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19.07.2025 à 14:00

La Lituanie, le pays qui attend la guerre

hschlegel

La Lituanie, le pays qui attend la guerre hschlegel sam 19/07/2025 - 14:00

La Lituanie, ce pays balte à l’est de l’Union européenne, est sur le pied de guerre. Elle ne se demande pas si la Russie attaquera son ancienne colonie, mais quand. En attendant, ses habitants et ses intellectuels se posent des questions pratiques et éthiques sur l’attitude à adopter. Reportage à Vilnius.

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22 mai 2025 au centre de Vilnius. Aujourd’hui, dans une cité souvent baignée dans la brume, le soleil est de sortie, comme pour colorer ce jour particulier d’une atmosphère festive. Mais celle-ci est aussi martiale. Sur l’avenue Gediminas, la circulation est coupée. Les habitants brandissent des fanions aux couleurs de la Lituanie et de l’Allemagne. Les drapeaux ukrainiens sont partout, eux aussi. Les militaires, bérets rouges ou noirs vissés sur le crâne, sont presque aussi nombreux que les civils. Les personnalités publiques – ministres, hauts fonctionnaires, chefs de parti – se saluent sur le pavé. Tout le monde se connaît, dans la capitale d’un pays de moins de trois millions d’habitants et plus petit que la région Nouvelle-Aquitaine. Je me dirige, moi aussi, vers la cathédrale catholique, au sévère style néoclassique. Juste devant, un tank Leopard 2 de la Bundeswehr, avec un camouflage typique de l’Otan, pointe son canon. Vers l’est, j’ai l’impression. J’aperçois aussi des camions et d’autres blindés flanqués de la croix de fer noir et blanche de l’armée allemande.

Je ne peux pas m’empêcher de me dire : « Ça fait bizarre. » Je pense en effet à l’occupation nazie, de 1941 à 1944, durant laquelle la quasi-totalité de la population juive a été assassinée. Les Lituaniens que je rencontre, eux, évoquent plutôt des volontaires allemands, en 1918, qui les ont aidés à combattre les forces bolchéviques. Malgré la mémoire du génocide des Juifs qui remonte de plus en plus à la surface, le grand traumatisme historique de ce pays reste l’occupation russe. Celle-ci a commencé à la fin du XVIIIe siècle et a repris, avec une brutalité inouïe, en 1940-41, puis de 1944 à 1990, date où le pays proclame son indépendance. L’armée allemande, pour son premier déploiement à l’étranger depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, est donc plus que la bienvenue. 5 000 soldats allemands vont s’installer ici avec leurs familles. Pour une capitale de 600 000 habitants, ce n’est pas rien. La nouvelle brigade blindée lituano-allemande de l’Otan permettra de mieux défendre le pays contre la Russie. L’angoisse existentielle d’une agression et d’une occupation est palpable. Les plans d’évacuation de la capitale ont été rendus publics.

“En Lituanie, malgré l’occupation nazie pendant la guerre, le grand traumatisme historique reste l’occupation russe, extrêmement brutale et intermittente depuis le XVIIIe siècle”

 

Sur la place qui longe la cathédrale, au pied du palais des grands-ducs de Lituanie, reconstruit dans les années 2000, la parade est en cours. Le chancelier allemand, en visite, fait un discours. Il se met soudain à pleuvoir à verse. J’entends tout de même Friedrich Merz prononcer des paroles de repentir « au regard des souffrances causées autrefois par l’Allemagne nazie », et mettre les points sur les i : « Chaque jour, la Russie viole l’ordre que nous avons établi » après la Seconde Guerre mondiale. C’est pourquoi « ici, en Lituanie, nous prenons nous-mêmes en main la défense du flanc oriental de l’Otan ». La foule dégouline d’eau de pluie, mais exulte.

Un sentiment d’urgence, partagé par tout le pays

Je suis venu à Vilnius pour participer à un colloque, organisé par le Centre Sakharov dédié à la mémoire et à l’actualité de la dissidence. Il est consacré à la guerre en Ukraine. Les participants se succèdent au micro pour évoquer la menace que fait peser le grand voisin sur tous les pays européens et pour décrire la résistance ukrainienne. Experts venus du monde entier, réfugiés Russes anti-guerre, militaires ou universitaires ukrainiens, étudiants lituaniens, tous ressentent un sentiment d’urgence. Parfaitement au courant de la guerre hybride que mène la Russie sur tout le continent, conscients de la menace d’un régime poutinien qui ne vit plus que par l’exaltation de la guerre, ils déplorent parfois l’inconscience de certaines sociétés ouest-européenne face à un danger très réel. Je profite aussi de mon séjour pour redécouvrir la ville et rencontrer des intellectuels. J’étais venu en Lituanie en 1993, en train, à l’époque où je travaillais à Moscou. Tout était sombre et pauvre, dans les premiers temps de l’indépendance. Mais je me souviens encore de ces personnes âgées en béret noir marcher avec dignité, un sac de courses en plastique à la main, très conscients de s’être enfin arrachés de la domination russe. Ils refusaient tous de parler la langue de l’occupant, heureux de pouvoir enfin déployer la leur, de retrouver sans crainte leurs traditions et leur culture.

“Quand on déambule en Lituanie, on comprend qu’on n’est vraiment pas dans le ‘monde russe’ sans frontières vanté par Vladimir Poutine”

 

Il faut dire que la Lituanie n’a vraiment rien à voir avec la Russie. Dans ce pays resté païen jusqu’au XIVe siècle, et devenu depuis farouchement catholique, les villes comme Vilnius sont couvertes d’églises baroques. Quand on déambule ici, on comprend qu’on n’est vraiment pas dans le « monde russe » sans frontières vanté par Vladimir Poutine. Les lourds bâtiments staliniens, eux, sont toujours debout. Et le centre abrite un bijou de l’architecture soviétique, le café Neringa, dans un style moderno-hippie délirant, et où se retrouvaient les artistes, les intellos et les dissidents. Au début des années 1990, j’y passais toute la journée en buvant du cognac pour quelques kopecks. Aujourd’hui, c’est devenu un hôtel de luxe pour hipsters nostalgiques, et le poulet à la Kiev, standard de la cuisine soviétique, atteint un prix indécent. C’est ici que je rencontre le philosophe Viktoras Bachmetjevas. Professeur à l’université, cet homme vif et ironique est un grand spécialiste d’Emmanuel Levinas. Ce dernier est né à Kaunas, la deuxième ville du pays. Il y a vécu toute son enfance, au sein de la communauté juive – où l’on parlait surtout le russe, m’apprend Viktoras –, avant de fuir la Lituanie à cause des pogroms. Il s’est installé dans l’est de l’Ukraine, de 1917 à 1923, puis a émigré en France où il est devenu le philosophe que l’on sait. Il y a encore quelques années, personne ne connaissait Levinas dans son pays de naissance. Mais grâce à Viktoras, qui traduit ses ouvrages, les Lituaniens l’ont découvert. Il y a même désormais une place Levinas à Kaunas. La lecture de son œuvre est l’occasion de faire réémerger la mémoire juive du pays, parfois un peu oubliée ou occultée.

Les pays baltes, prochaine cible explicite du régime poutinien

J’interroge surtout Viktoras sur la perception de la menace russe. Pourquoi est-il aussi certain, comme la quasi-totalité de ses concitoyens, que les Russes vont prochainement attaquer la Lituanie, de même que la Lettonie et l’Estonie voisines ? N’est-il pas un peu parano ? Sa réponse est simple : parce que les dirigeants politiques russes le disent. Dmitri Medvedev, ancien premier Ministre et membre éminent du régime, a par exemple déclaré que les pays baltes étaient des provinces russes. Tout récemment, un ouvrage d’histoire révisionniste, publié en Russie et affirmant la même chose, a été préfacé par le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov. « Pour eux, résume Viktoras Bachmetjevas, nous sommes une colonie, une partie de leur empire depuis le XVIIIe siècle ». Il suit d’ailleurs attentivement le développement des études post-coloniales, qui doivent fournir les instruments théoriques à une décolonisation non seulement politique, mais culturelle. Selon lui, ce qui se passe en Ukraine, « c’est d’ailleurs simplement une guerre de décolonisation ».

“Pourquoi les Lituaniens sont-ils si certains que les Russes vont prochainement les attaquer ? Parce que les dirigeants politiques russes le disent”

 

Mais comment se prépare-t-il aux prochaines étapes ? « Si nous voulons avoir une chance de résister, répond-il, il faut se préparer maintenant, calmement et méthodiquement. » Outre le service militaire, il m’apprend que de nombreux stages de préparation militaire sont organisés par la société civile, en coordination avec le ministère de la Défense. Des cours de formation paramédicale sont également très courus par les femmes. Viktor voue une haine personnelle aux armes à feu mais il est prêt à apprendre leur maniement, tout en se destinant plutôt, en cas de guerre, à servir dans le secteur de la communication et de l’information. La menace pousse chacun à réfléchir de façon concrète : comment évacuer les enfants ? Et les personnes âgées ? Que faire avec son travail ? J’ai rencontré plusieurs personnes qui avaient acquis des appartements en Espagne ou en France afin de disposer d’un point de repli. En attendant, personne n’est tranquille : « Quand nous pourrons dormir aussi paisiblement que dans une petite ville allemande, nous le serons. » Mais ce n’est pas pour maintenant.

La société lituanienne semble unie contre l’adversaire historique. Mais l’est-elle sur le reste ? Pas si sûr, m’assure un autre interlocuteur, le jeune chercheur et assistant à l’université de Vilnius Gintas Karalius, spécialisé en philosophie et en sciences politiques. Le pays, qui a intégré l’Union européenne et l’Otan en 2004, a selon lui un peu de mal à assumer son identité européenne : « L’Europe est un sujet très controversé ici, car la plupart des élites politiques sont viscéralement pro-américaines. » Certains dirigeants sont même plus qu’indulgents vis-à-vis de Donald Trump. Y a-t-il également des partisans de Poutine ? Ils sont silencieux, répond Gintas Karalius, mais ils existent. C’est la couche de la population farouchement opposée aux élites, aux vaccins contre le Covid, aux LGBT, au wokisme. On a un peu de mal à le croire quand on arpente le centre si élégant de la capitale, où les voitures s’arrêtent devant les piétons en l’absence de tout feu rouge, où tout le monde parle anglais, mais il semble que le courant illibéral, comme partout en Europe, existe bel et bien. 

Les Lituaniens nous mettent en garde ; écoutons-les

Pour tenter de comprendre les Lituaniens, il faut creuser dans leur mémoire. L’ancien bâtiment du KGB, la police politique, est devenu un musée de l’occupation soviétique. La plupart de mes interlocuteurs me racontent que leurs grands-parents ont été déportés au goulag en Sibérie, ou que leurs parents ont fait de la prison pour s’être opposés au pouvoir soviétique. Les souffrances sont encore à vif, surtout à une époque où la Russie est repassée à l’offensive militaire. C’est pour cette raison que, lorsque j’évoque ma visite imminente à Tomas Venclova [lire notre article], certains se montrent circonspects. Ce poète est en effet le fils d’un homme tristement célèbre en Lituanie, l’écrivain Antanas Venclova (1906-1971). Communiste convaincu, il a fait partie de la délégation qui s’est rendue à Moscou pour demander l’annexion de son pays par l’URSS. Ministre de l’Éducation, décoré du prix Staline, c’est lui qui a rédigé les paroles de l’hymne soviétique de la République socialiste de Lituanie. Bref, il est unanimement détesté. Son fils Tomas, né en 1937, faisait donc partie de la jeunesse dorée, avait accès à tous les livres interdits grâce à l’entregent de son père. Mais il s’est révolté contre son milieu et est devenu une grande figure de la dissidence culturelle. Il dénonce les violations des droits de l’homme et doit finir par s’exiler aux États-Unis. Ami de Czesław Milosz et du poète Jospeh Brodsky, il devient l’un des plus grands poètes lituaniens. Si les vers sont difficilement traduisibles, son essai Vilnius (Éditions Circé, 2016) donne un aperçu de son écriture. Il était d’ailleurs un habitué du café Neringa. La légende dit qu’il s’est baigné, un jour de beuverie, dans la fontaine intérieure de l’établissement en compagnie de Brodsky. Revenu dans sa patrie après l’indépendance, il est l’une de ses grandes célébrités littéraires.

Il m’accueille chez lui et dresse un tableau amer de son existence. Celle-ci a commencé avec la guerre, puisque Tomas Venclova a vu les nazis envahir le pays lorsqu’il avait à peine cinq ans. Il pense que ses derniers souvenirs seront du même acabit, car il est, lui aussi, sûr que les Russes attaqueront son pays. Mais il s’enthousiasme pour la résistance ukrainienne. Poutine était certain de ne faire qu’une bouchée de son voisin. Or son armée y est toujours embourbée. Enfin, ce vieux monsieur, lorsqu’on lui demande ce qu’il fera si – pardon, quand la Russie lancera ses troupes sur les pays baltes, répond crânement qu’il restera ici, « quoi qu’il arrive ». En le quittant, je lui demande s’il s’est vraiment baigné dans la fontaine du Neringa avec Brodsky. Il sourit et répond qu’on y buvait beaucoup, mais pas au point de plonger [l’intégralité de l’entretien avec Tomas Venclova est à lire ici].

En sortant de chez lui, j’erre encore dans cette magnifique vieille ville presque vide et comme hantée par son passé. Au début du XXe siècle, Vilnius (Wilno) était surtout peuplée de Polonais et de Juifs. Ils ont tous été chassés ou exterminés. Arrivé d’Europe occidentale, je m’interroge : partageons-nous la même vision de l’avenir du continent que les Lituaniens ? Je ne le crois pas. Les raisons sont historiques. La France n’a été occupé par les Russes qu’à l’issue des guerres napoléoniennes. Nous avons longtemps sous-estimé l’atroce brutalité du soviétisme, notamment sa domination sur cet « Occident kidnappé » qu’évoquait Milan Kundera. Nous avons également fort mal perçu la menace du poutinisme – alors que l’invasion de la Géorgie, en 2008, puis l’annexion de la Crimée en 2014 étaient déjà des transgressions majeures et des signaux évidents. Quel usage, alors, faire de l’état d’esprit des Lituaniens ? La solution la plus confortable serait de les enfermer dans leurs spécificités historiques : il est normal qu’une ancienne colonie déteste son ancien maître, surtout s’il entend recommencer. De se dire que nous, nous sommes loin. De murmurer : ils exagèrent. Ce serait, à mon sens, une grave erreur. Les Lituaniens connaissent bien mieux que nous l’impérialisme russe. Ils l’ont vécu dans leur chair. Or, comme nous, ils sont européens, ils partagent notre histoire et nos valeurs. Ils ont quelque chose d’essentiel à nous dire : ne nous berçons pas d’illusions par rapport à la Russie et, nous aussi, soyons sur nos gardes. Mais saurons-nous les écouter ?

juillet 2025
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19.07.2025 à 13:30

Tomas Venclova, écrivain lituanien : “Il ne faut pas répondre au nationalisme poutinien par un autre nationalisme”

hschlegel

Tomas Venclova, écrivain lituanien : “Il ne faut pas répondre au nationalisme poutinien par un autre nationalisme” hschlegel sam 19/07/2025 - 13:30

De passage à Vilnius, en Lituanie, nous nous sommes entretenus avec l’un de ses plus célèbres écrivains, Tomas Venclova. Né en 1937, il considère que si son existence a débuté avec l’invasion nazie, elle s’achèvera peut-être par une agression russe. Entretien mélancolique. 

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Vous avez vécu l’occupation soviétique, la fin du communisme. Vous attendiez-vous au retour de l’impérialisme moscovite ? 

Tomas Venclova : À mon grand étonnement, j’ai vécu à la chute du communisme. Et pendant un certain temps, dans les années 1990, j’étais persuadé que tout se terminerait bien. Avec Hegel et Francis Fukuyama, je pensais que nous avions atteint la fin de l’histoire, un stade à partir duquel il n’y aurait plus de problèmes majeurs. Pourtant, dans un de mes poèmes, j’ai écrit que celui qui avait raison n’était pas Hegel, mais Galilée… La Terre tourne, et l’histoire aussi, malheureusement. Et elle revient à nous avec son lot de malheurs et de guerres. Effectivement, tout ceci est revenu.

“Celui qui avait raison n’était pas Hegel, mais Galilée… La Terre tourne, et l’histoire aussi, malheureusement. Et elle revient à nous avec son lot de malheurs et de guerres” Tomas Venclova

 

Votre existence aura donc été marquée par le retour de l’impérialisme et de la guerre ? 

Mon existence a commencé avec la guerre. J’avais à peine cinq ans lorsque les Allemands ont attaqué l’URSS, en 1941. Je me souviens avoir aperçu un avion soviétique abattu par les Nazis. J’ai vu les parachutistes sauter et se faire tirer dessus dans les airs. Mon père, qui était communiste, a fui à Moscou. Ma mère est restée. Elle a passé du temps en prison puis en est sortie. Je voyais les soldats allemands dans les rues de Vilnius. Un jour, nous avons croisé un homme portant une étoile jaune. Ma mère l’a salué. Je lui ai demandé ce que signifiait cette étoile. Elle m’a expliqué. Mais je ne comprenais pas ce qu’était le ghetto de Vilnius ni l’Holocauste. Voici mes tout premiers souvenirs. Malheureusement, il me semble que mes derniers souvenirs seront du même acabit. J’ai écrit un poème, Le soupir de soulagement dure peu de temps. Nous y sommes. On dit que les prophètes de malheur se trompent. Et pourtant, ce sont eux qui ont raison. Tout se répète, et il est difficile de voir une solution.

 

Le danger, cette fois, est Poutine, qui n’est ni nazi, ni communiste… Qui est-il donc ? 

C’est un capitaliste. Il est très à l’aise dans notre époque post-moderne, oligarchique, mondialisée. En Lituanie, on disait souvent, durant l’occupation soviétique, que le soviétisme n’était qu’un camouflage du vieil impérialisme russe. Alors, je n’étais pas d’accord. L’idée communiste me semblait plus large que l’impérialisme. Mais celui-ci est de retour aujourd’hui. On a remplacé Marx et Engels par les idéologues de l’impérialisme russe, c’est tout. Mais au fond, il y a une logique là-dedans, et elle est en train de se réaliser. On a donné à lire à Poutine des auteurs impérialistes, dans les années 2000, et il y a cru. Ce qui se déroule sous nos yeux est une immense régression. À la chute du communisme, on a cru, au moins dans le monde démocratique, à un nouvel ordre mondial, fondé sur le droit international et sur des valeurs, pas sur la violence. Lentement, ce monde s’est fortifié. Mais Poutine a renversé le mouvement. Et il a ramené le droit du plus fort.

“Ce qui se déroule sous nos yeux est une immense régression” Tomas Vanclova

 

L’histoire se répète-t-elle ?

Pas à l’identique. Car là où Staline et Hitler ont réussi, au moins pour un temps, Poutine a échoué. Lorsqu’il a envahi l’Ukraine, il était absolument certain qu’il ferait comme Hitler en Pologne en 1939, qu’il ne lui faudrait que quelques jours pour s’emparer de Kyiv, que le gouvernement s’enfuirait, que le pays s’effondrerait. Rien de tout cela ne s’est passé. L’Ukraine souffre, mais elle tient toujours. Ce qui se passe ressemble à un autre conflit, celui de Staline en Finlande entre novembre 1939 et mars 1940. La Finlande a perdu une partie de son territoire, à peu près 10%, y compris la grande ville de Vyborg. L’Ukraine, elle, a perdu une partie du Donbass et la cité importante de Marioupol. Mais pas Odessa, ni Kharkiv, ni Lviv, ni Kiyv. La Finlande n’a pas perdu non plus Helsinki et d’autres grandes villes. La guerre de Finlande a représenté un fiasco pour Staline. C’est la même chose pour Poutine aujourd’hui. 

 

Mais la guerre en Finlande a duré moins de six mois. Celle d’Ukraine a commencé il y a plus de trois ans… Le traumatisme n’est pas comparable.

C’est vrai, il y a une différence. Mais le résultat est le même. Poutine ne créera pas la Novorussie de Catherine la Grande. 

 

À quelles autres guerres ressemble le conflit en Ukraine ? 

Pas à la Seconde Guerre mondiale, car les opérations menées par les généraux de Staline consistaient à avancer rapidement avec les tanks et l’aviation. En Ukraine, la situation sur le front ressemble plutôt à celle décrite par Henri Barbusse et Erich Maria Remarque, celle de la Première guerre mondiale. Les soldats sont dans leurs tranchées et la ligne de front évolue peu. C’est une autre régression.

“Trump et Poutine aimeraient se partager les sphères d’influence, comme à la conférence de Yalta” Tomas Vanclova

 

Le retour de Trump n’arrange pas les choses…

Je suis toujours citoyen américain et n’ai pas voté pour lui. Mais il a été élu grâce au vote populaire. Apparemment, il partage la vision du monde de Poutine, il aime aussi le droit du plus fort et la primauté des grandes puissances, qui disposent des pays plus petits. Alors imaginez quelle considération ils ont pour les pays baltes… Trump et Poutine aimeraient se partager les sphères d’influence, comme à la conférence de Yalta. C’est très triste, d’autant plus que cela ne fonctionne plus dans le monde contemporain. Je pense qu’ils n’y arriveront pas, même si nous devrons traverser bien des moments difficiles prochainement. 

 

Les Lituaniens ont-ils peur de la guerre ? 

Je dis à mon entourage qu’il ne sert à rien de paniquer. Cela m’arrive à moi aussi, cependant. Mais rarement. La guerre hybride est déjà en cours ici, mais elle l’est aussi en France, en Allemagne, partout. Elle n’a pas encore fait de victimes, heureusement. Une invasion est peu vraisemblable au vu des échecs de Poutine en Ukraine. Et si elle a lieu, nous pourrons l’arrêter. C’est pourquoi je ne compte pas quitter le pays. J’ai longtemps vécu à l’étranger, j’y ai des amis, mais je n’ai pas l’intention d’abandonner la Lituanie, quoi qu’il arrive. 

 

Craignez-vous l’avènement d’un courant illibéral en Lituanie ? 

Il existe des humeurs homophobes, parfois un antisémitisme latent, des partis anti-libéraux. Mais ils ne représentent qu’une petite minorité dans la société. Dans tous les cas, je pense que le nationalisme n’est pas la bonne réponse à apporter à Poutine. Il ne faut pas répondre au nationalisme poutinien par un autre nationalisme.

juillet 2025
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19.07.2025 à 08:00

Platon et les poètes : pourquoi tant de haine ?

nfoiry

Platon et les poètes : pourquoi tant de haine ? nfoiry sam 19/07/2025 - 08:00

Quelle est la place des artistes au sein de la société ? Sont-ils essentiels ou marginaux ? Relire Platon sur ce sujet est déstabilisant : extrémiste, le philosophe veut exclure les poètes de sa Cité idéale. Une mesure digne des régimes les plus totalitaires ou un projet politique destiné à préserver la jeunesse de ces « influenceurs » avant l’heure ? Réponses dans notre tout nouveau numéro, à retrouver également chez votre marchand de journaux.

juillet 2025
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18.07.2025 à 17:00

L’“en-soi-pour-soi” chez Sartre, c’est quoi ?

hschlegel

L’“en-soi-pour-soi” chez Sartre, c’est quoi ? hschlegel ven 18/07/2025 - 17:00

Attention ! Voici l’une des notions les plus célèbres, mais aussi les plus mystérieuses, de la philosophie contemporaine. C’est Jean-Paul Sartre qui l’a créée pour dire que notre liberté est notre condition fondamentale, et qu’il faut l’assumer… mais qu’elle risque souvent de s’autodétruire. Nicolas Tenaillon nous explique tout.

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“L’en-soi est plein de lui-même… et le pour-soi est ce qu’il n’est pas” !

Ce néologisme un peu énigmatique, inspiré par la pensée allemande, exprime chez Sartre sa conception tragique de l’homme, son impossibilité à être ce qu’il rêve d’être. Pour qui veut échapper à une lecture trop réductrice de la philosophie du plus célèbre représentant de l’existentialisme français, adulé par la jeunesse d’après-guerre (les zazous !) parce qu’il incarnait pour elle le penseur de la liberté, la compréhension de l’en-soi-pour-soi se révèle décisive et … dérangeante. Elle pose en effet un redoutable problème : la liberté peut-elle être vouée à l’échec sans se contredire ? 

Très bon connaisseur de la philosophie allemande, c’est à Hegel, « sommet de la philosophie », que Sartre emprunte les concepts d’« en-soi » (an sich) et de « pour-soi » (für sich). Mais pour le philosophe allemand, l’en-soi désigne un premier état de la conscience qui doit, par son retour sur soi, sa réflexivité, devenir pour soi. Pour Sartre, au contraire, l’en-soi est ce qui est toujours dépourvu de conscience, de lucidité. Il désigne l’opacité même. D’un point de vue ontologique, l’en-soi caractérise la chose en tant qu’elle est compacte, pleine : « L’en-soi est plein de lui-même. Il est ce qu’il est » (L’Être et le Néant, 1943). Par opposition, le « pour-soi » se définit ontologiquement comme un trou d’être. Il est caractéristique de la conscience en tant qu’elle échappe à l’être parce qu’elle a le pouvoir de le « néantiser », par l’imagination, par l’interrogation, par ses refus. Autrement dit, ce qui définit la conscience comprise comme négation de l’être, est qu’elle ne coïncide jamais avec elle-même : « Le pour-soi n’est pas ce qu’il est, et il est ce qu’il n’est pas. »

“La liberté peut-elle être vouée à l’échec sans se contredire ?”

 

C’est cette fois à Husserl (dont Sartre avait suivi les cours lorsqu’en 1933 il avait succédé à Raymond Aron pour diriger la Maison académique française de Berlin) qu’est empruntée l’idée que la conscience est toujours conscience de quelque chose, de sorte qu’elle se « pro-jette » en avant d’elle-même vers l’objet qu’elle vise – ce que Sartre appelle dans l’un de ses premiers livres « la transcendance de l’ego ». Mais alors que Husserl s’en tient à une rigoureuse analyse des modes d’intentionnalité de la conscience, Sartre interprète cette dimension projective de manière pratique comme la preuve de notre liberté. Le pour-soi est donc surtout pour lui ce qui signale la liberté humaine, dans la mesure où la conscience « n’a pas d’être propre, elle est un néant d’être ». 

“L’idée que la conscience est toujours conscience de quelque chose, c’est pour Sartre la preuve de notre liberté”

 

Il est indéniable que dans toute sa philosophie, Sartre ne cesse d’insister sur la liberté du pour-soi. Pour lui, nous sommes toujours libres : le prisonnier, le malade a toujours le choix de se considérer comme tel ou pas. Mais en même temps, il rappelle constamment qu’il n’y a de liberté qu’« en situation », que nos choix sont toujours à appliquer à une réalité concrète par la médiation d’un corps que nous n’avons pas choisi et qui, de ce fait, nous contraint. Autrement dit : nous ne sommes pas seulement un pour-soi parce que « l’être est partout, contre moi, autour de moi, il pèse sur moi ». Pire : ce qui menace constamment notre liberté, c’est la présence même de l’en-soi en nous sous l’effet du temps et de l’altérité.

Le drame de la condition humaine

Du temps, parce qu’en se projetant, le pour-soi laisse derrière lui la trace de ses choix : il sécrète de l’en-soi, le passé se définissant chez Sartre comme ce qui « est été » et qui en un sens est figé. De l’altérité, parce que le regard d’autrui qui tend à nous chosifier finit par être intégré à notre conscience et à en constituer une structure que Sartre appelle le « pour-autrui ». Le pour-soi est donc bien moins libre qu’on ne pourrait le penser de prime abord, car si l’on change de point de vue, « il se connaît et s’éprouve comme passivité dans ses rapports avec l’en-soi » (Cahiers pour une morale, 1983). En définissant l’homme comme un « en-soi-pour-soi », Sartre rend donc problématique l’exercice de notre liberté, parce que celle-ci se heurte à une contradiction indépassable : elle veut réaliser le pour-soi comme soi et, se faisant, elle le fige en en-soi. En effet, la réalité humaine « ne pourrait atteindre l’en-soi sans se perdre comme pour-soi », c’est-à-dire sans perdre sa liberté. Mais pourquoi l’homme cherche-t-il tant à faire coïncider l’en-soi et le pour-soi ?

“L’idéal du pour-soi, c’est d’être en-soi-pour-soi, c’est-à-dire Dieu” Jean-Paul Sartre

 

Parce que, répond Sartre, à la fin de L’Être et le Néant, il veut être « son propre fondement » : « L’idéal du pour-soi, c’est d’être en-soi-pour-soi, c’est-à-dire Dieu ». L’en-soi-pour-soi désigne donc en dernière analyse « ce désir d’être Dieu », qui évidemment ne peut être satisfait puisque dès son surgissement, le pour-soi est hanté par l’en-soi qui le précède et l’excède. Constatant que la conscience est irréconciliable avec elle-même, qu’elle échoue à devenir pleine positivité, Sartre en vient alors à affirmer que « l’homme est une passion inutile » ! Constat tragique, car refusant tout autant le secours de Dieu – vers lequel se tournent les existentialistes chrétiens comme Pascal ou Kierkegaard – que la solution de Hegel, qui écrit à la fin de la Phénoménologie de l’Esprit (1807) que « la substance est sujet » parce que la conscience, devenue esprit libre, se retrouve intégralement à la fin de l’Histoire dans la totalité de ses œuvres… Sartre fait de « l’en-soi-pour-soi » qui nous définit le drame de la condition humaine. 

juillet 2025
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