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28.03.2024 à 16:12

« Si Assange est extradé, il sera coupable avant même d’avoir été jugé » – Stella Assange

Stella Assange

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Un bref répit pour Julian Assange ? Le journaliste australien est autorisé à faire appel de son extradition vers les États-Unis par la Haute cour de Londres. Mais le jugement final n’est pas de nature à rassurer son équipe juridique. Sur les neuf motifs présentés contre son extradition, seuls trois ont été retenus. La cour demande […]
Texte intégral (2526 mots)

Un bref répit pour Julian Assange ? Le journaliste australien est autorisé à faire appel de son extradition vers les États-Unis par la Haute cour de Londres. Mais le jugement final n’est pas de nature à rassurer son équipe juridique. Sur les neuf motifs présentés contre son extradition, seuls trois ont été retenus. La cour demande des « assurances » aux États-Unis, notamment la garantie qu’il échappera à la peine capitale – si elles sont fournies, Assange pourrait être extradé dans trois semaines. En outre, elle écarte les projets d’assassinat et de kidnapping élaborés par la CIA à son encontre comme des pièces non pertinentes au dossier (sous le prétexte que s’il était extradé, ces risques disparaîtraient). Si l’extradition de Julian Assange devait aboutir, il serait privé de tout moyen de défense. Sous la coupe de l’espionage act, il encourt 175 ans de prison ; comme il n’est pas citoyen américain, il ne bénéficie pas même de la mince protection qu’offre le premier amendement de la Constitution.

Nous retranscrivons ici l’intervention de Stella Assange, avocate et compagne de Julian Assange, lors d’une conférence en juin 2021 à l’Université Paris 2, à l’invitation de plusieurs associations. Elle appelle le gouvernement français à soutenir la libération d’Assange, au nom des services que lui a rendu Wikileaks – qui a notamment révélé les pratiques d’espionnage des agences américaines en France. Cette conférence s’est déroulée en compagnie d’Antoine Vey, avocat de Wikileaks, et a été modérée par Vincent Ortiz, rédacteur en chef adjoint du Vent Se Lève.

La cour en charge du cas Assange aux États-Unis est localisée dans la ville d’Alexandria en Virginie. Pourquoi à Alexandria ? Parce que toutes les agences de renseignement y ont leur quartier général. Cette cour se trouve à moins de 30 kilomètres du quartier général de la CIA. C’est essentiellement une cour de sécurité nationale. Aucune personne accusée d’avoir violé la sécurité nationale du pays n’y a jamais gagné un seul procès.

Un procès dont l’issue est connue d’avance

Accusé au nom de l’espionage act, qui a une portée très large, Julian Assange n’aurait aucun moyen de se défendre [ndlr : voté en 1917, l’espionage act avait pour but de combattre les opposants à la politique étrangère des États-Unis, dans un contexte de guerre. Sa compatibilité avec le premier amendement a fait l’objet de nombreux débats]. Il ne pourrait parler ni des motifs de publication des documents, ni de leur contenu. Tous ces arguments seraient hors de propos : on a affaire à une infraction de responsabilité absolue. « Avez-vous reçu ces documents ? Oui. Possédez-vous ces documents ? Oui. Avez-vous publié ces documents ? Oui » : avec l’espionage act, il est coupable avant même d’avoir été jugé. Et il risque une peine de 175 ans de prison.

Pour couronner le tout, du fait qu’il ne soit pas Américain, Julian Assange ne serait pas protégé par le premier amendement – que l’espionage act rend de toutes manières caduc. Il ne pourrait pas l’invoquer en sa faveur. Aucune personne non-Américaine extradée aux États-Unis ne possède de droits relatifs à la liberté de la presse s’il tombe sous le coup de l’espionage act. Comment organiserions-nous sa défense s’il était extradé ? Je n’en sais rien. Il n’y aurait aucune défense à monter.

L’affaire Assange crée un précédent

La persécution d’Assange menace la pérennité d’un ordre mondial basé sur le droit international. Le rapporteur spécial des Nations-Unies sur la torture, Nills Melzer, a été très clair. Il a mené une enquête et a conclu au fait qu’Assange a été confronté à de la torture psychologique. Le groupe de travail de l’ONU sur les détentions arbitraires a rendu un rapport en 2016 concluant au fait que Julian Assange était illégalement détenu dans l’ambassade d’Équateur. De nombreuses autres personnalités de l’ONU ont rendu des conclusions similaires et appelé à la fin de sa persécution.

© Anastasia Léauté

Que les États-Unis et le Royaume-Uni montrent un tel mépris pour les Nations-Unies menace l’intégrité d’un système international basé sur les Droits de l’homme.

Observez ce qui s’est produit en Biélorussie [ndlr : en mai 2021, un avion était détourné sur ordre du gouvernement d’Alexandre Loukachenko, visant à l’arrestation d’un opposant biélorusse]. C’est la conséquence lointaine d’une fracturation de l’ordre internationale à laquelle ont contribué les États-Unis. En 2013, ils avaient ordonné l’interception de l’avion d’Evo Morales, président bolivien [ndlr : voyageant de Russie vers la Bolivie, l’ex-président Evo Morales s’était vu refuser une escale en France, en Italie ou en Espagne. Une rumeur voulait qu’Edward Snowden ait été à bord de son avion, et accepter qu’il fasse escale dans ces pays aurait été un signe de défiance à l’égard des États-Unis]. Ce faisant, ils ont institué une norme qui est à présent prise pour référence par d’autres.

De même, l’affaire Assange crée un précédent. Observez la manière dont le premier ministre chinois et le président d’Azerbaïdjan utilisent ce cas pour justifier leur violation des droits de l’homme – puisque le monde entier les viole, pourquoi se priver ? [ndlr : dans une interview avec une journaliste britannique devenue virale, le président azéri avait répondu à une question concernant la liberté d’expression dans son pays en évoquant l’affaire Assange]. Les gouvernements non-occidentaux voient dans le cas Assange un blanc-seing pour justifier leurs pratiques répressives à l’égard des journalistes.

Le système américain offre des garanties particulièrement fortes concernant la liberté de la presse en comparaison du reste du monde. Le premier amendement est l’équivalent d’un étalon-or pour la liberté de la presse et d’expression. Avec cette mise en accusation, le premier amendement serait mis en danger. Cela aurait un impact profond sur la culture politique des États-Unis et du monde occidental – si une telle chose se produit aux États-Unis, d’autres suivront.

Un journaliste face au durcissement de l’administration américaine

Julian Assange est persécuté parce qu’il a dénoncé des crimes. Il ne faut pas avoir peur de parler de persécution politique. Si vous enleviez les drapeaux des pays concernés, que vous transposiez le cas Assange dans d’autres pays, tout le monde emploierait ces mots : prisonnier d’opinion, prisonnier politique, prisonnier pour avoir dénoncé des crimes d‘État, etc.

Revenons sur le contexte de sa mise en accusation.

Les États-Unis ont lancé une enquête sur Julian Assange en 2010, suite aux publications de Wikileaks relatifs aux États-Unis. Il faut rappeler leur nature : ces documents concernent la guerre en Irak, la guerre en Afghanistan, ou le fonctionnement de Guantanamo. D’autres révèlent le contenu des câbles du Département d’État. D’autres encore concernent les règles d’engagement, c’est-à-dire relatives à l’emploi de la force armée dans des théâtres de guerre. Ces documents sont la preuve vivante de crimes commis par l’armée américaine.

L’administration Obama a enquêté : un grand jury a été formé, une équipe d’investigation a été mise en place, ainsi qu’une task force dédiée à Wikileaks constituée de centaines de personnes. Après la mise en accusation de Chelsea Manning, condamnée à 39 ans de prison pour avoir été la source de Wikileaks, l’administration Obama, ayant examiné le résultat de ses enquêtes, en a conclu qu’Assange agissait de manière totalement conforme à n’importe quel acteur journalistique. C’est la raison pour laquelle ils ont laissé tomber l’accusation : aucune charge concluante ne pouvait être soulevée contre lui.

© Anastasia Léauté

Que s’est-il passé sous l’administration Trump ? Des relations hostiles se sont développées entre la presse et l’administration Trump. Celle-ci voyait dans l’arme judiciaire le moyen de limiter le pouvoir de la presse. Dans le même temps, Wikileaks publiait Bolt 7,des documents secrets à propos de la CIA, qui constituent la plus grande fuite de l’histoire de l’institution. Alors que Trump entrait dans le bureau ovale, Mike Pompeo était nommé directeur de la CIA. Il a prononcé un discours annonçant qu’il allait réduire Wikileaks au silence. Mike Pompeo est par la suite devenu secrétaire d’État, tandis que le Département de la justice subissait l’influence de la CIA et de la Maison blanche. Il a été l’objet de pressions visant à aboutir à la mise en accusation de Wikileaks. Voilà la signification de cette mise en accusation.

L’État américain, prisonnier de ses agences de renseignement ?

Joe Biden fait face à un choix politique. Aucun État n’est monolithique. Il y a des contradictions au sein même de l’État américain, de ses ministères, de ses agences. Lorsqu’Assange a été mis en accusation, plusieurs procureurs du Department of Justice ont demandé à être relevés de leurs fonctions parce qu’ils ne l’approuvaient pas. Des acteurs clefs au sein de l’État américain se sont opposés et s’opposent à la mise en accusation d’Assange. Certains le font au nom de motifs politiques. D’autres – ce fut le cas de Barack Obama – sont effrayés par les conséquences à long terme que pourrait avoir la mise en accusation d’Assange. D’autres enfin, au sein du secteur de l’espionnage et de la sécurité nationale, sont au contraire farouchement en faveur de son incarcération – en partie parce que Julian Assange a dénoncé les méthodes de la CIA et des agences de renseignement.

Rappelez-vous des révélations récentes, selon lesquelles les services secrets du Danemark coopéraient avec la CIA pour espionner les chefs d’État européens… et même leur propre gouvernement ! Elles disent assez du pouvoir de ces agences. Souvenez-vous des révélations de Wikileaks, qui nous ont appris que la NSA espionnait directement espionné Nicolas Sarkozy, Jacques Chirac et François Hollande. À l’époque, les États-Unis se sont excusés auprès de François Hollande et ont promis de ne pas recommencer… Mais en 2017, Wikileaks a publié de nouveaux documents, établissant que la CIA avait infiltré les principaux partis politiques français – pas seulement à l’aide de piratages, mais avec des agents humains. Des espions américains ont littéralement infiltré les partis politiques français. Avec de telles révélations, ces agences ne peuvent qu’être hostiles à Wikileaks. Bien sûr, l’État américain n’est pas seulement constitué de ces agences. Les valeurs démocratiques et l’idéal de séparation des pouvoirs sont également des valeurs profondément ancrées. Aujourd’hui, cependant, les agences de renseignement ont la main haute. Elles sont parvenues à instrumentaliser et à politiser la loi afin de persécuter un journaliste qui a mis à nu leurs pratiques.

« C’est à Paris que Julian Assange a fondé Wikileaks ; la France doit agir pour sa libération »

La solution la plus optimiste que l’on pourrait envisager serait un abandon pur et simple des poursuites sur ordre de Joe Biden. Ce n’est pas impensable, car il y a un immense mouvement de pression aux États-Unis au sein des organisations journalistiques et de défense des Droits de l’homme. Ce serait un retour à la politique d’Obama, visant à ne pas criminaliser les journalistes et le journalisme.

La France pourrait agir. Elle pourrait faire quelque chose de très simple – et aucun cas suffisante, mais immédiatement réalisable – : envoyer des observateurs internationaux aux audiences du procès d’extradition. L’Allemagne le fait, ainsi que le Parlement européen. Envoyer des observateurs internationaux enverrait un signal aux États-Unis et au Royaume-Uni.

L’affaire Assange concerne la liberté de la presse et le droit de savoir du public. En France, elle concerne les droits de l’homme, la démocratie et la souveraineté. Julian Assange a vécu en France pendant trois ans. C’est dans ce pays qu’il a fondé Wikileaks. La France, pays leader en Europe, devrait agir en activant tous les leviers possibles pour la libération de Julian Assange.

25.03.2024 à 20:42

Avant les mollahs, quand l’Iran était au bord d’une révolution socialiste

Soraya Nouri

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À lire la presse financière, l’Iran est un enfer pour investisseurs étrangers. Selon l’Economic Freedom Index, élaboré par le Wall Street Journal et la très libérale Heritage Foundation, il est le huitième pays le moins libre au monde. Jusqu’à récemment, le représentant américain pour l’Iran qualifiait ce pays de « théocratie marxiste ». Si ces affirmations correspondent […]
Texte intégral (1923 mots)

À lire la presse financière, l’Iran est un enfer pour investisseurs étrangers. Selon l’Economic Freedom Index, élaboré par le Wall Street Journal et la très libérale Heritage Foundation, il est le huitième pays le moins libre au monde. Jusqu’à récemment, le représentant américain pour l’Iran qualifiait ce pays de « théocratie marxiste ». Si ces affirmations correspondent bien peu à la réalité de l’économie iranienne – qui va de privatisations en libéralisations -, elles touchent juste sur un point : le régime actuel est issu d’une révolution qui compte parmi les plus radicales du Moyen-Orient. À la fin des années 1970, l’Iran semblait proche de basculer vers un modèle socialiste. Retour sur cet épisode oublié, mis en lumière par Iran on the Brink – Rising Workers and Threats of War, co-écrit par Shora Esmailian et Andreas Malm en 2007.

Avant ses analyses éco-marxistes, on doit à Andreas Malm un ouvrage éclairant sur la société iranienne, co-écrit avec Shora Esmailian, écrivaine et journaliste. Dix-sept ans plus tard, il n’a rien perdu de son actualité, et offre des clefs pour comprendre la réalité hybride vécue par les Iraniens. Et d’abord, l’onde de choc de la révolution de 1979.

Dictature de la classe « compradore »

Avec une approche d’économie politique, l’ouvrage analyse la nature de classe du régime de Mohammed Rêza « Shah » Pahlavi (1941-1979). Après une brève poussée démocratique, un coup d’État le rétablit dans ses prérogatives autocratiques en 1953. L’État iranien prend alors les traits d’une dictature patronale, obnubilé par la répression des grèves, des vestiges de syndicats et des membres du « Parti du peuple » (Toudeh, marxiste et inféodé à l’URSS), retranchés dans la clandestinité.

Un exode rural jette des millions d’Iraniens dans les banlieues des grandes villes. Ils viennent grossir les rangs d’un sous-prolétariat acculé à la misère la plus extrême, et d’un prolétariat privé de tout moyen d’expression, dont la journée de travail s’étend de dix à douze heures.

Sur le plan régional, l’Iran joue le rôle de « gendarme des États-Unis ». La « doctrine Nixon », qui impulse un désengagement militaire progressif du Moyen-Orient, implique de confier à des alliés le soin de défendre les intérêts américains. Au nombre de ces « États-clients », on trouve Israël, l’Arabie saoudite et surtout l’Iran. À l’acmé de ce processus, celui-ci consacre pas moins de dix milliards de dollars à son budget de Défense, essentiellement dédiés à l’achat de matériel produit à Washington. Et l’Iran surpasse alors tous les autres pays combinés du Moyen-Orient en matière d’assistance militaire américaine1.

La révolution de 1979 a été suffisamment radicale pour imprimer sa marque sur les décennies suivantes. Ce, malgré le démantèlement méthodique dont elle a fait l’objet par les clercs.

Malm et Esmailian recourent à la distinction marxiste entre une classe dominante « nationale » (qui exploite les travailleurs dans son propre intérêt) et une classe dominante « compradore » (qui les exploite au profit de l’accumulation d’une bourgeoisie étrangère). La bourgeoisie iranienne possède tous les aspects d’une classe « compradore », qui affiche avec ostentation son amour de la modernité libérale. Les mollahs, qui deviennent la principale opposition tolérée du régime, ne manqueront pas de l’exploiter…

1979 : la plus grande révolution de travailleurs du Moyen-Orient ?

À tous égards, la révolution de 1979 fait figure d’énigme. À son pic, dix millions d’Iraniens ont participé à des grèves ou des protestations contre le « Shah » – un chiffre d’autant plus remarquable que les syndicats étaient interdits par la loi, au même titre que tout mouvement socialiste ou communiste qui aurait pu contribuer à organiser les travailleurs. Aujourd’hui encore, on tend à en sous-estimer l’ampleur de cet événement – lorsqu’il n’est pas réduite à un soulèvement religieux téléguidé par l’Ayatollah Khomeini.

Malm et Esmailian en rappellent la nature : il s’agit probablement du soulèvement de travailleurs le plus massif de l’histoire du Moyen-Orient. Et lorsque le « Shah » est renversé, l’Iran semble sur le point de basculer vers un système socialiste. Tandis que les fortunes liées au régime s’exilent en Occident, les travailleurs prennent leur outil de production en main. L’ampleur de cette expérience auto-gestionnaire permet d’expliquer pourquoi, un temps, les États-Unis ont pu considérer les clercs iraniens et l’Ayatollah Khomeini lui-même comme des facteurs de stabilisation du pays2.

Mais dans un premier temps, le gouvernement dirigé par Khomeini doit prendre en compte les revendications exprimées par les travailleurs. Il ne peut qu’avaliser l’expropriation des cinquante familles les plus riches du pays. Et la mise sous tutelle de l’État de 80% des grosses unités de production (toute entreprise dont la taille dépasse celle d’un « bazar »).

La radicalité de cette révolution permet de comprendre la success story iranienne en matière d’industrialisation. Alors que le monde entier s’ouvre au libre-échange et les privatisations, l’Iran, à contre-courant, réactive les politiques « d’industrialisation par substitution aux importations », dominantes quelques décennies plus tôt. Elles consistent à mêler une forme de protectionnisme avec des investissements étatiques massifs, destinés à subventionner les secteurs mis à l’abri de la production étrangère. Avec des résultats impressionnants, donc Malm et Esmailian fournissent des détails chiffrés.

Aussi comprend-on la ferveur suscitée par la jeune République islamique auprès d’une partie de la population iranienne, qui a vu son niveau de vie s’accroître dans des proportions considérables, et a retrouvé sa fierté nationale. On comprend également pourquoi elle s’est autant mobilisée face à l’agression irakienne menée par Saddam Hussein, soutenu par les États-Unis…

Longue agonie thermidorienne

La révolution de 1979 a été suffisamment radicale pour imprimer sa marque sur les décennies suivantes. L’Iran lui doit encore quelques vestiges d’un modèle social un peu moins écorné par le néolibéralisme, et une base industrielle qui n’a pas à rougir face à celle de ses voisins. Ce, malgré le démantèlement méthodique dont elle a fait l’objet par le nouveau pouvoir.

Malm et Esmailian détaillent ce long moment thermidorien. Les « conseils » de salariés, mis en place sous la révolution pour exercer une gestion démocratique des outils de production, deviennent des outils de supervision aux ordres du régime. La militarisation du pays durant la guerre avec l’Irak sert de prétexte pour réaffirmer l’autorité patronale.

Par la suite, l’ouverture – contrôlée – du régime aux capitaux étrangers, dans les années 1990, ne fait qu’accroître cette tendance. Si elle permet à l’économie iranienne de capter des technologies étrangères, et de poursuivre son entreprise d’industrialisation et de modernisation, elle enterre davantage encore les promesses de la révolution de 1979.

Tout au long du livre de Malm et d’Esmailian, affleurent deux idées aussi stimulantes que contestables. La première met en exergue les ressources pétrolières majeures de l’Iran, et la crainte du « pic pétrolier » qui agite les États-Unis. Sur cette base, Malm et Esmailian envisagent la possibilité d’un rapprochement à l’amiable des classes dominantes iranienne et américaine – celle-ci aurait intérêt à s’approprier la manne iranienne pour donner un sang neuf au capitalisme occidental. Près de deux décennies ont infirmé cette perspective. Le pic pétrolier préoccupe-t-il moins les élites américaines que ce qu’affirment Malm et Esmailian ? D’autres causes plus prégnant expliquent-elles le maintien des tensions avec l’Iran (notamment le lobbying des acteurs de l’industrie de Défense américaine) ?

La seconde concerne l’islamisme. Les auteurs appellent, avec raison, à ne pas réduire la dimension religieuse de la Révolution à une forme d’obscurantisme (posture qui empêche de comprendre pourquoi des millions d’Iraniens ont pu adhérer un projet théologico-politique). Ils mettent en exergue sa dimension sociale et politique : le chiisme incarné par l’Ayatollah Khomeini portait – rhétoriquement – la promesse d’un monde plus juste. On peut approuver ce constat, et en même temps regretter qu’une analyse plus approfondie du rôle de la religion dans le processus révolutionnaire n’ait pas été effectuée. Si la vision du monde théocratique des mollahs a pu incorporer des demandes de justice sociale venant du bas, n’était-elle pas intrinsèquement réactionnaire ? Et la popularité de l’Ayatollah Khomeini – principale figure d’opposition au « Shah » – parmi les acteurs de la révolution, ne présageait-elle pas, depuis le début, de l’échec de celle-ci ?

Notes :

1 On se reportera utilement à l’ouvrage récent de Yann Richard Le Grand Satan, le Shah et l’Imam (French Edition, 2022), qui égrène les archives iraniennes et américaines et revient en détails sur les relations diplomatiques secrètes de ces deux pays sous le « Shah ».

2 Autre élément mis en exergue par Yann Richard. Il rappelle que lors d’un entretien informel, Mahdi Bazargan, premier ministre de l’Ayatollah Khomeini, avait assuré que l’islamisme de la révolution n’était « pas anti-occidental ». Et que la CIA prévoyait un scénario (think the unthinkable) dans lequel les États-Unis s’accommoderaient de la sur la jeune République islamique du fait de son anti-communisme.

24.03.2024 à 15:11

En Suisse, le choix de relever le montant des pensions, pas l’âge de départ à la retraite

Chris Kelley

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Les syndicats suisses ont remporté un référendum national sur la revalorisation des pensions de retraite, neutralisant au passage une proposition adverse dont le but était de reculer l’âge de départ à la retraite. Le vote reflète une division évidente entre les classes sociales, les électeurs les moins rémunérés et les moins éduqués étant passé outre […]
Texte intégral (2767 mots)

Les syndicats suisses ont remporté un référendum national sur la revalorisation des pensions de retraite, neutralisant au passage une proposition adverse dont le but était de reculer l’âge de départ à la retraite. Le vote reflète une division évidente entre les classes sociales, les électeurs les moins rémunérés et les moins éduqués étant passé outre les menaces brandies par les dirigeants d’entreprises. Par Chris Kelley, traduction Piera Simon-Chaix [1].

Jakob Hauri, un agent d’entretien à la retraite, ne mâche pas ses mots : « Ces ministres qui partent à la retraite avec une pension de 20 000 francs [suisses] par mois ont perdu toute notion du quotidien des travailleurs normaux. » Au milieu des quelque 500 retraités rassemblés sur la Place fédérale de Berne, la capitale suisse, Hauri évoque une lettre rédigée par trois anciens ministres et envoyée à des milliers de foyers pour demander aux votants de rejeter une proposition « dangereuse » des syndicats relative à la revalorisation des pensions à proportion de la hausse du coût de la vie. Cet incident a constitué l’acmé de ce que des observateurs ont déjà catégorisé comme l’un des votes les plus controversés de l’histoire suisse.

Par le biais d’une « initiative populaire », les citoyens ou les organisations politiques suisses peuvent demander l’organisation d’un vote national sur n’importe quel sujet, sous réserve de récolter les signatures d’au moins 100 000 citoyens adultes. Le 3 mars dernier, les votants suisses se sont rendus aux urnes pour se prononcer sur deux initiatives liées, mais distinctes. L’une était proposée par l’aile de la jeunesse du Parti libéral de centre droit, avec pour ambition de reculer l’âge de départ à la retraite, tout d’abord de 65 à 66 ans, puis en fonction de l’espérance de vie moyenne.

L’autre proposition se situait diamétralement à l’opposé : plutôt que de reculer l’âge de départ, l’initiative de l’Union syndicale suisse proposait d’augmenter les pensions et tout particulièrement d’instituer un « treizième mois de pension » analogue au salaire mensuel supplémentaire inscrit dans la plupart des conventions collectives et souvent versé à la fin de chaque année civile.

Si la collecte des signatures nécessaires n’est pas un obstacle infranchissable pour les acteurs politiques établis, les initiatives sont quant à elles rarement validées, ce qui contribue à forger la réputation d’une Suisse caractérisée par la lenteur de ses évolutions politiques. Dans toute l’histoire suisse, seules 26 initiatives populaires sur plus de 200 ont été intégrées à la législation, et les initiatives progressistes se comptent sur les doigts d’une main. Il semblait improbable que le programme syndical de revalorisation des pensions puisse être validé et de prime abord, l’establishment politique s’est peu inquiété. L’exécutif national, constitué du Parlement, majoritairement à droite, et du Conseil fédéral multipartite, a négligé d’introduire une contre-proposition, une stratégie habituellement utilisée pour saper les initiatives en proposant aux votants une « option modérée ».

L’attaque et la défense

Le mouvement syndical a dû faire preuve de stratégie pour à la fois remporter un vote majoritaire et battre en brèche la proposition des libéraux de reculer l’âge de départ. Même si l’initiative réactionnaire des libéraux constituait une menace, elle ne bénéficiait que d’une faible popularité dans les sondages. En partie pour cette raison, les syndicats ont décidé d’axer en priorité leur campagne sur leur propre proposition d’un versement de pension supplémentaire.

Les syndicats ont utilisé un vocabulaire de « solidarité du bon sens » et de populisme économique, intégrant la question dans le cadre des biens communs. Se refusant de manière générale à mettre l’accent sur des groupes démographiques ou des identités spécifiques, leur rhétorique s’est concentrée sur le fait que tout un chacun, riches exceptés, aurait à gagner à leur proposition.

Le potentiel de popularité d’une telle approche n’a pas échappé aux observateurs, même parmi ceux dépourvus d’affinités avec la gauche. Comme l’a fait remarquer le politologue Michael Hermann juste avant le vote, « si [l’initiative pour un versement de pension supplémentaire] est validée, cela indiquerait que le populisme de gauche [du président de l’Union syndicale Pierre-Yves] Maillard, qui est également critique vis-à-vis de l’Union européenne, est presque aussi puissant aujourd’hui que le populisme néolibéral de l’Union démocratique du centre [de la droite conservatrice]. »

À la surprise générale, et même de celle des représentants syndicaux, une campagne remarquable par son ampleur et son investissement du terrain a commencé à prendre forme. La proposition avait visiblement touché une corde sensible. Une sorte dynamique s’est mis en branle, avec des syndicalistes présents sur les marchés pour distribuer des prospectus, des manifestations organisées en toute hâte, voire des permanences assurées lors d’événements sportifs locaux tels que des matchs de hockey.

En ce qui concernait le budget de la campagne, les opposants aux syndicats avaient clairement l’avantage. Au début de l’année, l’Union syndicale suisse, en comptant les contributions des sociaux-démocrates, déclarait pouvoir y allouer un peu plus de 1,5 million de francs [suisses]. Le camp opposé, mené par Économie suisse – organisation parapluie regroupant les grandes entreprises et soutenue par l’Union patronale suisse – indiquait disposer d’un budget de plus de 3,5 millions.

Cependant, en dépit de son financement comparativement plus important, la campagne des opposants aux syndicats s’est avérée à la fois maladroite, dépourvue d’entrain et émaillée de bévues. Le fait que toutes les personnes défendant publiquement cette proposition soient des dirigeants d’entreprise ou des personnalités politiques à la retraite disposant de pensions conséquentes (financées par les contribuables) contrastait clairement avec le populisme économique sur lequel tablaient les organisations syndicales.

Tout en se concentrant sur sa propre initiative, la campagne du mouvement syndical n’a pas fermé les yeux sur la tentative du Parti libéral de reculer l’âge de départ à la retraite. Il s’agissait non seulement d’éviter les mauvaises surprises le jour du scrutin, mais également de souligner stratégiquement les défaillances de l’autre proposition pour précisément s’appuyer sur son impopularité manifeste. Convaincus que pour remporter le vote sur la revalorisation des pensions, il s’agissait moins de convaincre les votants, déjà largement conquis, que de persuader les gens d’aller voter, les syndicats ont cherché à exploiter la colère ressentie par de nombreux travailleurs à l’idée de devoir rester plus longtemps en activité.

Cette colère était particulièrement prononcée chez les cols bleus de l’industrie les mieux organisés, par exemple dans le secteur du bâtiment, et n’est allée qu’en s’accentuant avec les déclarations publiques de personnes comme Chistoph Mäder, un riche homme d’affaires président de l’organisme Économiesuisse susmentionné, qui a déclaré avec impudence qu’il travaillerait lui-même volontiers jusqu’à 70 ans et qu’il ne voyait pas où était le problème.

Alignement de classe

Le jour du vote enfin arrivé, le 3 mars, les premières estimations ont suffi à envoyer une onde de choc à travers l’ensemble du paysage politique. Au fil du dépouillement, il est devenu de plus en plus évident qu’en dépit de tous les pronostics, l’union syndicale avait gagné haut la main. La proposition du parti libéral de reculer l’âge de départ n’a pas passé la barre des urnes, avec 75 % d’abstention, tandis que la proposition des syndicats d’augmenter les pensions bénéficiait de 58 % de votes favorables. C’était la première fois, dans toute l’histoire suisse, que les syndicats, ou d’ailleurs tout autre acteur politique, remportaient une votation pour une initiative populaire visant à l’extension de l’état-providence.

Les grandes entreprises et la droite étaient blêmes. Visiblement peu habituées à l’échec, des personnalités publiques telles que la présidente de la direction d’Économiesuisse, Monika Rühl, a accusé les votants de ne se « préoccuper que d’eux-mêmes ». L’importance du vote n’a pas échappé aux pays voisins, et des partisans bien connus de la gauche, de Gregor Gysi à Sahra Wagenknecht, ont appelé à une décision similaire en Allemagne.

Au-delà de la votation populaire, le véritable séisme politique s’est peut-être joué sous la surface. En effet, malgré des médias mainstream extrêmement hostiles et un appel de tous les partis, à l’exception des Socio-démocrates et des Verts, à rejeter l’augmentation des pensions, les syndicats sont clairement parvenus à transcender les lignes partisanes.

Même si théoriquement, les partis de gauche cumulent actuellement 29 % des votes au niveau national, près de deux fois plus de votants ont soutenu ce projet clairement progressiste. De fait, des sondages représentatifs effectués suite au vote ont montré qu’un nombre important de personnes qui seraient normalement favorables aux partis de droite ont soutenu la proposition syndicale. De manière spectaculaire, les électeurs de l’Union démocratique du centre, à l’extrême-droite, ont voté à une claire majorité à l’encontre des indications de leurs dirigeants, choisissant de soutenir la revalorisation des pensions.

Où se trouve à présent la ligne de démarcation ? L’important groupe de médias suisse Tamedia s’est plongé au cœur de la question avec un article consacré aux sondages déjà mentionnés, intitulé : « Une victoire des pauvres sur les riches ». L’alignement des comportements de vote en fonction des classes sociales a en effet été remarquable : les probabilités de voter en faveur de l’augmentation de la pension se sont révélées proportionnelles aux revenus des personnes, et inversement. Simultanément, l’élection semble avoir échappé au schéma typique de la « brahmanisation », théorie selon laquelle les dernières décennies se caractérisent par une corrélation entre un soutien aux idées progressistes et des niveaux d’éducation élevée. Il y a bien eu corrélation, mais inverse : plus le niveau de diplôme d’une personne était élevé, moins elle était susceptible de soutenir la revalorisation des pensions, et réciproquement.

Le mouvement syndical devrait cependant être attentif à un signe d’avertissement, au demeurant peu surprenant eu égard au sujet : les plus jeunes votants se sont montrés plus sceptiques face à la proposition des syndicats. Cette question est particulièrement importante puisque le financement de la mesure doit encore être déterminé par le Parlement national, où la majorité de droite / centre droit pourrait tenter de faire reposer les coûts sur les épaules des travailleurs. Si les syndicats sont certainement au fait de ce risque, puisque l’augmentation des pensions faisait, et fait toujours, partie d’une campagne plus vaste visant à « augmenter les salaires, les pensions et le pouvoir d’achat », il s’agit d’une question à ne pas perdre de vue.

Les plaques tectoniques seraient-elles en train de s’ébranler ?

La réaction de panique de l’establishment face à la victoire électorale des travailleurs a une raison d’être. Le résultat de la votation s’apparente en effet à un événement de taille au sein d’un pays par ailleurs réputé pour se dérober face aux changements politiques brutaux. Même si les syndicats peuvent sans conteste se féliciter de l’efficacité de leur campagne, plusieurs indicateurs suggèrent qu’un changement plus profond pourrait être en train de se produire en cette période contemporaine de post-pandémie et d’inflation exacerbée.

Il y a moins de dix ans, les syndicats lançaient une proposition quasi identique, défaite par une majorité défavorable à 60 %. Aujourd’hui, leur victoire éclatante repose sur le ratio inverse. Et en 2014, une initiative syndicale visant à l’introduction d’un salaire minimum national n’a pas même obtenu 25 % des votes. Depuis lors, les syndicats ont non seulement lancé, mais également remporté, plusieurs votations populaires sur les salaires minimaux locaux dans un certain nombre de cantons (l’équivalent suisse des régions), y compris là où la proposition nationale avait été résolument rejetée à peine quelques années plus tôt. De même, une initiative soutenue par les syndicats avec pour but d’améliorer les conditions de travail, de rendre le système financier plus juste et de mieux former les professionnels du secteur de la santé a obtenu une majorité de voix en 2021, juste après le pic de la pandémie de COVID-19.

À quelques jours de la votation du 3 mars dernier sur les pensions, même le journal à tendance néolibérale NZZ remarquait que les votants se montraient de plus en plus favorables à des sujets pourtant explicitement rejetés à peine quelques années auparavant : « les Suisses se sont tournés vers la gauche et votent de plus en plus en fonction de leur portefeuille ». Cependant, l’article notait aussi que cette évolution ne s’est pas traduite par de meilleurs scores électoraux des partis de gauche, qui stagnent juste en dessous des 30 %.

Claude Longchamp, un politologue en vue en Suisse, fait une remarque similaire et opte même pour l’expression « mutation des conservateurs de gauche » pour décrire le « moment historique » que constitue la victoire syndicale en faveur de la revalorisation des pensions et la dynamique de vote quelque peu ambiguë dans laquelle elle s’inscrit. Longchamp suggère même que dans un avenir proche, les syndicats suisses pourraient se substituer aux partis et relayer la voix de ceux qui ne se sont jamais sentis représentés par les Socio-démocrates ou les Verts, perçus comme hyperprogressistes, ni par les partis de droite comme l’Union démocratique du centre, considérée comme faussement populiste et démagogique pour tout ce qui touche à la solidarité. Étant donné le système suisse de « démocratie directe » et ses instruments politiques que sont les initiatives populaires et les votations populaires, le mouvement syndical pourrait en effet, qu’il le veuille ou non, remplir un tel rôle, au moins à court terme.

Quoi qu’il en soit, les syndicats suisses auront du pain sur la planche dans les années à venir. Qu’il s’agisse des luttes qui se profilent dans le secteur du bâtiment, de l’organisation de l’encore chaotique secteur de la santé ou des votations populaires sur des questions qui concernent directement la classe laborieuse. Chacune de ces luttes sera différente, mais poursuivre l’élaboration d’une solidarité de bon sens sur les lieux de travail et lors des scrutins pourrait constituer un combo gagnant en cette période politique sans précédent.

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Swiss Voters Just Raised Pensions, Not the Pension Age ».

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