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17.09.2025 à 23:43

« Le calcul social à la chinoise existe déjà chez nous » – Entretien avec Hubert Guillaud

Simon Woillet
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Dans son dernier ouvrage intitulé "Les algorithmes contre la société", le journaliste Hubert Guillaud, spécialiste reconnu des enjeux politiques de la numérisation de notre société propose une réflexion saisissante sur les conséquences anti-démocratiques du développement des pratiques de "scoring" tous azimuths, pour le calcul des prix des biens vendus sur les plateformes privées, comme pour le calcul des droits aux prestations sociales. Il revient avec nous sur les risques majeurs impliqués par ces grandes transformations inapparentes et souvent laissées hors du champ de la délibération citoyenne ou du débat public. Propos recueillis par Audrey et Simon Woillet.
Texte intégral (5042 mots)

De quoi le développement tous azimuts du scoringpour le calcul des prestations sociales, pour le prix des biens sur les plateformes – est-il le nom ? Dans son dernier ouvrage Les algorithmes contre la société (La Fabrique, avril 2025), le journaliste Hubert Guillaud propose une réflexion sur ses conséquences anti-démocratiques. Il revient sur les risques impliqués par ces transformations invisibles, laissées hors du champ de la délibération citoyenne. Entretien par Audrey Woillet et Simon Woillet.

LVSL – L’une des promesses du numérique appliqué aux services publics est de créer davantage de transparence, d’automatiser la remontée d’informations, donc de favoriser une forme d’immédiateté entre le citoyen et l’administration. Vous montrez dans

Hubert Guillaud – Pour moi, le premier écueil, avant même celui de l’opacité, est cette croyance selon laquelle l’information circule et se produit toute seule, automatiquement. Les données seraient comme un liquide qui alimenterait une chaîne d’information fluide, cascade après cascade : un automatisme qui se suffirait à lui-même.

Prenez l’exemple de la CAF. Pour calculer les droits des allocataires, la CAF récupère des informations salariales transmises par les entreprises. Lorsqu’une entreprise remplit une fiche de paie, elle déclare, en amont, les montants qui ont été versés. Ces données basculent ensuite dans des bases utilisées par la CAF, qui calcule alors les droits des allocataires. On a alors l’impression que tout s’enchaîne magiquement. Mais ce n’est pas si simple.

D’abord, il n’y a pas de date de référence unique. Certaines entreprises paient leurs salariés le 25 ou le 28, d’autres le 2, 3, 10 ou 15 du mois. Il y a des effets rétroactifs : les tickets restaurants, certaines mutuelles, sont souvent régularisés le mois suivant. Il est donc illusoire de croire qu’au 30 du mois, on connaît précisément les revenus d’un foyer, et que cela permet de calculer automatiquement les aides auxquelles il a droit. L’ingénieur qui conçoit ces systèmes part souvent du cas moyen d’une personne mariée avec deux enfants et un salaire fixe chaque mois. Ce cas est stable, et donc les calculs fonctionnent bien. Mais il ne reflète pas la diversité des situations.

Pour tous les autres – contrats précaires, emplois discontinus, changements fréquents – le système dysfonctionne. Et c’est ce qui se passe à la CAF. On parle d’un « score de risque de fraude », mais le mot « fraude » est trompeur. Il s’agit en réalité de problèmes d’indus. Un mois, la personne reçoit trop, le mois suivant, elle reçoit moins, ou doit rembourser. Ce ne sont pas des fraudes, ce sont des erreurs d’appariement dans cette prétendue fluidification de l’information. Avant même la question de la transparence ou de l’opacité, il y a ce mythe d’une information parfaite.

C’est la même chose dans le domaine médical. On imagine que les analyses sanguines seraient disponibles en temps réel, parfaitement exploitables. Mais une analyse seule ne dit rien. Il faut la comparer à d’autres, à des moyennes, à des éléments de contexte. Il ne suffit pas d’un flux d’informations parfait.

Ensuite, il y a effectivement le mythe de la transparence des calculs. La « loi pour une République numérique » de 2016 stipule que les calculs doivent être transparents, compréhensibles, explicables aux citoyens. Pour imposer la transparence, il faudrait exiger que les acteurs publient certains types d’informations dont nous ne disposons pas publiquement aujourd’hui, comme les données brutes. Or, ce qu’on demande aujourd’hui aux entreprises, c’est de publier des rapports d’analyse, pas les données brutes. Et sans données brutes, on n’a pas l’information réelle.

On n’a que ce que les entreprises choisissent d’interpréter. La « loi pour une République numérique » voulait imposer une transparence des scores. Dès qu’un score est produit, il doit être justifié, expliqué. Le droit européen prévoit également des exigences de transparence importantes. Par exemple, une banque, dans l’Union européenne, qui refuse un prêt, doit expliquer pourquoi. Mais, dans les faits, ces explications sont souvent vagues, peu informatives. La transparence de l’information est loin d’être garantie, et celle des calculs encore moins. On essaie pourtant de plaider pour un meilleur accès à ces données.

De nombreux chercheurs et institutions réclament de connaître les jeux de données d’entraînement des moteurs d’intelligence artificielle, pour identifier les biais, les sources et les paramètres visés. Notamment à travers l’accès aux méthodologies de collecte, nettoyage, annotation et traitement de ces données « brutes ». Mais ces demandes restent lettre morte. On ne sait donc pas vraiment ce qui se cache derrière une partie essentielle de l’entraînement des grands modèles de langage. Officiellement, ces bases de données restent inaccessibles.

C’est la même chose pour les modalités de calcul et de modération de ces systèmes. Tout est opaque. Ces calculs sont devenus des leviers de pouvoir majeurs. Et cette opacité se retrouve aussi dans les administrations publiques, qui calculent des droits pour les citoyens sans dévoiler ni les données utilisées, ni les méthodes de calcul. Et évidemment, cette exigence de transparence ne concerne pas seulement les services publics.

Les refus de prêts, les pratiques assurantielles, la « débancarisation » sont des enjeux à fort impact social, qui devraient eux aussi être publics, transparents et régulés. Les services à impact social devraient rendre publiques leurs données et transparentes leurs modalités de traitement et de score.

LVSL – Quels sont les implications politiques de la généralisation des mécanismes de scoring ?

HG – Tous ces systèmes de calcul – logiciels, programmes, algorithmes, intelligences artificielles – ont pour but, lorsqu’ils s’intéressent aux questions sociales, de trier, scorer et appareiller. Trier, c’est distinguer, discriminer des individus, des populations, des biens, etc. Scorer, c’est attribuer une note, un score aux choses, pour pouvoir ensuite les différencier.

Par exemple, aujourd’hui, l’attribution d’une greffe de rein passe par un score calculé selon de nombreux critères médicaux, sociodémographiques, etc., qui permet de départager deux candidats à la greffe. Appareiller, c’est relier deux éléments scorés : un étudiant et une formation, par exemple. L’étudiant est scoré, la formation aussi, et on les fait se correspondre. L’essence même du calcul, c’est de produire des scores.

Il faut comprendre que toute la démarche du calcul social, le scoring à la chinoise, existe déjà chez nous. C’est la manière dont fonctionnent les banques, les assurances, etc. Elles produisent des statistiques et des métriques globales pour comprendre les risques, et des métriques individualisées pour adapter leurs services à chacun.

Avec le numérique, le but est de produire des scores. Un CV que vous envoyez à une entreprise est d’abord lu par une machine. Il est analysé, scoré, selon les mots utilisés, leur tonalité, leur adéquation avec ceux de l’annonce…

LVSL – Avec ce paradoxe que, tout en se réclamant de l’État de droit, on se retrouve avec un système plus opaque que le modèle chinois, en un sens. Chez nous, la transparence est absente pour le citoyen, pour l’usager.

HG – Effectivement, les services publics n’ont pas toujours été exemplaires. Cela dit, il existe dans la fonction publique une culture de la transparence et de l’accès à l’information, avec par exemple le droit d’accès aux documents administratifs via les demandes CADA. Mais ces règles sont mises à mal par la généralisation des systèmes de calcul. L’informatisation a été faite par couches successives, et elle devient aujourd’hui très difficile à maîtriser.

Quand des citoyens sont obligés de saisir le Conseil d’État pour obtenir les modalités de calcul du score de risque à la CAF, on voit bien qu’il y a une tension. Ces systèmes, en produisant des scores, et donc par nature des discriminations, deviennent embarrassants pour les administrations. Parce que si l’on regarde de près comment ces scores sont construits, on s’aperçoit très vite qu’ils sont massivement défaillants.

Prenons le cas de la CAF. Pour établir un score de risque, on prend un panel d’utilisateurs et on calcule à partir de toutes les données disponibles. Par exemple, l’un des facteurs de risque pris en compte peut être… le simple fait de consulter son espace personnel CAF pour vérifier si un paiement a été reçu. Ce comportement devient un indicateur de risque. Ce n’est possible que parce qu’ils ont accès à toutes les données. Mais ce n’est pas un vrai facteur de risque ! C’est juste un comportement normal de quelqu’un en difficulté financière. Ce genre de dérive montre à quel point ces systèmes sont biaisés.

LVSL – Les données sont aussi une mine d’or pour les entreprises qui les revendent pour faire grimper les prix des contrats d’assurance par exemple. En quoi est-ce un enjeu à la fois économique et démocratique ?

HG – L’exemple que vous citez, c’est celui d’une enquête du New York Times. Ils ont montré comment des applications très simples, comme une lampe torche sur smartphone, collectent en fait des données sur la conduite des gens. Parce qu’elle reste active et utilise le GPS, l’application peut savoir où vous allez, si vous conduisez vite ou non… Toutes sortes d’informations. Ces données sont ensuite revendues. Le modèle économique de l’appli, ce n’est pas de vous vendre une lampe torche à 2 euros, c’est de monétiser les données collectées.

Et ces données atterrissent chez des assureurs. Ces derniers les achètent à des courtiers en données, qui agrègent des millions de profils. Ensuite, ils les font « parler » à l’aide de systèmes d’analyse sophistiqués. Résultat : les assureurs peuvent identifier certains profils à risque et majorer les primes d’assurance. Ça va rarement dans l’autre sens, on ne vous réduit pas la prime. Vos données personnelles, qu’on le veuille ou non, ne restent pas dans vos applications. Elles circulent. Les GAFAM les collectent, mais pas seulement : des sites publics aussi.

Aujourd’hui payez-vous le même prix que votre voisin pour un produit similaire sur Amazon ? Visiblement non

Et ces données permettent à certains acteurs économiques de tirer un avantage. Cela a un impact démocratique, bien sûr. Parce que les citoyens ne savent pas que toutes ces données s’échappent. Ils n’ont pas conscience que derrière une simple lampe torche, un système de collecte et de revente est en place. La précision, l’ampleur, la portée de ce que ces données permettent… ça échappe au grand public. Et c’est voulu : tout est fait pour qu’on ne sache pas. Le problème est double : économique, car ces données servent à fixer les prix, et démocratique, parce qu’on perd le contrôle sur nos informations. On commence à voir des effets très concrets, même sur des applications comme celle de McDonald’s.

Aux États-Unis, l’application peut utiliser vos données – y compris bancaires – pour ajuster le prix des menus en fonction, par exemple, de la date où vous recevez votre salaire. Par inférence, ils devinent que vous venez d’être payé, donc les prix augmentent ce jour-là. Rétroactivement, l’application va pouvoir modifier ses prix. Votre sandwich ne va pas soudainement coûter 40 dollars, mais il peut augmenter de quelques centimes. Multiplié par des centaines de milliers d’utilisateurs, cela devient très lucratif. Vous comprenez bien que tout cela soutient et alimente le système économique.

Aux États-Unis, on commence à observer des ententes entre acteurs sur certains produits : dans le logement, dans l’agriculture… On a parlé récemment d’« eggflation » — l’inflation du prix des œufs. Beaucoup ont cru que c’était dû à la grippe aviaire qui aurait décimé des élevages. En réalité, il semble que ce ne soit pas du tout lié à la grippe aviaire, mais plutôt à un trust de quelques producteurs de poulets et d’œufs qui ont profité de la crise pour faire exploser les prix. On observe ce type de mécanismes dans de nombreux secteurs.

Et là, bien évidemment, l’enjeu économique et démocratique devient crucial. Si demain, toutes nos données personnelles servent à générer des tarifs personnalisés à notre détriment — ce qui est déjà en train d’émerger — on comprend facilement les inquiétudes. Non seulement chacun pourra payer un tarif différent, mais ce tarif sera calculé en fonction de notre profil, de nos capacités à payer, de nos revenus, du jour de versement de notre salaire, voire de la météo.

Le prix public affiché, celui auquel nous étions habitués dans un commerce physique, tend à disparaître. Aujourd’hui, via une application, payez-vous vraiment le même prix que votre voisin pour un produit similaire sur Vinted, Temu, Shein ou Amazon ? Visiblement non.

Les études menées sur Amazon — probablement transposables aux autres plateformes — montrent qu’en moyenne, les utilisateurs d’Amazon paient jusqu’à 25 % de plus que ceux d’autres sites pour un même produit. Il y a une vraie question : où fixe-t-on la limite de l’usage des données à des fins économiques ? Cette question, aujourd’hui, n’est tout simplement pas traitée par les régulateurs.

LVSL – Vous évoquez à plusieurs reprises la notion de « glissement » en lien avec l’innovation. Ces glissements ne participent-ils pas à la diffusion, non pas d’une idéologie explicite, mais d’une certaine structure de pensée ? On s’habitue à des usages porteurs d’une vision atomisée, individualiste du monde — une forme de culture libertarienne ou inspirée d’Ayn Rand. Est-ce que, selon vous, ces glissements juridico-économiques construisent, en arrière-plan, une idéologie implicite ? Ou est-ce exagéré ?

HG – Ce que j’appelle « glissement », les entreprises de la tech le nomment « pivot ». Elles construisent un modèle économique autour d’un usage, puis, du jour au lendemain, décident que le marché visé n’est pas le bon. Elles changent totalement d’orientation. Par exemple, elles vont cesser de cibler les cadres pour s’adresser aux utilisateurs indiens ou japonais, et leur proposer un autre produit. C’est cela, le pivot. Et c’est aujourd’hui la logique même des grandes entreprises de la tech : votre marché n’est jamais celui que vous croyez. Il faut toujours en conquérir un autre. Petit à petit, à travers l’adaptation des fonctionnalités, vous vous déployez vers d’autres espaces, d’autres usages.

C’est la structure même du calcul, avec son côté discriminant et hyper-individualisant, qui nous fait glisser, cognitivement, idéologiquement, politiquement, vers une autre représentation du monde.

Moi, j’appelle ça autrement : je parle de « glissement ». Parce que, pour l’utilisateur, ce sont aussi des glissements — de fonctionnalités, de droits, de pratiques — dont il ne se rend pas forcément compte. Un bon exemple, c’est l’évolution des conditions juridiques ou des conditions d’utilisation des plateformes, notamment des réseaux sociaux. Elles changent sans qu’on en soit avertis de manière claire. Ces transformations invisibles, ce sont des glissements. Et il y en a partout. Le problème, c’est qu’on ne s’en rend pas compte. On accepte sans le savoir que nos données soient utilisées par des tiers. On est littéralement cernés par ces mécanismes.

Pour répondre à votre question, je ne suis pas sûr que ce soient les glissements eux-mêmes qui produisent un glissement dans l’idéologie. C’est la structure même du calcul, avec son côté discriminant et hyper-individualisant, qui nous fait glisser, cognitivement, idéologiquement, politiquement, vers une autre représentation du monde. On le voit très bien : autrefois, un prix était public, affiché, valable sur tout un territoire. Aujourd’hui, ce prix est individualisé, visible uniquement sur votre smartphone. Votre conjoint peut avoir la même application, sur le même appareil, et pourtant voir un prix différent — à quelques centimes près, certes, mais tout de même différent.

Et cela, on l’a documenté. Il y a des preuves. À Paris, habiter d’un côté ou de l’autre d’une même rue peut entraîner une variation du prix pour une livraison Uber, simplement parce que ce sont des zones géographiques distinctes selon l’algorithme. De nombreux critères peuvent être pris en compte. Ce fonctionnement individualise profondément la relation. Et cela rend d’autant plus difficile de repolitiser cette relation économique. C’est exactement ce que vivent les travailleurs des plateformes. Ils ont un « salaire algorithmique », des clients déterminés par des calculs, et une relation individualisée avec le système. Chacun est isolé dans cette relation économique.

C’est la même chose avec les grandes surfaces en ligne ou les applications de drive. Parfois, un produit n’est plus disponible, non pas en raison de la demande globale, mais parce que nous sommes mis en concurrence les uns avec les autres. Cette logique est généralisée : tous nos indicateurs sont mis en concurrence. Même au travail, on vous compare à vos collègues sur des micro-performances. Si l’un effectue une tâche en 30 secondes et vous en 45, on vous poussera à rentrer dans la moyenne, c’est-à-dire à viser ces 30 secondes. Nous sommes perpétuellement mis en concurrence les uns avec les autres.

Et cela rend encore plus difficile la constitution d’un collectif. Je crois que c’est là que nous perdons quelque chose — idéologiquement et politiquement. Cette individualisation, qui s’enracine à la fois dans nos esprits, nos machines, nos modalités d’évaluation, nous empêche aujourd’hui de repenser véritablement la question du collectif.

LVSL – Vous proposez une distinction entre un autoritarisme de plateforme et, de l’autre, les tendances conservatrices libertariennes. Pouvez-vous redéployer cette distinction entre, d’une part, le fonctionnement technique intrinsèquement totalitaire de ces plateformes, et d’autre part, la couche idéologique qui vient s’y greffer ?

HG – La technologie porte en elle-même une forme de conservatisme. En réalité, elle est autoritaire dans son fonctionnement même. Elle repose sur des systèmes d’autorisations : entre serveurs, entre applications… Il y a toujours un serveur maître qui décide de l’ouverture ou non des accès, selon des critères déterminés. Un ordinateur se connecte à un autre uniquement si l’accès est autorisé. Tout est binaire, c’est du 0 ou du 1. Soit vous avez accès, soit vous ne l’avez pas. Ce rapport fondamental à l’autorisation structure profondément les technologies numériques. Il est inscrit dans leur code génétique, dans la manière dont sont pensées l’ingénierie et l’informatique.

Et ça, c’est un vrai problème politique. Parce que ce fonctionnement autoritaire empêche un grand nombre de formes de relations, d’échanges ou de médiations. Nous n’avons pas suffisamment pris en compte cette nature autoritaire du numérique, ni dans les débats publics, ni dans les régulations. Etde l’autre côté, en effet, il y a ce libertarianisme extrême – qui vire même, aujourd’hui, au fascisme – porté par certains entrepreneurs de la tech.

Ce sont des gens profondément pragmatiques, dont le seul objectif est de faire de l’argent. Et le fonctionnement autoritaire du numérique devient pour eux un levier, un outil au service de ce but. Pour moi, l’exemple le plus clair, c’est Uber. Uber, c’est une entreprise dont la véritable fonction n’est pas de vous transporter d’un point A à un point B. Sa fonction première, c’est de déréguler le travail. Et elle y est parvenue, dans le monde entier. Uber a permis à des entreprises d’embaucher des personnes sans leur accorder le statut de salarié.

Nous avons un modèle technologique qui pose un problème d’autorité ; une collusion avec des figures technopolitiques aux rapports plus que problématiques à la démocratie ; et une corruption généralisée des données. C’est une combinaison explosive.

C’est une entreprise de dérégulation. C’est pour ça qu’elle a reçu autant de financements, des dizaines de milliards de dollars. Et c’est aussi pour cela qu’elle continue d’être protégée, malgré les directives européennes sur les plateformes. Donc, oui, on a bien deux dynamiques à l’œuvre : un autoritarisme technique, inscrit dans l’architecture même du numérique, et un autoritarisme idéologique et politique, libertarien, qui s’appuie sur cette architecture pour déployer sa vision. Et aujourd’hui, nous sommes exactement au croisement de ces deux dynamiques.

L’emblème de cette articulation fut le DOGE [Department Of Government Efficiency, l’agence de « l’efficacité » dirigée par Elon Musk, destinée à faire des coupes budgétaires massives et « rationnaliser » l’administration NDLR]. Et cela génère d’immenses inquiétudes. Car ce qui est en train de se passer aux États-Unis, avec le DOGE, c’est l’effondrement des vieilles sécurités informatiques. Des protections existaient entre les bases de données des différentes administrations, à l’intérieur même des ministères, pour protéger des informations confidentielles. Or, tout cela est en train de sauter.

Le DOGE a pu obtenir des accès croisés à toutes ces bases de données, pour faire des calculs, soi-disant « merveilleux ». Mais le premier risque, c’est celui de la corruption des calculs. Le fait que le DOGE puisse accéder aux données de la Sécurité sociale, à celles du fisc, signifie qu’il devient impossible de garantir que les déclarations d’impôts soient correctes. Car il suffit qu’un acteur malveillant corrompe la base pour affirmer, par exemple, que « Monsieur Bernie Sanders n’a pas déclaré tous ses revenus ».

Et cela, c’est gravissime. C’est la fin de l’État de droit. La corruption des données est une menace systémique. Nous sommes donc dans un moment extrêmement critique. Nous avons un modèle technologique qui pose un problème d’autorité ; une collusion avec des figures technopolitiques aux rapports plus que problématiques à la démocratie ; et une corruption généralisée des données. C’est une combinaison explosive.

LVSL – Sur quelles ressources les citoyens peuvent-ils s’appuyer pour résister face à un tel état de fait ? Peut-on imaginer des logiciels « progressistes » qui défendrait les services publics contre cette vision techno-utopiste permanente ?

HG – La première, c’est la démocratie. Face à des systèmes autoritaires partout et des politiques toujours plus autoritaires, nous n’avons pas de meilleure solution ni de meilleur rempart pour imposer la responsabilité des calculs que de prendre en compte les personnes concernées par ces calculs. Il s’agit de mettre en place des décisions démocratiques, permettant aux gens calculés d’avoir un réel impact et de participer aux décisions relatives aux systèmes qui les évaluent.

C’est ce que demande, par exemple, l’association Changer de Cap, quand elle fait remonter les problèmes rencontrés par les bénéficiaires de la CAF. C’est aussi ce que disent les défenseurs des droits dans à peu près tous leurs rapports. Que ce soit pour les plateformes de demande de droits, notamment pour les étrangers ou pour les titres de séjour, ils insistent sur le fait que les services préfectoraux doivent travailler avec les gens, les associations, les usagers. Sinon, on atteint des formes d’absurdité chronique. Donc, le point numéro un, c’est la démocratie. Face à l’autoritarisme, c’est ce dont on a le plus besoin.

Une idée complémentaire consiste dans la défense d’un droit au paramétrage. Les gens doivent garder la main sur ce qui est fait avec leurs données. Elles ne doivent pas être aspirées ou utilisées contre leur volonté, comme c’est encore souvent le cas. Ils doivent pouvoir paramétrer leurs usages. Un exemple souvent cité, ce sont les réseaux sociaux : aujourd’hui, vous ne voyez plus les publications des personnes que vous avez choisies de suivre — vos amis, vos proches. À la place, vous êtes submergés de publicités et de contenus aléatoires.

Je dois pouvoir rester libre dans mes paramètres. Si je souhaite voir uniquement les publications de mes amis et très peu de publicité, je dois pouvoir le configurer. Ce que je veux, c’est décider de ce que le calcul fait pour moi. On pourrait imaginer cette logique appliquée à d’autres domaines, même si, dans certains cas comme Parcoursup, c’est plus compliqué. L’interdiction du croisement de données sensibles est aussi un enjeu central.

On le voit bien avec ce qui se passe aux États-Unis, mais aussi ailleurs. Par exemple, aujourd’hui, on est capable d’optimiser la paie des travailleurs d’Uber. Demain, ce sera celle de tous les salariés, en minimisant les primes. En croisant les données d’emploi du temps et de rémunération, on peut optimiser les horaires pour verser le moins de primes possibles.

Dans certains secteurs, cela a un impact très fort : transports, logistique, commerce… Tous ceux qui travaillent de nuit ou à horaires décalés ont des primes importantes. Si l’on commence à ajuster leurs horaires pour les priver de ces primes, cela va évidemment créer du mécontentement. Pour beaucoup de gens, le salaire est encore fixe et stable. Mais pour d’autres, les horaires et les primes sont cruciaux. Donc, il faut interdire le croisement de certaines données.

Par exemple, il faut absolument couper le lien entre les agendas des employés et leurs salaires. Sinon, on risque d’optimiser à la baisse tous les salaires. On peut aussi penser à la santé : les données de santé sont les plus sensibles, leur confidentialité doit être garantie. Dès qu’elle ne l’est plus, cela devient extrêmement problématique. Il faudrait même inventer des services publics numériques pour stocker et protéger ces données, éviter leur transmission.

Par exemple, dans le domaine du suivi menstruel. Le Planning familial garantit la confidentialité des informations. Or, aucune application de suivi menstruel n’offre aujourd’hui un tel niveau de protection. Ce n’est pas normal. On devrait avoir un véritable « planning familial numérique ». Enfin, on peut aller plus loin en imaginant de véritables logiciels de gauche.

On en a besoin, car les calculs discriminatoires actuels, intégrés à des politiques autoritaires et austéritaires, ne mènent à aucune avancée sociale. Je le dis de façon volontairement provocatrice : les technologies numériques n’ont apporté aucun progrès social. On a une innovation pour elle-même, qui profite aux plus aisés et enrichit des multinationales à des niveaux inimaginables. On parle de capitalisations boursières de milliers de milliards de dollars. C’est l’équivalent de centaines de milliers d’années de vie humaine. C’est complètement déconnecté du réel.

Pour sortir de ces logiques, il faut non seulement apprendre à utiliser les données autrement, mais aussi à calculer autrement. Un exemple simple : Parcoursup. Ce système attribue les meilleures places dans l’enseignement supérieur aux meilleurs élèves, selon ses propres critères. Mais des jeunes Américains du collectif Teen Take Charge proposent un autre système en faisant en sorte que toutes les écoles prennent les élèves en proportion des candidats. Par exemple, s’il y a 20 % de candidats avec une moyenne entre 10 et 12, alors Sciences Po devrait prendre 20 % d’élèves avec cette moyenne. C’est un moyen concret d’introduire une vraie diversité sociale dans les formations d’élite, et pas seulement en vitrine, avec quelques élèves brillants issus de quartiers populaires.

16.09.2025 à 01:37

Comment les Israéliens se sont accommodés du génocide – « Oui » de Nadav Lapid

Clément Carron
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Avec Oui, Nadav Lapid signe un film irrévérencieux, excessif, libre, aussi ingénieux d’un point de vue formel que courageux dans le propos, et cerne avec une précision redoutable le Zeitgeist de la société israélienne contemporaine.
Texte intégral (2187 mots)

Un pianiste est chargé de mettre en musique l’hymne du « Nouvel Israël », appelant à l’extermination des Gazaouis. À partir de cette prémice (semi) fictionnelle, le film Oui de Nadav Lapid expose le Zeitgeist israélien avec une redoutable précision. Il offre un portrait grinçant de la bourgeoisie israélienne, pour laquelle les massacres sont un divertissement comme un autre, et donne à voir l’isolement des quelques récalcitrants, dans un pays qui s’est accommodé d’une extrême violence quotidienne. Le dernier documentaire de Sepideh Farsi – sélectionné à l’ACID Cannes 2025 et analysé ici , qui embarquait le spectateur sur les traces d’une journaliste et photographe gazaouie, se rapprochait par certains aspects de la fiction. À l’inverse, l’oeuvre fictionnelle de Nadav Lapid est d’un réalisme chirurgical lorsqu’elle dépeint une société qui a généralisé le consentement au génocide.

Comment une société traumatisée par l’attaque du 7 octobre 2023 peut-elle accepter de reproduire indéfiniment l’horreur qu’elle a subie, de démultiplier là-bas les souffrances endurées ici ? Dans son dernier long métrage, le cinéaste israélien Nadav Lapid (qui avait reçu l’Ours d’or en 2019 à Berlin pour Synonymes et le Prix du jury à Cannes en 2021 pour Le Genou d’Ahed) dépeint et étrille un pays pris d’une inextinguible soif de vengeance.

C’est depuis la « colline de l’amour » que la vue sur Gaza, continuellement sous la fumée, est la plus dégagée

Loin d’être un film à thèse, cette audacieuse et grinçante satire est l’un des films les plus originaux – et, disons-le, l’un des meilleurs – de ces dernières années. Une oeuvre qui se renouvelle sans cesse au cours de ses deux heures trente, toujours imprévisible et souvent hystérique. Si, en mai dernier, Oui n’a pas été sélectionné en Compétition officielle mais repêché à la Quinzaine des cinéastes, il a l’envergure d’une Palme d’or.

Showtime

Pour gagner leur vie, Y., pianiste et Jasmine, danseuse, se prostituent auprès de l’élite hédoniste de Tel-Aviv, satisfaisant les fantasmes les plus grotesques de la jet-set israélienne. Ils prennent de la cocaïne sur les bassins de leurs clients, nus et à quatre pattes, pénètrent de leur langue les lobes d’oreille de dames plus âgées et surtout bien plus riches, se saoulent et participent à des guerres de chansons avec le chef d’État-major – qu’ils laissent évidemment gagner – lors de soirées déjantées. Ces soumissions répétées aux puissants leur permettent de naviguer dans les sphères de pouvoir du pays, jusqu’à se voir confier la mise en musique d’un nouvel hymne national.

Y. et Jasmine se prostituent auprès de l’élite de Tel-Aviv © Les Films du Losange

Pour tout le gratin israélien, l’horreur est un spectacle des plus divertissants. C’est à bord d’un yacht, une coupe de champagne à la main ou allongé sur un transat, que l’on profite le mieux des bombardements de Beyrouth par Tsahal. C’est depuis la « colline de l’amour » que la vue sur Gaza, continuellement sous la fumée, est la plus dégagée. Toute cette violence, on en rigole, on se vautre dans la contemplation perverse de la faucheuse en action, on observe de loin le chaos qui n’a fait que se déplacer de l’autre côté de la frontière.

À lire aussi... Quand Gaza vient hanter le festival de Cannes

Ce milieu est atteint d’un voyeurisme macabre que le film évite de reproduire : les images sanglantes du génocide, qui circulent depuis deux ans sur les réseaux sociaux, ne sont pas utilisées. De même, Y. refuse (du moins ne supporte pas) de voir la vidéo épouvantable du 7 octobre que son ami de lycée Avinoam veut lui montrer. Reléguées à l’arrière-plan ou en hors-champ, ces horreurs sont pourtant omniprésentes, dans la bande-son notamment, complètement saturée, hétéroclite, brutale, mais aussi dans les dialogues – et, bien sûr, dans la propagande gouvernementale qui ne cesse de justifier leur intensification.

Propagande mon amour

À Tel-Aviv, le nationalisme bat son plein : les drapeaux israéliens ont envahi la ville, s’affichent aux fenêtres, sur les murs et dans les cœurs. C’est que le pays est atteint d’une véritable fièvre, persuadé, comme l’affirme explicitement un grand milliardaire, d’être la pointe avancée du combat du bien contre le mal. Gaza doit donc « brûler » et tous ceux qui s’y opposent sont qualifiés d’antisémites – y compris ceux qui, de prime abord, n’ont pas grand chose à voir avec les événements au Proche-Orient. « CNN ? Antisémite ! Le Centre Pompidou ? Antisémite ! » s’amusera Avinoam, comme s’il récitait une amusante comptine.

Que signifie être Israélien, après le 7 octobre ? C’est ressentir dans sa chair les atrocités du Hamas et perdre pied – jusqu’à s’accommoder du génocide

Plus cyniquement encore, Tsahal instrumentalise le souvenir du 7 octobre pour justifier ses actions, tant à l’intérieur du pays qu’à l’extérieur. Celui-ci se transforme alors en outil, en fond de commerce sur lequel la propagande prospère. C’est ainsi que Leah, l’ex-petite amie de Y., traduit dans plusieurs langues les témoignages de victimes, afin qu’ils soient partagés sur internet. 

Y. et Avinoam sur un yacht lors d’une fête de la jet-set © Les Films du Losange

Néanmoins, si la propagande est aussi efficace, c’est parce que la société que donne à voir Nadav Lapid est profondément meurtrie. Elle est traumatisée et réclame vengeance. La vie de Leah, par exemple, a complètement changé : il y a un avant et un après le 7 octobre, admet-elle à Y. Mue par les témoignages qu’elle a recueillis depuis, elle révèle toute l’étendue de sa douleur lors d’un long et déchirant monologue. Ce que filme Nadav Lapid, c’est précisément cet engrenage, cette spirale infernale qui ne peut apporter que pleurs et désolation. Que signifie être israélien, après le 7 octobre ? C’est ressentir dans sa chair les atrocités commises par le Hamas et perdre pied jusqu’à s’accommoder d’un génocide. Du chaos surgit le chaos.

Ne dis plus jamais non

Que faire, dès lors, face à tout un pays qui déraille ? La voie la plus évidente – l’opposition – est probablement la moins praticable. C’est l’attitude qu’attend le spectateur, mais elle semble anachronique. L’Israël contemporain n’est pas propice aux voix dissonantes. L’époque incite à toutes les outrances et favorise les monstres. Dire non, c’est alors s’opposer non pas seulement aux atrocités mais aussi à la communauté à laquelle on appartient, tout entière acquise au récit national ou qui, a minima, s’en accommode. C’est nager à contre-courant, goutte aigrie dans un verre d’eau.

Jasmine lors de la fête nationale © Les Films du Losange

Alors, que faire ? C’est ici que le titre du film prend tout son sens. Y. l’a bien compris : « résigne-toi », dit-il à son fils en bas âge, comme s’il s’agissait de la seule façon d’être heureux. Le pianiste a décidé de dire oui à tout. Lui et sa compagne ont de toutes façons l’habitude de répondre favorablement à tous les caprices de l’élite. Pour se fondre dans ce oui collectif, national, il faut accepter le récit officiel. Face aux nombre de victimes civiles à Gaza qui ne cesse de croître, il est écrit dans les journaux qui évoquent les bombardements : « Tsahal enquête » ou bien encore : « Tsahal fait tout son possible pour éviter les victimes ». Réponse de Y. : « Je crois Tsahal. », comme s’il cherchait à s’en convaincre. Il faut aussi fermer les yeux sur les arrestations arbitraires de Palestiniens, qui s’entassent dans une prison au bord d’une route réservée aux Juifs, et supporter de passer sans broncher le contrôle de sécurité, en saluant les agents habitués à distinguer, d’un simple coup d’œil, l’arabe du juif.

La difficulté arrive lorsque la violence s’invite dans la vie d’Y. ; détourner les yeux n’est alors plus une option. Cette fois, il doit aussi accepter de mettre en musique l’hymne du « Nouvel Israël », celui d’après la guerre, de la victoire, dans lequel les Gazaouis sont comparés à des nazis qu’il faut exterminer – un hymne qui a bel et bien existé, créé par le Front civique en soutien à l’armée de Tsahal et déformant un texte du poète pacifiste Haim Gouri. Une chanson métaphoriquement et littéralement tâchée de sang puisque, blessé, Y. se servira des paroles pour éponger le sien.

La soumission en apparence passive de Y. devient alors active. La promesse d’une grosse somme d’argent ne suffit pas : il hésite, n’arrive pas à se résoudre à travailler cet hymne odieux, et traverse alors une crise qui, de son propre aveu, est à la fois « politique, morale et personnelle ». Le souvenir de sa mère, décédée avant le 7 octobre, opposée à la violence, au nationalisme et à la colonisation, le retient. Cette véritable figure du « non » semble même se manifester sous diverses formes afin d’entraver physiquement son fils. La solution de ce dernier : se repaître du souvenir du 7 octobre, de témoignages de victimes, susciter une haine des Palestiniens qu’il n’éprouve pas mais dont il a besoin et, enfin peut-être, trouver sa place dans cette société du « oui ». 

Y. et Jasmine © Les Films du Losange

La mère d’Y. aurait-elle pu vivre, aujourd’hui, à Tel-Aviv ? Reste-t-il des figures similaires, capables de s’opposer à la funeste marche du monde ? Peut-être, mais elle n’ont vraisemblablement plus voix au chapitre. Nadav Lapid, lui, a décidé de regarder la société israélienne droit dans les yeux, de la représenter telle qu’elle est véritablement. Comme le rappelait Godard : « tous les grands films de fiction tendent au documentaire », et Oui en est un exemple frappant, pendant fictionnel au documentaire de Sepideh Farsi que nous analysions dans un précédent article et qui, lui, tend à la fiction.  

Suis-moi je te fuis

Et si la solution la plus courageuse pour éviter l’accommodement du « oui » ou l’errance d’un « non » inaudible, c’était de fuir ? De mettre des milliers de kilomètres entre soi et ce pays qui perd pied ? C’est le choix de Jasmine, qui souhaite partir en Europe avec son fils, peut-être également celui de Nadav Lapid, qui vit désormais à Paris et qui semble adresser avec Oui, comme la presse l’a répété, une lettre d’adieu à Israël. 

On a pu reprocher à certains films de se situer en-deçà d’une réalité devenue si grotesque et jusqu’au-boutiste qu’ils peinaient à la saisir et la caricaturer (citons, par exemple, le dernier film de Bong Joon-Ho, Mickey 17). Un écueil qu’évite soigneusement Nadav Lapid, grâce notamment à des pas de côté narratifs, ne cédant jamais à la facilité et à la binarité simpliste, mais aussi à une maestria formelle et des idées de mise en scène qui embrassent parfaitement la frénésie de l’époque. À n’en pas douter, et c’est peut-être ce qui a permis à ce film d’exister, Nadav Lapid a non seulement beaucoup de courage, mais aussi une très haute idée du cinéma.

12.09.2025 à 14:59

L’illusion d’un Internet « libre » – Par Jonathan Crary

Raphaël Martin
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Les Presses du réel publient en français la traduction du dernier essai de Jonathan Crary, L’écorchement du monde – Pour en finir avec l’ère numérique : vers un monde post-capitaliste (2020). Professeur d’histoire de l’art et d’esthétique à l’Université Columbia de New York, Crary s’attaque ici à l’optimisme béat autour des technologies numériques. Sa thèse est sans appel : loin de renforcer les liens humains, l’ère de la connectivité les dissout méthodiquement. Après son livre 24/7, où il critiquait l’idéal capitaliste d’une vie sans pause, active en continu, Crary poursuit son analyse radicale. Il décrit un capitalisme en crise généralisée, qui s’appuie sur les technologies numériques pour prolonger son emprise, tout en accélérant l’écocide planétaire. Dans la première partie de son essai — dont nous publions ici des extraits —, il démontre que le numérique et ses usages sont foncièrement incompatibles avec toute perspective post-capitaliste et éco-socialiste. Internet, les réseaux sociaux, loin d’être des espaces de partage, apparaissent comme des dispositifs qui produisent intrinsèquement de l’isolement, de la dépolitisation et de l’assujettissement sous couvert de promesses de liberté et d’égalité. L’écorchement du monde est un texte radical, de combat, nourri de références philosophiques, qui nous rappelle la non neutralité des techniques et en particuliers des techniques numériques et nous invite à dépasser l’idée d’un Internet socialiste ou de potentiels « biens communs numériques ».
Texte intégral (2532 mots)

Dans son dernier essai, L’écorchement du monde – Pour en finir avec l’ère numérique : vers un monde post-capitaliste (Presses du réel, 2025), Jonathan Crary, professeur d’histoire de l’art et d’esthétique à l’Université Columbia de New York, s’attaque de front à l’optimisme béat entourant les technologies numériques. Loin de tisser des liens, analyse-t-il, l’ère de la connectivité les dissout méthodiquement. Après son ouvrage 24/7, où il dénonçait l’idéal capitaliste d’une vie sans pause, Crary approfondit sa critique. Il décrit un capitalisme en crise généralisée, qui s’appuie sur le numérique pour prolonger son emprise, tout en précipitant la catastrophe écologique. Dans la première partie de l’essai – dont nous publions ici un extrait -, il défend que les outils et les usages numériques sont intrinsèquement incompatibles avec toute perspective post-capitaliste ou éco-socialiste. Internet et les réseaux sociaux, loin d’être des espaces de partage, fonctionnent comme des dispositifs d’isolement, de dépolitisation et d’assujettissement, le tout sous couvert de promesses de liberté et d’égalité. Ce texte radical, qui défend la non-neutralité des techniques, invite à dépasser l’illusion d’un Internet « libre » ou l’horizon de prétendus « biens communs numériques ».

Depuis la fin des années 1990, on nous répète à l’envi que les technologies numériques dominantes font « définitivement partie de nos vies », qu’elles sont « là pour durer ». Le récit cardinal selon lequel la civilisation mondiale serait entrée dans « l’âge numérique » nourrit l’illusion d’une époque historique dont les déterminations matérielles sont gravées dans le marbre : nulle intervention ou altération possible. L’un des résultats de ce phénomène n’est autre que l’apparente naturalisation d’Internet qui, pour beaucoup de monde, serait désormais installé de façon immuable sur notre planète. Les nombreuses mystifications des technologies de l’information dissimulent toutes le fait que ces dernières sont inséparables des stratagèmes funestes d’un système mondial plongé dans une crise fatale. On s’attarde en général assez peu sur la manière dont la financiarisation d’Internet dépend intimement du château de cartes d’une économie mondiale déjà vacillante et menacée par les multiples impacts du réchauffement climatique et de l’effondrement des infrastructures.

Les discours qui mettent en avant le caractère inévitable et permanent d’Internet sont au départ contemporains des célébrations de la « fin de l’histoire » qui fêtent le soi-disant triomphe de l’économie libérale et du capitalisme mondialisé désormais perçu comme sans rival et promis à un règne infini. Même si, sur le plan géopolitique, cette fiction a rapidement volé en éclats au début des années 2000, Internet semblait venir étayer la thèse d’une posthistoire pourtant chimérique. C’est qu’il paraissait mettre en place une réalité par défaut, uniforme, définie par la consommation et comme dissociée du monde physique, de l’amplification de ses conflits sociaux et de ses désastres environnementaux. L’avènement des réseaux sociaux, avec toutes leurs promesses apparentes d’expression de soi, a brièvement laissé entrevoir la réalisation d’une version dégradée de ce que Hegel apercevait à l’horizon, à savoir l’autonomie et la reconnaissance pour tous.

Mais à présent, en tant que composante constitutive du capitalisme du XXIe siècle et dans son fonctionnement même, Internet neutralise notre mémoire et absorbe les temporalités vécues : il ne met pas fin à l’histoire, mais la rend irréelle et incompréhensible.

Notre paralysie mémorielle se manifeste aussi bien au niveau individuel qu’à l’échelle collective. Il n’y a qu’à observer le caractère éphémère de tout artefact « analogique » qui aurait été numérisé : loin d’être préservé, il est ainsi voué à l’oubli et à la perte, nul ne s’émouvant de sa disparition. De la même manière, notre propre « jetabilité » se reflète dans ces appareils qui, s’ils définissent désormais ce que nous sommes, deviennent néanmoins rapidement d’inutiles épaves numériques. Ces mêmes arrangements qui sont censés faire « définitivement partie de nos vies » dépendent en réalité du règne de l’obsolescence, de la disparition et de l’oubli de toute chose qui vous engagerait potentiellement dans la durée. À la fin des années 1980, l’omniprésence de telles temporalités étriquées n’avait pas échappé à Guy Debord : « Quand l’important se fait socialement reconnaître comme ce qui est instantané, et va l’être encore l’instant d’après, autre et même, et que remplacera toujours une autre importance instantanée, on peut aussi bien dire que le moyen employé garantit une sorte d’éternité de cette non-importance, qui parle si haut [1]. »

Au milieu des années 1990, alors qu’Internet était un réseau utilisé depuis des décennies avant tout par des institutions militaires et de recherche, celui-ci s’est mué en un éventail de services en ligne universellement accessibles. Or cette évolution n’est pas la simple conséquence de progrès en matière d’ingénierie des systèmes. Le basculement qui s’est opéré s’inscrit en effet au cœur d’une réorganisation massive des flux de capitaux et d’une transformation des individus en « entrepreneurs de leur capital humain ». De nombreux observateurs ont pu souligner la généralisation de formes de travail caractérisées par leur aspect informel, décentralisé et leur flexibilité. Pourtant, au début des années 1980, rares étaient ceux qui avaient su saisir ce qui se jouait à un niveau plus profond. À titre d’exemple, l’économiste Jean-Paul de Gaudemar était parvenu à identifier une reconfiguration fondamentale du capitalisme allant bien au-delà de la réorganisation du travail et de la dispersion de la production à l’échelle du globe. « Nous vivons en effet une époque où la démonstration est faite que le capital doit désormais reconquérir tout l’espace social dont le mouvement précédent avait eu tendance à le séparer. Si, à ses origines, l’usine sort du corps social, tend à s’en séparer pour élaborer ses propres règles de fonctionnement, il s’agit désormais pour elle de le réintégrer pour le dominer mieux que jamais. [2] » Dans les années 1980, personne n’aurait été capable de prévoir les formes concrètes qu’une telle reconquête prendrait, ni l’implacabilité avec laquelle elle continuerait, des décennies plus tard, à engloutir des pans toujours plus vastes de l’expérience. D’innombrables sphères du social, avec leurs autonomies distinctives et leurs particularités locales, ont disparu ou ont été standardisées sous la forme de simulacres numériques.

Internet est devenu ce dispositif ubiquitaire au sein duquel la société se dissout.

À partir du milieu des années 1990, on a commencé à nous vanter les mérites d’un Internet intrinsèquement démocratique, décentralisant, anti-hiérarchique. On y voyait un outil sans précédent qui favoriserait la libre circulation des idées, échapperait à tout contrôle vertical, et permettrait un accès plus égalitaire aux divers médias. Mais rien de tout cela n’était fondé. Cette brève phase d’enthousiasme naïf n’est pas sans rappeler les espoirs, déçus, qui avaient accompagné dans les années 1970 la généralisation de la télévision par câble. Le récit actuel — celui qui met en scène une technologie égalitariste mise en danger par des firmes monopolistiques tout en se lamentant de l’effritement de la neutralité du réseau et des intrusions dans la vie privée de ses usagers — est tout bonnement faux.

Les « biens communs numériques » n’ont jamais existé et n’existeront jamais.

D’emblée, le déploiement d’Internet auprès du grand public n’est autre qu’une entreprise de confiscation du temps, d’érosion des conquêtes en matière d’autonomie et de dépersonnalisation des liens. La seule raison pour laquelle Internet pouvait sembler plus libre ou plus ouvert dans ses premiers linéaments tient au fait que les projets de financiarisation et d’expropriation n’avaient pas encore atteint cette simultanéité méthodique qui apparaîtra quelques années plus tard grâce à la grande accélération du début des années 2000. Du point de vue des sociétés commerciales transnationales, l’accès universel à Internet a permis de remodeler le travail et la consommation et d’en faire des occupations « 24/7 » libérées de toute contrainte de lieu ou de temps. Une telle évolution a par ailleurs très largement ouvert le champ des possibles en matière de surveillance en ligne des usagers, que l’on peut désormais solliciter à merci — phénomène concomitant à l’intensification de la privatisation du social. Pour reprendre les termes de l’historien des médias Harold Innis, le contrôle que les grandes firmes exercent sur les réseaux numériques peut être compris comme un « monopole du savoir » au service des ambitions d’un empire ou d’un État dominant [3]. Innis avait bien perçu que, tandis qu’ils semblaient démocratiser ou élargir l’accès à l’information, les systèmes de communication avaient eu tout au long de l’histoire une visée plus générale, à savoir la dislocation du tissu social local et régional grâce à l’inscription de ce tissu dans des contextes plus vastes où le monopole du savoir s’applique toujours — pérennisant ce faisant la domination culturelle et économique qui s’exerce à ses dépens. Selon lui, les groupes assujettis ne s’appropriaient dans les faits que rarement ces moyens de communication pour leurs propres desseins politiques.

À partir du milieu des années 1990, la déstabilisation du travail, l’exacerbation des inégalités économiques, le démantèlement des services publics, l’orchestration systémique de l’endettement, ainsi que de nombreux autres facteurs ont entraîné l’apparition de nouveaux modes d’assujettissement politique. L’offre illimitée de divertissements numériques a freiné l’avènement de mouvements de masse anti-système.

Si Internet a pu bénéficier d’un accueil aussi bienveillant, c’est qu’on espérait qu’il pourrait s’agir d’un outil organisationnel indispensable pour les mouvements politiques alternatifs, qu’il offrirait une véritable tribune aux formes d’opposition plus modestes ou marginales.

En réalité, Internet s’est révélé n’être qu’un ensemble de dispositions qui empêchent ou tuent dans l’œuf l’émergence de toute organisation ou action anti-système de longue portée. Internet permet certes de transmettre des informations à un grand nombre de destinataires, et ainsi de prêter main-forte à des mobilisations à court terme portant sur tel ou tel problème précis, souvent en lien avec des politiques identitaires (identity politics), des « révolutions de couleur », des marches pour le climat, ou de brefs élans d’indignation. Mais il faut se souvenir que les larges mouvements radicaux et les mobilisations de masse de plus grande envergure encore qui ont marqué les années 1960 et le début des années 1970 n’avaient pas eu besoin d’une telle fétichisation des moyens matériels utilisés pour leur organisation.

Ceux qui parlent d’Internet comme d’un champ de « sphères publiques » égalitaires, horizontales, font fi de la notion de classes sociales et renoncent à la thèse de la lutte des classes à un moment de l’histoire où ces antagonismes sont plus prégnants que jamais. On peut même dire qu’Internet n’a jamais contribué à décrocher le moindre succès dans la lutte contre le capitalisme ou contre la guerre. À l’inverse, Internet excelle à disperser ceux à qui tout pouvoir a été confisqué dans une mosaïque d’identités séparées, de chapelles, et d’intérêts tout en se montrant particulièrement efficace dans le cimentage de groupes réactionnaires. La fragmentation qu’il engendre devient l’incubateur de particularismes, de racismes et de néofascismes de tout poil. Ainsi que Nancy Fraser et d’autres ont pu le montrer, les politiques identitaires ont été au cœur des stratégies déployées par les élites néolibérales dites « progressistes » : afin d’empêcher qu’une majorité potentiellement puissante ne soit en mesure de se reconnaitre comme telle, celle-ci est divisée en autant de factions distinctes mises en compétition les unes avec les autres dont on accueille avec ostentation une poignée de représentants au sein de la méritocratie [4]. Internet pousse à un degré d’efficacité inédit cette stratégie qui consiste à mettre en avant la diversité et à encourager la compartimentation. En même temps, puisque seules les idées les plus sommairement déballés sont susceptibles de pouvoir circuler sur les réseaux sociaux, tous les programmes au potentiel radical ou insurrectionnel s’en trouvent édulcorés, voire désamorcés, notamment ceux qui ne sont pas voués à produire des résultats immédiats, ou qui peuvent réclamer un engagement sur le long terme. Les théoriciens de la communication sont parvenus à identifier les moyens à travers lesquels certain types de média prenaient les commandes du débat public en le limitant, en redéfinissant ses contours, et en lui dictant ses thèmes. Parmi ces divers « boîtiers de direction » , Internet est devenu le plus infiniment polyvalent et le plus puissant de toute l’histoire des médias de masse. On aurait aujourd’hui peine à trouver une « conversation » qui n’ait été influencée par des mécanismes de plus en plus efficaces destinés à orienter les échanges en ligne et à intervenir jusque dans leur contenu.

[1] Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992, p.25.

[2] Ouvrage collectif, Usines et ouvriers : figures du nouvel ordre productif, Paris, Maspero, 1990, p.15. (Les italiques sont un ajout de Jonathan Crary.)

[3] Cf. Harold Innis, Empire and Communication, Oxford, Clarendon, 1950.

[4] Nancy Fraser, The Old is Dying and the New Cannot Be Born, Londres, Verso, 2019, p13-14.

© Les presses du réel, 2025.

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