une faune surprenante à Albas

La faune d’Albas est riche de 15 espèces de mammifères documentées par plus de 160 fossiles, essentiellement des restes de dents et de mandibules. Elle documente des rongeurs (le plus riche ordre de mammifères actuels, avec plus de 2000 espèces, dont les souris, rats, écureuils, cochons d’Inde, hamsters), des marsupiaux (représentés aujourd’hui par les kangourous, koalas et sarigues), mais aussi des primates, insectivores et carnassiers que l’on qualifie « d’archaïques ». Cet adjectif fait référence au fait que les espèces fossiles identifiées n’ont aucun lien de parenté direct avec les espèces actuelles de primates, insectivores (tels les hérissons, musaraignes et taupes) et carnivores (félins, ours, chiens, loutres, etc.). Dans le registre fossile, de nombreux groupes de mammifères « archaïques » sont documentés ; beaucoup apparaissent en même temps que les derniers dinosaures du Crétacé et la plupart s’éteignent durant l’Éocène, certainement face à une compétition écologique avec les mammifères « modernes », c’est-à-dire les mammifères ayant un lien de parenté direct avec les espèces actuelles. Beaucoup de ces mammifères « modernes » apparaissent durant le PETM et se dispersent très rapidement en Asie, Europe et Amérique du Nord via des « ponts terrestres naturels » situés en haute latitude (actuel Nord Groenland, Scandinavie et Détroit de Béring en Sibérie). Ces voies de passage transcontinentales sont possibles car les paysages de l’actuel Arctique sont alors recouverts de forêts denses tropicales à para-tropicales, assurant le « gîte et le couvert » aux mammifères.

Fossiles de mammifères découverts à Albas conservés dans de petits tubes de verre. Il s’agit ici de dents minuscules d’un petit mammifère « archaïque » nommé Paschatherium. Rodolphe Tabuce, Fourni par l'auteur

Dans la foulée de ces premières dispersions géographiques, on assiste à une diversification du nombre d’espèces chez l’ensemble des mammifères « modernes » qui vont très rapidement occuper tous les milieux de vie disponibles. Ainsi, en plus des groupes déjà évoqués (tels les primates arboricoles), c’est à cette période qu’apparaissent les premiers chiroptères (ou chauves-souris) adaptés au vol et les premiers cétacés adaptés à la vie aquatique. C’est pour cette raison que l’on qualifie souvent la période post-PETM de période clef de l’histoire des mammifères car elle correspond à la phase innovante de leur « radiation adaptative », c’est-à-dire à leur évolution rapide, caractérisée par une grande diversité écologique et morphologique.

Une découverte qui change les scénarios

Mais revenons avant le PETM, plus de 100 000 ans plus tôt, juste avant le POE, durant la toute fin du Paléocène. À cette époque, nous pensions que les faunes européennes étaient composées d’espèces uniquement « archaïques » et essentiellement endémiques car cantonnées à l’Europe. Le continent est alors assez isolé des autres masses continentales limitrophes par des mers peu profondes.

La faune d’Albas a mis à mal ce scénario. En effet, elle voit cohabiter des espèces « archaïques » essentiellement endémiques avec, et c’est là la surprise, des espèces « modernes » cosmopolites ! Parmi celles-ci, les rongeurs et marsupiaux dont Albas documente les plus anciennes espèces européennes, les premières connues avec certitude dans le Paléocène. L’étude détaillée de la faune d’Albas révèle que les ancêtres directs de la plupart des espèces découvertes témoignent d’une origine nord-américaine, et en particulier au sein d’espèces connues dans l’état américain du Wyoming datées d’avant le POE. La conclusion est simple : ces mammifères n’ont pas migré depuis l’Amérique du Nord durant le PETM comme on le pensait auparavant, mais un peu plus tôt, très probablement durant le POE. Par opposition aux mammifères « archaïques » du Paléocène et « modernes » de l’Éocène, nous avons donc qualifié les mammifères d’Albas de « précurseurs ». Ces mammifères « précurseurs », comme leurs cousins « modernes » 100 000 ans plus tard au PETM, ont atteint l’Europe via les forêts chaudes et humides situées sur l’actuel Groenland et Scandinavie. Quelle surprise d’imaginer des marsupiaux américains arrivant en Europe via l’Arctique !

Nos prochaines études viseront à documenter les faunes européennes juste avant le POE afin de mieux comprendre les impacts qu’a pu avoir cet événement hyperthermique, moins connu que le PETM, mais tout aussi déterminant pour l’histoire de mammifères. Pour revenir à notre hypothèse de départ – l’idée d’une analogie entre la biodiversité passée et celle du futur – il faut retenir de nos recherches que le POE a permis une grande migration de mammifères américains vers l’Europe grâce à une hausse des températures d’environ 2 °C. Cela pourrait nous offrir des pistes de réflexion sur l’avenir de la biodiversité européenne dans le contexte actuel d’un réchauffement similaire.


Le projet EDENs est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. Elle a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.


The Conversation

Rodolphe Tabuce a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche (ANR).

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