Depuis le lundi 22 septembre, l’Italie est le théâtre d’une mobilisation exceptionnelle contre les exactions commises à Gaza. Une grève générale a mobilisé près d’un demi-million de personnes, tandis que sous le mot d’ordre blocchiamo tutto – « bloquons tout » -, des rassemblements ont eu lieu dans au moins soixante-quinze municipalités, entraînant la fermeture des écoles, la paralysie du trafic ferroviaire et le blocage des axes routiers et portuaires. Les plus fortes mobilisations ont été observées dans les grandes métropoles, notamment à Rome, où quelque 100 000 manifestants, selon les organisateurs, ont occupé la gare centrale avant de défiler dans les rues. Retour sur l’un des plus vastes mouvements de protestation d’Europe en faveur de la Palestine.
À l’origine de la mobilisation, plusieurs syndicats locaux ont appelé à une rupture immédiate de la coopération commerciale et militaire entre l’Italie et Israël. Au Parlement, Riccardo Ricciardi, député du Mouvement 5 étoiles, a salué les manifestations comme une tentative de « restaurer l’honneur de l’Italie ». En revanche, les ministres du parti au pouvoir, Fratelli d’Italia, ont exprimé leur soutien aux forces de l’ordre, qui ont eu recours à des gaz lacrymogènes, du gaz poivré et des canons à eau pour disperser les foules.
Depuis New York, où elle assistait à l’Assemblée générale des Nations unies, la Première ministre Giorgia Meloni a condamné les incidents survenus à la gare centrale de Milan. Son gouvernement fait face à une pression populaire croissante ; encore largement symbolique, elle témoigne d’un malaise grandissant au sein de la société italienne.
Ce débrayage national s’inscrit dans le prolongement d’une mobilisation initiée par les dockers de Gênes, l’un des ports les plus stratégiques d’Europe, en soutien à la flottille civile Global Sumud. Partie de plusieurs ports méditerranéens le mois dernier, cette initiative vise à briser le blocus imposé par Israël sur la bande de Gaza. En signe de solidarité, les travailleurs portuaires liguriens ont menacé de bloquer le départ des porte-conteneurs à destination d’Israël, alors même que la flottille a été la cible de plusieurs attaques de drones. En réponse, Mme Meloni a ordonné l’envoi de navires militaires italiens, embarquant à leur bord des citoyens – dont certains responsables politiques. Elle a toutefois qualifié leur mission de « gratuite, dangereuse et irresponsable » et a exhorté les militants à remettre leur cargaison à Chypre.
« Si nous perdons le contact avec les bateaux, ne serait-ce que vingt minutes, nous fermons toute l’Europe », a lancé Riccardo Rudino, figure du Collectif des travailleurs du port autonome de Gênes (CALP), devant une foule de 40 000 personnes réunies un samedi soir d’août aux abords du port. Ce cri d’alerte résume l’intensité d’une mobilisation qui dépasse les revendications locales. Dès la fin juillet, l’association humanitaire Music for Peace, basée à Gênes, s’est engagée dans la coordination de la flotte locale qui participerait à la flottille Global Sumud ; le CALP a été l’une des premières organisations à la rejoindre, suivi par les syndicats et les groupes communautaires locaux. La mobilisation qui a suivi, sous la chaleur du mois d’août, a largement dépassé les attentes des organisateurs.
En appelant les habitants de Gênes à fournir 40 tonnes de vivres pour les quatre navires en partance, ils ont déclenché un élan de solidarité spectaculaire : ce sont finalement 300 tonnes qui ont afflué, bien au-delà des capacités de transport. Près de 40 000 personnes – dans une ville de 560 000 habitants – ont rejoint le cortège, dans ce qui s’est révélé être la plus grande manifestation depuis le sommet du G8 de 2001. Sur la Piazza De Ferrari, la maire Silvia Salis a évoqué avec émotion l’héritage de la résistance antifasciste de Gênes, tandis qu’un représentant de la Curie romaine saluait l’événement comme la preuve que « la ville croit qu’un autre monde est possible ».
« Quand nous avons dit que nous allions tout bloquer, ce n’était pas des paroles en l’air. C’est ce que nous ferons », affirme Riccardo Rudino que j’ai rencontré quelques jours après la marche. « Chaque année, 13 ou 14 000 conteneurs de marchandises diverses quittent le port de Gênes à destination d’Israël. Mais s’ils arrêtent la flottille, pas un clou ne sortira d’ici. » Depuis le début du conflit à Gaza en octobre 2023, les travailleurs portuaires de Gênes se sont engagés dans une mobilisation constante, répondant à l’appel des syndicats palestiniens à entraver les livraisons d’armes vers Israël. L’affrontement le plus récent a eu lieu en juillet de cette année, lorsque les dockers italiens sont parvenus à empêcher l’accostage du Cosco Shipping Pisces, un cargo transportant du matériel en provenance de Singapour à destination d’Israël. Ce navire avait déjà été refoulé par les travailleurs du port du Pirée, en Grèce, avant que le syndicat des dockers grecs ne transmette l’alerte à leurs homologues italiens.
« Le blocage des ports ne date pas d’hier », rappelle Riccardo Rudino, soulignant la longue tradition d’actions coordonnées entre dockers européens. En 2019, les travailleurs du port du Havre, dans le nord de la France, ont refusé de charger des canons Caesar de fabrication française à bord du Bahri Yanbu, un cargo à destination de l’Arabie saoudite. Redoutant que les armes soient acheminées par voie terrestre vers Gênes, où le navire devait également faire escale, des militants français ont alerté le Réseau italien pour le désarmement. Le collectif des travailleurs du port autonome de Gênes a aussitôt réagi, empêchant toute cargaison militaire.
Si les obusiers ne sont pas arrivés, le navire saoudien devait néanmoins embarquer des générateurs électriques produits par l’entreprise italienne Teknel. Ceux-ci avaient été déclarés à usage civil, mais des vérifications ont révélé que le navire était autorisé à exporter des armes et que sa cargaison aurait pu être destinée à la Garde nationale saoudienne, alors engagée dans une guerre au Yémen. S’appuyant sur une loi italienne de 1990 interdisant la fourniture d’armes à des pays en guerre, les dockers de Gênes ont refusé de charger les équipements. Face à cette opposition, l’entreprise Teknel a renoncé à l’expédition, et le navire a quitté le port sans sa cargaison — qui atteindra néanmoins l’Arabie saoudite via Venise. Cet épisode a marqué un tournant : il a poussé les travailleurs portuaires de Ligurie à renforcer leurs liens avec les dockers européens, donnant ainsi naissance à un réseau anti-guerre transnational dédié à la surveillance et à la perturbation du commerce mondial des armes.
Les dockers de Gênes, surnommés les camalli, incarnent une tradition séculaire d’auto-organisation et de militantisme ouvrier. Dès 1889, à l’heure où les sociétés d’aide mutuelle se multipliaient, ils fondaient la première coopérative moderne de travailleurs portuaires de la ville. Au début du XXᵉ siècle, une série de grèves emblématiques mit fin à un système de travail journalier jugé arbitraire et injuste. Après la Seconde Guerre mondiale, cette dynamique s’est institutionnalisée avec la création de la Compagnia Unica Lavoratori Merci Varie (CULMV), chargée de la formation et de la protection des dockers. Les compagnies maritimes furent dès lors contraintes de recourir aux membres de la CULMV, plutôt que d’embaucher directement une main-d’œuvre souvent précaire et sous-payée.
Bien qu’il s’agisse d’une association de gestion de l’emploi plutôt que d’un syndicat à proprement parler, la Compagnia a longtemps été une institution clé dans le domaine de l’organisation politique et de la sensibilisation au sens large. Dans l’après-guerre, ses dirigeants et ses membres étaient majoritairement affiliés à la CGIL, le puissant syndicat à dominante communiste, et votaient massivement pour le Parti communiste italien. Au-delà de la défense de leurs propres conditions de travail, les camalli ont joué un rôle actif dans les mouvements de résistance nationale, incarnant une tradition militante profondément enracinée dans l’histoire sociale italienne.
En juin 1960, les dockers de Gênes se sont joints à l’occupation des places publiques pour empêcher le congrès du Mouvement social italien — formation néo-fasciste considérée comme l’ancêtre du parti de Giorgia Meloni — de se tenir dans leur ville. Le soulèvement, marqué par des affrontements violents avec les forces de l’ordre, a précipité la chute du gouvernement de coalition de droite dirigé par Fernando Tambroni. Ce moment fondateur illustre l’engagement politique des camalli, qui ne se limite pas aux luttes locales. Leur histoire est aussi celle d’une solidarité internationale active : en 1973, ils affrétèrent un navire rempli de vivres et de marchandises à destination de la République démocratique du Viêt Nam, un geste devenu légendaire à Gênes. Ils ont également bloqué des cargos destinés aux troupes américaines en Indochine, à la dictature de Pinochet au Chili, et ont participé au boycott contre l’Afrique du Sud sous l’apartheid.
Comme dans bien d’autres secteurs, les mutations technologiques et sociales ont profondément bouleversé le monde portuaire au cours des dernières décennies, redéfinissant les rapports de force. L’essor du transport maritime par conteneurs a transformé la logistique du commerce international, tandis que la mécanisation des quais a drastiquement réduit les besoins en main-d’œuvre : à Gênes, on comptait 8 000 dockers dans les années 1970, contre à peine 1 000 deux décennies plus tard. Dans les années 1990, la vague de privatisations qui a déferlé sur l’Italie a ouvert les docks liguriens aux entreprises privées, auxquelles les autorités portuaires — devenues de facto des propriétaires publics — louaient désormais les terminaux. Ce nouveau cadre réglementaire autorise les « opérateurs de terminaux » à recruter leur propre personnel, fragilisant le statut de la Compagnia Unica (CULMV). Pourtant, celle-ci continue de jouer un rôle central : lors des pics d’activité, les entreprises privées doivent encore faire appel à ses membres.
Aujourd’hui, le port de Gênes emploie environ 3 400 personnes, dont 2 300 dockers chargés du chargement et du déchargement des marchandises (la moitié d’entre eux sont associés au CULMV). L’emploi est stable et relativement protégé ; le CULMV garantit aux entreprises privées une certaine flexibilité et empêche ainsi la propagation du travail temporaire et mal rémunéré, qui sévit dans d’autres secteurs. « Nous avons des appareils portables et des ordinateurs, mais en fin de compte, le travail consiste toujours à charger et décharger les navires », explique Riccardo Rudino : « Dans un port de cette taille, le travail humain continue de compter ». « En ville, les dockers sont encore considérés avec beaucoup de respect », me dit Riccardo Degl’Innocenti, chercheur indépendant qui travaille sur l’histoire des docks.
Le Collectif des travailleurs portuaires autonomes est très conscient du pouvoir organisationnel et stratégique qu’il conserve, en particulier compte tenu de l’importance mondiale de son travail (Weapon Watch, un centre de recherche basé à Gênes, décrit les ports comme « le cœur du système militaro-industriel mondial ») ; et il est fier de son histoire de lutte collective. « Comme nos pères et nos grands-pères, nous ne voulons pas être complices du trafic d’armes » , me dit Rudino ; il utilise le mot « trafic” » explique-t-il, parce que ce commerce viole les réglementations italiennes et internationales, sans parler des principes d’humanité et de solidarité.
Le week-end dernier, Gênes a accueilli la première réunion internationale du Coordinamento Internazionale dei Portuali, une alliance nouvellement constituée rassemblant des dockers venus de Marseille, Athènes, Tanger et d’autres ports stratégiques. Convoquée par le syndicat italien USB, cette assemblée de deux jours a réuni des délégués de syndicats portuaires d’Europe, d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, avec pour objectif de coordonner les actions visant à entraver les exportations d’armes vers Israël. Face aux attaques de drones subies par la flottille humanitaire, les participants ont également travaillé à l’élaboration d’une stratégie commune de riposte.
Les dockers ne se contentent pas de bloquer les cargaisons : certains ont embarqué à bord des navires de la flottille en direction de Gaza. Début septembre, une réunion publique organisée par le CALP et le syndicat USB au club des travailleurs de l’autorité portuaire de Gênes a permis de préparer la grève générale. À cette occasion, une liaison vidéo a été établie avec l’un des bateaux en mer.
Sur grand écran, apparaît le visage souriant mais épuisé d’un jeune volontaire. « Bonjour à tous », lance-t-il. « Bonjour José », répondent en chœur des dizaines de voix, sous les applaudissements. Jose Nivoi est un travailleur portuaire et membre de la CALP. « Le moral est bon. Savoir que vous nous suivez nous aide », a-t-il dit à la foule. Un travailleur du port de Livourne a déclaré au micro : « Nous nous mobilisons non seulement par solidarité avec le peuple palestinien martyrisé, mais aussi à cause de la colère que nous ressentons ». Un autre ouvrier a ajouté : « espérons que ce soit le début d’un automne bien chaud ».
Article originellement publié sur Sidecar – New Left Review sous le titre « In Genoa », traduit par Alexandra Knez pour Le Vent Se Lève.