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08.01.2025 à 13:18

Les organisations internationales en font-elles trop ?

Anne-Cécile Robert
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Accusées tantôt d'impuissance, tantôt d'usurper leurs prérogatives pour imposer une vision politique, les organisations internationales sont à la croisée des chemins. Si le système onusien mérite urgemment des réformes, il n'en reste pas moins que ce sont les Etats-nations qui le dirige.
Texte intégral (3556 mots)

Plus que jamais, les organisations internationales (OI) font l’objet d’une défiance croissante de la part des États. Coûteuses et inefficaces pour certains, elles sont au contraire intrusives et partisanes pour d’autres. Ainsi, le 28 octobre 2024, la Knesset votait deux lois interdisant à l’UNWRA, l’agence onusienne chargée de la protection des réfugiés palestiniens, d’exercer ses prérogatives humanitaires sur le « territoire souverain » d’Israël. Un mois auparavant, Benyamin Netanyahou prononçait un discours à l’Assemblée générale des Nations Unies dans lequel il associait l’organisation à un « marécage antisémite ». Face aux attaques des États qui leur sont hostiles, les organisations internationales peuvent-elles toujours agir librement ? Ont-elles encore un rôle à jouer dans la prise en charge des grands enjeux du XXIe siècle ? Dans son nouvel ouvrage, Le Défi de la paix, remodeler les organisations internationales (Armand Colin, 2024), Anne-Cécile Robert, journaliste au Monde Diplomatique, analyse les relations souvent conflictuelles des OI avec les Etats et plaide pour leur réhabilitation sur la scène internationale.

Souvent accusées d’impuissance face aux grandes crises internationales, les organisations internationales (OI) doivent aujourd’hui répondre aux reproches exactement contraires. L’ONU et ses agences, pourtant tenues par les traités et règlements qui les fondent, outrepasseraient leur mandat pour développer leur propre vision du monde en se serrant les coudes pour l’imposer. Leur pratique quotidienne et leurs actions sur leur terrain les conduiraient à se substituer aux responsables politiques, au nom notamment des impératifs liés aux droits de l’Homme. Leur dynamique aurait créé un univers incontrôlé, voire une idéologie spécifique sans le consentement des États. Mais la contradiction n’est qu’apparente.

Extensions de mandat

Les OI sont, en principe, dépendantes du principe de spécialité qui les contraint à demeurer dans le périmètre de compétences qui leur est attribué par les États. Chaque instance voit ses missions définies par des mandats écrits permettant aux gouvernements d’en maîtriser les actions. Pourtant, on constate en pratique que, souvent au fil du temps et pour résoudre des problèmes imprévus, les OI acquièrent d’elles-mêmes de nouvelles compétences.

Il s’agit souvent d’extensions logiques, un type d’action découlant mécaniquement d’un autre. Par exemple, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), créée en 1957, pour « promouvoir des technologies nucléaires sûres, sécurisées et pacifiques » apporte une aide logistique et scientifique aux États qui en ont besoin pour assurer leur coopération sous la bannière de « l’atome pour la paix ». Elle intervient notamment pour surveiller le développement non militaire d’infrastructures et de centrales dans certains pays comme l’Iran. Mais, aujourd’hui, l’AIEA émet des recommandations en matière d’alimentation et de santé, par exemple pour protéger les femmes enceintes des radiations lorsqu’elles subissent des examens radiologiques ou IRM. Ce qui n’était pas prévu lors de sa création mais constitue un prolongement logique de ses compétences écrites.

L’Organisation météorologique mondiale a pour sa part étendu son rôle à l’hydrologie et à la surveillance du climat. Elle visait à l’origine à « instaurer une coopération entre les services météorologiques et les services hydrologiques, à encourager la recherche et la formation en météorologie et à développer l’utilisation de la météorologie au profit d’autres secteurs tels que l’aviation, la navigation maritime, l’agriculture et la gestion des ressources en eau ».

L’Organisation maritime internationale (OMI), chargée à l’origine de la sécurité et la sûreté des transports maritimes, s’occupe désormais de la protection des équipages, de la surveillance des océans et des rives polaires mais aussi du secours en mer des migrants, et de prévenir la pollution des mers et de l’atmosphère par les navires. Le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a rapidement étendu son mandat aux apatrides. Aujourd’hui, il travaille avec des gouvernements confrontés à des flux massifs de réfugiés, comme le Liban depuis la guerre de Syrie dont 40 % de la population est déplacée. L’Organisation mondiale du commerce s’est octroyée de nouveaux champs à régir, notamment les « aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce » (ADPIC) faisant craindre pour les brevets en matière de santé. On pourrait multiplier les exemples.

Par ailleurs, les OI agissent de plus en plus en coalition, mènent des actions concertées, dans ce que le juriste Yves Schemeil nomme « une coopération multisectorielle permanente » dans le cadre de « réseaux inter-organisationnels »[1]. Les questions migratoires sont l’exemple emblématique de ce phénomène. Plusieurs organisations, outre naturellement l’Organisation internationale des migrations, travaillent de concert pour gérer les flux migratoires : HCR, Organisation maritime internationale (OMI), Programme alimentaire mondial (PAM), etc. L’OMI traite aujourd’hui du secours en mer et de la sécurité des migrants, légaux ou illégaux.

« Moins les organisations sont connues, plus elles ont une influence sur les normes. » Les accusations de bureaucratie prennent appui sur cette normativité galopante et les procédures de contrôle qui leur sont liées.

L’Organisation internationale pour les migrations (OIM), créée pour aider de petits groupes de migrants, s’occupe dorénavant de la recherche et de la restitution des corps de personnes noyées. Cette coopération produit des actions conjointes mais aussi des normes, de plus en plus nombreuses, au nom de la maîtrise d’une certaine technicité. Elles s’étendent à des normes qualitatives progressivement transposées et appliquées par les administrations et les entreprises. « Moins les organisations sont connues, estime Schemeil, plus elles ont une influence sur les normes. » Les accusations de bureaucratie prennent appui sur cette normativité galopante et les procédures de contrôle qui leur sont liées. Dans le secteur humanitaire, cette technicité profite, selon le chercheur Frédéric Thomas, surtout aux ONG occidentales rompues à ces discours et aux codes propres à chaque organisation[2]. Ce fonctionnement en circuit produirait, selon certains observateurs, une pensée politique, une véritable idéologie.

Les OI ont-elles une idéologie ?

Dans la crise de Gaza, la mobilisation inter-organisations est, comme on l’a déjà mentionné, particulièrement visible : l’UNWRA, le PAM, l’OMS, le HCR collaborent tandis que la CIJ cite leurs rapports en références pour appuyer ses décisions.

Les OI ont reçu pour mandat de contribuer à organiser le monde et de faciliter la tâche des États en les déchargeant de certaines missions qu’elles sont supposées mieux assurer qu’eux grâce à la maîtrise de coopération technique transnationale. Elles affichent la volonté de promouvoir une éthique globale autour d’objectifs communs comme les Objectifs de développement durable (ODD) souvent cités en référence. On a vu, notamment dans le domaine humanitaire, qu’elles savent se montrer solidaires et agir de concert. La réponse des agences de secours de l’ONU face à la guerre en Ukraine est ainsi coordonnée depuis New York.

Les extensions de mandat sont observées et la plupart du temps explicitement consenties par les États. Les extensions de mandat sont définies et acceptées par les conseils d’administration des OI où siègent les gouvernements. Ceux-ci y voient une manière de se décharger de certains problèmes en les confiant à des OI qui développent une forme de technicité. Le caractère précisément technique, et a priori non politique, rassure les gouvernements. Mais on a vu précédemment les polémiques suscitées par le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières dit « Pacte de Marrakech sur les migrations ». Celui-ci présente clairement les migrations comme un phénomène positif, « facteurs de prospérité, d’innovation et de développement durable et qu’une meilleure gouvernance peut permettre d’optimiser ces effets positifs ». Concrètement, il vise à lutter contre les trafics d’êtres humains mais aussi à « rendre plus accessibles les voies de migration légale, en particulier pour motif professionnel, et faciliter l’intégration des migrants ». Il prévoit aussi de « coopérer en vue de faciliter le retour et la réadmission des migrants dans leur pays d’origine en toute sécurité et dignité. » Quoi qu’on pense de cette vision, elle est très politique et non pas simplement technique.

Les OI sont parfois dénoncées comme des instruments d’une occidentalisation forcée des mœurs, un argument manipulé par la Russie dans sa stratégie de séduction en Afrique.

Mais ce Pacte est, à ce jour, demeuré lettre morte. En effet, l’ambiance au niveau des États est plutôt au contrôle des flux de populations, y compris pour des raisons électorales. La coordination du sauvetage en mer, notamment en Méditerranée, est un échec et ce sont des associations et des ONG qui s’en chargent. Les migrations cristallisent les contradictions et fractures d’un monde en voie de dislocation. Au Liban, le HCR est parfois accusé de cogérer des politiques restrictives menées par le gouvernement face à l’afflux de réfugiés depuis le début de la guerre en Syrie en 2011. Il a ainsi accepté en 2022 de partager les données personnelles collectées sur les déplacés avec l’administration, au risque de fragiliser leur droit à la vie privée et leur protection juridique. Invoquant un manque de moyens, il laisserait les autorités organiser le retour forcé de personnes en danger vers la Syrie. Pour sa part, l’OIM a été critiquée pour promouvoir la politique restrictive des États-Unis pour le contrôle des flux migratoires.

Dans certains secteurs, les tensions s’exacerbent ouvertement entre les OI et les gouvernements. C’est ainsi le cas en ce qui concerne les droits des personnes LGBTQIA+. Depuis 1945, la non-discrimination selon les sexes figure dans les textes fondamentaux du système onusien : la Déclaration universelle des droits de l’Homme mais aussi la Charte de l’ONU qui mentionne, dans son préambule que les États ont « foi dans l’égalité de droits des hommes et des femmes ». Des agences et programmes de l’ONU s’attellent donc depuis l’origine à promouvoir par exemple l’égal accès à l’éducation et à la santé en matière de développement et énoncent des règles pour le respect des droits politiques de chaque sexe. Mais un phénomène nouveau est apparu à partir des années 1990, la référence aux droits des personnes homosexuelles et, plus largement, de toutes les minorités ou groupes désormais désignées sous l’acronyme LGBTQIA+. Cette extension est notamment portée par le bureau du Haut-commissaire aux droits de l’Homme. Le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale indiquent désormais, parmi leurs recommandations, des mesures à prendre pour assurer la non-discrimination de ces personnes. Dans certains pays, cette nouveauté suscite des débats très vifs au motif que les cultures et coutumes locales seraient heurtées. Ainsi, au Ghana, en 2024, un débat a eu lieu sur la signature d’un programme du FMI. En Tunisie, le président a saisi le prétexte de telles conditions pour rejeter un accord avec cette instance. Les OI sont parfois dénoncées comme des instruments d’une occidentalisation forcée des mœurs, un argument manipulé par la Russie dans sa stratégie de séduction en Afrique.

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Mais les États font parfois de la résistance. L’Allemagne s’oppose à l’extension des compétences de l’OMS. Washington a empêché que l’IUT supervise la cybersécurité. Les États-Unis s’opposent à ce que l’Organe de règlement des différends de l’OMC puisse mener des enquêtes techniques indépendantes. Les politistes Vincent Pouliot et Jean-Philippe Thérien analysent le « processus d’expansion de la gouvernance mondiale », c’est-à-dire la manière dont, par capillarité, les OI traitent d’un nombre croissant de sujets, notamment à partir des politiques de développement ou de l’action humanitaire. Un « bricolage de pratiques », formalisé par des études techniques aboutit à la création de concepts qui peuvent avoir des effets opérationnels comme le « développement durable » ou la « protection des civils » pour ne prendre que les plus courants. Ils soulignent le rôle déterminant des experts et des modèles économétriques ou mathématiques. Le cadre global d’indicateurs permettant d’évaluer les Objectifs de développement durable ne serait pas neutre. Les décideurs ne devraient pas tant « chérir ce que nous mesurons » que « mesurer ce que nous chérissons » écrivent-ils à la suite de Navi Pillay, ancienne directrice du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme[3].

On assiste à un processus contradictoire où les OI, dans le feu de l’action, promeuvent des coopérations transnationales tandis que les États, qui conservent le contrôle politique, suivent avec une attention plus ou moins soutenue ces développements. Quoi qu’on en pense sur le fond, ces tensions traduisent un doute sur la légitimité de ce que font les OI et le manque de débats et de contrôle démocratique, au sein de chaque pays, sur ce que font les gouvernements sur la scène internationale. Une plus grande transparence et des comptes rendus d’action plus fréquents et plus clairs devant les Parlement éviteraient peut-être ces crispations. De manière méconnue, les OI sont ainsi parfois de véritables champs de bataille entre gouvernements.

Les OI comme champs de bataille

Les postes de direction au sein du système multilatéral ont toujours fait l’objet de luttes d’influences. Les États tentent d’obtenir le contrôle de certaines OI en plaçant à leur tête certains de leurs fonctionnaires ou ambassadeurs. Les règles d’élection sont fixées par les statuts de chaque OI. Pour les programmes onusiens, il arrive que ce soit le Secrétaire général qui procède aux nominations sous le contrôle de l’Assemblée générale. Les luttes de pouvoir sont permanentes et parfois très vives.

On pourrait croire que les puissances « révisionnistes » d’aujourd’hui délaissent ces jeux pour s’adonner aux pures logiques de rapports de forces. En réalité, leur attitude est plus subtile, démontrant que l’ordre international est en transition : affaibli, il n’en demeure pas moins une référence. En quelques années, la Chine a ainsi obtenu la direction de plusieurs OI : l’Organisation de l’aviation civile internationale (Icao), l’Union internationale des télécommunications (ITU), l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (Onudi) et, depuis 2019, l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).

D’un côté, les OI seraient coupables d’impuissance, de l’autre, elles en feraient trop, comme des usurpatrices illégitimes.

De leurs côtés, les États-Unis ont récemment placé des ressortissants à la tête du Programme alimentaire mondial (PAM) et de l’Organisation internationale des douanes. Ils ont obtenu de haute lutte la direction de l’OIM (Organisation internationale pour les migrations) en 2023 après un processus électoral à rebondissements à l’intérieur de l’organisation. Notons que l’OIM a été créée à l’initiative des États-Unis pour contrer l’influence supposée de l’URSS au HCR.

Fidèle à une certaine circonspection historique, la Russie soutient des candidats mais ne brigue que rarement la tête d’organisations. Elle s’assure en revanche de l’élection de ses représentants dans les comités et conseils de l’ONU. Américains et Européens se partagent depuis 1944 les directions du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, au grand dam des pays du Sud qui réclament une meilleure représentation dans ces institutions essentielles au développement. Ces deux institutions, créées en 1944 à Bretton Woods, sont gouvernées selon la richesse de leurs membres : plus le produit intérieur brut d’un État est élevé, plus il a de poids dans les instances de direction, notamment des droits de vote. Mais la répartition des pouvoirs a été fixée en 1944 et sa modification appelle un consensus inatteignable pour l’instant, les pays industrialisés dominant ces institutions.

Les pays du Sud, soutenus par les Brics, demandent officiellement une répartition plus équitable des droits de vote et une place plus juste au sein des conseils d’administration. Le sujet est régulièrement abordé dans les discussions internationales et au sein des organes de l’ONU. C’est l’un des enjeux des réformes discutées en 2024. Ces batailles sont souvent méconnues du grand public mais révélatrices d’un entre-deux qui voit les États prendre des libertés avec l’ordre international sans pour autant le contester tout à fait.

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Un étau se forme autour des OI, entre des États amnésiques, saisis des vertiges identitaires, et des reproches de plus en plus forts, aussi menaçant que contradictoires. D’un côté, les OI seraient coupables d’impuissance, de l’autre, elles en feraient trop, comme des usurpatrices illégitimes. Une fois de plus, les gouvernements évacuent leurs propres responsabilités : n’apposent-ils pas leur signature au bas des traités ? N’envoient-ils pas des émissaires et des fonctionnaires dans les OI ? Peuvent-ils raisonnablement prétendre que l’ONU est la cause des passions identitaires qui fracturent l’espace public ?

L’organisation internationale a un caractère contingent, c’est-à-dire qu’elle constitue une solution provisoire aux problèmes de l’action collective : elle propose des réponses partielles et plus ou moins durables aux besoins d’actions. On a vu des institutions communes se transformer au gré des besoins. Ainsi, entre 1947 et 1995, le commerce mondial n’était régi que par un accord de coordination, l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, plus connu sous son acronyme anglais, Gatt. En 1995, les États ont décidé de créer l’Organisation mondiale du commerce (OMC) dotée d’un Organe de règlement des différends.

Certes, l’ONU peut se transformer et évoluer, mais la SDN a montré que les organisations n’étaient pas non plus immortelles. Leur vie et leur survie dépendent de l’intérêt que les États y trouvent. Les tensions internationales actuelles sont inédites par leur intensité et leur généralité, même si le monde fut, au cours de la guerre froide, au bord de grandes déflagrations comme en 1962 au moment de la crise de Cuba. Dans le langage diplomatique et à l’ONU, on s’inquiète de l’absence de « cordes de rappel », c’est-à-dire de solutions pour réactiver le dialogue quand les tensions montent. C’est l’engagement des États qui ont signé la Charte de San Francisco, sur les décombres de la Seconde Guerre mondiale et du nazisme en 1945, qui semble s’émousser. Un risque grandit, celui de la rechute non seulement nos alcooliques anonymes se sont repris de boisson mais ils ne prennent même plus la peine de dissimuler les bouteilles. C’est pourquoi un sursaut est nécessaire et urgent.

Notes :

[1] Yves Schemeil, The Making of the World: How International Organizations Shape Our Future, Verlag Barbara Budrig, 2023.

[2] Frédéric Thomas, L’Échec humanitaire : Le Cas haïtien, Éditions Couleur livre, 2012.

[3] Lire Vincent Pouliot et Jean-Philippe Thérien, Comment s’élabore une politique mondiale. Dans les coulisses de l’ONU, Presses de Science Po, 2024.

06.01.2025 à 20:53

« Les luttes antiracistes sont réduites à des enjeux symboliques » – Entretien avec Florian Gulli

la Rédaction
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White privilege, « racisés », racisme structurel… Depuis quelques années, le débat fait rage. Sous couvert de radicalité, une partie de la gauche défend l’utilisation de catégories politiques centrées autour du champ sémantique de la « race ». Sur les plateaux télévisuels, on consacre des milliers d’heures à s’indigner de cette réhabilitation d’un vocabulaire longtemps banni ; et on estime […]
Texte intégral (2541 mots)

White privilege, « racisés », racisme structurel… Depuis quelques années, le débat fait rage. Sous couvert de radicalité, une partie de la gauche défend l’utilisation de catégories politiques centrées autour du champ sémantique de la « race ». Sur les plateaux télévisuels, on consacre des milliers d’heures à s’indigner de cette réhabilitation d’un vocabulaire longtemps banni ; et on estime que l’égalité des droits étant conquise, l’antiracisme est réductible à un problème individuel, qu’il n’y a pas lieu de politiser. Dans L’antiracisme trahi (PUF, 2022), Florian Gulli critique ces deux approches de l’antiracisme, auxquelles il reproche d’occulter les causes matérielles du racisme. Il défend une troisième voie, fondée sur une approche « matérialiste » et une tradition marxiste. Après la publication d’un article critique de la notion d’intersectionnalité », nous ouvrons de nouveau nos colonnes à Florian Gulli pour un entretien.

En août dernier, la rédaction du Vent Se Lève s’était rendue aux Universités d’été des principaux partis de gauche. À celle du Parti communiste français, nous nous étions entretenus avec Florian Gulli au sujet de son ouvrage NDLR.

LVSL – On a souvent tendance à dire qu’un antiracisme à la sauce américaine s’est imposé en Europe. Votre livre met en avant une réalité peu connue : aux États-Unis, l’antiracisme dominant ne fait pas consensus. Des traditions antiracistes minoritaire – notamment matérialistes – ont été opportunément mises de côté. Quelles sont-elles ?

Florian Gulli – L’objectif de mon livre était de retracer une généalogie de l’antiracisme et de montrer que certains débats avaient été occultés. J’aborde en particulier les années 1960 aux États-Unis. À cette époque, il existe un antiracisme que l’on peut considérer comme un ancêtre des approches décoloniales, mais qui est immédiatement concurrencé par un autre courant, d’inspiration matérialiste et marxiste. Les Black Panthers, par exemple, n’étaient pas des nationalistes noirs : ils avaient une approche marxiste de la lutte antiraciste.

Ce que j’ai découvert en approfondissant mes recherches, c’est que ce débat ne date pas des années 1960. Il remonte aux années 1920. À cette époque, on observe une opposition entre les marxistes et ceux qui adoptent une lecture uniquement « raciale » des inégalités. Ce qui est paradoxal, c’est que les marxistes, en particulier les intellectuels afro-américains, intégraient pleinement la dimension « raciale » dans leur analyse. Ils ne niaient pas son importance, mais ils refusaient de réduire toute analyse à ce seul facteur. En revanche, d’autres courants se focalisaient exclusivement sur la couleur de peau.

Il existe un filtrage dans ce qui est diffusé depuis les États-Unis. Des travaux très intéressants, autour de Bernie Sanders ou du site Jacobin, ne sont presque jamais traduits

Un exemple marquant des années 1920 est l’intellectuel Abram Harris, qui a écrit The Black Worker et forgé le terme « racialisme » – il entend par là cette frange de l’antiracisme qui pratique un réductionnisme fondé sur la couleur de peau. Pour Harris, les « racialistes » ne sont pas des ennemis, car ils luttent eux aussi contre le racisme blanc, mais ils focalisent toute leur analyse sur la « race », au détriment d’autres facteurs comme la classe sociale. Cette tension entre les approches « racialistes » et matérialistes traverse toute l’histoire de la lutte contre le racisme.

LVSL – Vous évoquez dans votre livre W.E.B. Du Bois, souvent considéré comme une figure majeure de l’antiracisme « socialiste » aux États-Unis.Vous soulignez cependant une dimension quasi-aristocratique dans sa pensée, notamment son mépris relatif envers les travailleurs.

FG – Oui, W.E.B. Du Bois est une figure complexe. Il a évolué au fil de sa vie. Dans les années 1920, il avait une approche très élitiste : il pensait qu’une petite élite noire pouvait émanciper l’ensemble des Afro-Américains. Il a eu des propos assez durs envers les travailleurs, noirs et blanc. Dans les années 1930, Du Bois s’est cependant rapproché du marxisme et a même fini par rejoindre le Parti communiste. Dans ses écrits ultérieurs, il analyse des phénomènes comme la fuite des travailleurs noirs des plantations pendant la guerre de Sécession en termes de « grève générale », ce qui reflète une approche marxiste.

Un autre aspect souvent discuté est sa notion de « salaire psychologique ». Il fait référence à l’idée que les travailleurs blancs tirent un certain bénéfice symbolique du système raciste, un sentiment de supériorité. Abram Harris, que j’ai mentionné, critique cette idée. Il estime qu’en se focalisant sur cet aspect, on néglige le rôle central des élites économiques et politiques qui ont mis en place des lois ségrégationnistes comme celles du « système Jim Crow » [référence au régime juridique qui a institué une ségrégation raciale particulièrement brutale dans le sud des États-Unis durant plusieurs décennies au XIXè siècle NDLR]. Ce ne sont pas les travailleurs blancs qui ont créé ces lois, mais bien les élites du Sud, qui ont joué un rôle structurant dans l’institutionnalisation du racisme.

LVSL – Le « système Jim Crow », que vous mentionnez, a porté la violence et l’essentialisme raciste à une intensité rarement vues dans l’histoire. Le sociologue Loïc Wacquant parle à son sujet de « terrorisme de caste ». Pensez-vous que cette période spécifique a été abusivement généralisée, et que cela empêche de penser les différentes formes de racisme – aux États-Unis et ailleurs – dans leur spécificité ?

FG – Comme le montre l’historien Loïc Wacqant dans son livre Jim Crow. Le terrorisme de caste en Amérique, cette généralisation peut conduire à des comparaisons abusives qui banalisent complètement l’ampleur de ce régime ségrégationniste. Jim Crow est un régime spécifique, ancré dans un contexte historique précis. Dire qu’il se reproduit sous d’autres formes aujourd’hui, c’est méconnaître les spécificités historiques.

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Les analyses marxistes du racisme, comme celles d’Oliver Cox, insistaient sur le rôle central de la classe dominante dans la mise en place de systèmes racistes comme Jim Crow. Mais il ne faut pas en faire un modèle général applicable à toutes les époques et à tous les contextes. Une partie de l’antiracisme contemporain tend à essentialiser ces analyses, à figer le racisme colonial ou Jim Crow comme des schémas universels, alors que chaque période historique demande une analyse spécifique.

Si on considère une partie des classes populaires comme irrémédiablement racistes, il faut être cohérent : on cesse de se revendiquer socialiste ou communiste, et on devient un libéral assumé.

Cela n’a aucun sens de dire qu’aujourd’hui, par exemple, la classe dominante américaine contrôle absolument tout dans le racisme contemporain. Les analyses marxistes des systèmes comme Jim Crow, par exemple, ont fait un excellent travail, mais il ne fallait pas leur donner une portée générale qu’elles n’avaient pas.

Le marxisme, à son meilleur, analyse des moments historiques précis. Il n’y a pas de modèle général du racisme, ni un « modèle Jim Crow » applicable partout ou à toutes les époques. Chaque contexte doit être réévalué. Pourtant, ce que l’antiracisme actuel fait trop rarement, c’est précisément cette réévaluation. Souvent, il fige les choses dans une vision intemporelle et universelle.

Par exemple, avec le racisme colonial, on prend le pire moment historique — l’apogée de la ségrégation ou de l’esclavage — et on agit comme si ce système se reproduisait à l’infini, sous des formes identiques. C’est là qu’intervient une escalade conceptuelle qui vient surtout des États-Unis.

LVSL – Comment expliquez-vous que sur le Vieux continent, les traditions minoritaires ou dissidentes de l’antiracisme américain (matérialiste notamment) aient eu si peu d’échos ?

FG – Il existe un filtrage dans ce qui est diffusé depuis les États-Unis. Les analyses focalisées sur la race sont celles qui arrivent jusqu’à nous, tandis que des travaux très intéressants, comme ceux autour de Bernie Sanders ou du site Jacobin, ne sont presque jamais traduits. Cela donne une fausse impression que toutes les analyses américaines sont « racialistes » au sens d’Abram Harris, ce qui est loin d’être le cas.

Côté militant, en France, cette hégémonie vient d’un vide à combler. Il n’y avait rien, ou presque, pour structurer une pensée antiraciste solide. Donc, dès qu’une analyse issue des États-Unis est arrivée, elle a été adoptée, parfois sans recul critique.

LVSL – Vous critiquez également un antiracisme « libéral ». Vous insistez sur le fait qu’on ne doit pas basculer dans un antiracisme consensuel et naïf simplement parce que l’on refuse l’antiracisme « racialiste ». Pouvez-vous rappeler quelques mots votre critique de l’antiracisme « libéral » ?

Florian Gulli – L’antiracisme libéral, c’est essentiellement un projet de diversification des élites. On veut davantage de diversité dans les conseils d’administration, sur les plateaux télé, ou encore dans les institutions politiques. Cela s’accompagne souvent d’une éducation antiraciste qui, en soi, n’est pas mauvaise. Mais cette approche est parfaitement compatible avec le maintien de quartiers populaires enfoncés dans la misère.

Souvent, cet antiracisme se contente de puiser les éléments les plus « prometteurs » dans ces quartiers — les meilleurs talents — tout en laissant le reste s’effondrer. C’est un antiracisme symbolique, centré sur des gestes de façade : Amazon qui brandit des slogans inclusifs tout en pratiquant un management destructeur, par exemple.

En France, depuis les années 1980, cette approche s’accompagne d’un mépris total pour les classes populaires blanches, perçues comme racistes, homophobes, ou arriérées. Il y a une forme de « racisme de l’intelligence » qui consiste à discréditer ces populations comme irrémédiablement fâchées avec la modernité. Ce mépris alimente en retour la montée de l’extrême droite.

Cet antiracisme libéral est également paternaliste envers les minorités. On les considère rarement comme des égaux. Lorsque Jean-Luc Mélenchon s’adresse « aux musulmans », ne court-il pas le risque, même avec les meilleures intentions, à les réduire à leur identité religieuse ?

LVSL – Jean-Luc Mélenchon se fonde sur le concept de « créolisation », qu’il emprunte à Édouard Glissant. D’un concept poétique pensé pour décrire la France ultra-marine, il en infère un concept politique, pensé pour le territoire français dans son ensemble. Qu’en pensez-vous ?

Florian Gulli – Chez Jean-Luc Mélenchon, ce terme semblait parfois suggérer que le problème principal en France était l’incapacité des gens à accepter cette « créolisation ». Cela revenait à dire que si tout le monde acceptait la diversité comme une évidence, alors l’extrême droite disparaîtrait.

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Je trouve cela problématique, car cette vision minimise des réalités concrètes : les tensions urbaines, les attentats, ou encore les peurs – légitimes ou exagérées – qui nourrissent des représentations racistes. Réduire cela à un simple blocage psychologique — « les gens doivent changer leur mentalité » —, c’est ignorer la base matérielle qui produit ces tensions. Une analyse matérialiste ne devrait-elle pas partir des causes matérielles du racisme ?

LVSL – Quel peut être l’apport du marxisme à la lutte antiraciste ?

Florian Gulli – Le marxisme offre des outils pour penser les conditions économiques et sociales qui nourrissent les représentations racistes. J’ai publié une anthologie aux éditions de l’humanité (Antiracisme. 150 ans de combats, 2022), qui rassemble 40 textes montrant la richesse de cette tradition.

Il n’existe pas de modèle général pour penser le racisme. Chaque contexte doit être analysé dans ses particularités : l’apartheid en Afrique du Sud, les tensions urbaines en France, ou les nouvelles formes de discrimination contemporaines. Le marxisme permet de chercher le terreau sur lequel ces représentations se développent.

Aujourd’hui, cependant, tout semble réduit au symbolique ou à l’inconscient collectif. Cela conduit à des solutions abstraites, comme l’idée d’une « thérapie générale » de la société, plutôt qu’à des actions concrètes pour résoudre des problèmes matériels.

LVSL – Pensez-vous que cette réduction au symbolique mène à exclure une partie des classes populaires ?

FG – Oui, et c’est justement ce que je critique. En ignorant les causes matérielles du racisme, on abandonne de facto les classes populaires. Si on les considère comme irrémédiablement racistes, on leur tourne le dos. Mais dans ce cas, il faut être cohérent : on cesse de se revendiquer socialiste ou communiste, et on devient un libéral assumé.

Il faut revenir aux causes matérielles. Cela permet de proposer des solutions concrètes à des problèmes réels. Le rôle de chaînes comme CNews doit être appréhendé. C’est un facteur important, mais entre 2015 et 2019, la France a aussi connu des attentats et de nombreuses tentatives déjouées. Cela a un impact évident sur les représentations collectives. Pourquoi la gauche évite-t-elle ces sujets ?

05.01.2025 à 00:53

Pour gagner, la gauche doit-elle en revenir aux partis de masse ?

Cihan Tuğal
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Si la stratégie populiste a permis de reconstruire la gauche radicale dans de nombreux pays, cette approche se heurte à plusieurs difficultés. Son rejet de l'horizon du parti de masse et de la classe sociale comme référent mérite d'être interrogé.
Texte intégral (3847 mots)

Hugo Chávez, Bernie Sanders, Jeremy Corbyn, les Indignados, SYRIZA, la France insoumise… Depuis le commencement du XXIème siècle, une série de mouvements et de leaders contestent l’ordre, en-dehors des partis traditionnels. Ils mobilisent un imaginaire, une rhétorique et une stratégie qualifiés de « populiste » : clivage entre élites et peuple, mobilisation des affects, tentatives-éclair de prendre le pouvoir. Le Vent Se Lève a consacré de nombreux articles à l’analyse des mérites de cette approche politique, notamment théorisée par Chantal Mouffe et Ernesto Laclau. Le populisme comporte pourtant un certain nombre de taches aveugles. Et en premier lieu le rejet du parti de masse comme forme d’organisation et de la classe sociale comme référent. Contre l’horizon socialiste d’une conquête d’hégémonie, la stratégie populiste envisage la prise de pouvoir comme un hold-up électoral. Et se fracasse contre les intérêts dominants lorsqu’elle y parvient par miracle. C’est ce que défend Cihan Tuğal, professeur de sociologie à l’Université de Berkeley.

Depuis près de deux décennies, les sciences sociales critiques désignent le « néolibéralisme » comme la principale source de nos problèmes. Bien que cette analyse soit juste, elle présente un angle mort : les mouvements de gauche – en particulier ceux centrés sur les travailleurs -, sont en profonde crise depuis la fin des années 1960, qui précède l’ère néolibérale. Non sans ironie, les années 1960 sont aujourd’hui perçues non comme un moment de crise, mais d’explosion de créativité militante préfigurant une révolution avortée [la décennie 1960 voit de multiples contestations de l’ordre établi, en dehors du cadre des partis ouvriers traditionnels, ndlr]. C’est pourtant à cette époque que les partis de gauche ont progressivement perdu leur emprise sur les masses. Sur leurs ruines, des « nouveaux mouvements sociaux » ont émergé [centré sur des luttes citoyennes, écologistes, féministes ou anti-racistes, ndlr] ; ils auraient pu réorganiser les vieux partis socialistes et communistes, ou les remplacer par de nouveaux partis de masse, mais ils n’ont jamais poursuivi un tel objectif « hégémonique ».

Au lieu de cela, ils ont accru la désorganisation de la gauche. L’avertissement d’Eric Hobsbawm, qui attirait l’attention sur cette crise, a été éclipsé par l’enthousiasme révolutionnaire de l’époque [1]. Le néolibéralisme a émergé sur ce terrain socio-politique désorganisé. La critique « anti-bureaucratique » des États-providence a joué un rôle particulier dans la consolidation du néolibéralisme [2].

Contrairement aux intentions de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau, leur oeuvre est restée dans l’histoire non comme une tentative de mettre fin à la fragmentation des « nouveaux mouvements sociaux » mais comme une célébration de leur diversité.

Le ralentissement du mouvement ouvrier et la perte de l’ancrage ouvrier des partis de gauche ont été les principaux moteurs de ce processus. Ces évolutions ont été délibérément imposées d’en haut (par les États, la bourgeoisie, ainsi que par les directions syndicales et partisanes). De nombreux intellectuels et militants de gauche y ont contribué en prenant leurs distances avec ces sphères.

Des « nouveaux mouvements sociaux » aux « révoltes sans leaders »

Dans les années 1980 et 1990, la gauche a concentré la majeure partie de ses énergies sur les « nouveaux mouvements sociaux ». Dans les régions où elle a rencontré le plus de succès, elle a utilisé ces mouvements pour encercler les partis établis. Alors que tous les partis traditionnels s’unissaient autour du néolibéralisme sur le plan économique, ces mouvements ont radicalisé le centre-gauche et ce qui subsistait de « la vraie gauche » sur les enjeux anti-racistes, de genre et environnementaux. Il ne restait que quelques rares intellectuels pour déplorer que la dimension de classe de ces questions n’ait pas été prise en compte. La majeure partie de la gauche occidentale s’est contentée d’une stratégie visant à « radicaliser » le système de l’intérieur, comme le proposaient Ernesto Laclau et Chantal Mouffe dans Hegemonie et Stratégie Socialiste [3].

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Cependant, cela devait autant à l’idéologie spontanée des « nouveaux mouvements sociaux » qu’à des processus structurels bien plus profonds. Hégémonie et stratégie socialiste a reconnu le risque de fragmentation que cette trajectoire pouvait entraîner et, suivant Gramsci, a proposé une stratégie visant à l’« articulation » des « nouveaux mouvements sociaux ». Toutefois, sous l’influence du culturalisme qui prévalait à l’époque, Mouffe et Laclau ont rejeté l’orientation de classe qui pouvait précisément fournir cette articulation ; ils ont développé des propositions stratégiques confinées au langage, sans évoquer les formes organisationnelles qui devaient constituer l’ossature de cette articulation ; ils ont, enfin, tourné le dos à l’idée que la politique ne pouvait exister qu’à travers la confrontation de deux camps antagonistes, élément fondamental de la pensée et de l’action de Gramsci [là où Gramsci, en marxiste, estime que les enjeux politiques sont essentiellement polarisés en fonction d’antagonismes de classe indépassables, Mouffe et Laclau, sans nier l’existence de la lutte des classes, envisagent l’identité des camps « adversaires » de manière bien plus fluctuante, en fonction des luttes articulées par les « nouveaux mouvements sociaux », ndlr].

Ainsi, contrairement aux intentions des auteurs, Hégémonie et stratégie socialiste est resté dans l’histoire non comme une tentative de mettre fin à la fragmentation des « nouveaux mouvements sociaux », mais comme une célébration de leur diversité.

Manifestement, le système refusait de se « radicaliser » de l’intérieur sous la pression des « nouveaux mouvements sociaux ». De leur échec ont jailli deux nouvelles voies dans les années 2010 : des « révoltes sans leaders » et des partis « populistes ». Les bases de ces phénomènes avaient été posées depuis la fin des années 1990. Du mouvement zapatiste aux protestations contre l’Organisation mondiale du commerce à Seattle en 1999, des contestations massives émergeaient aux quatre coins du monde. Dans le même temps, l’officier progressiste Hugo Chávez était élu président au Venezuela – première manifestation d’une vague « populiste » qui devait déferler sur l’Amérique latine les années suivantes.

Bien que ces développements semblaient largement confinés aux frontières de la région, la crise financière de 2008 a mobilisé des dizaines de millions de personnes dans le monde entier. Des révoltes à l’apparence révolutionnaire ont éclos dans les années 2009-2013, dont l’objectif divergeait selon les spécificités géographiques [du mouvement des indignados en Espagne aux « printemps arabes », ndlr]. Mais un esprit libertaire général en était le dénominateur commun. À son apogée, autour de 2011, cette vague a reçu un large soutien, aussi bien de la gauche radicale que d’une partie de l’establishment progressiste. Ces soulèvements semblaient indiquer l’inutilité de leaders, d’organisations, d’idéologies. Même en leur absence, ne s’opposait-on pas aux dictatures et aux marchés financiers ?

L’enthousiasme devait lentement retomber. Ces révoltes, qui n’avaient pas donné une direction concrète ni une méthode générale, ont fini par être balayées à peu près partout – et ont justifié un tour de vis autoritaire. Les graines de la coalition AKP en Turquie ont été semées après la défaite de la révolte de Gezi [4]. En Égypte, le règne d’Hosni Moubarak a été fait place à la dictature encore plus brutale (et pro-saoudienne) d’Al-Sissi. Le destin de la Syrie se passe de commentaire : avant que la révolte ne devienne un mouvement à part entière, elle s’est transformée en une guerre par procuration entre la Russie et l’Iran d’un côté, les États-Unis et l’Arabie Saoudite de l’autre. Le pays ne s’est pas seulement complètement effondré ; le système a encore gagné en autoritarisme.

De nombreux éléments d’un soulèvement similaire au Brésil ont amorcé le processus qui a conduit à la formation d’un nouveau front conservateur ayant permis à l’extrême droite de porter Bolsonaro au pouvoir. La spécificité de la Tunisie – seule exception pendant quelques années, avant un rétablissement autoritaire – était que la révolte s’est développée sous l’influence des partis et des syndicats (même si ces derniers n’en étaient pas les initiateurs).

Enlisement de la gauche populiste

La défaite des soulèvements à connotation libertaire du début des années 2010 a déplacé l’attention vers les élections. Les « nouveaux mouvements sociaux » puis les révoltes avaient échoué à changer le système. Peut-être qu’une révolte anti-establishment par les urnes, poussée par des mouvements extérieurs aux partis établis, pourrait aboutir à des résultats différents ?

Podemos en Espagne, Syriza en Grèce ou La France Insoumise en France sont devenus les porte-étendards de cet état d’esprit « populiste » en Europe. D’autres représentants plus indirects de cette même vague, comme Bernie Sanders aux États-Unis et Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne, ont émergé de partis traditionnels, dans des systèmes politiques bipartisans. Malgré leurs liens respectifs avec les Democratic Socialists of America et la mouvance trotskyste, c’est comme leaders individuels qu’ils se présentaient devant les masses, plutôt que comme représentants d’organisations socialistes traditionnelles. Les stratèges de ces mouvements – notamment en Espagne et en Grèce – ont rendu hommage à un autre livre d’Ernesto Laclau. Hégémonie et stratégie socialiste avait « spontanément » coïncidé avec l’état d’esprit des années 1980 et 1990.

Le livre d’Ernesto Laclau de 2005, De la raison populiste, a été plus explicitement utilisé comme « manuel » par les leaders « populistes » [5][6]. Ce nouveau livre est qu’il nuance de nombreux aspects du précédent. Hégémonie et stratégie socialiste rompait avec le marxisme de Gramsci sur deux points centraux : la polarisation essentielle de la politique autour de deux camps antagonistes, et la centralité des classes sociales. Dans son ouvrage de 2005, Laclau effectue un véritable retournement, sans l’assumer complètement. Il admet que la politique se polarise autour de deux camps, mais continue de rejeter la centralité de la classe. Ce n’est pas la lutte des classes qui mobilise le peuple contre l’oligarchie : c’est un leader.

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Bien sûr, une simple analyse sociologique des organisations « populistes » permet de comprendre pourquoi. Les réseaux sociaux, qui avaient prouvé leur efficacité lors des révoltes, ont créé une nouvelle bulle d’espoir : l’explosion qu’ils avaient (ou semblaient avoir) provoquée dans les rues pourrait désormais se refléter dans les urnes. Il n’était plus nécessaire, semblait-il, de passer des années à s’organiser dans les quartiers ou sur les lieux de travail, comme les partis de masse le proposaient traditionnellement.

En Grèce, cette logique « populiste » a conduit à l’ascension miraculeuse de la gauche. Syriza, petit parti quelques années plus tôt, est arrivé au pouvoir avec plus de 35 % des voix début 2015.

Cependant, le vide organisationnel du parti avait empêché qu’une stratégie organisée s’élabore contre l’Union européenne – d’où la défaite toute aussi fulgurante de ce parti face à Bruxelles. Quelques mois après son élection, Syriza annonçait aux marchés qu’il ne poursuivrait pas une politique économique très différente de celle du centre-gauche et du centre-droit qu’il avait remplacés. Le parti espagnol « populiste » Podemos, quant à lui, n’a pas même dirigé un gouvernement.

En Bolivie et au Venezuela, une stratégie « populiste » a permis des résultats plus tangibles. Mais ceux-ci ont finalement été contrecarrés par les limites imposées par le cadre néolibéral. Les structures économiques et écologiques de ces deux pays imposaient déjà certaines limites à la construction du socialisme – but affiché aussi bien par Hugo Chavez qu’Evo Morales. Aujourd’hui, le Venezuela subsiste presque entièrement grâce à une économie fondée sur le pétrole. Au lieu d’avoir diversifié l’économie par une dynamique fondée sur l’organisation des travailleurs, le chavisme a préféré redistribuer une rente pétrolière instable – à grand renfort de confrontations bruyantes entre son leaders charismatique et l’oligarchie.

Ce « populisme économique », au sens étroit du terme, a produit des résultats spectaculaires dans un premier temps, mais il n’a pas empêché la catastrophe économique qui a commencé avec la chute du cours du baril en 2013. Le blocus américain a bien entendu contribué à détruire ce qu’il restait de « socialisme du XXIe siècle » au Venezuela. Depuis, le seul projet du mouvement chaviste demeure de prolonger l’hégémonie du nouveau leader – Nicolas Maduro – contre les tentatives américaines de le renverser.

Contrairement au Venezuela, on trouve en Bolivie des organisations autonomes bien plus fortes. Le parti socialiste MAS (Mouvement vers le socialisme), contrairement à celui de Chávez, est organiquement lié à des structures syndicales ou indigènes. Le MAS, dans des conditions plus favorables que le Venezuela pour initier un projet socialiste, s’est heurté aux structure d’airain de l’économie mondiale. Son projet d’industrialisation et de diversification économique est demeuré balbutiant, et la Bolivie est essentiellement demeurée une exportatrice de matière premières. Comme au Venezuela, les socialistes boliviens savaient que ces obstacles ne pouvaient être surmontés que par une mobilisation continentale plus large. Ils ont essayé d’étendre leur vision socialiste à l’Amérique latine, dans le contexte d’une hégémonie de gauche plus large, et ont échoué.

Pourquoi ces deux expériences sont-elles restées relativement isolées ? En 2011, il semblait que presque toute l’Amérique du Sud était gouvernée par des gouvernements de gauche. Si le Venezuela et la Bolivie ont bénéficié du soutient inconditionnel de Cuba (ou de l’Équateur sous Rafael Correa), les conditions structurelles et idéologiques n’étaient favorables à des variantes de leur socialisme dans les autres pays. Dans une grande partie de l’Amérique latine, la « vague rose » était incarnée par une gauche plus modérée. Et celle-ci gouvernait dans les pays les plus puissants et influents, au Brésil et en Argentine.

Dans les médias traditionnels et le milieu académique, c’est principalement sous l’angle de l’« autoritarisme » que l’on a analysé les divergences entre la gauche bolivienne et vénézuélienne d’une part, argentine et brésilienne de l’autre. Le véritable facteur est ailleurs : celles-ci n’ont pas touché aux rapports fondamentaux de propriété. Si en Bolivie et au Venezuela, une partie significative des ressources naturelles ont été nationalisées, aucune tentative n’a été effectuée en ce sens au Brésil.

Le Parti des travailleurs (PT) brésilien était le produit d’une classe ouvrière militante qui avait lutté contre la dictature militaire qui a duré de 1964 à 1985, puis contre les décennies néolibérales suivantes. Au début des années 2000, Lula, leader syndical qui était entré en politique après avoir été forgé par les luttes contre la dictature, affirmait encore vouloir construire le socialisme. Mais ces rêves ont rencontré deux obstacles majeurs.

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D’abord, à mesure que le PT gouvernait, les anciens organisateurs syndicaux se fondaient dans la bureaucratie et même la gestion du pouvoir économique sans barguigner. Et ils développaient un ethos conservateurs plutôt que révolutionnaire à mesure que les années passaient [7]. Surtout, à mesure que l’économie occidentale stagnait sous le poids de la hausse des prix des matières premières, les pays du BRICS ont saisi cette opportunité pour bénéficier d’un taux de croissance confortable. Ainsi, les objectifs à long terme d’une économie durable et d’un plus grand contrôle des travailleurs ont progressivement été remplacés par la distribution des revenus d’exportation aux pauvres. Bien qu’il ait accru son soutien et son prestige parmi les plus pauvres, le PT n’a pas réussi à les organiser – il a même contribué à la démobilisation de sa propre base de travailleurs. Malgré quelques mesures favorables à l’environnement, l’importance continue des exportations basées sur l’agriculture industrielle a également élargi le fossé entre le PT d’une part et les peuples indigènes et le mouvement paysan sans terre (MST) d’autre part.

Ayant perdu la force de frappe d’une base organisée dans les années 2010, le PT a commencé à reproduire les dynamiques du chavisme – avec sa touche de centre-gauche. La raison de sa chute n’a pas été un embargo américain, comme cela a été le cas au Venezuela, mais la chute du prix des matières premières à partir du milieu des années 2010. La présidente Dilma Rousseff, qui n’avait aucun autre pouvoir que de distribuer l’excédent des exportations à la population, a perdu sa légitimité lorsque ce gâteau s’est rétréci. Une simple révolution de palais a suffi pour l’expulser du pouvoir.

Aujourd’hui, le simple rejet de Bolsonaro et le rétablissement du consensus démocratique a permis au PT de revenir au pouvoir en 2022, comme deux décennies plus tôt – la promesse du socialisme en moins. Cette fois, sans base organisée et dans un contexte de prix modéré des matières premières, la puissance exportatrice brésilienne a perdu de sa superbe. Et si cela était nécessaire, le poids de la bourgeoisie dans la nouvelle coalition PT empêchera probablement toute initiative ambitieuse dans le sens des classes populaires.

Vers une organisation du XXIe siècle

En Europe ou en Amérique latine, de sérieux obstacles ont freiné les expériences « populistes ». Le bilan de Syriza (Grèce), du MAS (Bolivie) et du PT (Brésil) montrent que l’enjeu principal ne consiste pas à accéder au pouvoir : le nombre et la force des organisations de masse engagées dans le processus de transition sont tout aussi cruciaux. Les outils de l’État peuvent être utilisés, mais les cadres néolibéraux de l’économie globale constituent des obstacles qui poseront tôt ou tard des problèmes à des leaderships « populistes » sans base organisée.

Le bilan de Syriza (Grèce), du MAS (Bolivie) et du PT (Brésil) montrent que l’enjeu principal ne consiste pas à accéder au pouvoir : le nombre et la force des organisations de masse engagées dans le processus de transition sont tout aussi cruciaux.

Bien sûr, beaucoup de travail reste à faire avant que les forces de gauche ne commencent à « arriver au pouvoir ». À l’exception de quelques pays comme le Brésil, la Bolivie et la Grèce, l’influence corruptrice des sièges de gouvernement est trop lointaine pour que la gauche puisse en rêver. Pourtant, les limites de ces expériences imposent une réflexion sur le retour de la classe comme sujet politique et le parti de masse comme organisation.

En résumé, nous sommes dans un état de désarroi général. L’évanouissement des « révoltes sans leaders », la défaite (en Europe occidentale et aux États-Unis) ou la dégénérescence (au Venezuela) du « populisme » accroît la démoralisation de la gauche. Néanmoins, il est utile de se rappeler que la situation générale pour la gauche aujourd’hui est bien meilleure que dans les années 1990, lorsqu’elle semblait condamnée à choisir entre des « nouveaux mouvements sociaux » en pleine expansion et un néolibéralisme de gauche.

Les révoltes « sans chefs », l’explosion « populiste » de gauche et, bien sûr, la crise de l’impérialisme ont remis la contestation du capitalisme à l’agenda. Mais un autre problème point : face à la désorganisation persistante de la gauche, c’est désormais la droite anti-establishment qui parvient (de manière superficielle et temporaire) à incarner l’alternative. L’énergie soulevée par les mouvements à connotation libertaire des années 2010, par les expériences « populistes », doit être canalisée dans des organisations de classe et un parti structuré autour de cadres.

Notes :

[1] Eric Hobsbawm (1978). “The Forward March of Labor Halted?” Marxism Today 22/9, 279-287

[2] Luc Boltansky and Eve Chiapello (1999). Le nouvel esprit du capitalism. Gallimard; Johanna Bockman (2011). Markets in the Name of Socialism: the Left-Wing Origins of Neoliberalism. Stanford University Press

[3] Ernesto Laclau and Chantal Mouffe (1985). Hegemony and Socialist Strategy: towards a Radical Democratic Politics. Verso Press

[4] Cihan Tuğal, “Democratic Autocracy: a Populist Update to Fascism under Neoliberal Conditions.” Historical Materialism (published online ahead of print 2024), https://doi.org/10.1163/1569206x-20242360

[5] Arthur Borrielo et Anton Jager (2023). The Populist Moment: The Left after the Great Recession. Verso Books

[6] Ernesto Laclau (2005). On Populist Reason. Verso Books

[7] Ruy Braga. 2018. The Politics of the Precariat: From Populism to Lulista Hegemony. Brill.

Article originellement publié sur LeftEast, traduit et édité pour LVSL.

30.12.2024 à 20:56

Ukraine : emprunter le douloureux chemin vers la paix

David Broder
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Alors que les positions de l’Ukraine se dégradent, que des signes de fatigue apparaissent sur le front intérieur, une fraction des Occidentaux plaide pour un renforcement de la confrontation avec Moscou. Des « experts » de plateau télé, à l’abri des représailles russes, se répandent en discours bellicistes et moralisateurs. Que le Kremlin soit en tort ne […]
Texte intégral (2320 mots)

Alors que les positions de l’Ukraine se dégradent, que des signes de fatigue apparaissent sur le front intérieur, une fraction des Occidentaux plaide pour un renforcement de la confrontation avec Moscou. Des « experts » de plateau télé, à l’abri des représailles russes, se répandent en discours bellicistes et moralisateurs. Que le Kremlin soit en tort ne rend pourtant pas l’option maximaliste plus légitime. Une escalade entre l’Occident et Moscou serait désastreuse pour les civils ukrainiens – et européens. S’il est difficile de dire quelle paix carthaginoise les Ukrainiens devraient accepter, le douloureux chemin vers la fin du conflit doit être entrepris. Par David Broder, traduction Manuel Trimaille [1].

« Restez raisonnable ». Après que l’administration Biden a autorisé l’armée ukrainienne à attaquer des cibles en territoire russe par l’intermédiaire de leurs missiles longue portée, Emmanuel Macron a exhorté Moscou à ne pas réagir de manière excessive. Les autorités russes ont déclaré que les frappes de missiles ATACMS (Missile balistique tactique sol-sol à sous-munitions) impliquaient nécessairement

L’appel à la « raison » d’Emmanuel Macron n’est guère rassurant. Cela revient à s’en remettre à l’espoir qu’en dépit des déclarations antérieures clamant la folie des dirigeants russes, ceux-ci pourraient à présent tempérer leur fureur vengeresse par des considérations rationnelles !

Il est difficile d’avancer quelle paix carthaginoise les Ukrainiens devraient accepter. L’annexion par la force d’un territoire souverain constituerait un triste précédent.

Les frappes de missiles ATACMS sur le territoire russe ont été présentées par les porte-paroles de l’administration Biden comme un changement de tactique en réponse à l’annonce de la mobilisation de soldats nord-coréens pour déloger les troupes ukrainiennes de l’oblast russe de Koursk. Cet argument ne convainc personne. Joe Biden a longtemps considéré ces frappes comme une ligne à ne pas franchir pour ne pas provoquer de représailles de la Russie – une position qu’il a aujourd’hui abandonnée, au terme de son mandat. Cette démarche s’inscrit également dans un contexte de transition administrative fédérale : selon les mots d’Anatol Lieven, il s’agit ou bien de forcer Donald Trump à ne pas abandonner l’Ukraine, ou bien renforcer la position de l’Ukraine en vue des négociations de paix.

L’annonce de l’utilisation par la Russie d’un missile balistique à portée intermédiaire (IRBM) contre l’Ukraine a mis à mal l’idée que la politique de l’administration Biden allait faire reculer Vladimir Poutine. Cette riposte offre un avant-goût de ce dont l’armée russe est capable – sans missile nucléaire pour l’instant. La thèse d’un renforcement de la position de l’Ukraine dans les négociations semble également loin de la réalité. S’exprimant sur Fox News, le président ukrainien Volodymyr Zelensky qui jusqu’ici insistait sur la nécessité d’expulser les troupes russes de la moindre parcelle de son territoire, est revenu sur sa position. Il a déclaré que «  des dizaines de milliers de [ses] concitoyens ne pouvaient pas périr » pour le bien de la Crimée. Annexée en 2014, la péninsule peut, selon lui, être récupérée par la « voie diplomatique » – ce qui revient à botter en touche.

« Notre combat à tous ? »

La stratégie de Zelensky a longtemps été d’internationaliser la guerre, ou du moins de l’occidentaliser, en la présentant comme une lutte existentielle pour l’Europe et les États-Unis. Côté occidental, des signes de lassitude commencent à poindre. Certains représentant de l’UE envisagent la remilitarisation – et donc de prendre le relais si Trump refuse de continuer à aider l’Ukraine – mais ce point de vue est loin de faire l’unanimité. À l’approche des élections allemandes prévues en février, le chancelier Olaf Scholz, peu convaincant, semble plutôt soucieux d’assouplir sa position. Son entretien téléphonique avec Vladimir Poutine – le premier depuis deux ans – a été largement perçu comme une réponse aux demandes de mettre fin à la guerre, un désir qui alimente aujourd’hui le soutien au mouvement d’extrême droit Alternative für Deutschland et au parti éclectique de Sahra Wagenknecht. Enlisé dans les crises budgétaires, Scholz cherche à se positionner dans l’interstice entre ces forces dissidentes et un establishment plus belliqueux.

Les « experts » qui plaident pour une escalade sont hors d’atteinte des représailles russes. Que le Kremlin soit en tort ne rend pas l’option maximaliste plus légitime.

Plus largement, la politique occidentale oscille entre tentation isolationniste et fuite en avant belliciste – celle-ci étant même présentée comme un potentiel levier de réindustrialisation ! Mais même en Ukraine, de nombreux signes indiquent que la mobilisation contre l’invasion de février 2022 ne peut durer pour toujours. Si déserteurs ou d’objecteurs de conscience ne cesse de s’accroître. Des millions d’Ukrainiens se sont admirablement battus pour la défense de leur pays et ont œuvré à maintenir la cohésion d’une société meurtrie et éprouvée. Mais si, comme le dit Zelensky, « des dizaines de milliers » d’individus n’ont pas à mourir pour la Crimée, beaucoup semblent douter que les villages du Donbass qui passent régulièrement d’un camp à l’autre en vaillent davantage la peine.

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Il est difficile d’avancer quelle paix carthaginoise devraient accepter les Ukrainiens. L’annexion par la force d’un territoire souverain constituerait un triste précédent. Face à une puissance ouvertement impérialiste, il n’y a aucune raison de principe à préférer la discussion à la lutte armée. Pour autant, tous les jusqu’au-boutistes occidentaux ne se font pas « l’écho des voix ukrainiennes », ainsi qu’ils aiment à le dire.

Il est évidemment difficile de jauger, même théoriquement, la volonté du peuple ukrainien – compte tenu notamment de la chute drastique de la population durant la guerre, des quelques sept millions de réfugiés ayant quitté le pays (dont plus d’un million en Russie), et du fait que des millions d’autres vivent sous occupation russe. Néanmoins, les enquêtes d’opinion permettent d’entrevoir une tendance : elles suggèrent que si, au cours des deux premières années de la guerre, une large majorité d’Ukrainiens préféraient une victoire sans concession à la fin des hostilités, la moitié de la population est aujourd’hui favorable à des pourparlers imminents.

Ils n’envisagent sans doute pas que les négociations aboutissent à un quelconque compromis éclairé, ou garantisse une coexistence pacifique. Ils savent que seule la logique de la force brute s’appliquera. Leur pessimisme est le produit d’une société brutalisée par la guerre, traumatisée par la peur du pire. Les pourparlers conduiraient, à l’évidence, à l’imposition de la volonté russe à son voisin. Les Ukrainiens s’attendent à de nombreuses humiliations, et une mutilation de leur souveraineté.

Pour Volodymyr Zelensky, Kiev « ne reconnaîtra pas légalement » l’amputation de son territoire post-1991. Cette formule semble destinée à laisser libre cours à des solutions ambivalentes. Les dirigeants russes pourraient bien se contenter de transformer l’Ukraine en une zone de « conflit gelé », où l’absence de paix définitive légitimerait une ingérence permanente dans la politique ukrainienne.

Il ne suffit pas de supplier Poutine d’être « raisonnable » dans sa réponse au parti occidental qui a choisi de soutenir la guerre.

Les experts occidentaux qui plaident pour une escalade sont hors d’atteinte des représailles qui en résultent et s’abattent sur l’Ukraine. Que le Kremlin soit en tort ne rend pas l’option maximaliste plus légitime. En Allemagne, le parti dont la base électorale est la moins disposée à s’engager dans l’armée – les Verts – est précisément la plus belliciste. Mais la rhétorique militariste possède une cohérence interne qui lui est propre. Ses envolées et ses outrances, allant jusqu’à vanter le statut de « co-belligérants » des Européens, ont conduit à une posture que bien peu sont capables d’assumer.

Cheminer vers la paix

Face aux logiques d’escalade, il s’agit de ne pas oublier la pression populaire en faveur d’une issue pacifique en Russie même. Celle-ci est aujourd’hui fragmentée. Loin d’atteindre des dimensions propices à un soulèvement, l’opposition à la guerre demeure largement inorganique. Dans les communautés les plus directement concernées par le conflit, il ne serait pas exact d’affirmer que les millions de gens qui fuient « votent avec leurs pieds » – étant donnée la multitude de facteurs possibles permettant d’expliquer leur départ. Sans doute existe-t-il une opposition importante à la guerre en Russie, mais elle n’a jamais esquissé l’ombre d’une remise en cause du régime. Quant aux scissions internes à l’élite dirigeante, même la tentative de putsch mené par Yevgeny Prigozhin en juin 2023 semble à présent relever de l’histoire ancienne…

Les responsables ukrainiens ont envisagé des élections en 2025 : plus démocratiques sans doute dans leur forme que leurs homologues russes, elles seraient peu susceptibles de proposer de véritables alternatives. Les difficultés susmentionnés en matière de sondages d’opinion s’appliquent également au processus électoral lui-même, et la répression, par le pouvoir politique, des individus considérés comme des traîtres n’augure rien de bon en terme de crédibilité démocratique… L’élection d’un président-chef de guerre, dans le contexte d’une Ukraine militarisée, partiellement occupée et sous la tutelle de ses protecteurs occidentaux, constituerait un usage à tout le moins limité de la souveraineté populaire. Au moins, cela permettrait à la majorité des Ukrainiens d’avoir une influence tangible et reconnue sur la suite des événements, bien qu’aucun consensus ne soit à espérer. Tout gouvernement cherchant à engager des négociations pour la paix peut s’attendre à rencontrer une résistance considérable, voire violente.

Le choix de Biden d’autoriser l’utilisation des missiles ATACMS n’était pas uniquement une décision américaine : il répondait à une demande du gouvernement de Zelensky. Mais la légitimité démocratique d’un président en fin de mandat qui engage un tournant historique dans les relations internationales, susceptible de devenir incontrôlable, est on ne peut plus discutable. Il est peu probable qu’un tel spectacle et les conséquences qui en découleront renforcent la détermination de l’opinion publique américaine ou occidentale à soutenir l’accroissement de l’aide à l’Ukraine. Il existe des courants, en Europe de l’Est et dans les capitales de l’UE tout entière, qui promettent de se battre jusqu’à la victoire et vont jusqu’à se présenter comme à même de prendre le relais si, sous Trump, la conditionnalité du soutien des États-Unis à Kiev devait s’endurcir. Mais les sondages, qui ne sont plus mis à jour sur le site du Parlement européen, suggèrent que les différents mouvements qui mêlent dissidence, pacifisme, découragement et lassitude ont sapé ce prétendu consensus.

Joe Biden appartient à une génération de Guerre Froide. Pourtant, il semble oublieux de la logique de dissuasion mutuelle qui, autrefois, retenait les États occidentaux d’entrer en conflit trop direct avec Moscou. Néanmoins, les populations de l’Ukraine (en particulier celles à faibles revenus et en âge de combattre) et de l’UE sont peut-être plus attentives à ce que pourrait signifier une nouvelle escalade. Si cette guerre est effectivement une « lutte existentielle » contre l’Occident et ses valeurs, les positions et intérêts de ces démocraties ne peuvent pas être ignorés. Il ne suffit pas de supplier Poutine d’être « raisonnable » dans sa réponse au parti occidental qui a choisi de soutenir la guerre. Nous avons besoin d’un plan concret pour que l’Europe puisse sortir de cette guerre. Et vite.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « It’s Time to End the War in Ukraine ».

29.12.2024 à 19:10

Où en sont les « socialistes » aux États-Unis ?

Sam Datlof
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Presque dix ans se sont écoulés depuis la première candidature à la présidentielle de Bernie Sanders. Depuis, une vague électorale « socialiste » a parcouru le pays, dont a émergé une poignée d’élus au Congrès. Parmi eux, on compte celles du Squad, surnom donné au quatuor constitué de l’emblématique Alexandria Ocasio-Cortez (« AOC »), Ilhan Omar, Rachida Tlaib et […]
Texte intégral (1298 mots)

Presque dix ans se sont écoulés depuis la première candidature à la présidentielle de Bernie Sanders. Depuis, une vague électorale « socialiste » a parcouru le pays, dont a émergé une poignée d’élus au Congrès. Parmi eux, on compte celles du Squad, surnom donné au quatuor constitué de l’emblématique Alexandria Ocasio-Cortez (« AOC »), Ilhan Omar, Rachida Tlaib et Ayanna Pressley. Derrière cette vague, un mouvement : Democratic Socialists of America (DSA). Basé à New York, fort de près de cent mille membres, il a longtemps vécu dans l’ombre. Aujourd’hui, il savoure une victoire symbolique d’ampleur : le « socialisme » n’est plus un mot banni du débat aux États-Unis. Mais il semble confronté à des tensions de plus en plus inconciliables. Par Sam Datlof, traduction Piera Simon-Chaix [1].

Les DSA peut se targuer d’un bilan non négligeable : le nombre de « socialistes démocrates » occupant des postes à responsabilité au niveau local et des États ne cesse de s’accroître. Dans le même temps, le mouvement stagne au niveau fédéral, quand l’influence unificatrice de Bernie Sanders commence à s’estomper. Au moment où Donald Trump est en passe de revenir à la Maison Blanche, les pressions sur la gauche « socialiste » vont s’intensifier. Le mouvement se trouve à la croisée des chemins : faire bloc avec les élus démocrates contre les Républicains, aux dépens de la défense du programme de Bernie Sanders, est une entreprise risquée.

L’année 2024 fut à cet égard particulièrement conflictuelle pour le mouvement. Elle fut notamment marquée par le désaveu d’ « AOC » par la direction nationale des DSA. Lui a été reproché son soutien sans nuances à la candidature de Joe Biden et un positionnement sur la séquence israélo-palestinienne ouvrant la voie à une assimilation entre anti-sionisme et antisémitisme. « AOC » conserve pourtant l’investiture de la section new-yorkaise des DSA. Il faut dire que son aura nationale aura conféré au mouvement une visibilité inespérée.

En vue de développer un programme politique et organisationnel commun, les élus et dirigeants « socialistes démocrates » se sont réunis à Philadelphie cet automne, à l’occasion d’une conférence intitulée How We Win (Comment nous allons gagner). Une attention toute particulière a été accordée à la relation entre les élus et l’organisation DSA. Pour faciliter la discussion, les élus et leurs collaborateurs ont été rejoints par les représentants des sections connues sous le nom de Socialists in Office (SIO), organismes internes chargés de la coordination entre les militants locaux et les élus qu’ils soutiennent.

La conférence a mis en évidence la dynamique ascendante du mouvement. Comme l’a fait remarquer la sénatrice de New York Julia Salazar, le nombre d’élus « socialistes démocrates » progresse à chaque cycle électoral. La simple idée de faire salle comble, sans parler d’organiser de grands et fréquents rassemblements régionaux, aurait été impensable il y a quelques années. Le président du DSA Fund, David Duhalde, a annoncé sa volonté d’organiser un rassemblement similaire dans le Midwest l’année prochaine – et dans d’autres régions par la suite.

Pour autant, aucun élu fédéral n’était présent. Une absence d’autant plus notable que les représentants américains Jamaal Bowman et Cori Bush ont récemment perdu des primaires très médiatisées face à des adversaires de droite. Alors que le mouvement a démarré avec la candidature de Bernie Sanders à l’élection présidentielle, pris de l’ampleur avec le succès d’AOC et du Squad aux élections législatives de 2018 à 2022, le centre de gravité s’est déplacé vers les Etats et les autorités locales. Aussi les discussions ont-elles porté sur les moyens de resserrer la collaboration entre les élus et le reste du mouvement.

Depuis la campagne de Sanders en 2016, ces points de convergence ont permis aux « socialistes démocrates » d’obtenir plus de résultats électoraux en huit ans qu’au cours du siècle précédent.

La conférence a donné à voir la diversité géographique des cadres du mouvement – et quelques divergences. Elle a réuni des « socialistes démocrates » venus des districts situés dans de grandes agglomérations comme New York, des districts de banlieue comme Plainfield, dans le New Jersey, et des régions moins densément peuplées comme Agawam, dans le Massachusetts. Étaient représentées des circonscriptions historiquement démocrates aussi bien que d’autres, fortement teintées du rouge républicain. Certains représentants œuvrent au sein de villes dotées de comités DSA structurés, d’autres votent seul contre tous dans les conseils municipaux.

Les points d’accord n’ont pas été difficiles à trouver : « socialisme démocratique » comme doctrine, hostilité de principe au capitalisme, DSA comme cadre organisationnel resserré, Parti démocrate comme allié lors des élections fédérales. Depuis la campagne de Bernie Sanders en 2016, ce sont ces lignes directrices qui ont permis aux « socialistes » de conquérir davantage de résultats électoraux en huit ans qu’au cours du siècle précédent.

La flexibilité et le caractère « opportuniste » du mouvement présentent des atouts évidents. Pour autant, le caractère disparate de son action et aléatoire de ses succès lui impose des limites tout aussi évidentes. Aussi les membres de la conférence How We Win ont reconnu la nécessité d’une stratégie commune pour faire face aux défis nouveaux.

Pour trouver des réponses, le mouvement aura besoin d’une infrastructure organisationnelle afin de faciliter les délibérations et la recherche de lignes directrices. Au-delà des rassemblements comme How We Win, le coprésident des DSA, Ashik Siddique, a évoqué le rôle de l’organisation nationale dans l’identification des points forts du mouvement et dans la création d’un plan visant à les mettre en valeur. Il a souligné l’importance du leadership de l’organisation nationale dans les efforts visant à « développer un programme quinquennal et à plus long terme » pour le projet électoral des DSA.

Dans le meilleur des cas, le risque point de ne voir qu’une série de projets locaux sans liens entre eux – qui ne feront pas le poids face à des adversaires plus organisés. Dans le pire des cas, c’est une concurrence entre ces projets locaux qui pourrait voir le jour, et un affaissement sous le poids de leurs contradictions.

Des événements tels que la conférence How We Win répondent ainsi à un besoin évident de créer un forum permettant aux élus et à aux DSA de partager leurs expériences et leurs stratégies. En termes organisationnels, tout le reste – notamment la question des mécanismes permettant d’éviter l’autonomisation des élus vis-à-vis des DSA – reste à construire.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Democratic Socialists of America Needs a Unified Strategy », traduit et édité pour LVSL.

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