18.03.2025 à 16:27
Mario Draghi : « Construire à l’échelle supérieure », le discours de Rome en intégralité
Aujourd’hui 18 mars l’ancien Président du Conseil italien Mario Draghi a été auditionné au Sénat à propos de l’actualité de son rapport à la lumière du nouveau contexte géopolitique de l’Union.
À deux jours d’un Conseil européen clef et alors que Donald Trump et Vladimir Poutine ont acté un rapprochement historique en ouvrant les négociations sur la fin de la guerre d’Ukraine, Mario Draghi est revenu sur les priorités qu’il avait identifiées en septembre.
Faire baisser les factures d’énergie.
Assouplir la réglementation.
Réarmer le continent.
Sur ces trois sujets, il est catégorique : « les citoyens nous disent qu’ils en ont assez d’attendre. »
Selon l’ancien Banquier central, pour renforcer la défense européenne, trois mesures clefs s’imposent : « définir une chaîne de commandement d’échelle supérieure », afin de coordonner des armées hétérogènes en un véritable système de défense continental. Concentrer les 110 milliards d’euros de dépenses européennes en matière de défense sur quelques plateformes communes plutôt que sur des programmes nationaux dispersés. Développer une stratégie technologique unifiée à l’échelle européenne, couvrant des domaines comme le cloud et la cybersécurité.
Pour mettre en œuvre ce programme ambitieux, la méthode est explicite : il faut passer à l’échelle supérieure. « L’État devra intervenir. Le recours à la dette commune est la seule voie possible. Pour mettre en œuvre de nombreuses propositions du rapport, l’Europe devra agir comme un seul État. »
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Sénateurs et Députés,
C’est un grand plaisir d’avoir l’occasion d’approfondir avec vous les contenus du Rapport sur l’avenir de la compétitivité européenne.
Je remercie les Présidents pour l’invitation.
Je vous remercie tous pour l’intérêt et les contributions qui, j’en suis sûr, enrichiront un débat que je considère comme décisif pour l’avenir des citoyens italiens et européens.
C’est d’ailleurs la première fois que je reviens au Parlement après la fin de mon mandat de Président du Conseil.
Je le fais avec une certaine émotion et une grande gratitude pour ce que cette institution a su accomplir durant des années très difficiles pour notre pays — et pour ce qu’elle continue à faire.
Lorsque la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, m’a demandé de rédiger un rapport sur la compétitivité, les retards accumulés par l’Union apparaissaient déjà préoccupants.
L’Union européenne a garanti pendant des décennies à ses citoyens la paix, la prospérité, la solidarité et, avec l’allié américain, la sécurité, la souveraineté et l’indépendance. Ce sont là les valeurs fondatrices de notre société européenne.
Aujourd’hui, ces valeurs sont remises en question. Notre prospérité, déjà menacée par une faible croissance depuis de nombreuses années, reposait sur un ordre des relations internationales et commerciales aujourd’hui bouleversé par les politiques protectionnistes de notre principal partenaire. Les droits de douane, les tarifs et autres politiques commerciales qui ont été annoncés auront un impact fort sur les entreprises italiennes et européennes.
Notre sécurité est désormais fragilisée par le changement de politique étrangère de notre principal allié face à la Russie qui, avec l’invasion de l’Ukraine, s’est révélée être une menace concrète pour l’Union européenne.
L’Europe se retrouve aujourd’hui plus seule dans les forums internationaux, comme ce fut récemment le cas aux Nations Unies, et se demande qui défendra ses frontières en cas d’agression extérieure — et avec quels moyens.
L’Europe aurait de toute façon dû combattre la stagnation de son économie et assumer davantage de responsabilités pour sa propre défense, face à un désengagement américain annoncé depuis longtemps. Mais les orientations de la nouvelle administration ont dramatiquement réduit le temps dont nous disposons.
Espérons qu’elles nous pousseront avec autant d’énergie à affronter les complexités politiques et institutionnelles qui ont jusqu’à présent freiné notre action.
Le chiffre qui résume le mieux la faiblesse persistante de l’économie de notre continent est la quantité d’épargne qui sort chaque année de l’Union européenne :
500 milliards d’euros rien que pour 2024 — une épargne à laquelle l’économie européenne ne parvient pas à offrir un taux de rendement adéquat.
Le rapport analyse en profondeur les causes structurelles de cette inadéquation.
Aujourd’hui, je souhaite m’attarder sur trois aspects devenus encore plus urgents dans les six mois qui ont suivi sa publication : le coût de l’énergie, la réglementation, et la politique de l’innovation.
***
En Europe, entre septembre et février, le prix de gros du gaz naturel a augmenté en moyenne de plus de 40 %, avec des pics de plus de 65 %, avant de se stabiliser à +15 % la semaine dernière.
Les prix de gros de l’électricité ont également augmenté de manière générale dans les différents pays européens et restent 2 à 3 fois plus élevés qu’aux États-Unis.
La situation est encore plus marquée en Italie, où les prix de gros de l’électricité en 2024 ont été en moyenne supérieurs de 87 % à ceux de la France, de 70 % à ceux de l’Espagne et de 38 % à ceux de l’Allemagne. Les prix du gaz en gros ont également été en moyenne plus élevés que sur les autres marchés européens.
La fiscalité, parmi les plus élevées d’Europe en Italie, a également une incidence sur les prix finaux payés par les consommateurs. Au premier semestre 2024, l’Italie était le deuxième pays européen en termes de niveau d’imposition et de prélèvements non récupérables pour les consommateurs non résidentiels d’électricité.
Des coûts de l’énergie aussi élevés placent les entreprises — notamment européennes et italiennes — dans un désavantage permanent face aux concurrents étrangers. C’est non seulement la survie de certains secteurs traditionnels qui est en jeu, mais aussi le développement de nouvelles technologies à forte croissance, comme par exemple les data centers très énergivores.
Une véritable politique de relance de la compétitivité européenne doit donc avoir pour objectif premier la réduction des factures d’énergie — pour les entreprises et les familles.
Au niveau européen, il est nécessaire d’exercer notre pouvoir d’achat sur le marché du gaz naturel, en exploitant notre position de plus grand consommateur mondial de gaz.
Nous pouvons mieux coordonner la demande de gaz entre les pays, par exemple en remplissant les stocks avec flexibilité pour éviter un durcissement de la demande globale.
Il est également nécessaire d’exiger une plus grande transparence des marchés, d’éviter les risques de concentration et de renforcer le niveau de surveillance. Une grande partie des transactions financières liées au gaz est concentrée entre quelques sociétés financières sans qu’il n’existe de formes de contrôle comparables à celles appliquées à d’autres intermédiaires financiers. En ligne avec les recommandations du Rapport, la Commission (avec le Clean Industrial Deal et la création de la Gas Market Task Force) a présenté des propositions substantielles pour renforcer la supervision et les règles des marchés énergétiques et financiers.
Nous devons soutenir l’action de la Commission dans ce domaine et une mise en œuvre rapide des mesures est fondamentale. Il est également nécessaire de garantir une transparence accrue sur les prix d’achat du gaz à la source.
Les avantages des coûts d’exploitation plus faibles des renouvelables ne seront pleinement visibles pour les utilisateurs finaux que dans plusieurs années. Les citoyens nous disent qu’ils en ont assez d’attendre. La décarbonation elle-même est en danger. Les prix de gros de l’électricité dépendent du mix énergétique, mais aussi de la manière dont le prix est formé.
En Europe, en 2022, le gaz ne représentait que 20 % du mix de production électrique, mais il a néanmoins fixé le prix global de l’électricité plus de 60 % du temps. En Italie, ce fut le cas pour environ 90 % des heures.
Il faut certes accélérer le développement des énergies propres et investir massivement dans la flexibilité et les réseaux. Mais il faut aussi découpler le prix de l’énergie produite par les renouvelables et le nucléaire de celui de l’énergie fossile.
Nous ne pouvons toutefois pas attendre uniquement les réformes européennes.
En Italie, des dizaines de gigawatts de projets renouvelables attendent d’être autorisés ou contractualisés. Il est indispensable de simplifier et d’accélérer les procédures d’autorisation et de lancer rapidement les instruments de développement. Cela permettrait une nouvelle production à des coûts inférieurs à ceux du gaz, qui représente encore en Italie environ 50 % du mix électrique (contre moins de 15 % en Espagne et moins de 10 % en France).
Nous pouvons, sans attendre la réforme européenne, dissocier la rémunération des renouvelables de celle du gaz en adoptant plus largement les Contrats pour Différence (CfD) et en encourageant et promouvant les Power Purchasing Agreements (PPA).
***
La réglementation produite par l’Union ces 25 dernières années a certes protégé les citoyens, mais elle s’est élargie sans cesse, poursuivant la croissance de nouveaux secteurs comme le numérique et augmentant encore les règles dans les autres. Il y a 100 lois axées sur le secteur high tech et 200 régulateurs différents dans les États membres. Il ne s’agit pas de proposer une dérégulation sauvage — mais un peu moins de confusion. Ces règles — trop nombreuses et trop fragmentées — pénalisent, notamment dans le secteur des services, l’initiative individuelle, freinent l’innovation et limitent la croissance économique.
Souvent, les États membres n’adaptent pas leurs normes nationales à l’introduction de nouvelles règles européennes et, lorsque les directives prévoient une harmonisation minimale, ils y ajoutent des prescriptions nationales différentes d’un pays à l’autre.
Enfin, la défense du marché unique devant la Cour de Justice de l’Union est devenue de plus en plus rare.
Une récente étude du FMI a montré comment l’excès de réglementation et surtout sa fragmentation ont créé des barrières internes au marché unique équivalant à un droit de douane de 45 % sur les biens manufacturés et de 110 % sur les services.
Il ne faut donc pas s’étonner si nos meilleurs inventeurs choisissent d’installer leurs entreprises aux États-Unis et si les citoyens européens suivent avec leur épargne.
Sur la simplification réglementaire et administrative, en suivant les recommandation du Rapport, la Commission a récemment présenté des propositions pour alléger les obligations d’information sur la durabilité, qui ne concerneront plus les entreprises de moins de 1000 salariés. Ce n’est qu’un premier pas dans la bonne direction. Aucune initiative de simplification significative n’a été prise par les États membres.
***
Le rapport examine tout le cycle de l’innovation, de la recherche à la commercialisation, et présente de nombreuses propositions pour réduire l’écart avec les États-Unis et la Chine, et permettre aux entreprises les plus innovantes de se développer en Europe plutôt que de partir aux États-Unis. Depuis la publication du rapport, le retard européen s’est accentué.
Les modèles d’intelligence artificielle sont devenus de plus en plus efficaces, avec des coûts d’entraînement réduits de dix fois par rapport au moment de la publication du rapport.
Selon les développements récents, les modèles d’Intelligence Artificielle se rapprochent de plus en plus, voire dépassent déjà les capacités des chercheurs titulaires d’un doctorat. Des agents autonomes sont en passe d’être capables de prendre des décisions en opérant en toute autonomie.
En Europe, nous perdons du terrain sur la question : 8 des 10 plus grands modèles de LLM sont développés aux États-Unis et les deux autres en Chine.
Le rapport constate que ce retard est probablement irrattrapable, mais propose que l’industrie, les services et les infrastructures développent l’usage de l’IA dans leurs secteurs. L’urgence est essentielle car les LLM (grand modèle de langage) se développent également de manière verticale.
Le manque de financements est souvent cité comme une faiblesse majeure du cycle d’innovation en Europe. Le rapport offre une lecture différente.
Un projet innovant devient intéressant lorsqu’il peut croître au-delà des frontières nationales. Or cela est difficile en Europe, où le marché des services est très morcelé. Ainsi, l’investisseur d’outre-Atlantique n’offre pas seulement un financement au projet innovant, mais aussi un accès au marché américain.
La création d’un véritable marché unique européen des services pour 450 millions de personnes est donc une condition indispensable au lancement d’un cycle d’innovation vaste et dynamique. Un marché des capitaux capable d’orienter l’épargne vers les start-up les plus dynamiques fournira les financements nécessaires.
Conformément au Rapport, la Commission a annoncé la proposition d’un 28ᵉ régime juridique pour les sociétés innovantes, qui seront soumises dans les 27 États de l’Union aux mêmes règles de droit des sociétés, de faillite, du travail et de fiscalité. C’est également une proposition qui mérite un soutien ferme.
***
Le Rapport, dans sa troisième partie, aborde les principales vulnérabilités auxquelles l’Union européenne est exposée et, parmi elles, la défense.
Il est nécessaire de définir une chaîne de commandement d’échelle supérieure qui puisse coordonner des armées hétérogènes par leur langue, leurs méthodes, leurs armements et qui puisse s’affranchir des priorités nationales en opérant comme un véritable système de défense continental.
D’un point de vue industriel et organisationnel, cela signifie favoriser les synergies industrielles européennes en concentrant les développements sur des plateformes militaires communes (avions, navires, véhicules terrestres, satellites), afin de permettre l’interopérabilité et de réduire la dispersion ainsi que les actuelles duplications dans les productions des États membres.
Ces dernières semaines, la Commission européenne a lancé un important plan d’investissements dans la défense de l’Europe.
Alors même que l’on prévoit de nouvelles ressources, il serait nécessaire que l’actuel marché public européen de la défense — environ 110 milliards d’euros en 2023 — soit concentré sur quelques plateformes de pointe, plutôt que sur une multitude de plateformes nationales, aucune réellement compétitive car essentiellement conçues pour leurs marchés domestiques.
L’effet de cette fragmentation est dévastateur : malgré des investissements globalement élevés, les pays européens achètent finalement une grande partie de leurs plateformes militaires aux États-Unis.
Entre 2020 et 2024, les États-Unis ont assuré 65 % des importations de systèmes de défense des États européens membres de l’OTAN.
Dans la même période, l’Italie a importé environ 30 % de ses équipements de défense des États-Unis.
Si l’Europe décidait de créer sa propre défense et d’augmenter ses investissements en dépassant l’actuelle fragmentation, plutôt que de recourir massivement aux importations, elle en retirerait sans aucun doute un plus grand bénéfice industriel, ainsi qu’un rapport plus équilibré avec l’allié atlantique, y compris sur le plan économique.
Cette grande transformation est en réalité indispensable, non seulement en raison des complexités géopolitiques actuelles, mais aussi à cause de l’évolution technologique extrêmement rapide, qui a complètement bouleversé le concept même de défense et de guerre.
Prenons l’exemple des drones : selon une estimation des forces armées ukrainiennes, depuis le début du conflit, environ 65 % des cibles touchées l’ont été par des aéronefs sans pilote.
Mais ce ne sont pas uniquement les drones : l’intelligence artificielle, les données, la guerre électronique, l’espace et les satellites, ainsi que la cyber-guerre silencieuse, ont désormais un rôle fondamental sur et en dehors des champs de bataille.
La défense aujourd’hui ne se résume plus à l’armement, c’est aussi de la technologie numérique.
C’est le concept même de défense qui évolue vers une notion plus large de sécurité globale.
La convergence entre les technologies militaires et les technologies numériques conduit à la synergie des différents systèmes de défense aérienne, maritime, terrestre et spatiale.
Il est donc nécessaire de se doter d’une stratégie continentale unifiée pour le cloud, le supercalcul, l’intelligence artificielle et la cybersécurité.
Cette évolution ne peut se faire qu’à l’échelle européenne. La défense commune de l’Europe devient ainsi un passage obligé pour exploiter au mieux les technologies qui devront garantir notre sécurité.
Même notre façon de mesurer l’investissement dans la défense, aujourd’hui basée uniquement sur les dépenses militaires, devra être revue pour inclure les investissements dans le numérique, l’espace et la cybersécurité, désormais essentiels à la défense de demain.
Pour tout cela, il est nécessaire d’engager un processus qui nous amènera à dépasser les modèles nationaux et à penser à l’échelle continentale. Tout cela concerne non seulement notre sécurité, mais aussi la place de l’Europe parmi les grandes puissances.
Les décisions auxquelles le Rapport appelle l’Europe sont aujourd’hui encore plus urgentes, alors que la nécessité de se défendre et de le faire vite est au cœur des préoccupations de la majorité des citoyens européens.
Une Europe qui croît pourra financer plus aisément des besoins désormais supérieurs aux prévisions du Rapport.
Une Europe qui réforme son marché des services et des capitaux verra le secteur privé participer à ce financement.
Mais l’intervention de l’État restera nécessaire.
Les marges budgétaires étroites ne permettront pas à certains pays d’augmenter significativement leur déficit, et il est tout aussi inimaginable de réduire les dépenses sociales et de santé : ce serait non seulement une erreur politique, mais surtout un reniement de la solidarité qui fait partie de l’identité européenne, cette même identité que nous voulons défendre face à la menace des autocraties.
Le recours à la dette commune est la seule voie possible.
Pour mettre en œuvre de nombreuses propositions contenues dans le Rapport, l’Europe devra agir comme un seul État.
Cela pourra signifier soit une plus grande centralisation des décisions et des capacités de dépense, soit une coordination plus rapide et plus efficace entre les pays qui, partageant des orientations communes, réussiront à atteindre les compromis nécessaires pour avancer ensemble.
À chaque étape de ce processus, les Parlements nationaux et le Parlement européen joueront un rôle essentiel.
Les choix qui nous attendent sont d’une importance historique, peut-être comme jamais depuis la fondation de l’Union européenne.
La politique — et en particulier la politique intérieure de chaque État membre — en sera au cœur.
Vous, députés, en serez les acteurs, en répondant, par vos décisions, aux aspirations mais aussi aux inquiétudes des citoyens.
C’est ainsi que nous construirons une Europe forte et cohésive, car chacun de ses États n’est fort que s’il est uni aux autres et s’il est cohérent en son sein.
Je vous remercie.
L’article Mario Draghi : « Construire à l’échelle supérieure », le discours de Rome en intégralité est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Texte intégral (3632 mots)
Aujourd’hui 18 mars l’ancien Président du Conseil italien Mario Draghi a été auditionné au Sénat à propos de l’actualité de son rapport à la lumière du nouveau contexte géopolitique de l’Union.
À deux jours d’un Conseil européen clef et alors que Donald Trump et Vladimir Poutine ont acté un rapprochement historique en ouvrant les négociations sur la fin de la guerre d’Ukraine, Mario Draghi est revenu sur les priorités qu’il avait identifiées en septembre.
Faire baisser les factures d’énergie.
Assouplir la réglementation.
Réarmer le continent.
Sur ces trois sujets, il est catégorique : « les citoyens nous disent qu’ils en ont assez d’attendre. »
Selon l’ancien Banquier central, pour renforcer la défense européenne, trois mesures clefs s’imposent : « définir une chaîne de commandement d’échelle supérieure », afin de coordonner des armées hétérogènes en un véritable système de défense continental. Concentrer les 110 milliards d’euros de dépenses européennes en matière de défense sur quelques plateformes communes plutôt que sur des programmes nationaux dispersés. Développer une stratégie technologique unifiée à l’échelle européenne, couvrant des domaines comme le cloud et la cybersécurité.
Pour mettre en œuvre ce programme ambitieux, la méthode est explicite : il faut passer à l’échelle supérieure. « L’État devra intervenir. Le recours à la dette commune est la seule voie possible. Pour mettre en œuvre de nombreuses propositions du rapport, l’Europe devra agir comme un seul État. »
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Sénateurs et Députés,
C’est un grand plaisir d’avoir l’occasion d’approfondir avec vous les contenus du Rapport sur l’avenir de la compétitivité européenne.
Je remercie les Présidents pour l’invitation.
Je vous remercie tous pour l’intérêt et les contributions qui, j’en suis sûr, enrichiront un débat que je considère comme décisif pour l’avenir des citoyens italiens et européens.
C’est d’ailleurs la première fois que je reviens au Parlement après la fin de mon mandat de Président du Conseil.
Je le fais avec une certaine émotion et une grande gratitude pour ce que cette institution a su accomplir durant des années très difficiles pour notre pays — et pour ce qu’elle continue à faire.
Lorsque la Présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, m’a demandé de rédiger un rapport sur la compétitivité, les retards accumulés par l’Union apparaissaient déjà préoccupants.
L’Union européenne a garanti pendant des décennies à ses citoyens la paix, la prospérité, la solidarité et, avec l’allié américain, la sécurité, la souveraineté et l’indépendance. Ce sont là les valeurs fondatrices de notre société européenne.
Aujourd’hui, ces valeurs sont remises en question. Notre prospérité, déjà menacée par une faible croissance depuis de nombreuses années, reposait sur un ordre des relations internationales et commerciales aujourd’hui bouleversé par les politiques protectionnistes de notre principal partenaire. Les droits de douane, les tarifs et autres politiques commerciales qui ont été annoncés auront un impact fort sur les entreprises italiennes et européennes.
Notre sécurité est désormais fragilisée par le changement de politique étrangère de notre principal allié face à la Russie qui, avec l’invasion de l’Ukraine, s’est révélée être une menace concrète pour l’Union européenne.
L’Europe se retrouve aujourd’hui plus seule dans les forums internationaux, comme ce fut récemment le cas aux Nations Unies, et se demande qui défendra ses frontières en cas d’agression extérieure — et avec quels moyens.
L’Europe aurait de toute façon dû combattre la stagnation de son économie et assumer davantage de responsabilités pour sa propre défense, face à un désengagement américain annoncé depuis longtemps. Mais les orientations de la nouvelle administration ont dramatiquement réduit le temps dont nous disposons.
Espérons qu’elles nous pousseront avec autant d’énergie à affronter les complexités politiques et institutionnelles qui ont jusqu’à présent freiné notre action.
Le chiffre qui résume le mieux la faiblesse persistante de l’économie de notre continent est la quantité d’épargne qui sort chaque année de l’Union européenne :
500 milliards d’euros rien que pour 2024 — une épargne à laquelle l’économie européenne ne parvient pas à offrir un taux de rendement adéquat.
Le rapport analyse en profondeur les causes structurelles de cette inadéquation.
Aujourd’hui, je souhaite m’attarder sur trois aspects devenus encore plus urgents dans les six mois qui ont suivi sa publication : le coût de l’énergie, la réglementation, et la politique de l’innovation.
***
En Europe, entre septembre et février, le prix de gros du gaz naturel a augmenté en moyenne de plus de 40 %, avec des pics de plus de 65 %, avant de se stabiliser à +15 % la semaine dernière.
Les prix de gros de l’électricité ont également augmenté de manière générale dans les différents pays européens et restent 2 à 3 fois plus élevés qu’aux États-Unis.
La situation est encore plus marquée en Italie, où les prix de gros de l’électricité en 2024 ont été en moyenne supérieurs de 87 % à ceux de la France, de 70 % à ceux de l’Espagne et de 38 % à ceux de l’Allemagne. Les prix du gaz en gros ont également été en moyenne plus élevés que sur les autres marchés européens.
La fiscalité, parmi les plus élevées d’Europe en Italie, a également une incidence sur les prix finaux payés par les consommateurs. Au premier semestre 2024, l’Italie était le deuxième pays européen en termes de niveau d’imposition et de prélèvements non récupérables pour les consommateurs non résidentiels d’électricité.
Des coûts de l’énergie aussi élevés placent les entreprises — notamment européennes et italiennes — dans un désavantage permanent face aux concurrents étrangers. C’est non seulement la survie de certains secteurs traditionnels qui est en jeu, mais aussi le développement de nouvelles technologies à forte croissance, comme par exemple les data centers très énergivores.
Une véritable politique de relance de la compétitivité européenne doit donc avoir pour objectif premier la réduction des factures d’énergie — pour les entreprises et les familles.
Au niveau européen, il est nécessaire d’exercer notre pouvoir d’achat sur le marché du gaz naturel, en exploitant notre position de plus grand consommateur mondial de gaz.
Nous pouvons mieux coordonner la demande de gaz entre les pays, par exemple en remplissant les stocks avec flexibilité pour éviter un durcissement de la demande globale.
Il est également nécessaire d’exiger une plus grande transparence des marchés, d’éviter les risques de concentration et de renforcer le niveau de surveillance. Une grande partie des transactions financières liées au gaz est concentrée entre quelques sociétés financières sans qu’il n’existe de formes de contrôle comparables à celles appliquées à d’autres intermédiaires financiers. En ligne avec les recommandations du Rapport, la Commission (avec le Clean Industrial Deal et la création de la Gas Market Task Force) a présenté des propositions substantielles pour renforcer la supervision et les règles des marchés énergétiques et financiers.
Nous devons soutenir l’action de la Commission dans ce domaine et une mise en œuvre rapide des mesures est fondamentale. Il est également nécessaire de garantir une transparence accrue sur les prix d’achat du gaz à la source.
Les avantages des coûts d’exploitation plus faibles des renouvelables ne seront pleinement visibles pour les utilisateurs finaux que dans plusieurs années. Les citoyens nous disent qu’ils en ont assez d’attendre. La décarbonation elle-même est en danger. Les prix de gros de l’électricité dépendent du mix énergétique, mais aussi de la manière dont le prix est formé.
En Europe, en 2022, le gaz ne représentait que 20 % du mix de production électrique, mais il a néanmoins fixé le prix global de l’électricité plus de 60 % du temps. En Italie, ce fut le cas pour environ 90 % des heures.
Il faut certes accélérer le développement des énergies propres et investir massivement dans la flexibilité et les réseaux. Mais il faut aussi découpler le prix de l’énergie produite par les renouvelables et le nucléaire de celui de l’énergie fossile.
Nous ne pouvons toutefois pas attendre uniquement les réformes européennes.
En Italie, des dizaines de gigawatts de projets renouvelables attendent d’être autorisés ou contractualisés. Il est indispensable de simplifier et d’accélérer les procédures d’autorisation et de lancer rapidement les instruments de développement. Cela permettrait une nouvelle production à des coûts inférieurs à ceux du gaz, qui représente encore en Italie environ 50 % du mix électrique (contre moins de 15 % en Espagne et moins de 10 % en France).
Nous pouvons, sans attendre la réforme européenne, dissocier la rémunération des renouvelables de celle du gaz en adoptant plus largement les Contrats pour Différence (CfD) et en encourageant et promouvant les Power Purchasing Agreements (PPA).
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La réglementation produite par l’Union ces 25 dernières années a certes protégé les citoyens, mais elle s’est élargie sans cesse, poursuivant la croissance de nouveaux secteurs comme le numérique et augmentant encore les règles dans les autres. Il y a 100 lois axées sur le secteur high tech et 200 régulateurs différents dans les États membres. Il ne s’agit pas de proposer une dérégulation sauvage — mais un peu moins de confusion. Ces règles — trop nombreuses et trop fragmentées — pénalisent, notamment dans le secteur des services, l’initiative individuelle, freinent l’innovation et limitent la croissance économique.
Souvent, les États membres n’adaptent pas leurs normes nationales à l’introduction de nouvelles règles européennes et, lorsque les directives prévoient une harmonisation minimale, ils y ajoutent des prescriptions nationales différentes d’un pays à l’autre.
Enfin, la défense du marché unique devant la Cour de Justice de l’Union est devenue de plus en plus rare.
Une récente étude du FMI a montré comment l’excès de réglementation et surtout sa fragmentation ont créé des barrières internes au marché unique équivalant à un droit de douane de 45 % sur les biens manufacturés et de 110 % sur les services.
Il ne faut donc pas s’étonner si nos meilleurs inventeurs choisissent d’installer leurs entreprises aux États-Unis et si les citoyens européens suivent avec leur épargne.
Sur la simplification réglementaire et administrative, en suivant les recommandation du Rapport, la Commission a récemment présenté des propositions pour alléger les obligations d’information sur la durabilité, qui ne concerneront plus les entreprises de moins de 1000 salariés. Ce n’est qu’un premier pas dans la bonne direction. Aucune initiative de simplification significative n’a été prise par les États membres.
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Le rapport examine tout le cycle de l’innovation, de la recherche à la commercialisation, et présente de nombreuses propositions pour réduire l’écart avec les États-Unis et la Chine, et permettre aux entreprises les plus innovantes de se développer en Europe plutôt que de partir aux États-Unis. Depuis la publication du rapport, le retard européen s’est accentué.
Les modèles d’intelligence artificielle sont devenus de plus en plus efficaces, avec des coûts d’entraînement réduits de dix fois par rapport au moment de la publication du rapport.
Selon les développements récents, les modèles d’Intelligence Artificielle se rapprochent de plus en plus, voire dépassent déjà les capacités des chercheurs titulaires d’un doctorat. Des agents autonomes sont en passe d’être capables de prendre des décisions en opérant en toute autonomie.
En Europe, nous perdons du terrain sur la question : 8 des 10 plus grands modèles de LLM sont développés aux États-Unis et les deux autres en Chine.
Le rapport constate que ce retard est probablement irrattrapable, mais propose que l’industrie, les services et les infrastructures développent l’usage de l’IA dans leurs secteurs. L’urgence est essentielle car les LLM (grand modèle de langage) se développent également de manière verticale.
Le manque de financements est souvent cité comme une faiblesse majeure du cycle d’innovation en Europe. Le rapport offre une lecture différente.
Un projet innovant devient intéressant lorsqu’il peut croître au-delà des frontières nationales. Or cela est difficile en Europe, où le marché des services est très morcelé. Ainsi, l’investisseur d’outre-Atlantique n’offre pas seulement un financement au projet innovant, mais aussi un accès au marché américain.
La création d’un véritable marché unique européen des services pour 450 millions de personnes est donc une condition indispensable au lancement d’un cycle d’innovation vaste et dynamique. Un marché des capitaux capable d’orienter l’épargne vers les start-up les plus dynamiques fournira les financements nécessaires.
Conformément au Rapport, la Commission a annoncé la proposition d’un 28ᵉ régime juridique pour les sociétés innovantes, qui seront soumises dans les 27 États de l’Union aux mêmes règles de droit des sociétés, de faillite, du travail et de fiscalité. C’est également une proposition qui mérite un soutien ferme.
***
Le Rapport, dans sa troisième partie, aborde les principales vulnérabilités auxquelles l’Union européenne est exposée et, parmi elles, la défense.
Il est nécessaire de définir une chaîne de commandement d’échelle supérieure qui puisse coordonner des armées hétérogènes par leur langue, leurs méthodes, leurs armements et qui puisse s’affranchir des priorités nationales en opérant comme un véritable système de défense continental.
D’un point de vue industriel et organisationnel, cela signifie favoriser les synergies industrielles européennes en concentrant les développements sur des plateformes militaires communes (avions, navires, véhicules terrestres, satellites), afin de permettre l’interopérabilité et de réduire la dispersion ainsi que les actuelles duplications dans les productions des États membres.
Ces dernières semaines, la Commission européenne a lancé un important plan d’investissements dans la défense de l’Europe.
Alors même que l’on prévoit de nouvelles ressources, il serait nécessaire que l’actuel marché public européen de la défense — environ 110 milliards d’euros en 2023 — soit concentré sur quelques plateformes de pointe, plutôt que sur une multitude de plateformes nationales, aucune réellement compétitive car essentiellement conçues pour leurs marchés domestiques.
L’effet de cette fragmentation est dévastateur : malgré des investissements globalement élevés, les pays européens achètent finalement une grande partie de leurs plateformes militaires aux États-Unis.
Entre 2020 et 2024, les États-Unis ont assuré 65 % des importations de systèmes de défense des États européens membres de l’OTAN.
Dans la même période, l’Italie a importé environ 30 % de ses équipements de défense des États-Unis.
Si l’Europe décidait de créer sa propre défense et d’augmenter ses investissements en dépassant l’actuelle fragmentation, plutôt que de recourir massivement aux importations, elle en retirerait sans aucun doute un plus grand bénéfice industriel, ainsi qu’un rapport plus équilibré avec l’allié atlantique, y compris sur le plan économique.
Cette grande transformation est en réalité indispensable, non seulement en raison des complexités géopolitiques actuelles, mais aussi à cause de l’évolution technologique extrêmement rapide, qui a complètement bouleversé le concept même de défense et de guerre.
Prenons l’exemple des drones : selon une estimation des forces armées ukrainiennes, depuis le début du conflit, environ 65 % des cibles touchées l’ont été par des aéronefs sans pilote.
Mais ce ne sont pas uniquement les drones : l’intelligence artificielle, les données, la guerre électronique, l’espace et les satellites, ainsi que la cyber-guerre silencieuse, ont désormais un rôle fondamental sur et en dehors des champs de bataille.
La défense aujourd’hui ne se résume plus à l’armement, c’est aussi de la technologie numérique.
C’est le concept même de défense qui évolue vers une notion plus large de sécurité globale.
La convergence entre les technologies militaires et les technologies numériques conduit à la synergie des différents systèmes de défense aérienne, maritime, terrestre et spatiale.
Il est donc nécessaire de se doter d’une stratégie continentale unifiée pour le cloud, le supercalcul, l’intelligence artificielle et la cybersécurité.
Cette évolution ne peut se faire qu’à l’échelle européenne. La défense commune de l’Europe devient ainsi un passage obligé pour exploiter au mieux les technologies qui devront garantir notre sécurité.
Même notre façon de mesurer l’investissement dans la défense, aujourd’hui basée uniquement sur les dépenses militaires, devra être revue pour inclure les investissements dans le numérique, l’espace et la cybersécurité, désormais essentiels à la défense de demain.
Pour tout cela, il est nécessaire d’engager un processus qui nous amènera à dépasser les modèles nationaux et à penser à l’échelle continentale. Tout cela concerne non seulement notre sécurité, mais aussi la place de l’Europe parmi les grandes puissances.
Les décisions auxquelles le Rapport appelle l’Europe sont aujourd’hui encore plus urgentes, alors que la nécessité de se défendre et de le faire vite est au cœur des préoccupations de la majorité des citoyens européens.
Une Europe qui croît pourra financer plus aisément des besoins désormais supérieurs aux prévisions du Rapport.
Une Europe qui réforme son marché des services et des capitaux verra le secteur privé participer à ce financement.
Mais l’intervention de l’État restera nécessaire.
Les marges budgétaires étroites ne permettront pas à certains pays d’augmenter significativement leur déficit, et il est tout aussi inimaginable de réduire les dépenses sociales et de santé : ce serait non seulement une erreur politique, mais surtout un reniement de la solidarité qui fait partie de l’identité européenne, cette même identité que nous voulons défendre face à la menace des autocraties.
Le recours à la dette commune est la seule voie possible.
Pour mettre en œuvre de nombreuses propositions contenues dans le Rapport, l’Europe devra agir comme un seul État.
Cela pourra signifier soit une plus grande centralisation des décisions et des capacités de dépense, soit une coordination plus rapide et plus efficace entre les pays qui, partageant des orientations communes, réussiront à atteindre les compromis nécessaires pour avancer ensemble.
À chaque étape de ce processus, les Parlements nationaux et le Parlement européen joueront un rôle essentiel.
Les choix qui nous attendent sont d’une importance historique, peut-être comme jamais depuis la fondation de l’Union européenne.
La politique — et en particulier la politique intérieure de chaque État membre — en sera au cœur.
Vous, députés, en serez les acteurs, en répondant, par vos décisions, aux aspirations mais aussi aux inquiétudes des citoyens.
C’est ainsi que nous construirons une Europe forte et cohésive, car chacun de ses États n’est fort que s’il est uni aux autres et s’il est cohérent en son sein.
Je vous remercie.
L’article Mario Draghi : « Construire à l’échelle supérieure », le discours de Rome en intégralité est apparu en premier sur Le Grand Continent.