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25.09.2024 à 17:33

« Si vous cherchez une théorie élaborée et convaincante du moment que nous traversons, il faut partir d’ici »

Marin Saillofest

Les énergies fossiles se trouvent à l'intersection des trois tendances déterminantes de nos années Vingt : la reconfiguration géopolitique, le déploiement de l’économie mondiale, l’implosion des régimes démocratiques. Avec son Histoire politique du monde fossile, Helen Thompson replace l'apparente impasse dans laquelle nous nous trouvons dans une histoire longue, tout en dépassant les effets de surface.

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Texte intégral (1475 mots)

L’histoire reconstruite dans ce livre magistral par Helen Thompson aurait sans doute pu s’achever avec la nouvelle déflagration du Moyen Orient déclenchée le 7 octobre 2023. Si elle s’arrête sur l’onde longue des secousses pandémiques, à la veille de l’invasion de l’Ukraine — par une coïncidence particulièrement étonnante, le 24 février 2022 était également la date de parution de la première édition anglaise de cet ouvrage —, son inertie continue bien au-delà.

On l’aperçoit sur la surface glacée de la mer Baltique quand le gazoduc Nord Stream explose en septembre 2022. On la retrouve à l’ombre des tours du Kremlin et de l’empire fossile de Vladimir Poutine. Elle cadre les discussions dans la salle sans fenêtres du Conseil européen où les leaders des 27 se réunissent pour définir plusieurs fois par an l’équilibre délicat du continent. Elle articule la trame des projets de Xi Jinping ou de Mohammed ben Salmane pour établir une alternative à l’ordre international dominé par les États-Unis. Elle structure les efforts de Donald Trump ou du dollar pour maintenir leur hégémonie. 

S’il avait fallu trouver une accroche plus actuelle pour commencer cette histoire, il aurait peut-être été possible de prendre comme point de vue celui d’un drone houthis survolant les eaux du détroit de Bab-el-Mandeb au large de l’île volcanique de Périm, ou celui d’un groupe de jeunes allemands, branchés et musclés, qui assument de voter pour un parti d’extrême droite, dont les chants allusifs au régime nazi s’accompagnent d’un slogan  : « Diesel ist Super ! (Le Diesel, c’est super !) ». 

Pour avancer, nous devons nous mettre à l’écoute, patiemment, systématiquement. Identifier des nouvelles perspectives, comprendre les tendances concrètes qui sont à l’œuvre. 

Gilles Gressani

On a dit que ce livre était un guide dans les turbulences du XXIe siècle. De fait, il parvient à résoudre un paradoxe de plus en plus urgent. Dans ce moment de convulsions intenses, l’actualité bouleverse nos vies et nos écrans avec la force d’un tremblement de terre. Des rivalités profondes émergent à la surface, des pics apparaissent d’un coup. Les coordonnées s’entremêlent. Des bouleversements hétérogènes, urgents, désorganisés convergent. Un sentiment de dépossession s’amplifie. Chaque crise-monde — la pandémie, la crise financière, la crise climatique, l’inflation ou la guerre — accapare notre attention. En appelant une réponse immédiate, elles saturent notre capacité intellectuelle, stratégique, démocratique. Les connaissances nécessaires pour faire face ne peuvent être produites dans le temps soudain, exceptionnel de la crise. Notre débat se fissure. Nous chancelons, nous hésitons, nous improvisons des réponses — jusqu’à la prochaine secousse.

La mutation profonde qui apparaît aujourd’hui avec autant d’évidence signifie d’abord la réfutation de nos discours et de nos cadres d’analyse. Nous croyions en l’idée abstraite d’un monde plat, convergent, apaisé. Cette représentation n’était pas en adéquation avec les mouvements réels, structurels, telluriques de la fin du XXe siècle. Elle a produit un écart aujourd’hui impossible à occulter. Pour avancer, nous devons nous mettre à l’écoute, patiemment, systématiquement. Identifier des nouvelles perspectives, comprendre les tendances concrètes qui sont à l’œuvre. 

Cette nouvelle histoire politique du monde contemporain propose de faire précisément cela. En explorant le croisement de trois tendances lourdes — la reconfiguration géopolitique planétaire, le déploiement de l’économie mondiale, l’implosion des régimes démocratiques — Helen Thompson identifie une ligne de fuite : les énergies fossiles. Si vous cherchez une théorie élaborée et convaincante du moment que nous traversons, il faut partir d’ici. 

Comme pour Le Prince, dans son ambition descriptive, ce livre ouvre également un horizon politique et démocratique. Sa leçon est claire : loin d’être une simple question technique, la politique énergétique détermine notre avenir.

Gilles Gressani

Pour aller au-delà des effets de surface, Helen Thompson relie l’histoire de l’économie, de la politique et de l’énergie, en montrant comment dans les années du désordre qui ont abouti au pic pandémique, les bouleversements survenus dans chacune d’entre elles se sont recoupés en une seule et même histoire. L’industrie fossile a déstabilisé le système économique et géopolitique international, en produisant les fondements de la crise de nos démocraties occidentales. La façon dont nous produisons et consommons de l’énergie dans un monde où apparaissent des limites planétaires ; la rivalité géopolitique et énergétique entre les États-Unis, la Chine et la Russie ; les changements dans la politique monétaire internationale qui suivent l’effondrement du système de Bretton Woods ont produit une structure chancelante. Elle continuera à produire les mêmes résultats si nous ne prenons pas conscience « que la crise, plutôt que la croissance, est la nouvelle norme — et que les nouvelles permanences mondiales bouleversent les platitudes de la politique partisane à un rythme encore plus effréné » 1.

Une attitude et un style traversent l’histoire de la pensée politique. Nous pourrions l’appeler la « fonction Machiavel ». Elle réunit des auteurs et des expériences diverses qui partagent une démarche, une préoccupation commune : démêler l’entrelacs du contemporain par les instruments de l’histoire, de la littérature, par les sciences dans leurs diversités. Traquer l’empirique jusqu’à ses profondeurs historiques, au-delà des effets rhétoriques, de ce qui paraît convenable ou naturel. Chercher des régularités dans le jeu des structures, comprendre le rôle que peut jouer le politique. Machiavel n’est pas uniquement implicitement présent dans la manière d’écrire d’Helen Thompson qui se sert de Polybe pour comprendre l’ascension de Donald Trump ou d’une anecdote pointue de l’histoire économique ou diplomatique contemporaine pour mieux aller à l’essentiel de ce qui se joue dans la configuration géopolitique de la planète. Comme pour Le Prince, dans son ambition descriptive, ce livre ouvre également un horizon politique et démocratique. Sa leçon est claire : loin d’être une simple question technique, la politique énergétique détermine notre avenir. Si l’énergie est au cœur de l’ordre démocratique et géopolitique, il faut qu’elle devienne un objet public beaucoup plus central. Que ce soit dans la forme de « l’écologie de guerre » de Pierre Charbonnier 2 ou dans les écrits des auteurs qui se retrouvent dans l’école de « la polycrise » d’Adam Tooze 3, l’horizon du politique de nos années Vingt se structure sur la ligne d’un front vert, par une géopolitique qui voit dans la Terre plus qu’un cadre, un acteur.

Ce livre inscrit l’impasse où nous avons atterri dans une histoire qui a des structures et des permanences. Elle montre par-là qu’elle n’est pas inévitable.

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11.07.2024 à 06:00

Il y a une majorité verte

Matheo Malik

Peu l’ont remarqué. Mais les législatives ont bien fait émerger une majorité absolue. Comment organiser « la nouvelle coalition écologique » ?

Voici comment.

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Texte intégral (7499 mots)

La France apprend difficilement l’art du compromis parlementaire. Après le juge constitutionnel italien Sabino Cassese et le Secrétaire général du Parlement (2009-2022) Klaus Welle, ou Noé Debré et les scénaristes de Parlement, nous continuons à ouvrir nos pages à des signatures qui cherchent à frayer une voie après les élections législatives. Pour soutenir notre travail vous pouvez vous abonner au Grand Continent

Alors que les yeux de nombreux acteurs, commentateurs et citoyens étaient rivés sur l’intense activité électorale, juin 2024 a également représenté le 13e mois consécutif de record de température au niveau mondial selon l’Institut Copernicus 1. Face à cet énième rappel de l’urgence de la transition climatique à l’échelle mondiale, européenne et française, on peut légitimement s’inquiéter de l’apparent blocage de la situation politique en France. La dissolution et son résultat électoral laissent en effet un paysage politique fragmenté tant sur le plan des groupes politiques que des idées. Les alliances qui vont structurer les prochains mois et les prochaines années sont incertaines, entre coalitions introuvables, gouvernements minoritaires et divergences béantes sur de grands enjeux, des retraites à la politique salariale en passant par la sécurité.

Pourtant il existe un constat qui transcende une bonne partie de ces clivages et incertitudes : le parlement présente une très large majorité en faveur de la transition climatique. 

De nombreuses semaines de campagnes électorales — élections européennes puis législatives — ont logiquement mis l’accent sur les divergences entre partis et ont jeté un voile sur cette réalité. Mais le Nouveau Front populaire et l’ancienne majorité — réunies autour de la bannière « Ensemble » —, blocs qui réunissent à eux deux près de deux tiers des sièges à l’Assemblée nationale 2, sont en effet d’accord sur de nombreux points à la fois concernant le constat, les grands objectifs, et une bonne partie des mesures à prendre, notamment sur les enjeux de gouvernance, de moyens, et dans au moins deux grands secteurs de l’économie.

Il existe un constat qui transcende une bonne partie de ces clivages et incertitudes : le parlement présente une très large majorité en faveur de la transition climatique.

Pierre Charbonnier et Camille Roussac

Une « majorité verte » en faveur de la transition climatique est donc à portée de main. Quelle que soit la marge de manœuvre du ou des gouvernements qui pourraient se former dans les prochains mois, s’agissant des politiques climatiques, un équilibre gouvernemental pourra être trouvé — par-delà l’instabilité fondamentale du système à trois blocs. À la fois nécessaires et urgentes, ces politiques ont donc un pouvoir d’équilibre et de progrès qui pourra être mis en avant par deux de ces trois blocs, et ce d’autant plus que cette majorité serait suffisamment large — et pourrait en outre, sur certains enjeux, trouver des soutiens parmi les députés LR et « divers droite » — pour supporter une certaine dose de dissensus interne. 

Le gouvernement qui sera issu des élections législatives de juillet 2024 sera probablement la dernière chance des partis républicains pour éviter l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite en France. Il devra pour cela obtenir des résultats rapides et concrets, à la hauteur de l’urgence climatique et sociale, qui atténuent les fractures de la société. L’investissement dans les infrastructures vertes et la protection contre les risques climatiques répondent largement à ces impératifs : ils permettent de moderniser le pays, de reconnecter et de désenclaver les populations reléguées par les transports et l’emploi, d’atténuer le choc énergétique de 2022, de monter en qualité pour l’alimentation, et de libérer une grande partie de la population de la prison que représentent les énergies fossiles.

Les décisions à prendre pour emprunter cette voie nécessitent un fort soutien politique, et l’émergence d’une majorité verte contre l’extrême droite est une opportunité. Réciproquement, dans un contexte où la colonne vertébrale de la coalition gouvernementale pose problème, le caractère consensuel, pour une large part, des politiques climatiques permet d’envisager une certaine stabilité autour d’un enjeu existentiel.

Les piliers de la majorité verte : le constat, l’ambition et quatre grands blocs de mesures

Le constat

Si le respect du consensus scientifique ne devrait pas être une donnée politique, il s’agit pourtant désormais d’un préalable à toute forme de transition climatique qui est loin d’être acquis. S’il n’est pas ouvertement climato-sceptique, le RN a plusieurs fois franchi la ligne rouge sur ce sujet 3. Au contraire, personne au sein de la « majorité verte » ne conteste la réalité du dérèglement climatique, et l’éventail de possibilités politiques et économiques qu’il projette se trouve à l’intérieur de ce consensus. Mieux, ils le défendent face aux climato-sceptiques. Surtout, le NFP comme Ensemble font de la transition bas-carbone un élément important dans leur discours. Il pourrait et devrait l’être bien davantage mais il est très présent. L’ensemble de la « majorité verte » serait ainsi d’accord pour en faire le « combat du siècle » 4.

Deux principes font consensus au sein de la « majorité verte ». 

D’une part, le fait que la transition bas-carbone ne doit pas peser sur les plus pauvres — par exemple en concentrant les aides à la transition vers les plus précaires et la classe moyenne inférieure 5. Le principe de la transition juste, même s’il suppose un débat sur le sens du « juste » et que, par certains aspects le gouvernement a pu apparaître comme s’étant converti à la transition juste contraint et forcé par les mouvements sociaux comme ceux des « gilets jaunes », constitue un socle politique solide. 

© SIPA

D’autre part, l’alliance de la transition bas-carbone et de la réindustrialisation, qui fait la jonction entre les questions de l’emploi, du climat et de la souveraineté — par exemple en restreignant les aides au verdissement des véhicules électriques à ceux produit en Europe 6, ou en lançant un plan « pompes à chaleur » 7).

L’ambition

Les ambitions climatiques actuelles de la France, prises à l’échelle européenne et internationale depuis 7 ans, et auparavant sous la présidence de François Hollande, sont globalement consensuelles au sein de la majorité verte.

Le rythme de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 4 à 5 % par an est celui qui permettrait d’atteindre d’ici 2030 -50 % par rapport à 1990 et, d’ici 2050, la neutralité carbone, qui sont les objectifs fixés par la France dans le cadre de la planification écologique et à l’échelle européenne, sont cohérent avec l’ambition du programme du Nouveau Front populaire 8.

On sait par ailleurs qu’une partie de ces réductions d’émissions sont conjoncturelles — hiver doux, impact de l’inflation sur les choix de consommation — et que les étapes à venir de la décarbonation nécessitent des efforts plus structurels sur le logement, l’industrie, les transports. Ce sont précisément ces prochaines étapes qui doivent faire l’objet des réglementations à définir dès maintenant, en combinant efficacité et justice.

Enfin, au niveau européen, les groupes politiques rassemblant les députés des formations du bloc de gauche (The Left, The Greens et S&D) travaillent en bonne collaboration et votent régulièrement avec la formation centriste Renew, en travaillant à l’adoption des mesures du Pacte vert dans une version généralement plus ambitieuse que celle de la Commission et surtout du Conseil de l’Union et faisant face à un activisme de plus en plus important de la droite (PPE) et encore plus des extrême-droites européennes.

L’ensemble de la majorité verte serait d’accord pour faire de la transition bas carbone le « combat du siècle »

Pierre Charbonnier et Camille Roussac

Les moyens

C’est du côté des moyens pour mettre en œuvre cette ambition que, à première vue, des divergences importantes apparaîtrait au sein de la majorité verte — le bloc de gauche accusant régulièrement le camp présidentiel « d’inaction climatique » 9, tandis que le bloc centriste accuse la gauche de « démagogie » 10. Pourtant, cette majorité pourrait s’entendre sur des points majeurs de la transition bas-carbone, autour de quatre axes :

1 — La planification écologique

Ce concept, popularisé par la gauche et en particulier Jean-Luc Mélenchon dès 2012 11, a été repris par Emmanuel Macron dans l’entre-deux tours de la présidentielle de 2022 12. Au-delà du seul discours, la planification écologique s’est traduite en actes avec la mise sur pied d’un Secrétariat général à la planification écologique (SGPE) depuis 2022, qui compte une quarantaine d’agents et qui a fait un travail de planification salué par la plupart des ONG environnementales et le Haut Conseil pour le Climat – institution indépendante également mise sur pied par le gouvernement d’Emmanuel Macron en 2018. 

Il existe donc une divergence entre la planification comme doctrine, qui plaide pour un contrôle plus direct par l’État de certaines filières industrielles, et la planification comme pratique actuelle de gouvernement, qui consiste plutôt à orienter les acteurs industriels par incitations et à multiplier les politiques publiques d’accompagnement et de concertation. Mais dans un cas comme dans l’autre, il est clair que l’État endosse une responsabilité élargie dans la stratégie industrielle et l’orientation des flux de capitaux.

2 — La rénovation énergétique des bâtiments

Le programme du NFP prévoit « d’assurer l’isolation complète des logements, en renforçant les aides pour tous les ménages et garantissant leur prise en charge complète pour les ménages modestes » et « d’accélérer la rénovation des bâtiments publics (écoles, hôpitaux, etc.) ». Cela est très cohérent — pour ne pas dire parfaitement aligné — avec l’ambition affichée par le gouvernement dans la loi de finances pour 2024 13 qui prévoyait 1,6 milliards d’euros supplémentaire pour la rénovation énergétique des logements (permettant de renforcer l’aide MaPrimeRénov’) et 500 millions d’euros en faveur de la rénovation des bâtiment de l’Etat, auxquels s’ajoutent 500 millions d’euros prévus dans le cadre du « Fonds vert » à destination des collectivités territoriales pour financer la rénovation des écoles dans le cadre du « plan école ». 

Bien sûr, le NFP prévoyait des moyens supplémentaires — de l’ordre de 6 milliards d’euros par an entre 2024 et 2027 dans le chiffrage proposé par Valérie Rabault 14 plutôt que 2,6 milliards d’euros. Mais l’orientation est similaire, et le SGPE prévoyait d’ailleurs bien une progression des crédits associés à la rénovation énergétique des bâtiment, de même que le rapport Pisani-Ferry–Mahfouz, commandé par le gouvernement et qui lui a été remis en mai 2023, qui avait été salué par le ministre de la transition écologique Christophe Béchu. Au-delà de ces aspects budgétaires, le gouvernement a instauré puis maintenu la perspective d’une interdiction progressive de location des passoires thermiques, qui n’est pas remise en cause par la gauche — à la différence de LR 15 et du RN 16.

3 — La mobilité décarbonée

Globalement, la politique de verdissement des mobilités mise en œuvre ces dernières années a consisté en trois points. 

  • Un soutien à l’électrification du parc automobile d’abord, avec une échéance « couperet » d’une interdiction de vente de véhicules thermiques (y compris hybrides) à l’horizon 2035. 
  • Des investissements importants dans le ferroviaire 17 et l’élaboration de projets de « services express régionaux métropolitains » 18 ensuite. 
  • Enfin, un soutien à la mobilité douce (vélo notamment) et au covoiturage 19

Si ce sujet est largement absent du programme du NFP (mis à part le moratoire sur les grands projets d’infrastructures autoroutières), ces orientations vont très largement dans le sens des propositions faites par les partis de gauche, même si ceux-ci insistent en priorité sur le soutien nécessaire aux transports en commun (notamment LFI) et à l’origine française et européenne de la production de véhicules électriques (notamment le PC) 20. Dans tous les cas, avec plus de trois quarts des trajets de moins 80 kilomètres aujourd’hui réalisés par véhicules individuels 21, la transition climatique implique nécessairement de mener ces batailles de front, sans opposer électrification et réduction de la demande.

4 — L’adaptation au changement climatique

Le programme du NFP indique être favorable à l’adoption d’un « plan national d’adaptation au changement climatique notamment pour les infrastructures et les protections des personnes et de leurs biens (prise en charge facilitée des dommages liés au retrait-gonflement des argiles, droit à l’assurance) » et « la définition de seuils maximaux de températures pour les travailleurs et travailleuses en cas de fortes chaleurs ». Ce sont précisément les sujets autour desquels devait tourner le 3e plan national d’adaptation au changement climatique, qui était sur le point d’être publié lorsque la dissolution est intervenue 22.

S’agissant des moyens financiers et des ressources financières mobilisables, ces questions ne font évidemment pas consensus entre les deux blocs. 

Les ambitions climatiques actuelles de la France sont globalement consensuelles au sein de la majorité verte.

Pierre Charbonnier et Camille Roussac

Toutefois, le rapport Pisani-Ferry–Mahfouz, dont la qualité et la pertinence sont reconnus par tous au sein de la majorité verte indique les ordres de grandeurs de masses financières à mobiliser, tout en évoquant des pistes pour financer ces dépenses et investissements — émanant la fois du secteur privé et du public. Ainsi, la réflexion sur un ISF climatique, si elle est plus présente à gauche — et a ainsi été inscrite dans le programme du NFP — a également suscité l’intérêt de quelques personnalités de l’ex-majorité, et notamment son ministre de la transition écologique 23. Il en est de même pour un principe de conditionnalité de certaines dépenses, comme les aides aux entreprises.

Au-delà de ces piliers, le prochain gouvernement, quel qu’il soit, aura à son actif un arsenal législatif déjà adopté et qui fait consensus au sein de la majorité verte. La loi climat et résilience d’une part, issue des travaux de la Convention citoyenne pour le climat et dont elle reprend de très nombreuses mesures 24 dont l’ambition est déjà très élevée — interdiction de location des passoires thermiques, zéro artificialisation nette, zones à faible émission, etc. — et dont la mise en œuvre ne fait que commencer — cette loi prévoit des échéances à l’horizon de la prochaine décennie voire plus loin. Le Pacte vert européen, d’autre part, et les très nombreux textes qu’il comporte — directive sur la performance énergétique des bâtiments, directive sur l’efficacité énergétique, règlement CO2 pour les véhicules avec notamment la fin de la vente des véhicules thermiques à l’horizon 2035, etc.

Surmonter les divergences

Trois totems : la relation à la croissance, l’énergie nucléaire et la transition agro-écologique

La critique principale de la politique écologique proposée par le bloc de gauche, vue du bloc central, est certainement le rapport au capitalisme et à la décroissance.

Faire de la rupture avec notre modèle de croissance et de la rupture avec le capitalisme en général des préalables à l’action climatique, comme le font certains membres du NFP, est en effet difficilement compatible avec la vision de la transition climatique exposée par Emmanuel Macron et son gouvernement — prônant une transition climatique ambitieuse qui soit « en même temps » profitable à la croissance.

Néanmoins, l’essentiel des choix industriels et sociaux à court et moyen terme échappe en partie à cette divergence.

L’investissement dans les infrastructures vertes requiert une mobilisation du capital privé et public, il doit permettre l’émergence de filières de production et d’emploi, ainsi que des normes sociales, qui accordent la priorité aux engagements climatiques et à la juste répartition de l’effort et des gains. Dans ce contexte, le principe de rentabilité ne prévaut pas toujours (certains secteurs rentables devront être restreints), le temps long l’emporte sur l’immédiat, le pouvoir des investisseurs privés doit être relativisé, mais ce n’est pas la croissance ou son dépassement qui constitue le cœur du débat politique. La majorité verte peut en d’autres termes s’assurer d’un soutien populaire et électoral à partir des succès qu’elle rencontrera.

La question du mix énergétique est certainement la principale source de désaccords au sein de cette majorité verte. La France se caractérise en effet par un débat persistant et clivant entre le pari nucléaire et les renouvelables — à savoir entre deux technologies bas carbone. Alors que la France est le seul pays européen n’atteignant pas ses objectifs européens en matière de production d’énergies renouvelables, ce conflit doit être tempéré 25. En effet, une majorité pourrait vraisemblablement tomber d’accord sur une politique énergétique pour les prochains mois et les prochaines années autour du renforcement d’une souveraineté énergétique décarbonée de la France face aux défis représentés par les menaces géopolitiques et la transition climatique et du développement des énergies renouvelables aujourd’hui insuffisante ne serait-ce que pour remplir nos objectifs européens.

Il convient de mentionner enfin la transition agro-écologique. Cet autre élément central de la critique du bloc de gauche envers le bloc central s’agissant de la transition bas-carbone, dépasse le simple cadre de celle-ci puisqu’elle relève de l’ensemble des enjeux de transition écologique. Comme d’autres sujets évoqués ici mais plus encore peut-être que les autres, la transition agro-écologique dépasse largement le cadre de la simple transition bas-carbone (elle relève aussi des enjeux de ressource en eau, de pollution des sols et de l’air, de santé-environnement, de préservation de la biodiversité, etc.), mais, en se restreignant aux émissions de gaz à effet de serre de son activité (environ 18 % des émissions nationales), l’agriculture est un levier majeur de l’atteinte de nos objectifs climatiques. Or, sur ce sujet, l’absence d’action résolue de la part du gouvernement Macron est fortement critiquée par le bloc de gauche, qui défend une transition agro-écologique radicale. En particulier, la question centrale de la consommation de viande a constitué un objet de polémiques et de tensions politiques, contribuant à caricaturer le discours des partisans d’une réduction active de la consommation de viande. 

Ces trois enjeux sont majeurs, mais ne semblent pas empêcher, surtout pour une durée de quelques années (d’ici 2027 par exemple) et sur la base d’un bloc législatif déjà en partie constitué (cf. supra), de travailler sur ce qui rassemble cette « majorité verte ». Ces enjeux, loin d’être mis de côté, pourraient d’ailleurs constituer les objets de débats d’un espace de discussion à créer au sein de l’Assemblée nationale (et plus largement au sein de la société), d’autant plus que ceux-ci font l’objet de débats intense au sein même de chaque bloc.

© SIPA

Une divergence stratégique ?

Les dernières années ont été animées par de fortes tensions sociales autour des grands projets d’aménagement, comme les « méga-bassines », le projet d’autoroute Toulouse-Castres (A69), ou encore le tunnel ferroviaire Lyon-Turin. 

Ces tensions ont donné lieu, d’une part à l’émergence d’un activisme radical se plaçant parfois volontairement au-delà de la légalité — à l’image des « Zones à défendre » — et en symétrique à une tentative d’assimilation de ces mouvements à des mouvement terroristes, tant sur le plan des actes juridiques déployés — application de mesures initialement destinées à la lutte anti-terroristes — que du discours mobilisé 26. Dans ce contexte, les acteurs associatifs du monde écologiste et, plus généralement, la société civile sensible à ce sujet — syndicats, chercheurs, élus, institutions indépendantes — peuvent apparaître comme les principaux perdants de cette opposition, avec d’un côté, une confiance dégradée dans l’État et, de l’autre, un rôle de corps intermédiaire plus difficile à jouer vis-à-vis d’une partie de leur base.

Au-delà des divergences entre les différents blocs et au sein de chaque bloc sur tel ou tel projet, il semble nécessaire aux représentants du ou des prochains gouvernements de tenter de retrouver un plus haut degré de confiance mutuelle entre l’État et la société civile sur les questions écologiques. Cela semble nécessaire pour la mise en œuvre de la transition climatique mais aussi, plus pragmatiquement, pour que la « majorité verte » ne se fracture pas, et pour que des choix éclairés puissent être faits. Le processus de vérification de la viabilité environnementale, auquel les grands projets d’infrastructures sont soumis, doit ainsi pouvoir être mis à jour lorsque le projet date de plusieurs années et les mouvements sociaux intégrés au processus de décision démocratique, sans instrumentalisation de l’arsenal sécuritaire mais sans que la dégradation, l’occupation ou le blocage ne puisse pour autant devenir la règle lors que les voies de recours légales sont épuisées. En un mot, le cadre légal, l’utilité au sein d’un cadre global de transition bas-carbone et le principe de concertation doivent être remis au cœur du processus.

Conclusion

La transition climatique était trop absente des débats lors des élections européennes et législatives. Elle est souvent considérée comme coûteuse politiquement par de nombreux acteurs, créant des réticences à s’engager sur ce terrain. Pourtant, ces questions sont au cœur de la machine politique contemporaine : parce qu’elles constituent une urgence largement reconnue, parce qu’elles sont un vecteur de renouveau technique et social aligné sur les intérêts de la nation et de la classe moyenne, et parce qu’elles rendent possible un accord de gouvernement pour les prochaines années.

Or la majorité verte est la principale, peut-être la seule source de stabilité au milieu de la tempête institutionnelle provoquée par la dissolution de l’Assemblée nationale et la menace de l’extrême droite. Cette majorité confortable en faveur de la transition bas-carbone est une chance historique pour la France d’assurer à ces enjeux une cohérence dans le temps d’un gouvernement à l’autre, dans les prochaines années — et à tout le moins dans la prochaine année 27 — dont d’autres thématiques ne pourront peut-être pas bénéficier. Quel que soit le gouvernement, qu’il soit majoritaire ou, plus vraisemblablement, minoritaire à l’Assemblée nationale, cette majorité verte peut constituer une source de continuité pour l’action climatique de l’État et lui apporter la légitimité de presque deux tiers des sièges de cette Assemblée.

La majorité verte est la principale, peut-être la seule source de stabilité au milieu de la tempête institutionnelle provoquée par la dissolution de l’Assemblée nationale et la menace de l’extrême droite.

Pierre Charbonnier et Camille Roussac

S’agissant des Républicains, ce parti a tenu une position ambiguë sur le changement climatique, et a bien plus souvent pointé les risques de la transition que ses bénéfices, même s’il comprend, en son sein, des députés et militants sincèrement engagés en faveur de la transition bas-carbone. Rejoindre les grands principes d’une majorité verte leur permettrait de se convertir clairement à la lutte contre le changement climatique. À l’inverse, les refuser serait un mauvais signal envoyé sur le caractère responsable de leur attitude face à la crise climatique.

Si elle existe déjà, de manière sous-jacente dans les prises de position et l’action des blocs de gauche et centristes, cette majorité verte pourrait être se constituée en une « nouvelle coalition écologique » consacrée plus explicitement autour d’un « pacte de gouvernement écologique », qu’on pourrait aisément imaginer autour des dix principes suivants :

1 — L’urgence climatique et la décarbonation, qui forment un impératif politique basé sur le consensus scientifique. L’action de l’État se structure autour des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre (réduction de 50 % d’ici 2030 28 et neutralité carbone d’ici 2050), conformément aux engagements internationaux, et via une amélioration de l’efficacité énergétique, la sobriété et l’ensemble des technologies bas carbone disponibles.

2 — Le principe de transition juste, qui impose que les coûts et les opportunités liées à ce changement de modèle soient équitablement répartis, avec un souci particulier pour les classes précaires et moyennes.

3 — La transition comme vecteur de souveraineté à travers les nouvelles filières industrielles et les infrastructures publiques vertes qui permettent de protéger la nation contre les dépendances, les ingérences, et le déclassement économique.

4 — Les politiques climatiques pensées comme des politiques industrielles. L’État endosse une responsabilité pivot dans l’orientation des capitaux publics et privés, dans l’esprit du travail de planification engagé ces dernières années.

5 — Un plan pour le logement, fondé sur la rénovation et la décarbonation des bâtiments publics et privés. Cela passerait par des aides renforcées à la rénovation des passoires thermiques, un maintien du calendrier d’interdiction de leur location et l’amplification du soutien à la rénovation des bâtiments publics, tant ceux de l’Etat que ceux des collectivités territoriales (écoles notamment).

6 — Un plan pour les transports, fondé sur le renforcement de l’offre de transports publics, notamment de proximité, sur le soutien à l’industrie des batteries et véhicules électriques et le renforcement des mobilités douces. 

7 — Un plan d’adaptation au changement climatique dans toutes ses dimensions (vagues de chaleur, sécheresse, inondations, recul du trait de côte, retrait-gonflement des argiles), construit sur un scénario de référence d’un réchauffement de +4°C

8 — Un engagement de l’État sur les moyens alloués à la lutte contre le changement climatique, en suivant les échelles et modalités indiquées dans le rapport Pisani-Ferry-Mahfouz 29.

9 — La reconnaissance des politiques climatiques comme politiques européennes. La France a une communauté d’intérêts avec l’Union, sur le plan de la justice, de la souveraineté, des choix techniques et budgétaires.

10 — La préservation et le renforcement des institutions de pilotage et de concertation de la politique climatique, notamment le Secrétariat général à la planification écologique et le Haut Conseil pour le Climat, en amplifiant encore le caractère planifié de la transition écologique dans tous ses aspects (industriels, sociaux, territoriaux). À ces institutions, pourrait s’adjoindre un dispositif spécifique permettant au débat parlementaire sur le climat de pouvoir alimenter les discussions et arbitrer sur les points de divergences subsistant au-delà des dix points « socles » de la majorité verte.

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20.06.2024 à 10:29

Écologie : les Européens face à la transition. 10 points, 15 graphiques

Matheo Malik

Face au déplacement vers la droite du barycentre politique européen, les partis verts ont perdu en influence lors des élections des 6-9 juin. Pourtant, le baromètre exclusif réalisé par Veolia et Elabe révèle qu’il existe en Europe un consensus sur les constats comme sur les solutions pour progresser vers un avenir post-carbone. Mais un point de blocage ressort nettement des données : l’absence d’imaginaire pour convertir cet impératif en politique.

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Texte intégral (4535 mots)
Points clefs
  • En Europe, les pertes économiques liées aux catastrophes climatiques ont dépassé 100 milliards d’euros sur les seules années 2021 et 2022.
  • Pourtant, la perception de l’importance et de l’actualité du changement climatique demeure largement décorrélée du vote en faveur des partis écologistes.
  • Si la conscience du réchauffement climatique n’est pas générationnelle, le pessimisme quant à l’avenir est largement partagé — en France, plus des deux tiers des sondés pensent qu’il est impossible d’influencer l’avenir.
  • Un problème de projection ? Près de sept Européens sur dix (68 %) n’arrivent pas à imaginer ce que pourrait être la vie quotidienne après la transformation écologique.

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Cette étude repose sur les chiffres de la deuxième édition du baromètre mondial de la transformation écologique réalisé par Elabe et Veolia. L’enquête, conduite dans 26 pays répartis sur les 5 continents entre octobre et décembre 2023, a été menée auprès d’un échantillon représentatif de 29 500 personnes 1.

1 — Constat : Verts en recul, le climat est-il au cœur des priorités ?

Le groupe parlementaire européen des Verts/Alliance libre européenne (Verts/ALE), qui rassemble les partis écologistes de 17 États membres, est le grand perdant de ces élections européennes 2024. Avec 22 sièges en moins par rapport à la précédente législature, selon les derniers résultats provisoires publiés par le Parlement européen, le groupe a perdu 27 % de ses effectifs par rapport aux élections de 2019.

Mais l’analyse granulaire des résultats des partis verts à l’échelle nationale offre une image plus nuancée de ce constat. Si les partis écologistes français et allemands (Les Écologistes, Europe Ecologie Les Verts, Bündnis 90/Die Grünen) sont en recul, ils ont progressé dans 13 pays par rapport à 2019.

La grande surprise de ces européennes a été le score réalisé par l’Alleanza Verdi e Sinistra (AVS) en Italie, et notamment l’élection d’Ilaria Salis, une professeure détenue en Hongrie accusée d’avoir agressé des manifestants néo-nazis. En Slovénie, le nouveau parti vert Vesna — zelena stranka, fondé en février 2022, a obtenu plus de 10 % des voix et enverra ainsi un eurodéputé au Parlement européen sur les 9 sièges alloués au pays. Le score des partis écologistes a également progressé en Lettonie (+7,45 % par rapport à 2019), en Croatie (+5,92 %), au Danemark (+4,19 %) ou bien au Portugal (+3,76 %).

Les grands bouleversements géopolitiques de ces dernières années — pandémie de Covid-18, invasion russe de l’Ukraine, attaques houthistes en mer Rouge, guerre Hamas-Israël… — semblent avoir relégué la question écologique au second plan. Les impacts économiques, énergétiques, politiques et migratoires de ces événements sur les sociétés européennes ont conduit à un niveau de préoccupation vis-à-vis du changement climatique semblable à 2017 en matière d’ordres de priorité.

Les Européens sont désormais plus inquiets par les migrations, la guerre en Ukraine, la situation internationale et le coût de la vie, tandis que la menace représentée par la terrorisme est à nouveau en hausse pour la première fois depuis 2016.

Au Parlement européen, le groupe Verts/ALE, qui rassemble les partis écologistes de 17 États membres, est le grand perdant des élections de 2024.

Olivier Lenoir et Marin Saillofest

2 — On voit pourtant le climat changer en Europe

Ce recul apparent de l’impératif écologique dans les esprits des Européens semble en totale contradiction avec la prégnance croissante des impacts du changement climatique. Mai 2024 a été le mois le plus chaud enregistré à l’échelle globale depuis 1940 — devenant ainsi le douzième mois consécutif marqué par un record de températures.

L’augmentation de la fréquence et de l’intensité des catastrophes climatiques est également déjà visible. En Europe, les pertes économiques liées aux catastrophes climatiques ont dépassé 100 milliards d’euros sur les seules années 2021 et 2022. Le commerce international est également touché, avec une diminution historique du trafic dans le canal de Panama en 2023 due à la sécheresse dans la région. Les vagues de chaleur extrêmes mettent par ailleurs en péril les infrastructures essentielles de transport et d’énergie — les centrales nucléaires étant les principales infrastructures menacées par les épisodes de sécheresse et la baisse du niveau des cours d’eau.

En Europe, les pertes économiques liées aux catastrophes climatiques ont dépassé 100 milliards d’euros sur les seules années 2021 et 2022. 

Olivier Lenoir et Marin Saillofest

En réalité, le baromètre Veolia-Elabe 2024 indique que la perception de l’importance et de l’actualité du changement climatique est largement décorrélée du vote en faveur des partis écologistes. En Europe, seulement 9 % de la population se dit ne pas être « particulièrement préoccupée » par l’avenir — un chiffre en augmentation de 2 points de pourcentage par rapport à 2022 mais qui reste faible. Il apparaît toutefois que les craintes ciblées — détérioration des conditions de vie, risque de tomber malade en raison de la pollution, dégâts matériels provoqués par les catastrophes naturelles… — sont en baisse à l’échelle européenne comme mondiale.

3 — Rares sont les Européens climato-sceptiques

Les Européens sont tout à fait conscients des risques climatiques.

Selon l’étude, 91 % des citoyens de l’Union ont la certitude qu’un dérèglement climatique est en cours. Il ne s’agit pas d’une affirmation générale mais bien d’une réalité concrète : 73 % des Européens pensent que le changement climatique est « la plus grande menace pour la santé » et 77 % qu’il est « une menace aiguë » pour les pays pauvres. En effet, selon la Banque mondiale, 130 millions de personnes pourraient passer sous le seuil de pauvreté en 2030 en raison des conséquences du changement climatique.

Plusieurs indicateurs montrent que les Européens se sentent exposés à des menaces directes sur leur qualité de vie, comme une vie quotidienne plus difficile (75 % en sont convaincus), la hausse des maladies infectieuses (70 %) ou des pénuries alimentaires (63 %).

Cette crainte est-elle générationnelle ? Le concept de « génération climat » a fait émerger l’idée que les plus jeunes seraient plus conscients des dégâts climatiques et plus prompts à défendre la transition. En regardant en détail le baromètre, il semble qu’il n’y ait pas de différence significative entre les classes d’âge en ce qui concerne la conscience du réchauffement climatique.

En revanche, il existe une nette gradation pour ce qui est de l’origine humaine du réchauffement : dans tous les pays, les seniors sont majoritaires à la reconnaître. Pour autant, ils sont beaucoup moins prompts à le faire que les 18-34 ans, en dehors des exceptions hongroises et allemandes.

La perception de l’importance et de l’actualité du changement climatique est largement décorrélée du vote en faveur des partis écologistes.

Olivier Lenoir et Marin Saillofest

4 — Le Sud de l’Europe est le plus inquiet

Face au réchauffement climatique, les pays sont inégaux. Il en va de même pour la conscience du réchauffement et des inquiétudes qu’il suscite. L’étude montre une forte prévalence des craintes dans l’Europe méditerranéenne : en particulier en Italie (78 %) et en Espagne (77 %), pays européens parmi les plus exposés à la sécheresse, aux incendies, aux dégâts agricoles et à la montée des eaux. Au niveau mondial, ils sont comparables aux pays d’Amérique latine ou d’Asie du Sud-Est. A contrario, les Néerlandais se sentent moins exposés.

L’Italie et l’Espagne sont aussi les pays où les jeunes sont les plus conscients de l’origine humaine du réchauffement climatique : respectivement 91 % et 87 % des 18-34 ans, contre 72 % des jeunes allemands et polonais par exemple. Parmi les craintes en lien avec le réchauffement climatique, l’accroissement de la difficulté des conditions de vie, la dégradation des écosystèmes, la hausse des mouvements migratoires et l’épuisement des ressources rassemblent plus de 80 % des Espagnols et Italiens.

Il semble qu’il n’y ait pas de différence significative entre les classes d’âge en ce qui concerne la conscience du réchauffement climatique.

Olivier Lenoir et Marin Saillofest

5 — Les populistes de droite sont les plus climato-sceptiques

Si la conscience du réchauffement climatique est majoritaire en Europe, et écrasante chez les jeunes, elle est aussi un objet politique. Par rapport à la moyenne nationale de déni climatique (c’est-à-dire la pensée que le réchauffement climatique n’existe pas et/ou qu’il n’est pas d’origine humaine), les électeurs des partis de droite populiste, membres au niveau européen des Conservateurs et réformistes européens (CRE) ou d’Identité et démocratie (ID), sont prépondérants. Le surcroît de déni climatique chez eux par rapport à la moyenne nationale s’étend de 7 % en Italie à 32 % en Allemagne, pour les électeurs de l’AfD. On peut remarquer encore une fois que ce surcroît est plus faible en Italie et en Espagne.

La vraie question est de savoir si ce discours anti-écologique se retrouve davantage dans les classes populaires, que les partis populistes entendent représenter, que dans la population générale. Les comparaisons entre pays sont compliquées par les différentes échelles de rémunération, mais l’étude montre qu’en moyenne, le taux de climato-scepticisme chez les populations les moins aisées est de 5 à 20 points de pourcentage supérieur à celui de la population générale. En prenant quelques exemples nationaux, on peut remarquer que la part de la population considérant que le réchauffement climatique est d’origine humaine est de 67 % pour les Allemands percevant moins de 24 000 euros annuels, contre 78 % chez ceux qui gagnent plus de 77 000 euros. Cette gradation, jamais parfaite, se retrouve peu ou prou dans tous les pays de l’étude.

6 — Qui doit porter l’action climatique ?

Parmi les cinq types d’acteurs proposés aux panels de répondants comme susceptibles de « trouver et mettre en œuvre des solutions spécifiques et efficaces pour la transformation écologique », les Européens considèrent à 69 % en moyenne que cette responsabilité incombe aux gouvernements. Les autorités locales (47 %) et les individus (54 %) sont quant à eux perçus comme disposant d’une responsabilité secondaire face à ce dérèglement dont les causes, désormais bien identifiées, se situent à un échelon global.

Pourtant, 58 % des sondés identifient la capacité de percevoir que leurs changements de comportements ont un effet rapide et positif comme étant la principale incitation à modifier les habitudes de consommation et à payer plus cher pour certains produits. D’une manière en apparence contre-intuitive, les Européens sont ainsi moins intéressés par la compréhension des mécanismes justifiant ces changements de comportements — 44 % seulement disent que « comprendre pourquoi je devrais renoncer à certaines choses » serait un facteur les incitant à modifier leurs habitudes.

Le fait de savoir que ces changements contribueront à améliorer sa santé personnelle et celle de ses proches est le principal facteur — 64 % disent que cela compterait beaucoup pour eux — susceptible de rendre ces changements de comportement désirables. À l’échelle mondiale, la pollution de l’air constitue le troisième facteur de risque le plus mortel, derrière l’hypertension et le tabagisme — devant l’obésité ou la consommation d’alcool.

Les Européens considèrent à 69 % en moyenne que la responsabilité de la transition écologique incombe aux gouvernements.

Olivier Lenoir et Marin Saillofest

En revanche, l’idée de vivre dans un pays à la pointe de la transition écologique et de « servir d’exemple » aux autres nations semble peu motivante. Si les Français et les Espagnols sont 43 % à déclarer que cela les motiveraient à opérer des changements, c’est le cas pour moins d’un tiers des Allemands (31 %), Norvégiens (32 %), Belges (32 %) et Néerlandais (26 %).

7 — La technologie a-t-elle sa chance ?

Les apports de la technologie et de l’innovation pour lutter contre le changement climatique sont souvent critiqués comme relevant d’un « techno-solutionnisme » masquant une peur du changement. Pourtant, comme nous l’avons vu, les Européens sont prêts à changer leurs habitudes pour mener la transition énergétique — option préférable aux coûts exorbitants que représenterait une augmentation dérégulée des températures. 

Les participants au baromètre identifient « l’innovation » comme le meilleur moyen (54 % la jugent « essentielle » pour y arriver) pour réussir la transformation écologique dans leur pays — loin devant l’évolution des législations et réglementations, qui ne trouvent une réelle popularité qu’en Espagne, où 62 % de la population l’identifie comme étant la « clef », contre une moyenne européenne de 42 %. Lorsqu’on leur demande de choisir entre un mode de vie plus sobre et une compensation par la technologie, la majorité des sondés européens répond « les deux » (53 %), bien que ce chiffre ait diminué de deux points de pourcentage depuis 2022. Ceux favorisant uniquement le développement technologique représentent un quart des sondés (24 %, en hausse de 2 points par rapport au baromètre de 2022).

Les participants au baromètre identifient « l’innovation » comme le meilleur moyen pour réussir la transformation écologique dans leur pays — loin devant l’évolution des législations et réglementations.

Olivier Lenoir et Marin Saillofest

8 — Qu’est-ce que les Européens sont prêts à faire ?

Sondés sur les choix potentiels qu’ils pourraient être amenés à faire pour réduire leur empreinte carbone ou faire face aux conséquences du changement climatique, la majorité des citoyens européens se déclare prête à modifier ses comportements. Qu’il s’agisse de payer plus pour leur eau (81 %), fruits, légumes et viande (76 %) afin d’éliminer les micropolluants et réduire les risques que ces derniers comportent pour la santé et pour protéger les surfaces agricoles, d’acheter des aliments emballés à partir de matières recyclées (90 %) ou bien de payer un peu plus cher pour les appareils électriques et électroniques afin d’être sûrs que la batterie et l’appareil seront recyclés (75 %), les sondés sont conscients des changements qui doivent être faits et du coût associé.

La seule adaptation soumise au panel récoltant moins des deux-tiers d’approbation concerne l’utilisation de l’eau potable recyclée à partir d’eaux usées pour la consommation d’eau de boisson. À l’échelle européenne, 65 % des sondés disent être prêts à y consentir, un chiffre néanmoins en hausse de 12 points de pourcentage par rapport au précédent baromètre conduit en 2022. En Hongrie et en Tchéquie, moins de 60 % de la population s’y déclare prête, alors qu’ils sont respectivement 78 et 80 % à être en faveur de l’utilisation d’eau recyclée pour l’agriculture.

Bien que globalement moins enclins que le reste du monde à payer un surplus pour leur énergie afin de réduire les émissions de CO2, réduire la dépendance de leur pays vis-à-vis des producteurs d’énergie fossile ou sécuriser l’approvisionnement énergétique de leur territoire, les Européens sont prêts à accepter les coûts supplémentaires entraînés par la transition énergétique.

Les Européens se disent globalement prêts à accepter les coûts supplémentaires entraînés par la transition énergétique.

Olivier Lenoir et Marin Saillofest

9 — Un sentiment de résignation

Si un certain consensus semble émerger au sujet des solutions, cela ne signifie pas que les Européens idolâtrent un futur post-carbone dans lequel ils se projettent. Au contraire, ils font plutôt preuve d’un grand fatalisme au regard des défis du changement climatique. En moyenne, seuls 44 % de la population considèrent que le futur est encore entre nos mains pour limiter les dégâts climatiques. C’est 3 points de moins qu’en 2022, et c’est même 11 points de moins que la moyenne mondiale (55 %).

La comparaison entre pays montre une corrélation imparfaite entre conscience du changement climatique et optimisme vis-à-vis de l’avenir. On remarque que l’Italie et l’Espagne, les deux pays les plus climato-convaincus et inquiets, sont sur le podium des pays les plus optimistes sur notre capacité à réagir. La France en revanche, pays intermédiaire en matière de conscience climatique, est la plus pessimiste : moins d’un tiers de la population (32 %) pense pouvoir encore influencer le futur. 

Ce pessimisme recoupe celui des institutions spécialisées dans la transition écologique, qui signalent la difficulté de parvenir aux objectifs environnementaux avec la production et les investissements actuels. Récemment, le think-tank REN21 montrait que les investissements dans l’énergie renouvelable devraient plus que doubler pour limiter le réchauffement à 1,5°C, tandis que l’Agence internationale de l’énergie soulignait que si les capacités d’énergies renouvelables avaient augmenté de 50 % en 2023 par rapport à 2022, les États doivent fournir encore plus d’efforts pour les tripler d’ici 2030.

La comparaison entre pays montre une corrélation imparfaite entre conscience du changement climatique et optimisme vis-à-vis de l’avenir. En France, moins d’un tiers de la population (32 %) pense pouvoir encore influencer le futur.

Olivier Lenoir et Marin Saillofest

10 — Un nécessaire choc des perceptions

À suivre cette étude, les Européens semblent globalement convaincus de la prégnance du réchauffement climatique, adhèrent à de nombreuses solutions, mais restent pessimistes quant à notre capacité réelle à agir. Pour autant, les deux tiers d’entre eux (64 %) sont certains que les conséquences des dérèglements climatiques seront plus coûteuses que les investissements associés à la transition. Cette conviction est encore une fois très ancrée dans les pays climato-convaincus, comme l’Italie (75 %), et plus faible, bien que toujours majoritaire, dans d’autres, comme la Tchéquie (54 %). La relative résignation des habitants du continent face à la transition n’est donc ni une indifférence, ni une volonté de se départir de la question, mais plutôt la peur d’un échec généralisé face à un phénomène incommensurable qu’ils estiment pouvoir difficilement contrôler.

Est-ce parce qu’ils se représentent mal cette transition ? L’étude met en lumière un gouffre entre la prise de conscience, accompagnée d’une connaissance théorique des solutions, et la perception réelle de ce qu’elles impliquent et de la façon dont elles doivent modifier notre existence. Près de sept Européens sur dix (68 %) n’arrivent pas à imaginer ce que pourrait être la vie quotidienne après la transformation écologique. Cette incapacité à se représenter la transition est majoritaire dans tous les pays, mais légèrement plus faible dans ceux où la conscience du changement climatique est plus élevée. Comme l’écrivait Pierre Charbonnier dans nos pages : « On se trouve donc dans une situation où une bonne partie de la population sait que le modèle socio-économique dans lequel elle vit n’est pas soutenable, mais n’a aucune idée de ce à quoi ressemblerait le monde vers lequel il faut aller. Comment alors pourrait-elle vouloir de ce monde ? Comment échanger une réalité instable mais bien tangible contre une autre, totalement abstraite et sans séduction ? »

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13.06.2024 à 06:00

Le multilatéralisme d’en bas : une diplomatie pour la Terre

Matheo Malik

Dans la guerre écologique, le pape François a une doctrine de paix et une méthode d’action diplomatique. Elle pourrait servir de modèle pour panser les fractures d’un monde cassé.

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Texte intégral (11490 mots)

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Début mai, le Guardian publiait les résultats d’une enquête sur le monde à venir vu par 380 auteurs et éditeurs principaux des rapports du GIEC depuis 2018, pas loin de la moitié des chercheurs impliqués 1. Le résultat est sans appel car 77  % estiment que, par rapport à l’ère pré-industrielle, la hausse des températures atteindra au moins 2,5° C d’ici la fin du siècle, et même plus de 3° pour 42  % d’entre eux. À une écrasante majorité — les trois-quarts — le manque de volonté politique est jugé le principal responsable, ce qui signe l’échec climatique du multilatéralisme  : l’objectif fixé par les accords de Paris en 2015, ne pas dépasser les 1,5°, n’est jugé plausible que par 6  % de ces scientifiques comptant parmi les meilleurs experts du climat mondial. 

Alors que les guerres en Ukraine et à Gaza montrent elles aussi les limites du multilatéralisme, faut-il considérer que le monde cassé d’aujourd’hui sonne le glas du système international mis en œuvre depuis un siècle  ? ou est-il plutôt un appel à le refonder pour lui donner un nouvel élan  ? Le multilatéralisme d’en bas proposé par le pape François est une contribution importante, et encore méconnue, à ce débat. Élaborée en réponse à la crise écologique et climatique traitée par l’encyclique Laudato Si’, cette notion se présente comme un multilatéralisme pour la Terre que nous nous proposons d’examiner ici dans des termes qui n’engagent que nous.

Faut-il considérer que le monde cassé d’aujourd’hui sonne le glas du système international mis en œuvre depuis un siècle  ?

Olric de Gélis et Grégory Quenet

Une notion importante passée inaperçue

Avant toute chose, il faut tenter l’exégèse précise de la formule proposée par le pape François, le « multilatéralisme d’en bas ». Cette expression apparaît pour la première fois dans l’enseignement officiel de l’Église au n°38 de l’exhortation apostolique Laudate Deum. Ce document, on le sait, fut publié fin 2023 comme une suite et un complément apporté à l’encyclique de 2015, Laudato Si’ sur la « sauvegarde de la maison commune ». Le calendrier qui présidait à cette nouvelle publication était commandé par l’ouverture de la COP28 à Dubaï à peine deux mois plus tard. Il est évident que ce contexte resserré a constitué une opportunité dont le souverain pontife s’est saisie pour partager une analyse renouvelée de la configuration politique, voire géopolitique, d’un monde « multipolaire » (LD n°42), en proie au réchauffement climatique et à la guerre. La notion de « multilatéralisme d’en bas » se présente, dans ce contexte, comme une proposition de méthodologie diplomatique pour pallier les difficultés de la communauté internationale à surmonter ces fractures.

À son sujet, il faut rappeler en guise de préambule que les derniers papes ont toujours salué le fonctionnement multilatéral en général, et en particulier celui de l’ONU issu de la résolution du dernier conflit mondial. Ils y ont vu, face aux crises de plus en plus complexes, un outil à privilégier, dans le concert des nations, sur les positionnements unilatéraux ou seulement bilatéraux 2 dans la construction du « bien commun » — cette notion désignant, dans la doctrine sociale de l’Église, l’ensemble des conditions, sociales et environnementales, qui permettent aux personnes et aux groupes d’avoir une vie authentiquement humaine. Dans Fratelli Tutti, le pape François rappelle à son tour l’attachement de l’Église au multilatéralisme (n°174), tout en soulignant, à l’instar de ses prédécesseurs, que celui-ci n’est pas à l’abri des préemptions du bien commun par des positionnements idéologiques qui seraient au bénéfice d’une des parties seulement. Il est évident que cette dernière préoccupation devait entrer dans l’appel qu’il voulait lancer avec Laudate Deum aux responsables de la COP, alors même que, de partout dans le monde, montait un sentiment de dépit face à l’impuissance des institutions à œuvrer pour la résolution de cette crise. En réalité, on peut même dire que c’est à destination des représentants des nations et pour les négociateurs qu’il a forgé la formule que nous cherchons à expliquer. Signe de l’importance que revêtait à ses yeux le processus des négociations climatiques, et donc de la pensée qu’il leur partageait ainsi, le pape avait manifesté publiquement son intention de se rendre sur place — des raisons de santé le contraignirent cependant à renoncer à ce projet. Depuis, pourtant, aucun commentaire ou complément n’a été publié de la part du Saint Siège pour éclairer cette formule étrange de l’intérieur, passée par ailleurs quasiment inaperçue dans la réception de l’exhortation apostolique. Pour pouvoir mieux en percevoir la densité et la richesse, il nous reste donc à compter que sur nos propres forces. On peut procéder en quatre étapes.

La notion de « multilatéralisme d’en bas » se présente comme une proposition de méthodologie diplomatique.

Olric de Gélis et Grégory Quenet

La première consiste à en situer plus précisément l’originalité au sein de l’enseignement des papes. Disons tout de suite que François ne semble pas être l’inventeur de cette formule, mais qu’il la reprend du monde profane. L’expression anglaise multilateralism from below, par exemple, semble connue au moins depuis la fin des années 1990 ; une enquête rapide montre qu’on la retrouve régulièrement depuis lors dans la littérature spécialisée. Mais cela n’empêche pas l’utilisation qu’en fait Laudate Deum d’être originale en son ordre, en raison même de l’inscription de la pensée du pape dans la tradition de ses prédécesseurs. Cette inscription implique en effet une double présupposition. La première, c’est qu’il ne peut pas être question de renier l’enseignement traditionnel des papes Benoît XVI et Jean-Paul II (surtout), insistant sur le fait que le cours des négociations internationales doit impérativement se laisser guider par les valeurs éthiques universelles (notamment, le respect de la dignité des personnes, des collectifs et des cultures, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le respect de la création etc.). Recourir à cet « en-bas » ne peut pas être une manière de tourner le dos à cet héritage  : c’est surtout « une autre façon d’inviter au multilatéralisme pour résoudre les problèmes réels de l’humanité, en recherchant avant tout le respect et la dignité des personnes, de telle sorte que l’éthique prime sur les intérêts locaux ou de circonstance » (LD n°39). En outre, nous ne sommes pas davantage ici dans la perspective d’évincer un certain idéalisme par le pragmatisme, même si l’expression que nous étudions manifeste un attrait certain du pape argentin pour le geste (désigner un « en-bas ») davantage que pour le logos de la dialectique spéculative. En fait, s’exprime ici très certainement le génie de ce pape, avec son profil marqué par l’exercice de la prédication prophétique davantage que par celui de l’enseignement scholastique… On pourra dire encore ceci, dont la portée théologique et philosophique devra être bien mesurée  : l’en-bas, selon le pape François, apparaît par conséquent essentiellement comme le lieu désigné où ces valeurs éthiques universelles et personnelles s’accomplissent et se révèlent de préférence, lorsque l’en-haut — mais il faudra voir ce que cela peut signifier — s’est fermé à elles. Le raisonnement fait ressortir une polarité (en-bas/en-haut) qui devra certes être éclairée, mais en cette première formulation elle peut déjà être tenue pour cardinale dans la compréhension de ce que le pape veut indiquer ici 3.

© Andrea Caruso/SIPA

Quant à la seconde présupposition, elle fera fond du même argument que la première  : alors même que le pape François s’était déclaré favorable au jeu du multilatéralisme au sein des institutions internationales, en appeler à l’en-bas n’est certainement pas une manière de renvoyer au rebut cet immense dispositif. L’en-bas n’est donc pas une formule révolutionnaire au sens où elle indiquerait la volonté d’en finir avec les institutions établies, ni même avec la politique, mais elle résonne surtout comme un appel à les « reconfigurer », et à les « recréer à la lumière de la nouvelle situation mondiale » (LD n°37) multipolaire. Cette reconfiguration et recréation emporteront évidemment avec elles la « vieille diplomatie, elle aussi en crise » (LD n°41), et dont il faudra bien qu’on parle. Corrélativement, l’en-bas correspond également à l’indication de ressources dont la diplomatie et les négociations font trop souvent peu de cas, alors qu’elles pourraient leur être efficaces. Dans un discours adressé en septembre 2021 à la fondation Leaders pour la paix, le pape avait ainsi avancé  : « Le défi est d’aider les gouvernements et les citoyens à affronter les problèmes critiques (…). En réalité, nous voyons que c’est “du bas” que proviennent les sollicitations et les propositions » 4.

On le voit, l’en-bas désigne dans tous les cas un mouvement qui doit s’imprimer aux institutions, à leurs jeux diplomatiques, voire à la philosophie qui les imprègne, mais sans qu’elles aient pour autant à se renier elles-mêmes ou à même renoncer à leur finalité qu’est la prévention de la guerre et la construction d’une paix juste. Or comme on le verra plus loin, le mouvement vers l’en-bas constitue manifestement pour le pape la voie qui peut sûrement les guider vers une telle finalité.

L’en-bas désigne un mouvement qui doit s’imprimer aux institutions, à leurs jeux diplomatiques, voire à la philosophie qui les imprègne

Olric de Gélis et Grégory Quenet

Un second front de réflexion s’ouvre alors. Une fois écartés les dangers des compréhensions unilatérales — l’hyper-pragmatisme contre l’idéalisme, et l’abolitionnisme contre le conservatisme institutionnel — un autre trait de la pensée du pape François émerge : la conviction que c’est du décentrement que vient la nouveauté. Cet axiome vient travailler directement la polarité que l’en-bas forme avec son opposé, et que nous avons rapidement appelé, par facilité, l’en-haut. Mais cette dernière expression pèche par simplisme. Il est bien plus pertinent, en effet, d’identifier cet en-haut au symbole du centre d’une périphérie, et d’entendre par « centre » une logique de groupe, qu’on peut qualifier d’autoréférentialité. Sous diverses formulations, cette logique du même se trouve sous le feu des critiques virulentes et constantes du pape François  : auto-affirmation, auto-préservation, mais également domination, anthropocentrisme dévié 5, etc., sont dénoncés comme fermeture et violence. À l’inverse, ce sont les marges et les périphéries qui deviennent lumineuses pour un tel centre  : « tu dois aller aux périphéries de l’existence si tu veux voir le monde tel qu’il est. J’ai toujours pensé que le monde semblait plus net depuis les marges » 6. L’en-bas correspond à ces marges, à ces périphéries lumineuses sur lesquelles se concentrent le phénomène de la vie et le mouvement de l’histoire, comme le montre le cas des migrants analysé dans le discours au Palais du Pharo, à Marseille  : c’est depuis cette périphérie, précise alors le pape, que « l’histoire nous interpelle, pour prévenir d’un naufrage de civilisation » 7

Si l’on suit le pape, la nouveauté des temps ne peut en tout cas pas venir des centres, qui subissent bien davantage cette espèce de piétinement de l’histoire qu’historiens (François Hartog) et sociologues (Hartmut Rosa) ont récemment analysé 8. On peut alors avancer cette conclusion provisoire  : le multilatéralisme d’en-bas est un concept « situé », c’est-à-dire formulé spécifiquement à destination de ceux qui ont la charge de conduire les négociations, et qui occupent trop souvent la position de ces « centres » élitaires ou autoréférentiels (sans doute s’agit-il des occidentaux, mais pas seulement). L’en-bas constitue une invitation qui leur est faite de venir puiser la vérité et la nouveauté aux périphéries qu’ils manquent souvent d’apercevoir, car le salut vient des humbles. Il y a là une constante. Déjà dans Laudato Si’, le pape avait proposé que les processus de décision des projets à fort impact environnemental devaient intégrer dans les discussions décisionnelles les habitants des sites concernés 9. Dans la même encyclique, il indiquait qu’une voie de salut similaire existait pour les collectifs menacés par la corruption, le népotisme, ou le détournement des fruits du développement au profit des seules élites 10. Dans Laudate Deum, il ajoute que le fonctionnement des institutions internationales elles-mêmes en sera assaini  : « le fait que les réponses aux problèmes peuvent venir de n’importe quel pays, aussi petit soit-il, finit par reconnaître le multilatéralisme comme une voie inévitable » (LD n°40). À chaque fois, l’en-bas en tant que mouvement situé, désigne ce décentrement salutaire, disons même la conversion vers une altérité trop souvent bafouée. Il n’est pas même l’Église qui, dans son propre processus synodal, puisse échapper à cette injonction 11  : en effet, ajoute le pape en citant Dostoïevski à ce propos, « le salut viendra du peuple » 12.

L’en-bas, en tant que mouvement situé, désigne ce décentrement salutaire, disons même la conversion vers une altérité trop souvent bafouée.

Olric de Gélis et Grégory Quenet

Le troisième front consiste à prendre un peu de recul.

La réfutation des compréhensions unilatérales, puis la compréhension de l’en-bas comme dynamisme situé, nous conduisent à la question de son caractère adéquat et opératif. À quelles convictions veut répondre le pape en avançant une telle proposition  ? À quelles nécessités correspond la puissance accrue du geste comparé aux valeurs  ? Le plus fondamental des motifs que nous pourrions invoquer est très certainement l’assurance que le monde vit un changement complet de paradigme  : « ce temps que nous vivons n’est pas seulement une époque de changement, mais un véritable changement d’époque » 13. Ce qui signifie que la seule réponse qui soit à la hauteur d’un tel changement devrait consister dans le renouvellement de nos manières de penser, restant sauf le contenu pérenne des concepts transmis par la tradition — le positionnement même du pape François à l’égard de ses prédécesseurs en est un exemple. Il n’empêche  : le meilleur moyen de renouveler un centre qui s’est bloqué sur son présentisme ou sur son « immobilité fulgurante » — conditions dans lesquelles pour poursuivre une suggestion de l’historien François Hartog 14, la vision s’éteint et, avec elle, la liberté et la créativité — consiste justement à gagner le bas et les marges. Il faut ainsi replacer les points précédents dans le contexte de cette conscience historique. Le recours à l’en-bas ou aux périphéries appartient à cet ordo temporum ; il est une réponse aux « signes des temps » que l’Église cherche à discerner dans la continuité du Concile Vatican II.

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Dans Evangelii Gaudium (2013), document programmatique de son pontificat, le pape François avait déjà avancé les principales clés de sa lecture évangélique des temps. Il y proposait une série de quatre critères de discernement permettant à ses yeux de promouvoir le dialogue social dans un tel contexte. L’un d’entre eux mérite d’être mentionné  : « le réel est supérieur à l’idée » 15. Bien entendu, ce que nous avons dit plus haut d’une mécompréhension par unilatéralisme — hyper-pragmatisme contre idéalisme — ainsi que de la considération du réel comme lieu privilégié de la manifestation éthique, vaut également à ce stade. Mais sous réserve de cette double garantie, ce critère se traduit en un énoncé dont la fécondité va jusqu’à irriguer une certaine philosophie politique  : « le règne de la pure idée (…) réduit la politique ou la foi à la rhétorique » 16

Le recours à l’en-bas ou aux périphéries appartient à un ordo temporum ; il est une réponse aux « signes des temps » que l’Église cherche à discerner dans la continuité du Concile Vatican II.

Olric de Gélis et Grégory Quenet

Les idées « pures » sont ainsi récusées comme étant inaptes à saisir la complexité de ce monde en pleine mutation et à en capter les enjeux éthiques  ; elles sont à examiner avec un grand soin critique si l’on veut rendre à la vie politique et diplomatique sa puissance à répondre au réel et à le transformer. Mais surtout, de préférence à l’idée et davantage que les idéologies ou que les intérêts cachés, mieux vaut l’écoute, l’enquête précise des cas singuliers, leur mise en relation (en confluence, ou en conjonction) pour accompagner le surgissement par résonance de leur vérité « symphonique »  : en somme, pour recueillir d’eux un commun qui ne nie pas les singularités. C’est dans ce cadre que la diplomatie peut entrer en jeu, dans l’écoute et la proposition, mais également la reprise incessante des énoncés dont la mesure ultime demeure toujours le réel en ses aspérités. C’est seulement au terme de ces négociations que l’idée trouvera sa légitimité  ; elle sera hybridée, bricolée, sans aucun doute moins pure, mais plus féconde. Ce tour de force noétique, le pape s’emploie à le décrire en usant d’un nouveau couple de métaphores, celui de la pensée de type polyédrique s’opposant à la pensée de type sphérique  :

« Le modèle n’est pas la sphère, qui n’est pas supérieure aux parties, où chaque point est équidistant du centre et où il n’y a pas de différence entre un point et un autre. Le modèle est le polyèdre, qui reflète la confluence de tous les éléments partiels qui, en lui, conservent leur originalité. Tant l’action pastorale que l’action politique cherchent à recueillir dans ce polyèdre le meilleur de chacun. Y entrent les pauvres avec leur culture, leurs projets, et leurs propres potentialités (…). C’est la conjonction des peuples qui, dans l’ordre universel, conservent leur propre particularité ; c’est la totalité des personnes, dans une société qui cherche un bien commun, qui les incorpore toutes en vérité. » 17

Ce processus de montée en généralité polyédrique qui récuse toute universalisation abstraite de l’en-bas, présuppose nécessairement, outre l’enquête que l’on a mentionnée, une méthode comparative, le maniement de l’analogie et, bien entendu, un dialogue interdisciplinaire radicalement ouvert. Il présuppose également une attitude fondamentale de charité à l’égard des personnes et des singuliers. Il suffit de reprendre les textes que le pape François a adressé au monde universitaire et notamment aux théologiens de métier, pour prouver que, par ces déductions, on ne fera pas fausse route 18.

Reste à ouvrir le quatrième et dernier front de réflexion.

Après avoir dénoncé les risques d’incompréhension, puis repéré le caractère dynamiquement situé de ce concept, après en avoir saisi la convenance dans la compréhension historique que s’est forgée le pape de la situation mondiale, il convient d’en souligner la portée théologique. Ce n’est en effet pas seulement dans un changement de paradigme nécessitant un passage du centre aux marges, que le multilatéralisme d’en-bas trouve sa raison d’être. En dernière analyse, en effet, il correspond à la pointe évangélique de l’option préférentielle de l’Église pour les pauvres. Car l’en-bas désigne leur voix. C’est pour cela que le pape fustige avec beaucoup de fermeté les stratégies qui cherchent à les étouffer, ou pire, à les enrôler dans des agendas cachés et des idéologies. À l’inverse, le pari proposé est le suivant  : il y a chez ces pauvres, chez les plus fragiles et les humbles, et d’une manière générale il y a dans toutes les réalités de l’en-bas qui sont aussi celles de la Terre, une puissance corrosive d’interpellation qui possède une authentique légitimité à l’égard des structures nationales et internationales. Le « multilatéralisme d’en-bas » n’est alors rien d’autre qu’une réponse située à la « clameur de la Terre et des pauvres » 19, puisque ces êtres sont liés. Et en ce sens, il constitue une formulation politico-diplomatique du commandement de la charité que le Christ a légué à ses disciples. On peut exprimer la même idée en disant que ce multilatéralisme équivaut pour le pape François à une manière de se prémunir contre la préemption des voies de salut dans l’ordre international. Évoquer ces thèmes, c’est une manière de récuser une nouvelle fois la tentation de prendre cet en-bas pour une pure approche purement pragmatique  ; bien au contraire, à rebours des paradigmes — dont le pragmatisme fait évidemment partie — il s’agit d’œuvrer en écoutant la voix des pauvres et des plus fragiles, dont l’Écriture elle-même dit qu’elle monte jusqu’à Dieu (cf. Dt 24, 15), ainsi que le cri de la Terre. Maintenant, répondre à ce cri évangélique, prendre la mesure de ce qu’impose ce multilatéralisme d’en-bas, requiert d’interroger la convenance de nos institutions. Comment pourront-elles donc répondre à cet appel, qui implique une telle conversion vers le bas, vers les pauvres et vers le terrestre ?

Au plan théologique, le multilatéralisme d’en-bas correspond à la pointe évangélique de l’option préférentielle de l’Église pour les pauvres. Car l’en-bas désigne leur voix.

Olric de Gélis et Grégory Quenet

Trois défis pour le multilatéralisme d’en bas

L’analyse de la proposition du pape montre la cohérence d’une approche qui reste à déplier et qui a donc encore tout son potentiel d’application et de mise en œuvre. C’est un chantier intellectuel et diplomatique à mener qui se heurte à trois obstacles principaux qui sont autant de mises à l’épreuve pour démontrer l’effectivité du multilatéralisme d’en bas. 

Quel avenir pour le multilatéralisme dans une écologie de guerre  ? 

Il peut sembler naïf de défendre un nouveau stade du multilatéralisme au moment où les cadres existants sont remis en cause par l’affirmation des empires et la prégnance d’une écologie de guerre. En effet, les tensions géopolitiques et l’enjeu des ressources pour assurer la transition énergétique créent un chacun pour soi où les nations cherchent à sécuriser les bases matérielles de leur puissance tout en ouvrant de nouveaux territoires qui leur donneront un avantage comparatif décisif. Le Grand Continent a rendu compte, dans de nombreux articles importants, de ce basculement 20

Mais si l’écologie de guerre est un fait, qu’il faut décrire et analyser, elle ne saurait être un horizon  : la guerre appelle la guerre et cette notion n’ouvre vers aucune sortie de cet état, sinon par la défaite d’un camp dont le préalable est la recherche sans limite d’un surcroît de puissance. C’est le visage que prend aujourd’hui l’éco-modernisme dans les pays démocratiques. Pour autant, refuser de prendre en compte les réalités de cette écologie de guerre reviendrait à se condamner à perdre en souveraineté  : c’est le sens de la notion d’autonomie stratégique promue par l’Europe. Comment le multilatéralisme peut-il se dégager de la contradiction entre deux voies qui sapent ses fondements  : d’une part, le déni de la guerre écologique par un pacifisme dont on connaît les ambiguïtés historiques, d’autre part, l’affirmation d’une guerre juste mais au détriment de la paix. Le multilatéralisme par en bas est-il ce qui épargne de la guerre écologique ou ce qui l’accompagne  ? 

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En réalité, le multilatéralisme n’est pas condamné à se briser contre les annonces d’une guerre à venir, il est ce qui surgit après et même dans les pires moments de souffrances et de destructions. L’histoire des institutions et des traités internationaux en témoigne, avec ces deux moments fondateurs que sont la Première et la Seconde Guerre mondiale. La Déclaration de Philadelphie, un des textes plus importants pour affirmer un nouvel ordre international fondé sur le Droit et la justice, et non sur la force, a été élaborée en pleine guerre et adoptée le 10 mai 1944, quelques jours après le Débarquement 21. C’est parce que la guerre est possible que le multilatéralisme est possible — et souhaitable. C’est lorsque la guerre a eu lieu qu’il faut tout faire pour éviter son retour. Mais que faire quand celle-ci n’a pas encore eu lieu  ? C’est ici qu’il faut proposer un geste spéculatif qui change la portée du multilatéralisme d’en bas.

Que faire quand la guerre n’a pas encore eu lieu  ? C’est ici qu’il faut proposer un geste spéculatif qui change la portée du multilatéralisme d’en bas.

Olric de Gélis et Grégory Quenet

« La guerre a eu lieu » écrivait Maurice Merleau-Ponty dans un article retentissant paru en 1945 dans le premier numéro des Temps modernes 22. Il ne s’agissait pas de révéler un fait connu de tous mais de prendre acte de ce qui s’était passé et qui n’était pas vu. Il en est de même ici. La guerre entre humains et non-humains a eu lieu. Elle a commencé après la Seconde Guerre mondiale lorsque les humains ont retourné contre la nature le mal qu’ils s’étaient fait entre eux, comme s’il était la condition de possibilité de la réconciliation entre humains grâce à une croissance économique sans limites. Derrière la réalité de la reconversion de l’économie de guerre en agriculture industrielle et la généralisation des énergies fossiles se cache un phénomène anthropologique plus profond  : les humains font à la nature ce qu’ils se font à eux-mêmes. Ce qu’ont subi les végétaux, les sols, les insectes, les animaux après 1945 n’a pas d’équivalent dans l’histoire et relève d’une guerre systématique. 

Le processus de modernisation des Trente Glorieuses pourrait ici être relu dans toute sa violence, celle de l’arrachement à la terre des paysans, des haies, des matières à extraire. Les pays décolonisés ont à leur tour été embarqués dans cette guerre par le projet développementiste défini dans les termes des pays industrialisés, une fois balayés les futurs alternatifs du lendemain des indépendances. Ce n’est donc pas un hasard si l’Anthropocène débute après la Seconde Guerre mondiale. L’envolée qui se lit dans les courbes matérielles de la Grande accélération marque une césure par rapport aux siècles antérieurs de colonisation de la nature dont l’apparition d’éléments radioactifs dans les couches géologiques est un symptôme. Alors que le débat entre géologues se concentrait sur la césure justifiée par un point stratotypique, les sciences sociales ont malheureusement délaissé la racine cène pour se concentrer sur la préposition, c’est-à-dire sur la recherche des coupables — capitalocène, plantationocène, etc — au lieu de prendre acte de la rupture historique constatée par le passage d’une époque à une autre. Quel que soit le préfixe, le substantif révèle une communauté d’expérience sans conscience d’un destin partagée et donc, de ce fait, incapable de définir une responsabilité commune mais différenciée.

Le multilatéralisme d’en bas est la doctrine géopolitique de l’écologie de reconstruction nécessaire en temps de guerre pour gagner celle-ci. En effet, l’objectif de la paix seul ne suffit pas pour gagner une guerre, il faut s’entendre sur les bases d’une nouvelle société capable d’éviter la survenue d’un nouveau conflit. La Seconde Guerre mondiale montre que, pour gagner la guerre, il faut préparer l’après, penser la reconstruction en plein conflit car c’est cet horizon d’attente partagé qui est la condition de la paix et non l’inverse. L’écologie de reconstruction qui suit la guerre entre humains et non humains appelle un effort gigantesque, dans la lignée de ce qui a été fait après 1945 et la guerre entre humains. Tout ce qui n’aura pas été réglé reviendra ensuite avec une puissance décuplée. C’est ce qui nous est arrivé pour avoir refusé de voir les bases matérielles de la globalisation — une guerre entre humains et non-humains qui n’est pas terminée et qui ne pouvait se traduire, ensuite, que par le retour d’une guerre entre humains à l’œuvre aujourd’hui

La Seconde Guerre mondiale montre que, pour gagner la guerre, il faut préparer l’après, penser la reconstruction en plein conflit car c’est cet horizon d’attente partagé qui est la condition de la paix et non l’inverse.

Olric de Gélis et Grégory Quenet

Est-ce surinterpréter la doctrine du multilatéralisme d’en bas  ? Certes, l’écologie de la reconstruction n’y figure pas. Cependant la critique radicale des origines de la crise écologique peut être lue comme la dénonciation d’un état de guerre entre les êtres vivants, alors que le pape François propose un idéal de fraternité entre eux. Une première différence notable apparaît ici entre le multilatéralisme d’en bas et les formes traditionnelles de multilatéralisme. Le risque de guerre n’a jamais été défini par celles-ci que comme une guerre entre humains et, de ce fait, les institutions du multilatéralisme n’ont pas été élaborées pour répondre à la destruction de la Terre. Ce n’est que bien plus tard qu’elles ont été mobilisées ensuite pour cela, avec toutes les difficultés et limites que l’on connaît. Les accords internationaux se sont heurtés à la fracture écologique entre les pays du Nord et les pays du Sud qui, depuis, bloque la possibilité d’un accord, alors même que la réalité de l’existence unitaire de ces blocs est douteuse. Après 1945, les institutions internationales ont renvoyé les problèmes écologiques à la responsabilité des pays en voie de décolonisation qu’elles accusaient de ne pas être capables de gérer rationnellement leur environnement, alors que l’accélération des courbes matérielles se jouait dans les pays du Nord 23. À partir de 1997, et de la signature du protocole de Kyoto, les pays du Nord sont jugés historiquement responsables du changement climatique, alors que se mettent en place dans certains pays du Sud une croissance qui, depuis, est le moteur principal d’une accélération de l’accélération.

Que faire quand les résistances à la transformation des modes de vie viennent d’en bas  ? 

Le dernier volume publié par le Grand Continent, Portrait d’un monde cassé, témoigne à lui seul des résistances à la transformation écologique qui viennent d’en bas 24. Dans la radiographie de l’électorat européen dressé par Jean-Yves Dormagen, le camp identitaire et conservateur regroupe la majorité des classes populaires face au camp progressiste qui se signale à la fois par son adhésion aux questions écologiques et un rapport ouvert aux étrangers et aux minorités. Mais — fait remarquer Jean-Marc Jancovici face à Julia Cagé qui défend les redistributions comme moyen de faire baisser les émissions de CO2 — ces progressistes sont caractérisés par l’augmentation parallèle du vote vert, des émissions de CO2 et des revenus. Quant à Paul Magnette, il appelle à ne pas avoir peur de la conflictualité et à opposer classe fossile et non-fossile. Ce rapide état des lieux montre que, en l’absence de consensus sur le positionnement écologique des plus modestes, il serait illusoire d’affirmer que les voix d’en bas sont, par nature, vertueuses et peuvent appuyer collectivement l’expression d’un multilatéralisme pour la planète. Ce n’est donc sans doute pas ce que dit le pape François et il serait réducteur d’identifier sa doctrine à une sociologie. 

Le « bas », c’est ce qui fait le lien substantiel entre la Terre et les pauvres car, pour le pape François, la Terre fait partie des plus opprimés. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la fameuse formule de la « clameur de la Terre et de la clameur des pauvres » 25. Traduit parfois par « le cri de la Terre et des pauvres » — la formule de référence en latin désigne bien la clamor, la clameur. Or étymologiquement, le latin clamare désigne un cri particulier, celui qui proclame, qui appelle, ce qui a donné en latin médiéval « faire appel à une autorité judiciaire » (VIIIe-IXe s) 26. Le multilatéralisme d’en bas place la justice sociale au cœur du multilatéralisme en définissant celle-ci comme une justice terrestre. Quelle place occupe aujourd’hui ce double horizon, indissociable, dans les négociations climatiques  ? Les COP et les politiques internationales d’adaptation ne visent-elles pas d’abord le soutien à la compétitivité dans les termes du capitalisme libéral en permettant aux secteurs économiques dominants de s’adapter  ? Quelle est la place des indicateurs de justice sociale et de dignité humaine dans la répartition des financements du fonds vert pour l’adaptation  ? L’alimentation et l’eau saines, la santé, l’éducation, la réduction des inégalités font-ils partie des objectifs prioritaires  ? Il suffirait de reprendre, par exemple, l’ensemble des politiques soutenues par les instances multilatérales en faveur des micro-États insulaires, pour voir qu’elles ont financé, et continuent à le faire massivement, deux éléments  : d’une part, la construction d’infrastructures (aéroports et routes) branchant ces territoires sur la mondialisation, d’autre part, l’essor de mono-activités de spécialisation apportant des devises soit par les exportations (textile, agriculture, etc.) soit par le tourisme 27. Les effets de ces politiques sur les plus humbles ne sont pas interrogés  : avec le multilatéralisme d’en bas, ils le seraient. Les inégalités entre nations sont au cœur des négociations internationales sur le climat, mais pas les inégalités à l’intérieur des nations, et donc la façon dont des gouvernements locaux peuvent capter des capitaux au profit des élites.

Pour le pape François, la Terre fait partie des plus opprimés.

Olric de Gélis et Grégory Quenet

Plus encore qu’un objectif commun qui unirait la Terre et les pauvres, le pape affirme l’existence d’un lien anthropologique : « L’attention que nous portons les uns aux autres et l’attention que nous portons à la terre sont intimement liées. » (LD 3) C’est un positionnement fort par rapport à toute une tradition intellectuelle et politique qui oppose l’attention aux humains et l’attention aux non humains, comme si l’un excluait l’autre, mais aussi contre certaines écologies qui demandent de choisir l’un contre l’autre 28. Deux éléments peuvent fonder ce lien substantiel. Le premier est une disposition commune à voir et sentir ce qui est invisibilisé, ce dont la voix est tue ou qui est sans voix. Cette intuition est le fondement scientifique et éthique de l’histoire environnementale qui, dans le contexte des États-Unis de la fin des années 1960, voyait la mobilisation en faveur des animaux, des fleuves, des poissons, des sols comme l’exacte continuation du combat pour les droits civiques 29.

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Le devenir terrestre des sciences vise une extension sans précédent des processus de mise en visibilité, considérant que les mobilisations antérieures ont négligé une multitude d’entités et, plus encore, les chaînes et les réseaux d’interdépendance qui les animent et rendent la vie possible. Le second est que cette attention est un remède à l’insensibilité qui est à la fois sociale et écologique. Cette disposition du cœur est centrale dans le message écologique du pape et se retrouve, en particulier, dans sa critique du « paradigme technocratique » qui, précise Laudate Deum, est une expression du péché, et même une structure de péché (cf. LD n°3) qui bafoue la dignité de l’homme, spécialement des pauvres, et du créé. Est visée aussi l’auto-référentialité qui ferme l’attention à autrui, humain comme non humain. La prise en compte de l’altérité et de tout ce qui réduit un être et ses œuvres à une chose et une marchandise, ce que le pape appelle une « culture du déchet » (LS 20), est donc centrale. Le multilatéralisme d’en bas, parce qu’il demande d’écouter la voix des opprimés, leur reconnaît un agir, ce qui vise directement ceux qui auraient la prétention de parler pour eux et à leur place sans les appeler à être présents. Le multilatéralisme par en bas est donc aussi une poétique de la Terre qui interroge les dispositifs de représentation et de visualisation.

Le multilatéralisme par en bas est aussi une poétique de la Terre qui interroge les dispositifs de représentation et de visualisation. 

Olric de Gélis et Grégory Quenet

Comment équiper les acteurs, anciens et nouveaux, du multilatéralisme  ?

Le multilatéralisme d’en bas se distingue du multilatéralisme classique parce qu’il évalue les outils nécessaires à ces politiques par leur capacité à lier le social et l’écologique et à rendre sensible à ce qui est invisible. Il appelle donc à des savoirs situés, c’est-à-dire à des terrains. Le mot a des sens multiples selon les sciences mais il marque clairement la différence avec des démarches normatives fondées seulement sur des fictions juridiques et économiques. Dans le cadre de la chaire Laudato Si’ au Collège des Bernardins, la double expérience d’une connaissance par archives apportée par l’histoire de l’environnement et des visites de terrain a été fondatrice de la démarche intellectuelle et de la collaboration entre des disciplines qui n’avaient plus d’expérience du dialogue. Avant de rechercher les concepts qui permettraient de définir ce qui est juste, il faut s’interroger sur la capacité à décrire le réel.

Comment les acteurs et les institutions élaborent-ils et mobilisent-ils des dispositifs de description d’une réalité située et hétérogène ? C’est une des grandes questions posées par le multilatéralisme d’en bas, y compris à l’Église elle-même. Elle qui a été aux XVIe et XVIIe siècles un des principaux producteurs de savoirs sur les territoires de l’englobement du monde, pour reprendre la belle formule d’Antonella Romano 30, est-elle aujourd’hui capable de faire la même chose pour la terrestrialisation du monde ? Comment l’administration, et les diplomates en particulier, sont-ils formés aujourd’hui à l’art de la description et du terrain ? Il serait intéressant d’examiner à cette aune le contenu des formations obligatoires aux enjeux climatiques et environnementaux proposées pour la fonction publique. Gageons que le résultat serait très décevant. Les sciences du climat ne peuvent faire émerger un multilatéralisme par en bas parce que, même si elles se nourrissent d’une infinité de données obtenues sur le terrain, elles procèdent par agrégation de données et frictions jusqu’à faire émerger un modèle scientifique, le système-Terre, qui n’est pas la Terre des êtres vivants et des sociétés 31.

L’écart entre les deux se mesure dans une discussion de détail, ancienne et mal connue. Lors de la COP15 de Copenhague, qui avait suscité autant d’espoirs que de déceptions, en étant vue comme la dernière chance pour aboutir un accord avant que la COP21 de Paris ne relègue dans l’oubli ce moment, le logo de la conférence avait suscité d’âpres discussions. Le visuel officiel retenu par la présidence danoise — un globe régulier comme la modélisation numérique du climat de la terre procédant par une résolution de plus en plus fine pour définir le maillage auquel les sociétés humaines doivent s’adapter — ne correspondait pas à la proposition initiale des designers — une boule cabossée faite des pleins et de vides dessinés par les flux de matière et d’énergie, idéalement présentée sous la forme d’une animation et non d’une image. En 2009, l’écart entre la planète vue par les climatologues et le monde social des peuples s’est joué en défaveur du bas. On mesure aujourd’hui, dans un monde cassé, les conséquences du retard pris pour saisir une réalité qui était déjà là, avec des processus de déglobalisation jouant au cœur même de la globalisation. Cette question des « capteurs » est donc fondamentale.

Or il se trouve que la situation a profondément changé. L’accélération de la globalisation qui a suivi la chute du bloc de l’Est a favorisé les économies d’échelle et les mesures de standardisation permettant de fabriquer en masse à moindre coût pour assurer l’essor de la consommation et la sortie de la pauvreté de centaines de millions d’individus. L’englobement du monde donne toujours raison aux économiseurs de complexité, qui sont les plus efficaces pour s’enrichir et affaiblir la puissance publique. 

La terrestrialisation du monde est au contraire un enrichissement de complexité, nécessaire pour repérer et s’adapter aux craquements. La question des échelles joue donc différemment entre les deux époques : celle qui se clôt reposait sur le dérèglement des échelles de la généralité, instaurant le mythe d’un lien direct entre le global et le local faisant fi de tous les corps intermédiaires et de l’articulation des échelles qui assurait la circulation des informations et la représentativité, mais aussi des limites physiques des écosystèmes. Celui qui surgit n’est pas un retour en arrière possible, désormais le local est le terrestre, toutes les échelles sont l’une dans l’autre. Le multilatéralisme d’en bas est à la fois une articulation des échelles et un multilatéralisme qui s’exerce à toutes les échelles. Les solidarités y jouent donc un rôle central, mais elles sont toutes à refonder.

La terrestrialisation du monde est un enrichissement de complexité, nécessaire pour repérer et s’adapter aux craquements.

Olric de Gélis et Grégory Quenet

Conclusion

Le multilatéralisme d’en bas n’est pas un souhait irénique, c’est un programme de travail et d’action. Parce qu’il allie des normes à une description par en bas, il propose de refonder les termes d’une « prise de réel et d’intelligibilité », pour reprendre une belle formule de Claude Imbert 32. Le multilatéralisme du XXe siècle s’occupait des nations en lutte pour s’approprier un sol supposé stable, le multilatéralisme du XXIe siècle traite des fractures d’une Terre devenue instable. La description des conditions d’existence prend alors une tout autre dimension. Cette proposition du pape François peut donc être reçue comme un appel à l’ensemble des sciences sociales pour renouer avec la vocation qui a présidé à leur naissance  : comprendre et infléchir la modernité par un double programme d’intelligibilité et de justice sociale. Si les sciences de la nature ont équipé de capteurs la Terre déstabilisée par le changement climatique, la même importance institutionnelle n’a pas été accordée aux capacités des sciences humaines et sociales à décrire et documenter cette nouvelle condition terrestre, les réduisant à la production de mots d’ordre et d’imaginaires alors que ceux-ci n’ont d’intérêt que s’ils accrochent un réel profus et contradictoire. Les capteurs dont le multilatéralisme d’en bas a besoin ne sont donc pas seulement ceux des sciences de la terre, même s’ils en font partie, mais tout dispositif aidant les sociétés humaines à décrire la terre où — et dont — ils vivent, ainsi que les relations avec autrui que produit la condition terrestre. Cet horizon est porteur d’une espérance terrestre, même au milieu du pire, parce qu’il invite à construire, par en bas, des solidarités étendues à toutes les entités existantes — c’est-à-dire à élaborer une méthodologie d’action.

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02.05.2024 à 12:14

L’accélération immobile : critique politique d’un nouvel impératif

Matheo Malik

Accélérer les réformes, la transition écologique, l’innovation...

L'injonction à l'accélération est partout.

Loin d'être la solution aux crises de notre temps—ne révèle-t-elle pas une aporie ?

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L’accélération : nouveau mantra des discours politiques

Accélérer les réformes, accélérer la transition écologique, accélérer le cessez-le-feu ou la livraison d’armes, accélérer l’innovation… Il faut accélérer ! Tel est le nouvel impératif qui émerge de l’atmosphère d’urgence dans laquelle nous vivons aujourd’hui. La rhétorique accélérationiste est montée en puissance ces dernières années à la faveur des discours politiques consacrés aux urgences sanitaire et climatique, et ce à l’échelle tant nationale qu’internationale. Durant la pandémie de Covid 19, les États ont appelé à l’accélération de la recherche sur les tests et les vaccins — Donald Trump a lancé l’opération « Warp Speed » dès mai 2020 — puis à l’accélération des campagnes de vaccination. Si cette injonction a perdu sa raison d’être avec la fin de la pandémie, l’impératif d’accélération demeure très présent dans le contexte de l’urgence climatique, avec cette différence qu’il sera présent pour de très nombreuses années — car il n’existe aucun vaccin contre le réchauffement du climat

Dans ses recommandations pour les décideurs politiques qui concluent son sixième rapport paru en 2022, le GIEC affirme qu’une « action climatique accélérée et équitable pour atténuer les effets du changement climatique et s’y adapter est essentielle au développement durable ». L’exigence d’accélération est d’autant plus forte que les mesures à prendre pour éviter un réchauffement climatique au-delà de 1,5° doivent s’appliquer le plus vite possible, dans une fenêtre de tir réduite, limitée à la décennie critique 2020-2030 1. L’impératif d’accélération se retrouve en conclusion des dernières COP. Dans son discours prononcé à l’issue de la COP26, le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a résumé ainsi la situation  : « Nous devons accélérer l’action climatique pour sauver l’objectif de limiter la hausse de la température mondiale à 1,5°C » (discours du 13 novembre 2021). Lors de la COP suivante, qui a maintenu l’objectif de 1,5°, il a fait part de sa profonde inquiétude, en déclarant que si accélération il y a, elle ne va pas pour le moment dans le bon sens  : « Nous sommes sur l’autoroute vers l’enfer climatique, avec le pied toujours sur l’accélérateur » (discours du 7 novembre 2022).

« Accélérer les réformes », « accélérer la transition écologique », « accélérer le cessez-le-feu » ou « la livraison d’armes », « accélérer l’innovation »… Il faut accélérer  !

Christophe Bouton

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a eu pour conséquence inattendue d’obliger les pays européens à mettre en œuvre plus vite que prévu et dans une certaine précipitation le sevrage vis-à-vis des énergies fossiles. Le « plan de sobriété énergétique », élaboré par le gouvernement français en octobre 2022, martèle l’impératif d’accélération. Dans la page de présentation, Élisabeth Borne écrivait  : « Nous vivons une période de bascules. La guerre en Ukraine bouscule l’ordre international et nous n’avons pas fini d’en mesurer les conséquences.

La crise énergétique nous pousse à revoir nos habitudes et à accélérer pour sortir, plus vite, de la dépendance aux énergies carbonées ». Le but est de « réduire de manière accélérée notre consommation d’énergie ». Il convient également, peut-on lire, « d’accélérer le plan vélo », « d’accélérer le déploiement de travaux à gains rapides sur les bâtiments de l’État et de ses opérateurs », « d’accélérer le remplacement des chaudières au gaz », « d’accélérer la valorisation énergétique de l’eau thermale », « d’accélérer le verdissement des flottes de véhicules et navires », bref, « d’accélérer la transition écologique et énergétique » 2. Comme l’a titré Le Parisien dans sa une du 25 octobre 2022, à propos du projet de créer une mine de lithium dans l’Allier pour fabriquer des batteries électriques  : « La France accélère ». Loin de se limiter à la question environnementale, l’impératif d’accélération s’applique à la politique générale du gouvernement. Le Premier ministre suivant, Gabriel Attal, annonçait devant les députés le 16 janvier dernier, juste après sa nomination  : « je veux appuyer sur l’accélérateur avec des mesures fortes ».

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a eu pour conséquence inattendue d’obliger les pays européens à mettre en œuvre plus vite que prévu et dans une certaine précipitation le sevrage vis-à-vis des énergies fossiles.

Christophe Bouton

L’impératif d’accélération est devenu une matrice de pensée par-delà les frontières et les obédiences politiques. Outre-Rhin, le Chancelier Olaf Scholz a annoncé en octobre 2023 un « pacte d’accélération » entre l’État fédéral et les Länder, qui a pour but de faciliter les procédures d’autorisation en matière de construction, de transport et de communication, trois domaines qui sont au cœur de l’accélération technologique : « Cela va considérablement modifier le rythme de la croissance en l’Allemagne et le rythme auquel les décisions sont prises, et ce dans le sens de la vitesse », a déclaré le Chancelier lors d’une conférence de presse à Berlin le 7 novembre 2023 3. Aux États-Unis, le Président Joe Biden a lancé début 2023 un appel à toutes les parties prenantes des secteurs privé et public pour accélérer la « transition historique » vers les véhicules électriques. Le plan « Défi pour l’accélération des véhicules électriques » (EV Acceleration Challenge) vise à ce que leur part de marché atteigne 50 % des ventes d’ici 2030 4. Le Président Biden mise plus généralement sur « l’accélération de l’innovation et du développement des technologies propres » afin de maintenir l’objectif de limiter le réchauffement de la planète à 1,5° 5. Terminons ce florilège par deux autres exemples. En Russie, Vladimir Poutine a demandé à son gouvernement en septembre 2023 d’accélérer le développement de l’intelligence artificielle, pour concurrencer les pays occidentaux dans la course mondiale à l’IA 6. L’impératif d’accélération est omniprésent également en Chine, au point que Xi Jinping a été surnommé par ses opposants « l’Accélérateur en chef » 7. Cette allusion ironique à Deng Xiaoping, qui était appelé « l’Architecte en chef », a pour but de dénoncer les politiques intérieures et extérieures du Parti visant à élever la Chine au rang de superpuissance mondiale, en rivalité frontale avec les États-Unis.

Festival de ballon aérien de Pereslavl, en Russie. © Vladimir Astapkovich/SIPA

Fin de la politique, fin de l’histoire  ?

Que penser de cet impératif d’accélération ? Qu’est-ce que cela signifie, au juste, d’ériger l’accélération en principe d’action politique ? On sait qu’en physique, cette notion est définie par l’augmentation de la vitesse d’un mobile en fonction du temps. Lorsqu’elle est employée en dehors de son contexte scientifique initial, elle a une dimension descriptive (on constate que tout va plus vite) ou prescriptive (on dit qu’il faut accélérer) avec une signification politique ou technologique. Dans son sens politique, qui remonte aux phases révolutionnaires des temps modernes, la notion d’accélération désigne l’accroissement brusque du rythme des changements sociaux et institutionnels dans une société. Lors de son discours à la Convention du 10 mai 1793, Robespierre déclare ainsi  : « Les progrès de la raison humaine ont préparé cette grande révolution, et c’est à vous qu’est spécialement imposé le devoir de l’accélérer ». Cet usage prescriptif du concept d’accélération politique cohabite avec un usage descriptif. Revenant sur sa tentative d’écrire à chaud l’histoire de son temps, Chateaubriand  reconnaît son échec  : « les événements couraient plus vite que ma plume  ; il survenait une révolution qui mettait toutes mes comparaisons en défaut » 8. Lorsque Marx affirme, au moment de la Révolution de 1848, que « les révolutions sont les locomotives de l’histoire » 9, il associe révolution (politique) et accélération, sur un mode à la fois descriptif et prescriptif. La locomotive évoquée ici symbolise l’accélération des moyens de transport, qui permet de faire le tour du monde en quatre-vingt jours à l’époque de Marx, en un peu plus de deux jours aujourd’hui grâce à l’avion. Elle relève de l’accélération technologique initiée par cette autre révolution qu’a été la révolution industrielle.

Dans son sens politique, qui remonte aux phases révolutionnaires des temps modernes, la notion d’accélération désigne l’accroissement brusque du rythme des changements sociaux et institutionnels dans une société.

Christophe Bouton

Loin de faire consensus, l’impératif d’accélération a toujours été source de débats et de positions contraires, qui transcendent les clivages gauche/droite. Pour beaucoup, l’accélération, érigée en loi générale de l’histoire, donne le sentiment d’être subie au lieu d’être voulue. Romain Gary l’exprime en ces termes dans les années 1970 : « Ce qu’il y a en effet de frappant dans ‘l’accélération de l’histoire’ que nous vivons, c’est que cette vitesse vertigineuse à laquelle le monde court vers l’avenir s’accompagne d’une absence de contrôle sur la direction de marche » 10

L’accélération peut non seulement paraître absurde sur de nombreux points, elle est aussi, comme le font valoir ses contempteurs, dangereuse. C’est du moins l’impression qui ressort des travaux du plus célèbre des penseurs critiques de l’accélération, le sociologue allemand Hartmut Rosa. Pour ce dernier en effet, la spirale de l’accélération dans laquelle est prise notre modernité tardive nous conduit tout droit à une catastrophe nucléaire, climatique ou épidémiologique. Cette thèse, formulée en 2005, prend rétrospectivement des allures prophétiques. Dans son livre Accélération, Rosa distingue plus exactement trois formes d’accélération qui sont en interaction les unes avec les autres : l’accélération du rythme de vie (qui provoque au quotidien les sentiments d’urgence et de manque de temps), l’accélération technique (l’augmentation de la vitesse des moyens de transport, de production et de communication), et l’accélération sociale (l’augmentation du rythme des changements sociaux comme les transformations de la structure de la famille et de l’organisation du travail). Dans cette typologie, l’accélération politique d’inspiration révolutionnaire a disparu, elle est diluée dans la grande catégorie d’accélération sociale. C’est que pour Rosa, la politique a perdu tout pouvoir sur la société, elle est bien plutôt toujours « en retard », « désynchronisée » par rapport au rythme frénétique des sociétés modernes. Selon lui, l’accélération de la société est un phénomène qui s’alimente de lui-même  : plus la société accélère, plus elle a tendance à accélérer encore, échappant toujours plus au contrôle du politique. C’est ce mouvement sans fin ni finalité que nomme la spirale de l’accélération. 

Face à un tel emballement, l’action politique requise ne consisterait plus à accélérer mais à freiner au contraire. Or, un tel scénario de freinage d’urgence par une « intervention politique déterminée » est exclu, affirme Rosa, car il s’agirait d’une « vision des choses profondément irréaliste » du fait des coûts économiques et sociaux qu’elle pourrait entraîner. En outre, stopper la spirale de l’accélération serait en contradiction avec le projet de la modernité basé sur l’idée de progrès. Dans ce schéma de pensée, le concept d’accélération est dépolitisé  : au lieu d’être un impératif d’action, il alimente un catastrophisme aux accents discrètement eschatologiques, comme le montre la conclusion placée sous le signe de « La fin de l’histoire », qui fait pendant à la fin de la politique 11.

Sur ce point, Rosa a pu être influencé par les réflexions de Francis Fukuyama sur La fin de l’histoire et le dernier homme, en vogue dans les années 1990, qui proviennent elles-mêmes de l’interprétation de Hegel par Alexandre Kojève. Dans un entretien publié en 1968 dans la Quinzaine littéraire, un mois avant sa mort, Kojève a résumé sa position  : « Tout cela est lié à la Fin de l’histoire. C’est drôle. Hegel l’a dit. Moi, j’ai expliqué que Hegel l’avait dit et personne ne veut l’admettre, que l’histoire est close, personne ne le digère. (…) La fameuse accélération de l’histoire dont on parle tant, avez-vous remarqué qu’en s’accélérant de plus en plus le mouvement historique avance de moins en moins  ? »

Je laisse à Kojève la responsabilité de son interprétation de Hegel, dont il ne faut pas exclure une part de provocation teintée d’ironie. Je retiendrai de ce passage une idée importante que Rosa a développée dans sa critique de l’accélération sociale. L’accélération est non seulement dangereuse — elle peut mener à des catastrophes —, elle est aussi trompeuse. On a l’impression que tout change de plus en plus vite, alors qu’en réalité, tout ne fait que ralentir de plus en plus, au point de cesser d’avancer. Car derrière l’accélération apparente de la société, les structures économiques et politiques en place resteraient intangibles, comme pétrifiées. S’inspirant de Paul Virilio, Rosa appelle ce phénomène « l’immobilité fulgurante ». On songe à la fameuse déclaration de Tancrède Falconeri dans le roman Le Guépard, popularisé par le film éponyme de Visconti  : « il faut que tout change pour que rien ne change ».

Le concept d’accélération est dépolitisé  : au lieu d’être un impératif d’action, il alimente un catastrophisme aux accents discrètement eschatologiques.

Christophe Bouton

Rosa a toujours dit que la solution à l’accélération n’était pas à ses yeux la décélération mais ce qu’il a appelé, dans son ouvrage suivant, la « résonance », qui nomme une relation d’harmonie, d’écoute et de réponse entre l’homme et le monde. Or la résonance est présentée comme une relation « indisponible », au sens où l’on ne peut pas la maîtriser et encore moins l’instaurer. On n’est donc pas surpris de voir Rosa réitérer sa conception décliniste de la politique  : « la politique n’apparaît plus comme un stimulateur d’évolution sociale, mais comme une ambulance à la traîne et à la peine » 12. S’il est sans doute naïf de penser que la politique serait toute-puissante, la croyance inverse d’une incapacité de celle-ci à agir sur la société n’est pas sans rappeler la rhétorique réactionnaire et néolibérale. Entre ces deux positions, n’y a-t-il pas un espace pour repenser l’impératif d’accélération en son sens proprement politique  ?

Festival de ballon aérien de Pereslavl, en Russie. © Vladimir Astapkovich/SIPA

L’urgence climatique et la thèse de la « Grande Accélération »

C’est en grande partie à cause de l’urgence environnementale que la question de l’accélération s’impose aujourd’hui dans les agendas politiques de la plupart des pays, au point de revêtir la forme d’un nouvel impératif. Depuis la révolution industrielle, l’accélération technologique des transports, de la production et de la communication a nécessité une consommation croissante d’énergies — bois, charbon, gaz, pétrole — qui ne se sont pas substituées les unes aux autres mais se sont accumulées au contraire dans une augmentation exponentielle — comme l’a montré récemment Jean-Baptiste Fressoz 13. Bien qu’elle ait été répartie très inégalement entre les pays, cette orgie d’énergie a entraîné une dégradation de plus en plus rapide de toute la planète, ce qu’on a appelé, dans la littérature sur l’anthropocène, « la Grande Accélération » 14. Si la thèse de la fin de la politique était exacte, il ne resterait plus qu’à s’en remettre aux collapsologues qui nous prédisent l’arrivée rapide de la fin du monde, du moins pour l’humanité. Or il semble que nous n’en soyons pas encore là. Dans leur immense majorité, les scientifiques qui analysent les causes et les effets du réchauffement climatique ne partagent nullement la thèse d’une fin de la politique. Ils ne pensent pas que les États, les gouvernements seraient « désynchronisés », impuissants, comme si ce processus était un mouvement fatal, alors même que leurs travaux montrent que ce sont les activités humaines qui en sont à l’origine et qu’il existe des solutions pour en atténuer les dommages. 

Dans leur immense majorité, les scientifiques qui analysent les causes et les effets du réchauffement climatique ne partagent nullement la thèse d’une fin de la politique.

Christophe Bouton

En témoignent les rapports du GIEC, évoqués au début de ce texte, dans lesquels des centaines de chercheurs s’efforcent de transformer le constat du réchauffement climatique en mesures politiques à entreprendre pour en limiter les conséquences néfastes. Tel est le but des « résumés à l’intention des décideurs » (Summary for Policymakers) qui accompagnent inlassablement chaque rapport. C’est de l’ampleur et de la rapidité plus ou moins grandes des mesures effectivement prises dans cette décennie critique que dépendent les cinq scénarios pour l’évolution future des sociétés et du climat distingués par le sixième rapport du GIEC (dans la première partie parue en 2022 : The Physical Science Basis). Ces « scénarios socio-économiques de référence » (« Shared Socioeconomic Pathways »  : SSP), selon leur expression technique, sont des projections basées sur des hypothèses géopolitiques pondérées par des données démographiques, économiques, et technologiques. Ils esquissent plusieurs futurs possibles à l’échelle du siècle. 

Le tableau « SPM.1  : Scenarios, Climate Models and Projections » montre une gerbe de trajectoires possibles concernant l’évolution des émissions de CO2, d’aujourd’hui jusqu’à 2100. Ces projections varient en proportion de l’intensité des politiques qui seront menées pour lutter contre le réchauffement climatique 15. Dans les deux premiers scénarios — les plus optimistes — les accords de Paris sont à peu près respectés. Les réductions drastiques et rapides d’émissions de CO2 conduisent à la neutralité carbone au milieu du siècle, et à une augmentation estimée à 1,4° (le « SSP1-1.9 ») ou à 1,8° (le « SSP1-2.6 ») en 2100 par rapport à la température du globe en 1850. Le scénario intermédiaire (le « SSP2-4.5 »), qui est celui qui correspondrait au niveau des efforts actuels s’ils ne s’intensifiaient pas, se termine par une élévation de température de 2,7°. Les deux derniers scénarios, les plus pessimistes, sont élaborés à partir de l’hypothèse d’une incurie (le « SSP3-7.0 ») ou même d’une course en avant de notre mode de vie énergivore (le « SSP5-8.5 »), ce qui aboutirait à une augmentation de température respectivement de 3,6° et de 4,4° à la fin du siècle par rapport à l’ère préindustrielle. Et on sait que plus la température sera élevée, plus les populations devront faire face à des épisodes de canicule et de sécheresse, à des inondations, des tempêtes et autres cataclysmes naturels.

Dans leur immense majorité, les scientifiques qui analysent les causes et les effets du réchauffement climatique ne partagent nullement la thèse d’une fin de la politique. 

Christophe Bouton

Plus le temps passe, plus le temps presse. Doit-on penser que tous ceux et celles qui formulent l’impératif politique d’accélération de la lutte contre le réchauffement climatique s’illusionnent et prêchent dans le désert ? En réalité, la politique est d’autant plus en retard sur les échéances actuelles que ses « décideurs » ont eu tendance à retarder les prises de décision. Pour ne prendre qu’un exemple, tout le monde connaît le discours de Jacques Chirac au IVe Sommet de la Terre à Johannesburg le 2 septembre 2002 : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. La nature, mutilée, surexploitée, ne parvient plus à se reconstituer, et nous refusons de l’admettre ». Cette grande déclaration a-t-elle été suivie d’effets à la hauteur des alertes lancées, au moins en France ? Il est permis d’en douter. Mais, dira-t-on, l’État n’a pas agi tout simplement parce qu’il ne pouvait pas agir, parce qu’il ne disposait pas du budget nécessaire pour mener une politique environnementale d’envergure. Cet argument de la rigueur budgétaire a été remis en cause de manière inattendue, d’abord par la crise des subprimes, puis par la pandémie de Covid-19, deux crises qui ont montré chacune à sa manière la capacité de nombreux États à intervenir massivement dans l’économie, par le soutien financier aux banques (en 2008) et aux entreprises (en 2020-21). Comme l’a résumé Paolo Gerbaudo dans ces pages : « ce que les crises actuelles ont clairement montré, c’est que l’État n’est pas impuissant et que son renoncement à des formes de contrôle politique est en fin de compte le résultat de décisions politiques » 16. Tel un réactif chimique incolore, la pandémie de Covid-19 a révélé le pouvoir des États que nous avions presque fini par oublier, pouvoir qui n’avait pas disparu mais était simplement dissimulé derrière des discours « réalistes » de façade.

Tel un réactif chimique incolore, la pandémie de Covid-19 a révélé le pouvoir des États que nous avions presque fini par oublier, pouvoir qui n’avait pas disparu mais était simplement dissimulé derrière des discours « réalistes » de façade.

Christophe Bouton

« Achille immobile à grands pas »

On observe deux conceptions opposées de l’impératif d’accélération à l’ère de l’Anthropocène.

La première, largement dominante aujourd’hui, entend coupler l’accélération politique des lois à adopter et des mesures à appliquer avec l’accélération technologique qui cherche des solutions du côté de l’« innovation ». Autrement dit, il s’agit d’accélérer les investissements pour inventer et développer de nouvelles technologies moins polluantes, moins énergivores, etc. Cette stratégie, relayée par l’« éco-modernisme » 17, est présente en filigrane dans les recommandations du GIEC, centrées sur les notions d’« adaptation », d’« atténuation » et de « transition ». Et de fait, elle inspire la plupart des politiques menées contre le réchauffement climatique. Dans son discours sur « L’accélération de l’innovation et du développement des technologies propres » cité plus haut, Joe Biden évoque comme solutions « L’hydrogène propre, le stockage de l’énergie à long terme, les énergies renouvelables et nucléaires de la prochaine génération, le piégeage du carbone, l’agriculture durable, et bien d’autres choses encore. Nous devons investir dans les percées technologiques et je salue le leadership du Royaume-Uni dans le cadre du programme Glasgow Breakthrough. L’innovation est la clé de notre avenir » 18. Ce « futurisme technologique » 19 consiste à identifier purement et simplement l’impératif d’accélération politique — les gouvernements doivent agir le plus vite possible pour faire face au changement climatique — à l’impératif d’accélération technologique — il faut accélérer les innovations —, comme si la technologie était le seul remède aux maux qu’elle engendre et allait forcément nous assurer des « lendemains qui chantent ».

Tel un réactif chimique incolore, la pandémie de Covid-19 a révélé le pouvoir des États que nous avions presque fini par oublier, pouvoir qui n’avait pas disparu mais était simplement dissimulé derrière des discours « réalistes » de façade.

Christophe Bouton

Prenons pour le montrer plus en détails l’exemple de la France, qui va nous servir d’étude de cas représentative. Un « plan de relance 2020 » a été présenté par le gouvernement d’Édouard Philippe en pleine deuxième vague de la pandémie. Ce plan, qui s’inscrit dans le 4e « Programme d’investissements d’avenir » (PIA4,) prévoit des investissements publics et des financements de projets déclinés tous azimuts en une dizaine de « stratégies d’accélération » 20. Les domaines concernés sont très variés  : la santé, les systèmes agricoles durables, les biocarburants, l’hydrogène décarboné, le développement du photovoltaïque et de l’éolien flottant, la décarbonation des mobilités, le recyclage, etc. Le couplage faussement évident entre accélération politique et accélération technologique apparaît particulièrement bien dans les trois secteurs où cette dernière est la plus présente  : le transport, la production et la communication. En ce qui concerne le premier domaine, la « stratégie d’accélération » évoque par exemple l’émergence de véhicules automatisés et connectés, mais aussi le développement de l’hydrogène décarboné pour les « véhicules lourds » (poids lourds, bus, trains, navires, avions). Or, l’hydrogène est fabriqué avec de l’électricité, ce qui déplace le problème, puisque la production d’électricité décarbonée en grande quantité pose de nombreuses difficultés. La loi d’accélération de la construction de nouveaux réacteurs nucléaires laisse penser que l’électricité décarbonée pourra continuer à couler à flot, mais la technologie « EPR » est loin d’avoir fait ses preuves et même si elle finit par fonctionner, elle soulève la question des risques d’une catastrophe nucléaire de type Tchernobyl ou Fukushima 21.

Festival de ballon aérien de Pereslavl, en Russie. © Vladimir Astapkovich/SIPA

S’agissant de la production, la « stratégie d’accélération » pour la « décarbonation de l’industrie » vise à « développer une offre de technologies pour la décarbonation de l’industrie, innovante et compétitive, qui favorisera en premier lieu l’émergence d’une industrie française décarbonée, et de ce fait durable. La stratégie doit donc permettre de produire le plus de valeur possible du côté de l’offre et de la demande ».  La décarbonation de l’industrie est présentée comme un nouveau « marché » à conquérir, dans lequel il faut être « productif » et « compétitif ». La « stratégie d’accélération » en question inclut notamment les innovations pour les techniques de captage et de stockage de carbone. La géo-ingénierie — l’ambition prométhéenne de contrôler le changement climatique par la technologie  — est en marche. Mais cette « stratégie d’accélération » des innovations en matière de captage et de stockage de carbone n’est-elle pas le signal, alors même que la viabilité de ces technologies est incertaine, qu’on peut continuer le business as usual  ? Pourquoi réduire la pollution si les émissions de CO2 peuvent être stockées et si cela rapporte en plus de l’argent  ?

L’hydrogène est fabriqué avec de l’électricité, ce qui déplace le problème, puisque la production d’électricité décarbonée en grande quantité pose de nombreuses difficultés.

Christophe Bouton

Dans le secteur de la communication, la « stratégie d’accélération » se concentre sur l’implantation du réseau 5G en France. Cette nouvelle technologie est vantée pour ses performances en matière de vitesse  : elle offre un débit jusqu’à dix fois supérieur à la 4G, un  délai de transmission divisé par dix, une connexion plus stable même en mobilité et une capacité à connecter simultanément de très nombreux appareils. En investissant dans la 5G, le gouvernement « fait le choix de soutenir un marché à fort potentiel de croissance d’une importance prioritaire pour accroître la compétitivité de l’économie française ». On peut se demander cependant si l’impératif politique (et économique) d’accélération 5G n’entre pas en contradiction avec les efforts de sobriété énergétique annoncés haut et fort à la rentrée 2022. Si la technologie 5G semble moins énergivore de prime abord que la 4G, dans la mesure où les antennes desservent un plus grand nombre d’abonnés pour la même puissance, elle peut créer un effet rebond, c’est-à-dire une augmentation de la consommation par l’offre. Plus de débit et moins de temps d’attente permettent en effet de télécharger et de voir plus de vidéos, avec une meilleure résolution, de consulter plus souvent son smartphone, bref de consommer plus de données. Selon un rapport de 2019 de l’Arcep, agence indépendante de régulation des communications, « l’amélioration de l’efficacité énergétique [de la 5G] ne suffira pas, à long terme, à contrebalancer l’augmentation du trafic » 22. Comme cela s’est déjà vérifié en Corée du Sud, pays pionnier dans le passage à la 5G, cette technologie ne fait pas bon ménage avec la sobriété numérique, qui est pourtant l’un des aspects essentiels de la sobriété énergétique.

La géo-ingénierie — l’ambition prométhéenne de contrôler le changement climatique par la technologie  — est en marche.

Christophe Bouton

Le plan de sobriété énergétique d’octobre 2022 a-t-il remis en cause un tant soit peu la matrice accélérationiste qui guide depuis des années la politique du gouvernement  ? Dans son discours sur la politique économique du gouvernement prononcé à Paris le 6 octobre 2022, Emmanuel Macron a expliqué que la sobriété énergétique :

« C’est ce que chacun, comme particulier, comme entreprise, on peut faire pour consommer un tout petit peu moins, pour au fond, sauver de l’énergie. C’est comme ça qu’il faut le valoriser. L’énergie qu’on sauve, c’est la moins chère. Ça ne veut pas dire produire moins, je n’ai pas changé d’opinion là-dessus. Ça ne veut pas dire aller vers une économie de la décroissance. Pas du tout. La sobriété, ça veut juste dire gagner en efficacité. Et vous, toutes et tous, qui traquez à chaque instant dans votre vie d’entrepreneur les coûts cachés, tout ce qu’on peut faire pour produire mieux, de la meilleure qualité et produire encore davantage mais en dépensant moins. Il faut accélérer en quelque sorte les efforts sur l’énergie. C’est ça la bonne sobriété. Donc là-dessus, c’est accélérer sur les petits investissements en termes d’efficacité énergétique et c’est avoir quelques mécanismes très simples pour réussir collectivement à diminuer de 10 % ce qu’on consomme d’ordinaire ».

Comme beaucoup d’autres chefs d’État, le président français, tel « Achille immobile à grands pas » 23, continue d’adhérer mutatis mutandis au vieux modèle de production et de consommation, responsable de la crise climatique actuelle. Pour atteindre la neutralité carbone en 2050, il est à craindre qu’il faille plus qu’une « chasse au gaspi » et qu’une accélération des « petits investissements » dans l’efficacité énergétique. C’est là que l’innovation technologique entre en scène. Le plan « France nation verte » de 2023, qui prend le relais du plan de sobriété énergétique de 2022, annonce que pour atteindre les objectifs de décarbonation en 2030, il faudrait baisser de 55 % les émissions de gaz à effet de serre par rapport à 1990, ce qui implique que « nous devons aujourd’hui réussir à faire davantage en 7 ans que ce que nous avons fait ces 33 dernières années ». L’accélération annoncée est ambitieuse. Comment peut-on la réaliser  ? La décarbonation profonde de l’industrie, nous est-il expliqué, « repose sur des technologies éprouvées comme la chaleur biomasse ou l’amélioration de l’efficacité énergétique, clés pour réduire les émissions de l’industrie diffuse. Elle devra aussi faire appel à des technologies de rupture comme l’hydrogène ou le captage de carbone, notamment pour les grands sites » 24

Comme beaucoup d’autres chefs d’État,  notre Président, tel « Achille immobile à grands pas », continue d’adhérer mutatis mutandis au vieux modèle de production et de consommation, responsable de la crise climatique actuelle. 

Christophe Bouton

Ce couplage des impératifs d’accélération politique et technologique se retrouve sans surprise au cœur du discours de politique générale de Gabriel Attal du 30 janvier 2024  : « Ensemble, lance-t-il aux députés, je vous propose d’accélérer encore notre transition écologique. (…) Le retour de l’industrie, les investissements en faveur de la décarbonation grâce à France 2030 [plan qui vise à «développer la compétitivité industrielle et les technologies d’avenir»], les métiers de la rénovation thermique ou le secteur de l’économie circulaire… : oui, la transition écologique regorge d’opportunités, de secteurs en croissance et de filières nouvelles. Oui, nous ferons rimer climat avec croissance ». L’accélération politique, légitime et nécessaire face à l’urgence climatique, est associée en « package » avec l’accélération technologique, plus discutable quant à elle. Cette stratégie de double accélération donne le sentiment d’une immobilité fulgurante au sens de Rosa, ou mieux, d’une accélération immobile. Plus on accélère, moins on avance. Sauf que cette situation ne vient pas d’une impuissance de la politique mais d’une stratégie délibérée de course en avant jointe à une vision excessivement optimiste des capacités de la technologie à réparer ses propres maux. On fait mine d’accélérer, sans changer sur le fond le mode de vie source du réchauffement climatique  : même mode de production, même mode de consommation, même course à la productivité, même croyance en une croissance indéfinie, même raisonnement en termes d’« innovations », d’« adaptation » 25, de « compétitivité », d’« investissements » et de « marchés ». Il faut que tout change pour que rien ne change.

L’accélération politique, légitime et nécessaire face à l’urgence climatique, est associée en « package » avec l’accélération technologique, plus discutable quant à elle. Cette stratégie de double accélération donne le sentiment d’une immobilité fulgurante au sens de Rosa, ou mieux, d’une accélération immobile.

Christophe Bouton

Accélérer et décélérer

Une autre voie est cependant possible, qui consiste à prendre conscience que l’impératif d’accélération politique n’implique pas nécessairement celui d’accélération technologique. Il faut déconstruire le couplage entre accélération politique et accélération technologique, qui est l’un des rouages centraux de la matrice accélérationiste décrite dans ce texte. Dans ce cadre de pensée, la politique ne fait que singer l’économie en se plaçant sur la même échelle de temps à court terme et sur le même tempo. Or on peut fort bien accélérer les décisions politiques, mais décélérer sur les plans technologique et économique — puisque ces deux plans sont étroitement corrélés l’un à l’autre  : à savoir produire moins, travailler moins, consommer moins (de biens et d’énergie). C’est dans le courant de la décroissance que cet impératif de décélération est défendu avec le plus de vigueur. Après avoir comparé les sociétés cherchant à maximiser toujours plus la croissance à un bus qui accélère en roulant tout droit vers une falaise, Timothée Parrique en appelle à un « grand ralentissement », qui romprait avec la logique du productivisme et du consumérisme. En plus des décisions individuelles de frugalité et de sobriété, il défend la nécessité d’une politique de décroissance aboutissant à une économie stationnaire en harmonie avec son environnement — la vitesse de consommation et d’extraction restant inférieure à la vitesse de régénération des ressources naturelles. 

Une autre voie est cependant possible, qui consiste à prendre conscience que l’impératif d’accélération politique n’implique pas nécessairement celui d’accélération technologique.

Christophe Bouton

Quand on sait que l’émission annuelle de CO2 par personne doit passer en France de dix tonnes actuellement à deux tonnes en 2050 pour espérer atteindre la neutralité carbone, l’idée de réduire sensiblement la production et la consommation ne semble pas déraisonnable, quand bien même la question de savoir si un tel bouleversement est possible dans le cadre du capitalisme en place reste ouverte 26. La société de post-croissance n’est ni un retour en arrière à l’ère préindustrielle et à ses maux (maladies, pauvreté, etc.), ni un arrêt. Les innovations continuent mais elles doivent servir à vivre mieux, notamment à réduire le temps de travail et à en améliorer les conditions 27. Assurément, cette voie n’est pas encore à l’ordre du jour dans les travaux du GIEC, dont le dernier rapport n’envisage jamais sérieusement l’idée de décroissance et n’emploie que timidement la notion de « sufficiency », euphémisme pour  la sobriété 28. Pourtant, il est illusoire de croire que l’on pourra faire face aux enjeux climatiques grâce aux seules innovations technologiques sans un réel effort de sobriété 29.

Festival de ballon aérien de Pereslavl, en Russie. © Vladimir Astapkovich/SIPA

L’innovation, vocable qui a remplacé celui de « progrès », est à double-tranchant. Elle apporte des solutions (comme l’isolation des bâtiments, les pompes à chaleur, etc.), tout comme elle fait croire qu’on peut continuer à consommer de l’énergie comme avant (par exemple en espérant remplacer le kérosène par l’hydrogène). Même les technologies de production d’énergie renouvelable ont un coût écologique dû à la fabrication des panneaux solaires ou des éoliennes. Il ne s’agit pas de stopper l’innovation technologique, mais de la contrôler et le cas échéant de la ralentir en fonction de ses conséquences potentielles néfastes sur les conditions d’habitabilité présentes et futures de la planète. En d’autres termes, l’accélération politique de la lutte contre le réchauffement climatique sera d’autant plus efficace qu’elle s’accompagnera d’un ralentissement dans la course en avant du productivisme et du « progrès » technologique qui le suit comme son ombre.

Quels futurs pour la planète  ?

Où cette stratégie politique peut-elle nous conduire à moyen et à long terme  ? Il est difficile de répondre à ce type de question, s’il est vrai, comme le disait Hegel, que la philosophie ne saurait faire de prophétie. Limitons-nous pour conclure à une brève typologie des futurs possibles de notre planète. L’efflorescence des « utopies vertes » des années 1970, qui prônaient des économies locales organisées en petites communautés autosuffisantes et respectueuses de l’environnement, a laissé la place, après la prise de conscience croissante du réchauffement climatique des années 2000, à des dystopies qui brossent le tableau d’un futur apocalyptique, marqué par l’effondrement des sociétés et l’accumulation de catastrophes naturelles 30. On trouve aujourd’hui cette sombre vision du futur aussi bien dans les discours des collapsologues que dans des romans de science-fiction — c’est même devenu un genre à part entière, celui des « climate fictions ».

La société de post-croissance n’est ni un retour en arrière à l’ère préindustrielle et à ses maux, ni un arrêt.

Christophe Bouton

Certains historiens pointent également la menace d’un néofascisme climatique caractérisé par le nationalisme, le survivalisme et le repli derrière les frontières 31. En contre-point de ce futur apocalyptique, le futurisme technologique évoqué plus haut promet un avenir en continuité avec le présent, où la technologie — les énergies renouvelables, la géo-ingénierie, la digitalisation, etc. — permet à la fois une « atténuation » du réchauffement et une « adaptation » à ses conséquences. En dépit de ses technologies dites « de rupture », un tel avenir ne remet pas foncièrement en cause le mode de vie économique et culturel centré sur la production et la consommation.

C’est souvent pour briser cette vision par trop rassurante de l’avenir, dénoncée comme fausse et irresponsable, qu’est brandi un futur aux couleurs apocalyptiques. Entre ces deux représentations opposées, qui sont bien entendu des idéal-types comportant de nombreuses variantes, il y a un espace pour des futurs de post-croissance qui ne cèdent pas au fatalisme des collapsologues sans pour autant tomber dans l’optimisme excessif des chantres de l’innovation. En quoi ce type de futur est-il désirable  ? On admettra qu’au-delà de la satisfaction des besoins fondamentaux, la (sur)consommation n’a jamais fait le bonheur des individus. Il existe par contre une sobriété heureuse, qui n’est pas synonyme de privation et de manque. Et à une époque où la valeur du travail est de plus en plus remise en question (« early retirement », « Great Resignation », « quiet quitting », etc.), l’idée de ralentir la production — qui implique de travailler moins mais mieux, d’avoir plus de loisir — est dans l’air du temps. Une société de post-croissance serait ainsi à la fois une utopie verte et une utopie du temps libre 32, deux imaginaires de l’avenir que la crise du réchauffement climatique fait converger l’un vers l’autre.

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