09.10.2024 à 09:54
Matheo Malik
Aussi respectée à Bruxelles qu’elle est crainte à San Francisco, la Commissaire Margrethe Vestager, notamment connue pour avoir porté les affaires Apple et Google, a marqué de son empreinte la politique européenne de concurrence pendant dix ans. Alors qu’elle s’apprête à quitter ses fonctions et que la nouvelle Commission devra s’atteler à la mise en œuvre du rapport Draghi, nous l’avons rencontrée.
L’article « Aucune entreprise en Europe, si grande soit-elle, ne peut être au-dessus de la loi », une conversation avec Margrethe Vestager est apparu en premier sur Le Grand Continent.
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Avec la publication du rapport Draghi, que le Grand Continent a accompagné dans les différentes langues de la revue, l’Union se prépare à entrer dans une nouvelle phase. Depuis plusieurs semaines, nous donnons la parole à des chercheurs, économistes, ministres et industriels pour réagir à l’une des plus ambitieuses propositions de transformation de l’Union. Si vous appréciez nos travaux et que vous en avez les moyens, nous vous demandons de penser à vous abonner au Grand Continent
La concurrence est un facteur de résilience des chaînes de valeurs et une source d’innovation — si vous n’êtes pas plus performant que vos concurrents, vous êtes éliminé. Dans ce contexte, c’est une bonne chose. Mais lorsqu’il s’agit de passer à l’échelle, nous avons surtout besoin d’un marché qui fonctionne. Or si nous avons pris un certain nombre de mesures pour améliorer le fonctionnement du marché unique, il reste encore énormément à faire.
En interne, la Commission peut être plus efficace en matière de coordination. Mais nous devons surtout achever le marché unique, où d’importants obstacles subsistent malgré l’existence d’un vrai marché européen dans plusieurs domaines. L’aspect le plus difficile est l’absence d’une union des marchés de capitaux et il est impossible de développer une entreprise sans capital. Nous sommes confrontés à un paradoxe : les fonds européens investissent dans des entreprises européennes aux États-Unis. On ne peut que le déplorer. Nous devons trouver des moyens de déployer tout ce capital patient pour répondre aux besoins de financement urgents. C’est le rôle de la Commission d’utiliser son pouvoir mobilisateur pour que les États membres se réunissent et discutent de la manière dont ces barrières peuvent être levées. Si la Commission n’est pas prête à utiliser les outils les plus puissants dont elle dispose, comme les procédures d’infraction, il sera extrêmement difficile de trouver des solutions constructives et rapides. Il doit y avoir un effet dissuasif. La dynamique et le calendrier sont cruciaux dans ce processus : nous devons trouver un accord, le mettre en œuvre et le faire le plus rapidement possible.
Je ne sais pas comment il mesure cela et j’aurais du mal à le dire.
L’une des ambitions de la Commission von der Leyen a été de réglementer lorsque cela était absolument nécessaire et sinon d’investir. Prenons par exemple l’AI Act. L’objectif était de créer un climat de confiance pour que nous puissions utiliser l’IA dans des contextes essentiels de la vie. C’est ce qui contribue à créer un marché. Pourtant, certains ne voient pas que la proposition de la Commission a également été le point de départ d’investissements dans l’IA.
Nous associons le mot réglementation à la notion de reporting, de contrôle et d’autorisation — mais la réglementation peut être bien plus que cela.
Lorsque nous examinons une législation qui crée un marché, si une entreprise étrangère veut vendre son produit en Europe, elle doit répondre à certaines exigences. Il est certain que nous devons faire plus en termes de simplification. Nous avons par exemple besoin d’un système de reporting unique qui permette aux entreprises de rendre des comptes à une seule entité. Une digitalisation massive serait aussi extrêmement utile. Au lieu de faire les choses les unes après les autres, ce qui prend beaucoup plus de temps, nous pourrions les faire en parallèle.
Certains secteurs estiment qu’ils ont besoin de plus, mais des progrès significatifs ont déjà été accomplis. En termes d’innovation, les nombreuses licornes qui sont nées en France indiquent selon moi un écosystème d’innovation qui fonctionne.
Si nous voulons aller de l’avant, il faut avoir une approche nuancée du sujet. La perte de compétitivité n’est pas une pandémie : ce n’est pas un problème se matérialise en quelques semaines. La détérioration de la compétitivité est un processus graduel, elle s’érode au fil du temps. La croissance de la productivité en Europe est faible et il n’existe pas de solution miracle pour y remédier. Dans le cas de Covid, il était clair que nous devions agir ensemble et rapidement. C’était une question de vie ou de mort. L’érosion de la compétitivité est également une question de vie ou de mort, mais le processus est tellement long que les acteurs ne se rendent pas compte qu’ils se trouvent dans une situation critique.
C’est l’une des nombreuses qualités du rapport Draghi : il pointe l’urgence de la situation. La question énergétique, la question de la sécurité, ce sont des bouleversements structurels qui se sont produits alors que la productivité n’a pas augmenté. Même si nous étions en avance par rapport aux États-Unis et à la Chine, nous devrions tout de même les aborder.
Il est important que nous comprenions que c’est la clef du maintien de notre modèle économique européen qui offre une société où la qualité de vie et le bien-être de la population sont importants. Ce que les Européens attendent est simple : une bonne éducation — la plupart du temps gratuite —, des infrastructures opérationnelles et l’accès à de bons services de santé.
Oui. C’est ce qui fait de nous des Européens. Les gens pensent parfois que ce n’est qu’un slogan lorsque nous disons que nous avons besoin d’une transition juste, que nous devons veiller à ce que personne ne soit laissé de côté. Il s’agit là du véritable modèle européen, de ce qui rend l’Europe si différente. C’est notre système, et c’est une raison indépendante de veiller à ce que notre modèle économique puisse se développer.
Nous ne voulons certainement pas vivre comme en Chine. Je ne pense pas non plus que nous voulions être Américains. Si nous étions plus fidèles à ce qui a fait de l’Europe ce qu’elle est et à ce qui fonctionne pour nous, nous pourrions continuer à nous renouveler pour être à la hauteur. La tâche qui nous attend ne consiste pas à changer de modèle. J’ai un petit fils ; je pense beaucoup à l’avenir. Il est plus important pour moi qu’il ait accès à une bonne éducation et à de bons services que d’avoir des actions en bourse pour pouvoir payer une assurance privée. Cette façon très américaine de voir le monde est très peu répandue chez nous. Nous n’avons aucune raison de vouloir la mettre en œuvre.
Je pense que nous devrions prendre les choses dans l’autre sens : en commençant par nous mettre d’accord sur ce que nous devons faire ensemble.
Oui, parce que peut-être qu’il s’agit de 700 milliards, ou de 810. La première question que je me pose, c’est : « Pour quoi faire ? » Si je venais vous voir et que je vous disais : « donnez-moi 10 000 euros pour des projets mutuellement bénéfiques », vous me répondriez probablement : « ne devrions-nous pas d’abord discuter des projets communs ? »
L’argent ne résout jamais le fond du problème. Au Danemark, nous avons un proverbe qui dit : « en dernier recours, il faut y mettre de l’argent. » Mais la plupart des problèmes sont structurels. Très souvent, lorsque l’on met de l’argent sur quelque chose sans y réfléchir, le problème disparaît temporairement — puis il revient parce que l’on ne s’est pas attaqué à ses causes structurelles. C’est pourquoi je trouve la question des projets motivante.
Les obstacles que Draghi décrit dans le rapport persisteront. Ils concernent l’énergie, la sécurité et la formation.
Nous devons investir beaucoup plus dans les capacités de défense communes. Il est regrettable que notre industrie de la défense fonctionne de manière aussi fragmentée et que les États membres poursuivent leurs objectifs propres. L’énergie et le réseau électrique ensuite : des investissements dans ce secteur seraient également extrêmement bénéfiques car nous avons besoin d’une meilleure interconnectivité. Enfin, il y a la formation. Nous devons investir dans les ressources humaines et les compétences. Sinon, même avec tout l’argent du monde, nos efforts ne serviront à rien.
Ce nouvel outil de concurrence — certains États membres en disposent, l’Autorité de la concurrence et des marchés au Royaume-Uni aussi — permet d’examiner un secteur dont on soupçonne qu’il est devenu trop concentré, malsain et peu dynamique. Au lieu de traiter des cas spécifiques, on travaille avec le secteur pour s’assurer qu’il redevient compétitif.
C’est une discussion que nous avons eue avant d’élaborer le Digital Markets Act. Il faut procéder étape par étape. Le débat que nous avons eu à l’époque était hésitant. Au cours des vingt dernières années, les marchés européens sont devenus beaucoup plus concentrés en raison de la dynamique économique. Les marges sont plus élevées, les profits sont plus importants, mais l’efficacité partagée avec les consommateurs n’est pas si grande. Je ne serai plus commissaire à la concurrence d’ici peu, mais je dirais : regardons ce qui se passe chez ceux qui l’ont déjà fait — le Royaume-Uni, l’Allemagne, les Pays-Bas — et voyons comment cela fonctionne pour eux.
Soyons clairs : la Chine a créé dans de nombreux secteurs essentiels des surcapacités par rapport à la demande du marché mondial. L’idée selon laquelle nous nous contenterions d’attendre que nos secteurs meurent — comme ce fut le cas pour les panneaux solaires — n’a pas sa place dans le débat. C’est impossible. Nous nous concentrons sur un marché unique dynamique où la concurrence est équitable. C’est pourquoi nous contrôlons les aides d’État et c’est pourquoi nous disposons d’un instrument relatif aux subventions étrangères et d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Nous pouvons imposer des droits de douane si nous estimons qu’il s’agit d’une concurrence déloyale. Il est tout à fait légitime de dire que la Chine a construit des capacités gigantesques, en grande partie grâce à des subventions publiques massives, et que nous n’allons pas devenir la décharge de toutes ces surcapacités au détriment des entreprises européennes.
Nous aimerions continuer à commercer avec la Chine, mais cela doit se faire dans un cadre où nous ne prenons pas de risques en matière de sécurité économique. Il reste beaucoup de marchés une fois que les risques liés à la sécurité sont pris en compte. Pour moi, il est vraiment important d’envoyer ce signal.
Quel que soit le vainqueur il sera en tout cas extrêmement utile — car nous avons besoin d’un forum structuré pour discuter. Nous avons des désaccords — et pas seulement sur la Chine — mais nous avons aussi des intérêts communs. Le principe est clair depuis le début. Le format n’entrave pas les processus législatifs de chaque juridiction. Il nous a permis de mieux nous comprendre, d’avoir des relations de travail et de créer un réseau, et cela a été par exemple très utile lorsque nous avons élaboré les premières sanctions contre la Russie après l’invasion de l’Ukraine.
Je ne sais pas comment cette discussion va évoluer. Mais si nous considérons un sujet qui passe maintenant pour tout à fait banal en Europe comme la protection de la vie privée, aux États-Unis, seulement 15 États ont une législation en la matière — chacun la leur qui plus est, ce qui contribue à l’effet de fragmentation. La Californie est en train d’adopter une loi sur l’intelligence artificielle. Comment cela fonctionnerait-il ? Cela fragmenterait-il encore plus le marché américain ? Le fait qu’il n’y ait pas d’approche fédérale signifie que le moins que l’on puisse faire est d’avoir une discussion, car il faut que tout le monde comprenne de quoi il s’agit en fin de compte. En Europe, avec le Digital Services Act, nous avons eu ce va-et-vient de gens qui nous ont accusés de vouloir censure
Cela n’a rien à voir avec la liberté d’expression, car le DSA ne réglemente pas le contenu : il impose la mise en place de procédures. Tout d’abord, horizontalement, afin que les services ne puissent pas être détournés pour saper la démocratie — par exemple, par l’amplification de contenus très polarisants ou pour nuire à la santé mentale, ce qui, je pense, est une responsabilité tout à fait naturelle pour un tel service. On ne nourrirait pas un enfant avec un biberon toxique : il est normal de demander qu’un produit mis sur le marché soit sûr. Deuxièmement, il existe un mécanisme permettant de retirer les contenus illégaux lorsqu’ils sont signalés comme tels. De nombreux contenus sont retirés aujourd’hui sans que personne ne le dise. Il s’agit d’assurer la transparence. Si votre message est retiré, vous pouvez toujours vous en plaindre, saisir un tribunal et lui demander de décider s’il est illégal ou non en vertu de la loi du pays. C’est ainsi que cela fonctionnera en Europe.
Chaque État membre dispose d’une législation sur ce qui est illégal. L’incitation à la violence est illégale dans mon pays ; l’incitation à la haine envers les minorités est illégale. Mais ce n’est pas l’Union européenne qui en décide : c’est la législation de chaque pays. Ce que nous avons décidé au niveau européen, c’est qu’il fallait être capable de l’appliquer. Lorsque le DSA fonctionne, vous en êtes informés. Si vous n’êtes pas d’accord, vous pouvez saisir la justice. Ce n’est pas de la censure — c’est de la transparence.
Le fait que le tribunal ait donné raison à la Commission dans l’affaire Google Shopping et dans l’affaire Apple, sur l’optimisation fiscale des multinationales, signifie pour moi que nous avons pris la bonne direction. Ces deux affaires illustrent, de manière différente, le fait que personne n’est au-dessus de la loi — en Europe, aucune entreprise, si grande soit-elle, ne peut être au-dessus de la loi. Ce que fait la Commission, c’est s’assurer que les petits ont une chance équitable. Nous sommes une grande équipe et nous jouons différents rôles. Ce fut un privilège incroyable d’y travailler.
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