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26.04.2024 à 06:00

Jins, premier podcast en français sur la sexualité et l'islam

Dorothée Myriam Kellou

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Depuis 2021, le podcast Jins offre un espace de réflexion et de dialogue autour des sexualités des personnes arabes et/ou musulmanes. En donnant la parole à des chercheurs, artistes, militants ou religieux, il fait connaître des voix progressistes sur le sexe et l'islam, qui déconstruisent les discours sexistes, racistes, islamophobes et anti LGBTQI+. En arabe, « jins » signifie sexe. Il désigne également le genre, c'est-à-dire l'identité personnelle et sociale d'un individu en tant (...)

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Texte intégral (2514 mots)

Depuis 2021, le podcast Jins offre un espace de réflexion et de dialogue autour des sexualités des personnes arabes et/ou musulmanes. En donnant la parole à des chercheurs, artistes, militants ou religieux, il fait connaître des voix progressistes sur le sexe et l'islam, qui déconstruisent les discours sexistes, racistes, islamophobes et anti LGBTQI+.

En arabe, « jins » signifie sexe. Il désigne également le genre, c'est-à-dire l'identité personnelle et sociale d'un individu en tant qu'homme, femme ou personne non binaire. « [j. n. s.] est aussi la racine du mot jensiya (nationalité) », ajoute Jamal, le créateur du podcast qui ne souhaite pas dévoiler son nom de famille. Le mot pose le thème et la ligne éditoriale. Le podcast permet de donner la parole en français d'abord, mais aussi en anglais dans sa deuxième saison, à des penseurs clés sur l'ensemble des questions que recouvre les sens de jins : l'essayiste Françoise Vergès, l'imame Amina Wadud ou encore l'islamologue Éric Geoffroy. Jamal lancera bientôt une version en arabe. Mais « arabe marocain ou arabe littéraire ? », il hésite encore.

« Faire des bêtises »

Jamal a grandi au Maroc dans les années 1990, avant de s'installer en France où il suit des études à l'École supérieure des sciences économiques et commerciales (ESSEC). Il part ensuite travailler pour une agence de publicité à Shanghaï, Dubaï et New York. Aurait-il pu parler de jins publiquement avant de lancer le podcast ? « Au Maroc, on ne prononce pas le mot, on préfère dire "faire des bêtises", lebsala en arabe marocain », explique-t-il dans un entretien pour Orient XXI.

Jins reste l'innommable dans le couple, dans la famille, en société. Pour moi, le mot recouvre trois « h », hchouma (la honte), haram (l'interdit, l'illicite), et hogra (la discrimination, l'oppression, l'injustice voire l'humiliation).

Dans un épisode intitulé « Quand amour et humour font bon ménage » enregistré au Maroc en décembre 2023 aux côtés de l'humoriste marocaine Asmaa El-Arabi, à l'occasion d'un festival de radio et de podcast, Jamal répète « jins » plusieurs fois devant le public. Il veut habituer ses auditeurs, banaliser le mot, sortir du tabou. « Jins », « jins », « jins »... Lui ne sourcille plus, le mot est entré dans son vocabulaire après la production de près de cent épisodes, aujourd'hui disponibles sur des plateformes d'hébergement de podcasts, comme Spotify, Deezer, ou Apple.

Un succès fulgurant

Quatre-cent-cinquante mille écoutes cumulées à ce jour, dont quinze mille par mois en moyenne. La majorité des auditeurs est basée en France et en Afrique du Nord. Jamal ne s'attendait pas à un tel succès. Les messages d'un public reconnaissant affluent sur les réseaux sociaux. « Enfin un média qui aborde nos questions sans les caricaturer et donne la parole aux concernés », s'enthousiasme un auditeur régulier. On le félicite d'inviter des chercheurs, des militants qui utilisent des outils de l'intersectionnalité pour révéler la pluralité des discriminations de classe, de genre et de race subies dans la communauté arabe et/ou musulmane.

Je dis arabes et/ou musulmanes, mais j'y inclus des personnes juives qui sont marocaines, qui sont arabes, des personnes amazighes qui ne sont pas arabes et qui sont musulmanes… Je parle à ceux à qui l'on renvoie une image déformée d'eux-mêmes. Je dis : « Nous sommes beaux, nous avons droit à l'amour, au plaisir que l'histoire nous a retirés ».

Si tous les sujets ne font pas consensus parmi la communauté des abonnés sur les réseaux sociaux, la majorité aspire à fournir un espace de réflexion et de dialogue ouvert et inclusif. Lorsque le compte Instagram de Jins met en lumière des personnalités musulmanes ouvertement homosexuelles tel l'imam et chercheur Ludovic-Mohamed Zahed, ou l'autrice et militante musulmane LGBTQI+ Blair Imani, la majorité des commentaires réprouvent ceux qui les condamnent. « Le Coran ne condamne pas l'homosexualité, rappelle Jamal. Citez-moi un juriste — et non un imam 2.0 — qui affirme le contraire ». Le passage relatif au peuple de Loth (qawm Lout), prophète et messager de Dieu dans le Coran est le plus souvent cité pour parler d'homosexualité en islam1. Ce neveu d'Ibrahim reçoit chez lui des anges que les habitants de Sodome et Gomorrhe veulent tuer, violenter, violer. Jamal invite à écouter l'épisode consacré à ce sujet, réalisé avec l'imam et théologien Tareq Oubrou2. Il rappelle à ce titre :

Le texte sacré ne parle pas d'homosexualité, plutôt de règles divines qui ont été outrepassées. Ce n'est pas de l'amour entre deux hommes dont il est question, mais de violer des corps. C'est la violence qui est condamnée.

Nourri de ses nombreuses lectures et interviews, Jamal répond aujourd'hui sans hésiter à des questions complexes. Pourtant, rien ne le prédestinait à se saisir de ces sujets. Il a grandi dans une famille de la bourgeoisie marocaine à Casablanca, où il a été scolarisé au lycée français. Il a fréquenté l'élite marocaine, avec tous les privilèges dont cette jeunesse peut jouir : « Un peu plus de liberté sexuelle, résume-t-il, des instants volés, une forme de sexualité fugitive », dans un pays où la loi interdit les relations sexuelles hors mariage.

Hyper sexualisation des corps arabes

En France, Jamal est plus libre de vivre sa sexualité, néanmoins il découvre son arabité. Il constate que « la classe n'efface pas la race ». Il subit les blagues racistes, les discriminations au logement ou à l'embauche, et découvre l'hypersexualisation des corps arabes, qu'il déconstruira avec le chercheur Todd Shepard dans un épisode de Jins3. Il témoigne :

Une de mes copines attendait de moi une hyper virilité, l'exagération du comportement masculin stéréotypé. Elle me voulait agressif, contrôlant. Ce n'est pas ce que je suis. C'était ce qu'elle projetait.

Inspiré par le Collectif 490 au Maroc4, il commence à militer depuis New York pour abroger cet article du code pénal marocain qui punit d'emprisonnement d'un mois à un an « toutes personnes de sexe différent qui, n'étant pas unies par les liens du mariage, ont entre elles des relations sexuelles ». Pourtant, « le Coran parle de zaouj qui désigne une union entre deux êtres, et non de mariage. La pire abomination dans le Coran est de tromper l'amour », précise Jamal en citant Abdessamad Dialmy, sociologue marocain qui a travaillé sur l'amour et la conjugalité. Il décide alors de quitter son travail et de créer Jins.

Le moment déclencheur de son engagement a été le suicide d'Amina Filali, mariée de force à son violeur, qui a déclenché un débat juridique et conduit les députés marocains à voter en faveur d'un amendement du code pénal qui permettait, jusqu'en 2014, à l'auteur d'un viol d'échapper à la prison en épousant sa victime. Le « changement est possible, se dit-il, au Maroc, et ailleurs dans le monde où vit la communauté arabe et/ou musulmane ».

Plaisir féminin et droit au divorce

Jamal se documente. Il lit le Coran, mais aussi des livres et des poèmes érotiques des premiers siècles de l'islam. Il y découvre la place de l'amour et du plaisir dans les sociétés musulmanes avant la colonisation. Un aspect qu'il aborde également avec l'historien anglo-nigérian Habeeb Akande dans un épisode de son podcast5. Ensemble, ils reviennent sur les classiques de l'érotologie : des livres sur la sexualité écrits par des savants musulmans, parmi lesquels Jalal Al-Din Al-Souyouti (1445-1505) qui a su préserver la tradition de l'érotisme en islam. Avec le théologien et président de la Fondation de l'islam de France Ghaleb Bencheikh, il pose la question du plaisir féminin et du droit des femmes à demander le divorce si elles ne sont pas satisfaites sexuellement.

Avec le philosophe et islamologue Éric Geoffroy, il interroge les signes du caractère maternel, et donc féminin, de Dieu dans la formule Bismillah Al-Rahman Al-Rahim (Au nom de Dieu le très Miséricordieux), qui figure au début de chaque sourate du Coran, à l'exception de la neuvième Al-Taouba (La Repentance). La racine du mot rahim renvoie à la matrice, à l'utérus. Dieu est le « tout matriciant ». Dieu étant un, il est au-dessus de tout être sexué. Et l'être humain accompli qui retrouve le divin en lui-même réunifie le féminin et le masculin, comme l'explique Geoffroy dans un épisode6. On apprend également qu'Ibn Arabi, poète et philosophe soufi (1165 - 1240), considérait l'acte sexuel comme une prière, une prosternation sur la femme, durant laquelle l'homme et la femme se complètent et retrouvent leur origine divine. S'ouvre alors une réflexion sur le tantrisme islamique.

À bien des endroits, le podcast étonne par sa liberté de ton à l'égard des sujets abordés. « Nous sommes nombreux dans ma génération - celle des trentenaires – à vouloir explorer et poser les questions librement. Si ce podcast peut nous aider à nous réconcilier avec notre héritage et avec nous-mêmes, alors nous aurons collectivement gagné en liberté », espère Jamal.


1NDLR. Une manière péjorative de désigner une personne homosexuelle en arabe est « liwati », en référence au peuple de Loth.

2Tareq Oubrou, « Sexualité en islam, hallal ou illicite ? », Jins, décembre 2020.

3Todd Shepard, « Sex, France & Arab men », Jins, Saison 2, épisode 6, 30 juin 2022.

4En septembre 2019, 490 personnalités marocaines ont signé un manifeste pour dénoncer l'article 490 du code pénal dans le pays.

5Habeeb Akande, « Sexuality and erotology in Islam », Jins, saison 2, épisode 5, 23 juin 2022.

6Éric Geoffroy, « Sexualité, genre et soufisme », Jins, épisode 61, 22 septembre 2021.

26.04.2024 à 06:00

« On a pris des risques pour aller à la plage parce qu'on aime la vie »

Rami Abou Jamous

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Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié. Mercredi 24 avril 2024. (...)

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Texte intégral (1817 mots)

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.

Mercredi 24 avril 2024.

Aujourd'hui, il faisait à peu près 36 degrés. En rentrant des courses, j'ai annoncé à famille qu'on allait à la plage. Ça les a un peu étonnés parce qu'on sait que c'est un endroit risqué, les navires de guerre israéliens tirent régulièrement. Je savais qu'on ne serait pas les seuls, vu la température. Beaucoup de gens vont à la plage car la chaleur est insupportable sous les tentes.

On aurait pu croire en arrivant que c'était une journée d'été ordinaire à Gaza : il y avait beaucoup de monde sur la plage comme avant la guerre, des enfants construisaient des châteaux de sable ou fabriquaient des cerfs-volants aux couleurs du drapeau palestinien. À cette différence près : pour voir la mer, il fallait descendre de la corniche envahie par les tentes des déplacés.

On oubliait tout

Beaucoup de femmes étaient là pour laver le linge, parce qu'il n'y a pas d'eau. C'est vrai que l'eau de mer ne lave pas bien à cause du sel, mais elles n'ont pas le choix. Il y avait des marchands ambulants qui vendaient des petits gâteaux pour les enfants, d'autres qui faisaient du pain chaud et des feuilletés au fromage avec des fours en argile qu'ils avaient transportés jusque-là. Ils avaient du bois pour allumer le feu. Certains vendaient des vêtements d'occasion usés pour femmes ou pour enfants.

Les femmes se baignaient avec leur tenue de prière, parce qu'elles n'ont plus que ça. C'est une espèce de voile qui couvre tout le corps. Beaucoup d'entre elles n'avaient plus de chaussures. Chez nous, il n'y a plus ni tongs ni pantoufles, ou alors elles sont abîmées, déchirées. On voit aussi des gens qui ont des paires de chaussures dépareillées. Mais à la plage, on oublie tout cela.

Pour la première fois, Walid était très content. Avant, il avait peur des vagues. Mais cette fois, il s'est baigné avec ses frères. On a construit des châteaux de sable. C'était la première fois qu'il prenait conscience de la plage, de la mer, des châteaux.

Heureusement qu'il y a la mer à Gaza. C'est vrai qu'on vit dans une prison à ciel ouvert. Mais même dans les pires conditions, il y a cette petite fenêtre. Je regardais les gens heureux de se baigner, le sourire des enfants. On oubliait tout, la misère, l'humiliation, les tentes, les bombardements, les massacres… Et de voir les gens s'amuser comme si de rien n'était m'a fait d'autant plus plaisir que cela n'a pas plu, je le sais, ni à Benyamin Nétanyahou, ni aux Israéliens en général.

Mahmoud célèbrera son mariage sur les décombres de sa maison

Nétanyahou a dit au ministre des affaires étrangères allemand qu'il n'y avait pas de misère à Gaza puisque les gens s'amusaient à la plage. Les Israéliens veulent que la population de Gaza reste toujours dans la misère et sous les bombes. Ils n'arrivent pas à comprendre que malgré toutes ces années d'occupation depuis 1948, malgré le blocus, malgré les incursions militaires et les bombes, nous sommes un peuple qui aime la vie et qui veut toujours vivre, même si la mort est le prix à payer. Ils croient que nous sommes un peuple qui recherche la mort, mais nous sommes un peuple qui recherche la vie.

On a pris des risques pour aller à la plage parce qu'on aime la vie. On a continué à célébrer des mariages sous les tentes de fortune, parce qu'on aime la vie. Mahmoud le frère de Sabah, ma femme, devait se marier le 3 novembre. Le mariage avait été reporté. Maintenant, après la mort de son papa, il a pris la décision de se marier en mémoire de son père qui voulait voir ce jour. Il célèbrera son mariage sur les décombres de sa maison.

Nous risquons notre vie parce que nous aimons la vie. Nous allons chercher des sacs de farine en sachant qu'on risque d'être bombardés. Nous allons à la plage parce que nous aimons la vie, même si l'on sait très bien que les navires israéliens peuvent nous tirer dessus, comme c'est arrivé plusieurs fois. On veut rester à Gaza, on ne veut pas quitter cet endroit parce qu'on aime la vie.

Mahmoud Darwich l'a bien dit :

Nous aimons la vie autant que possible
Là où nous résidons, nous semons des plantes luxuriantes et nous récoltons des tués
Nous soufflons dans la flûte la couleur du lointain, lointain, et nous dessinons un hennissement sur la poussière du passage
Nous écrivons nos noms pierre par pierre. Ô éclair, éclaire pour nous la nuit, éclaire un peu
Nous aimons la vie autant que possible

On voyait très nettement les navires israéliens à quelques milles nautiques de la plage de Rafah. On entendait les bombardements des F-16, surtout du côté de Nusseirat et de Deir El-Balah. Mais ce moment à la mer nous a fait oublier tout ce bruit de tonnerre et de mort.

L'âne « plus fidèle que les humains »

Je voulais parler de ça parce que tout le monde croit que Gaza, c'est juste la mort et la destruction. Malgré toutes les années de blocus, on a continué à vivre, on a fait des fêtes, on a fait des mariages, on est allé à la plage, on y a fait des barbecues et des fêtes.

On rentre de la plage à pied, ou à bord d'une charrette tirée par un cheval ou un âne, comme les gens les plus pauvres en utilisent à Gaza ; parfois la charrette est attelée à une voiture. Il y a aussi le bus bondé où les gens s'entassent les uns sur les autres. Nous avons eu la chance de trouver une charrette tirée par un âne. Cela m'a rappelé le jour où l'on a quitté la ville de Gaza : Walid et ma femme étaient montés pour la première fois sur une charrette, avec l'humiliation d'être chassé de chez soi.

Mais aujourd'hui, à bord de cette charrette, nous étions heureux. Nous venions de passer un très beau moment à la plage qui nous avait rappelé la belle époque où l'on s'amusait tout le temps, où l'on pouvait faire la fête sans risquer la mort, sans crainte de bombardements. L'homme qui conduisait la charrette disait qu'on était un peuple qui n'a pas peur de la mort, et que même si tout le monde parle d'une prochaine incursion militaire israélienne à Rafah, les gens continuent de vivre. Il a ajouté : « Soit nous avons perdu le sens de la peur, soit nous fuyons la peur pour rechercher un moment de joie. » C'est vrai : nous fuyons la peur pour chercher la joie, oublier tout ce qui se passe autour de nous. Nous sommes un peuple qui a toujours su s'adapter au pire. Ce n'est pas forcément quelque chose de positif, c'est vrai. S'adapter au pire, c'est aussi ne pas se révolter et accepter tout ce qu'on vous fait subir.

J'ai demandé à notre chauffeur : « Et toi, tu es prêt s'ils entrent à Rafah ? » Il m'a répondu :

Moi, je suis un déplacé du nord de la bande de Gaza. Ma famille et moi sommes arrivés ici à bord de cette charrette. Nous avons été les premiers touchés à Beit Hanoun1. Nous avons été déplacés plusieurs fois, au début c'était à Deir Al-Balah, puis Khan Younès et nous avons fini à Rafah. Cette fois-ci c'est pareil. On s'installera là où ils nous diront de s'installer. À Mawassi, au bord de la mer ? À Nusseirat, au centre de la bande de Gaza ? Je ne sais pas si l'on va rester en vie — ce serait tant mieux — ou si l'on va mourir. On a déjà affronté la mort plusieurs fois.

Quand il parlait de son âne, il disait :

Il est plus fidèle que les humains. Il a transporté des blessés et des morts au risque de se faire tuer, surtout au début de l'offensive, quand on était pris pour cible. Il n'y avait plus d'ambulances, ni de secouristes.

J'ai aimé cette ironie, sa façon de parler de cet animal plus fidèle que les êtres humains, ça m'a vraiment, vraiment touché. Malgré la violence de la guerre, cet âne n'a pas fui. Au contraire, il était là quand il fallait, comme un vrai ami, pour aider les gens. Ces mots sont restés gravés dans ma tête : nous sommes abandonnés par le monde entier qui nous regarde nous faire massacrer, pourtant cet animal, lui, ne nous a pas abandonnés.


1Localité proche de la frontière avec Israël

25.04.2024 à 06:00

Syrie. À Idlib, Mohamed Al-Joulani dans la tourmente

Jean Michel Morel

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Résultat d'une guerre civile qui dure depuis treize ans, la Syrie est un État morcelé et son président Bachar Al-Assad n'exerce son pouvoir que sur 70 % du pays. Parmi les provinces qui lui échappent, celle d'Idlib, située au nord-ouest. La région est en proie à l'instabilité et largement sous le contrôle de Hay'at Tahrir Al-Cham (HTC) et de son chef, Mohamed Al-Joulani. Le 4 avril 2024, Abou Maria Al-Qahtani, un haut responsable du groupe Hay'at Tahrir Al-Cham (HTC) qui contrôle la (...)

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Texte intégral (3129 mots)

Résultat d'une guerre civile qui dure depuis treize ans, la Syrie est un État morcelé et son président Bachar Al-Assad n'exerce son pouvoir que sur 70 % du pays. Parmi les provinces qui lui échappent, celle d'Idlib, située au nord-ouest. La région est en proie à l'instabilité et largement sous le contrôle de Hay'at Tahrir Al-Cham (HTC) et de son chef, Mohamed Al-Joulani.

Le 4 avril 2024, Abou Maria Al-Qahtani, un haut responsable du groupe Hay'at Tahrir Al-Cham (HTC) qui contrôle la région d'Idlib a été assassiné. Il venait d'être libéré de prison après avoir été accusé d'espionnage par Abou Mohamed Al-Joulani1, le Golan, fondateur et dirigeant de HTC. Le crime a été attribué à l'organisation de l'État islamique (OEI). Cette péripétie meurtrière s'est déroulée sur fond de contestation de la conduite des politiques publiques par HTC. Depuis deux ans, les manifestations se succèdent dans la région, mettant en cause la détérioration de l'économie et des services publics. Les plus récentes réclament la libération des opposants présentés comme des agents de l'étranger et dénoncent les sévices infligés aux prisonniers par le Service général de sécurité (SGS).

Le 15 mars, des milliers de manifestants se sont rassemblés sur la place centrale de la ville d'Idlib pour marquer le treizième anniversaire du soulèvement syrien en criant « Le peuple veut la chute d'Al-Joulani », réactivant ainsi le slogan emblématique des « printemps arabes ». « Nous nous sommes prononcés contre Bachar Al-Assad à cause de l'oppression, et nous le faisons maintenant pour les mêmes raisons », a déclaré un manifestant aux médias nationaux2.

Confronté à la réprobation générale, Al-Joulani a proposé sa démission à condition qu'un nouveau dirigeant soit accepté par consensus majoritaire. Il a par ailleurs promis une réforme du SGS et déclaré une amnistie générale assortie d'une indemnisation des personnes arrêtées à tort. En vue d'améliorer les modalités de sa gestion des affaires publiques, il a évoqué la création d'un conseil d'experts qui donnera son avis sur les décisions politiques et stratégiques, ainsi que de comités communautaires pour recevoir les doléances des habitants.

Un itinéraire singulier

Ancien professeur d'arabe classique, Mohamed Al-Joulani a déjà un long parcours de djihadiste quand il réalise la fusion de Jabhat Al-Nosra, franchise d'Al-Qaida, avec d'autres factions djihadistes, en janvier 2017. Il crée alors Hay'at Tahrir Al-Cham, une force militaire estimée à 40 000 hommes, complétée par des recrutements de jeunes syriens en déshérence économique à qui il offre des salaires mensuels allant de 100 à 300 dollars (soit entre 93 et 280 euros)3.

Parvenu à contrôler 75 % de la poche d'Idlib sous couvert d'un gouvernement de salut syrien (GSS), Mohamed Al-Joulani a mis en place une administration qui perçoit l'impôt auprès des commerçants, prélève des droits de douanes à Bab Al-Hawala, le point de passage avec la Turquie, et tire bénéfice du trafic de captagon - l'une des drogues les plus consommées au Proche-Orient et raffinée à haute dose en Syrie, une corne d'abondance pour la famille Al-Assad.

Pragmatique dans un gouvernorat qui n'a jamais adhéré au sunnisme radical, Al-Joulani s'est gardé de faire appliquer la charia de façon trop rigoureuse. Il tolère le kufr (l'incrédulité en islam), autorise les femmes à se maquiller, à aller au cinéma, et leur permet de créer des associations. Il a également suspendu l'appareil chargé de la promotion de la vertu et de la prévention du vice (hisba) et rouvert les églises4. Des décisions sévèrement critiquées par les salafistes qui lui reprochent de s'éloigner de l'islam. Une critique reprise le 17 avril par le groupe d'érudits musulmans, la Ligue des oulémas du nord de la Syrie (Rabitat ahl al-ilm fi chamal Al-Cham).

Plus souvent en costume cravate qu'en treillis, Al-Joulani n'hésite pas à se rendre dans les quartiers populaires, à écouter les doléances liées aux conditions de vie ou à la cherté des produits alimentaires et, sans craindre la démagogie, à sortir quelques billets (des livres turques) pour les distribuer. Il se déplace aussi bien pour visiter des villages chrétiens que pour se rendre dans la partie druze de Jabal Al-Soummaq, au nord d'Idlib, et dans la plaine d'Al-Roj, peuplée de sunnites préoccupés par les problèmes d'adduction d'eau.

Des déplacements, largement médiatisés par la chaîne de HTC via la messagerie Telegram, dans le but de contribuer à asseoir sa stature d'homme d'État. En mal de convaincre l'opinion internationale qu'il s'est définitivement assagi et que ses affiliations précédentes étaient de simples erreurs de jeunesse, il n'hésite pas à déclarer : « Nous sommes prêts à nous réconcilier avec tout le monde et à ouvrir une nouvelle page à travers une réconciliation globale. Occupons-nous de nos ennemis plus que de nous-mêmes et de nos désaccords »5.

Mettant à profit l'incapacité des forces loyalistes à le vaincre, Mohamed Al-Joulani lève bien haut l'étendard de la révolution. Dans un message vidéo du 2 janvier 2023, il s'engage à se battre jusqu'au renversement du gouvernement de Damas. Dans la foulée, il a monté des opérations militaires contre les troupes gouvernementales au sud d'Idlib, au nord-ouest d'Alep et au nord-est de Lattaquié. Et à l'été 2022, désireux d'étendre son aire d'influence, il a aussi lancé des opérations militaires sur Afrin, Azaz, Al-Bab et Jarablous pour affaiblir les factions djihadistes fidèles à la Turquie, regroupées au sein de l'Armée nationale syrienne (ANS). En réaction, Ankara s'est contentée d'envoyer une force d'interposition.

Pour le chercheur Nawar Oliver, du centre de réflexion Omran basé en Turquie, les Turcs cherchent peut-être à « miser sur le groupe le plus organisé pour contrôler les autres factions rebelles ». HTC veut de son côté « envoyer des signes clairs indiquant qu'il est capable de contrôler la région »6.

Un territoire très convoité

En 2011, dès la transformation de la contestation pacifique de son pouvoir autoritaire en lutte armée, Bachar Al-Assad trouve un protecteur en la personne du président russe Vladimir Poutine à qui il concède des bases militaires terrestres et maritimes. Il reçoit par ailleurs l'aide de la République d'Iran qui entend faire des membres de la famille dirigeante - des musulmans d'obédience alaouite assimilés à des chiites mais surtout d'insatiables corrompus - des obligés qui constitueraient le chaînon manquant entre le chaudron irakien post-Saddam Hussein et le Hezbollah libanais.

La Turquie se range aux côtés des rebelles syriens. Elle a toujours eu des relations fluctuantes avec le régime de Bachar Al-Assad, et est convaincue que ses jours sont comptés. D'abord constituée de démocrates sous l'appellation d'Armée syrienne libre (ASL), l'entité est rapidement infiltrée par des groupes djihadistes mieux organisés et mieux armés, prétendant eux-aussi lutter contre le pouvoir de Damas.

En mai 2017, malgré des affrontements ininterrompus et d'intenses bombardements russes, les forces d'Assad ne parviennent pas à venir à bout des groupes dissidents. Sur proposition du président russe, la Russie, l'Iran, la Turquie, ainsi qu'une délégation de représentants de l'opposition basée à l'étranger et d'émissaires de Damas, se retrouvent à Astana, capitale du Kazakhstan, dans l'optique de mettre en place des « zones de désescalade », selon la terminologie de Vladimir Poutine. Les opposants au régime souscrivent à cette proposition tout en la conditionnant à l'arrêt des bombardements sur les civils. Mais comme ils n'obtiennent pas de garantie à ce sujet et que les bombardements se poursuivent durant la rencontre, ils quittent la conférence.

La diplomatie dans l'impasse

La Turquie, l'Iran et la Russie signent alors un accord qui prévoit de démilitariser quatre zones sous emprise des rebelles et des djihadistes : la Ghouta orientale, vaste quartier de Damas, Deraa, ville emblématique de la contestation armée contre le régime, Rastane, l'une des plus grandes agglomérations de la province de Homs, et enfin la province d'Idlib s'étendant sur 6000 km2, qui partage une frontière avec la Turquie. Idlib est un territoire agricole prolifique, traversé par l'autoroute M4, axe crucial reliant Lattaquié à Alep et à l'est du pays. C'est aussi un refuge pour 2 millions de déplacés vivant pour la plupart sous des tentes ou, pour les plus chanceux, dans des habitats hâtivement montés par le Croissant-rouge turc.

En difficulté dans le reste de la Syrie, certains groupes djihadistes et plusieurs dizaines de combattants de l'ASL se replient dans l'enclave d'Idlib où ils ne tardent pas à s'affronter entre eux pour en assurer le contrôle. Après avoir contrecarré leurs ambitions, Hay'at Tahrir Al-Cham mieux structurée, parvient à s'imposer primus inter pares (premier parmi les pairs). Considérant que l'accord d'Astana ne les engage pas, les forces loyalistes reprennent trois des quatre zones à démilitariser. Seule Idlib leur échappe : un échec relatif qui incite le régime syrien à envisager de relancer son offensive.

Cette intention fait l'objet d'une réprobation internationale. L'Organisation des Nations unies (ONU) évoque une opération militaire qui pourrait déclencher « la pire catastrophe humanitaire du XXIe siècle »7. Une déclaration propre à satisfaire pleinement la Turquie, forte de ses douze postes d'observation obtenus dans le cadre de l'accord d'Astana, et arc-boutée contre la perspective de voir arriver de nouveaux réfugiés venant s'ajouter aux 3,4 millions qu'elle accueille déjà. De plus, la province d'Idlib se situant dans la continuité de la région d'Afrin, sous son contrôle depuis mars 2018, sa maîtrise par le biais de ses proxies s'inscrit parfaitement dans sa logique d'empiètement du territoire syrien.

Dès lors que l'armée syrienne et ses alliés russes ont dû renoncer à leur projet, un fragile statu quo s'installe, qui n'empêche ni les bombardements aériens au-dessus des villages et des infrastructures médicales (y compris avec des barils d'explosifs), ni les affrontements entre les soldats turcs et ceux de Bachar Al-Assad.

Prenant acte de la situation, Russes et Turcs paraphent un nouvel accord qui détermine une « zone démilitarisée » contrôlée par des patrouilles conjointes russo-turques en octobre 2018, à Sotchi, sur les bords de la mer Noire. L'armée syrienne se voit attribuer la responsabilité de la sécurité des pourtours de l'enclave. L'accord stipule qu'Ankara s'engage à venir à bout des formations takfiristes (extrémistes islamistes adeptes d'une idéologie violente) foisonnantes dans le réduit rebelle.

Fidèle à sa politique de soutien aux groupes islamistes, et au grand dam du Kremlin, Ankara ne tente rien dans ce sens. Bien que toujours en conflit avec les factions soutenues par Ankara, Abou Mohamed Al-Joulani, envoie des signaux en direction de la Turquie.

Une réconciliation entre Ankara et Damas ?

Après des années de tension, un rapprochement s'esquisse entre le président turc Recep Tayyip Erdoğan et Bachar Al-Assad en dépit de nombreux sujets de désaccords, notamment à propos de la maitrise des eaux de l'Euphrate et de la complaisance de la Turquie envers les groupes armés opposés à Damas. Afin d'accéder au rang de puissance régionale incontestée, la Turquie a réactivé son mantra « zéro problème avec les voisins ». Et la Syrie en fait évidemment partie, surtout depuis sa réintégration dans la Ligue arabe en mai 2023.

Si le président turc trouve les bases d'un « gentleman agreement » avec son homologue de Damas, Al-Joulani risque de servir de monnaie d'échange. Car Bachar Al-Assad n'entend pas transiger sur l'intégrité territoriale de son pays, posant en préalable à toute négociation le départ des troupes turques installées sur la frontière nord côté syrien. Présentement, ses exigences se heurtent à un refus d'Erdoğan qui invoque des « raisons de sécurité » liées, selon lui, à la présence des Forces démocratiques syriennes (FDS) à forte composante kurde.

Récemment, pour Al-Joulani le ciel s'est encore assombri et il fait face à une opposition interne revigorée. En dépit de la revendication de l'État islamique au Khorasan (EI-K), Vladimir Poutine a accusé HTC d'avoir perpétré l'attentat du 22 mars au Crocus City Hall et promis une éradication du groupe.

Bachar Al-Assad vient en outre de désigner Souheil Al-Hassan, surnommé le Tigre, commandant des Forces spéciales (FS) chargé de venir à bout de l'Armée nationale syrienne (ANS) réfugiée dans Idlib. Proche de la Russie et décoré par Poutine, Al-Hassan s'est distingué par sa pratique de « la terre brûlée ». L'assaut contre l'ANS ne serait-il qu'une sorte de hors-d'œuvre, préfigurant une attaque d'une autre ampleur contre HTC ?

La reconnaissance internationale se faisant attendre pour HTC, qui figure toujours sur la liste des organisations terroristes des États-Unis et du Canada, l'avenir politico-militaire de Mohamed Al-Joulani demeure plus que jamais tributaire d'éventuels arrangements entre Bachar Al-Assad et Recep Tayyip Erdoğan.


1Al-Joulani laisse supposer qu'il est issu du Golan. En fait il serait né à Deraa, berceau de la révolution de 2011.

2BBC News, 22 mars 2024.

3En Syrie, le salaire moyen est estimé à 60 dollars, soit 56 euros.

4Mohammed Hardan, « Syrian Salafistes oppose opening of movie theatre in Idlib », Al-Monitor, 12 novembre 2023.

5Élie Saïkali, « L'unité rebelle, enjeu décisif de la bataille d'Idleb », L'Orient-Le Jour, 18 janvier 2018.

6AFP, Paris, 10 septembre 2018.

7AFP, Paris, 18 octobre 2022.

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