27.02.2024 à 08:00
Sortir du « complexe de Suez » : pour une géopolitique européenne du monde post-carbone
Matheo Malik
Dans le désordre écologique mondial, l’Europe semble prise au piège. Si elle ne veut pas laisser les États-Unis et la Chine seuls maîtres à bord, elle doit investir massivement dans une politique et une géopolitique de la décarbonation. Une pièce de doctrine signée Ben Judah, Tim Sahay et Shahin Vallée.
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Texte intégral (7106 mots)
La crise écologique change tout. Après les pièces de doctrine d’Helen Thompson, Adam Tooze ou encore Bruno Latour, nous poursuivons notre série de publications sur les fractures géopolitiques du monde post-carbone. Ce texte sera discuté ce soir à l’École normale supérieure à partir de 19h30. Vous pouvez vous inscrire ici. Abonnez-vous pour recevoir en temps réel nos dernières analyses, cartes et newsletters.
En Europe, les prémices d’un futur décarboné sont déjà visibles 1. Mais malgré les avancées précoces de l’Union dans sa quête de la neutralité carbone, le continent est confronté à une impasse géopolitique dans la mise en place de cette nouvelle révolution industrielle — rendue plus évidente encore à l’ombre de la guerre en Ukraine. Alors que la concurrence mondiale s’intensifie, les technologies vertes et l’énergie propre sont l’un des domaines les plus compétitifs.
Si la décarbonation finira par offrir à l’Europe un certain répit par rapport à la géopolitique des chocs énergétiques et du chantage aux pipelines exercé par des fournisseurs autoritaires — dont la Russie de Vladimir Poutine n’est que le dernier avatar — l’avenir plus prospère et plus sûr promis par la révolution des énergies vertes n’est en aucun cas garanti. La transition est elle-même devenue une source de concurrence géopolitique et de nouvelles dépendances qui doivent être gérées avec prudence — de l’uranium aux matières premières critiques. Au plan mondial, la répartition de la puissance s’en trouve modifiée — et pourrait bien placer l’Union dans une situation précaire.
Les difficultés actuelles de l’Europe s’inscrivent dans un schéma plus large, déterminé par son expérience géopolitique de l’ère du pétrole et du gaz. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la carte des mines de charbon de l’Empire britannique, qui s’étend jusqu’à Hong Kong, pour s’en rendre compte. Ce n’est pas un hasard si les Britanniques et les Français ont bâti de grands empires à l’ère du charbon, alors que les deux pays disposaient de réserves de la taille de ceux des pays du Golfe. La transition vers l’ère du pétrole a été brutale pour l’Europe. Pour dire les choses simplement, le sol et les mers des États européens ne contiennent pas assez de pétrole et de gaz pour s’alimenter en énergie — ce qui les a désavantagés de manière chronique.
Alors que les anciens champions du charbon ont décliné au milieu du XXe siècle, les champions du pétrole ont prospéré : en premier lieu les États-Unis, la Russie et les monarchies du Golfe. Au XXIe siècle, les États-Unis ont poursuivi leur ascension uniquement grâce à la révolution du gaz de schiste qui en a fait un exportateur net d’hydrocarbures jusqu’aux années 2010. Entre ces trois puissances énergétiques, l’Europe a été prise en étau par diverses relations de dépendance et de vulnérabilité. Aujourd’hui encore, cette condition fondamentale sous-jacente n’a pas changé. Nous avons choisi de baptiser cette situation « le complexe de Suez ».
En 2022, au moment de l’invasion de la Russie contre l’Ukraine, tout comme en 1973 lorsqu’elle avait subi de plein fouet l’embargo pétrolier des pays arabes, la vulnérabilité fondamentale de l’Europe occidentale a été exploitée dans le contexte d’une guerre à sa périphérie.
L’histoire a montré que le Premier ministre britannique Anthony Eden avait eu raison de considérer la crise de Suez et la fin de l’hégémonie européenne au Moyen-Orient comme un tournant décisif : depuis lors, la prospérité de l’Europe a été ponctuée par le type de chantage autoritaire qu’il craignait 2. Or la transition énergétique européenne et la décarbonation, si elles sont couronnées de succès, pourraient être des opportunités à la fois pour la sécurité du continent et pour sa politique étrangère.
Géopolitique de la décarbonation
Temporairement occultées par la pandémie et la guerre en Ukraine, mais beaucoup plus importants à long terme, les plaques tectoniques d’un nouvel ordre mondial écologique — un ordre dans lequel l’affrontement porte sur le leadership en matière de technologies vertes, de ressources essentielles et de prix de l’énergie bas et stables — sont en train de s’agencer.
La première brique de ce nouvel alignement est l’émergence de deux régimes concurrents de politique industrielle verte. L’engagement de Xi Jinping en 2020 en faveur d’une consommation nette nulle et l’Inflation Reduction Act (IRA) de Joe Biden en août 2022 marquent, du moins en principe, un tournant où chaque superpuissance rivalise par le biais de subventions pour dominer les industries décarbonées de l’avenir dans des secteurs tels que l’énergie éolienne, les batteries et le captage de carbone, mais aussi pour accéder aux vastes ressources matérielles nécessaires à leur construction. La question est désormais de savoir si l’Union peut devenir une troisième superpuissance dans cette course à la décarbonation et à l’indépendance énergétique. Bien que le Pacte vert européen de 2019 ait mis en place un large éventail de politiques réglementaires, il doit être considérablement amélioré et soutenu budgétairement à l’avenir si l’Europe veut tenir son rang. En d’autres termes, il ne dispose pas actuellement du soutien financier nécessaire pour atteindre ses objectifs de décarbonation.
Un autre élément essentiel de cet ordre écologique mondial concerne les matières premières critiques. Étant donné qu’il faut actuellement six fois plus de minéraux pour fabriquer un véhicule électrique qu’un moteur à combustion traditionnel, et compte tenu des vastes besoins industriels de l’électrification au-delà du transport, la décarbonation sera définie par des processus miniers et minéraux longs et à forte intensité énergétique. Une fois de plus, l’Europe n’est pas dotée de ces ressources minières et elle sera obligée de les extraire grâce à des alliés et des partenaires riches de tous types, et d’une myriade d’États moins développés. La compétition géopolitique qui s’annonce pour l’accès à ces ressources sera redoutable. Elle amènera les dirigeants politiques européens à faire des choix fondamentaux — notamment entre les États-Unis et la Chine — mais aussi à nouer de nouvelles relations avec des producteurs de minerais essentiels dans des pays moins développés.
La Chine a mis en place un régime minier mondial d’intérêts, d’accès et d’extraction par le biais de largesses financières et de prêts étatiques opportunistes qui soutiennent les initiatives gouvernementales. C’est désormais à l’Union de rattraper son retard. Des questions centrales restent en suspens : les États-Unis et l’Union devraient-ils former ensemble un club de matières premières critiques qui modifierait le marché ? Dans quelle mesure Washington utiliserait-il un tel club comme outil contre la Chine ? Dans quelle mesure les États-Unis peuvent-ils être considérés comme un partenaire durable pour l’Union dans le cadre d’un tel partenariat, compte tenu de leur instabilité politique ? Les États-Unis finiront-ils par revenir à une attitude isolationniste et à verrouiller les ressources de l’Australie et du Canada sans travailler avec l’Union ?
Cela soulève des interrogations encore plus fondamentales pour l’Union et ses États membres, non seulement par rapport aux États-Unis, mais plus largement vis-à-vis du reste du monde — en particulier des États miniers du monde entier. Bruxelles et Berlin notamment doivent reconnaître que si des relations commerciales plus équitables ne sont pas développées, le risque n’est pas seulement celui d’une pénurie profonde de matières premières essentielles, mais aussi celui d’une réaction géopolitique brutale. Cela pourrait prendre la forme d’un cartel d’États — dont beaucoup se sentent historiquement lésés par l’Europe — semblable à l’OPEP, capable d’arracher des concessions ou d’obtenir une offre plus convaincante de la part de la Chine. Les risques que les fractures du monde se cristallisent sur la question de l’accès aux matières premières essentielles sont considérables, et elles se dessinent déjà dans une certaine mesure. Toutefois, l’Europe doit agir avec prudence pour éviter les attitudes ou les tactiques infusées de néocolonialisme et les relations hypocrites ou en soutien de régimes autoritaires.
Les chaînes de valeur de l’avenir sont un élément essentiel de ce nouvel ordre écologique mondial. Ces régimes concurrents de politique industrielle et de matières premières déterminent quels acteurs domineront ces secteurs de croissance et quelles sociétés s’approprieront une grande partie de la richesse qu’ils produisent. Cela signifie que l’Europe risque une désindustrialisation généralisée si ses industries décarbonées ne sont pas compétitives dans la révolution industrielle verte. Les approches américaines et chinoises posent à l’Europe des problèmes différents mais fondamentaux en matière de politique industrielle. En ce qui concerne la Chine, les entreprises publiques, les énormes subventions et son vaste marché intérieur constituent une plate-forme idéale pour une politique industrielle agressive. En outre, les entreprises européennes ont grandement contribué aux avancées chinoises dans ces secteurs en transférant de la propriété intellectuelle afin de s’assurer une certaine part de marché. Les États-Unis posent également d’importants défis. En effet, cette superpuissance erratique conçoit sa politique industrielle en se souciant peu de son impact sur l’Union — comme l’illustre clairement l’Inflation Reduction Act de 2022 — et pourtant cherche à aligner l’Europe sur sa politique à l’égard de la Chine.
En réalité, celle-ci a déjà pris une longueur d’avance sur une Europe qui se prétend à la pointe du progrès. Pékin est le fournisseur mondial de composants écologiques clefs tels que les éoliennes et les électrolyseurs, et détient jusqu’à 90 % du marché européen des panneaux solaires, dont beaucoup ont été fabriqués par des esclaves dans le Xinjiang 3. Il s’agit d’une menace importante pour l’avantage concurrentiel de l’Europe dans les outils et les machines de la révolution de l’énergie propre, ainsi que dans l’industrie automobile, où la Chine est en train de devenir le leader mondial et le champion de l’exportation de voitures électriques. Toutefois, l’Europe ne peut pas atteindre ses objectifs de décarbonation sans la Chine ou les États-Unis.
Enfin, la géopolitique de la transition est fondamentalement liée à l’organisation des transferts financiers internationaux entre les économies avancées et le monde en développement — en bref : le fonctionnement du système financier international et de ses institutions. Il s’agit là d’un enjeu crucial, où la prétention de l’Europe à défendre l’ordre multilatéral se heurte violemment à la réalité. Car alors que les institutions de Bretton Woods, qui en sont une pièce maîtresse, sont restées dominées par l’Europe et les États-Unis, elles ont largement manqué à leur promesse d’aider les pays en développement à financer leurs transitions climatique et énergétique. Cela a donné une place à la Chine en tant qu’acteur du développement et du financement et prêteur en dernier ressort, et a sapé l’influence de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international — qui devront en passer par une réforme profonde et potentiellement irréalisable. L’Union a en principe suffisamment d’influence au sein des institutions de Bretton Woods et de l’architecture financière mondiale pour débloquer des financements considérables en faveur du développement et plaider pour la voie d’une réforme. Mais elle n’a pas réussi à le faire. Le dernier Sommet sur le nouveau pacte de financement mondial qui s’est tenu à Paris en juin 2023 était plein de promesses et de slogans, mais il n’a eu aucune application concrète — au risque même d’alimenter la méfiance des économies en développement.
Les cinq obstacles
Ce nouvel ordre géopolitique écologique comporte de nombreux défis pour l’Europe et exige que l’Union remédie à un certain nombre de limites internes.
La première est le problème budgétaires, à savoir que les règles budgétaires de l’Union, même après la réforme qui vient d’être approuvée par le Conseil et le Parlement, freineront durablement les investissements verts et empêcheront très probablement le continent d’atteindre ses objectifs de décarbonisation. Cette situation est aggravée par le fait que le budget de l’Union est non seulement trop petit, mais aussi trop rigide. Ce problème a été temporairement résolu lors de la pandémie de Covid-19 par la création d’une capacité d’emprunt exceptionnelle de 750 milliards d’euros. Il est essentiel pour l’Europe de déterminer si elle transformera cette mesure en une étape hamiltonienne permanente du fédéralisme fiscal, ou si elle reviendra au statu quo ante.
La seconde est le problème des otages, c’est-à-dire que les politiques nationales ont été prises en otage par les forces et les intérêts nationaux anti-transition, et ce problème risque de s’aggraver car les partis d’extrême droite en Europe sont devenus ouvertement et délibérément opposés aux programmes verts. Les prochaines élections européennes pourraient constituer un moment critique à cet égard et obliger l’Union à revenir sur certains de ses engagements.
La troisième est le problème de l’action collective, avec des acteurs nationaux disposant d’un droit de veto au niveau européen et capables de freiner la politique collective de l’Union. Il s’avère extrêmement difficile d’organiser le type de réponse politique dont l’Europe a besoin. Les derniers débats sur la réponse de l’Union à l’IRA, la tentative avortée de créer un fonds européen de souveraineté pour stimuler la politique industrielle de l’Europe ou les progrès limités de l’initiative RepowerEU illustrent ce problème d’action collective.
La quatrième est le problème de la transition juste, qui a montré le risque d’un manque de légitimité populaire d’une transition anti-redistributive lorsque l’on sait que les émissions sont principalement causées par les pays et les groupes sociaux les plus riches. Les récentes manifestations d’agriculteurs à travers l’Europe illustrent bien ce défi.
Enfin, la dernière est le problème industriel, à savoir que la base industrielle de l’Europe s’érode en partie à cause de prix de l’énergie plus élevés et plus volatils, mais aussi parce qu’une politique industrielle réussie est difficile, sujette aux projets ruineux et au gaspillage.
Europe, États-Unis et Chine
L’Europe doit faire tout ce qui est en son pouvoir pour relancer la coopération multilatérale. L’Accord de Paris a donné l’illusion d’un cadre de coopération mondiale en matière de politique climatique, mais la rupture de l’accord de la part des États-Unis et de la Chine tend à faire de la transition vers l’énergie verte un jeu à somme nulle plutôt qu’un programme politique de coopération mondiale. L’Europe doit maintenant décourager la Chine et les États-Unis de s’égarer dans une confrontation directe et encourager la détente actuelle après la rencontre Xi-Biden de novembre 2023.
L’Union doit pour cela naviguer dans une relation transatlantique en mutation, qui devrait entrer dans une période très difficile si Trump est élu en novembre 2024. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen et le président Biden ont travaillé en étroite collaboration et ont signé un important communiqué commun en mars 2023, qui fixe un cadre général pour le rapprochement en matière de commerce, de climat, de technologie, d’énergie et de matières premières 4. Tout cela pourrait s’effondrer dans quelques mois.
Compte tenu de ce risque, il est naturel que l’Union cherche à construire son propre réseau minier mondial. Cette démarche a pris la forme de visites éclairs des États miniers du monde entier. L’un des objectifs de ces accords bilatéraux avec des pays comme le Viêt Nam ou le Chili est de réduire les risques de formation d’un cartel du lithium sur le modèle de l’OPEP+ qui pourrait remettre en cause les intérêts européens 5. L’Union cherche maintenant à conclure un accord similaire avec l’Australie pour son lithium, son cobalt, son manganèse, son tungstène, son vanadium et d’autres matériaux essentiels 6. D’autres partenariats stratégiques avec le Canada, l’Ukraine, le Kazakhstan et la Namibie pour d’autres matériaux critiques complètent les efforts de l’Union en vue d’une position commerciale complète sur ces matériaux 7.
Mais les frictions transatlantiques restent considérables. Celles-ci sont centrées sur le projet phare de l’Union en matière de droits d’émission de carbone, le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (CBAM en anglais), qui tente d’établir des normes mondiales. Entré en vigueur en octobre 2023, il menaçait dès avant sa mise en œuvre d’ouvrir une brèche entre Washington et Bruxelles. Jusqu’à présent, les États-Unis ont suspendu leurs droits de douane sur l’acier et l’aluminium dans l’espoir que l’Union ne soumette pas l’acier et l’aluminium américains au mécanisme CBAM en retour — mais un accord reste peu probable 8.
C’est un défi de taille pour l’Europe que de devenir un pôle phare dans l’ordre écologique mondial. Bien que la production de batteries ait été privilégiée par l’Alliance européenne des batteries, par exemple, l’IRA entrave ses efforts naissants en matière de production de batteries et la majorité de la construction des usines européennes prévues risquent désormais d’être annulées 9. Bien que 20 % du parc automobile européen soit composé de voitures électriques et que les ventes de ce type restent élevées dans l’Union européenne, les constructeurs automobiles européens demeurent à la traîne par rapport aux constructeurs chinois 10. Les constructeurs automobiles axés sur les moteurs à combustion, en particulier ceux d’Allemagne, sont confrontés à une baisse des ventes dans le monde entier, à des difficultés d’adaptation de leurs pratiques de fabrication et à un recul de leurs parts de marché en Chine 11. Pire encore, les objectifs européens visant à mettre fin aux ventes de voitures à moteur à combustion en Europe ne sont pas soutenus par des incitations financières ou des ressources réelles, de sorte que le plan de décarbonation visant à ce que les entreprises européennes construisent en Europe a pour conséquence que de nombreux fabricants déplacent leur production automobile vers la Chine 12. En ce qui concerne la production de technologies d’énergie solaire, la Chine a déjà réussi à s’implanter solidement en Europe et seules des mesures protectionnistes radicales — et improbables — seraient en mesure de déloger la domination actuelle de la Chine 13. Cette réaction irait à l’encontre des objectifs de décarbonisation de l’Europe.
Cette dure réalité rend les objectifs du Net-Zero Industry Act visant à limiter les importations chinoises quelque peu irréalistes étant donné la domination actuelle de Pékin et le peu de ressources européennes réunies pour la contrer. À l’heure actuelle, l’énergie éolienne est peut-être la principale exception aux circonstances difficiles auxquelles sont confrontées les industries européennes de l’énergie verte, car elle est traditionnellement plus difficile à transporter, et l’Europe dispose déjà d’une forte capacité de parcs éoliens en mer 14.
Face à la Chine, l’Union devrait proposer de réduire ses exigences en matière d’industrie « zéro émission nette » et ses objectifs sectoriels pour limiter ses exportations, en échange d’une véritable coopération accrue sur le changement climatique et la décarbonation. Bien que la Chine soit une superpuissance dans l’industrie verte, elle est encore bien loin d’être un acteur écologique. Lors de la COP27, elle a collaboré avec l’Arabie saoudite pour bloquer une proposition clef visant à éliminer progressivement tous les combustibles fossiles, et pas seulement le charbon. Et bien qu’elle ait accepté de s’éloigner des combustibles fossiles lors de la COP28 qui a suivi, elle a ostensiblement évité de s’engager à éliminer progressivement les combustibles fossiles une fois de plus 15.
L’Europe devrait chercher à obtenir un véritable changement de position de la Chine lors des futures négociations, à la COP et ailleurs, en échange d’un changement sur l’industrie « zéro émission nette ». C’est le genre de contrepartie qui permettrait à l’Union de jouer un rôle constructif dans la géopolitique du climat. Mais la position de l’Europe n’est défendable que dans la mesure où elle contribue à préserver et à faire respecter l’ordre multilatéral — que les États-Unis et la Chine ont tous deux sapé à leur manière. C’est peut-être là qu’est le plus grand défi pour l’Union.
Les coordonnées essentielles de l’ordre écologique mondial sont désormais définies par la concurrence entre les États-Unis et la Chine. C’est un risque pour le monde, mais aussi une opportunité pour l’Europe si elle joue le rôle de force modératrice dans cette confrontation. L’Union pourra éviter que son « complexe de Suez », né à l’ère des hydrocarbures, ne se prolonge dans l’ère de la transition vers les énergies vertes que si elle prend des mesures résolues en interne et courageuses en politique étrangère. Cela implique des changements importants et souvent douloureux de son modèle économique et de son économie politique, ainsi que d’être à la hauteur de son ambition géostratégique. Le choix de saisir — ou d’ignorer — ce moment historique pèse sur les épaules des dirigeants européens qui commencent à planifier la nouvelle Commission européenne et le programme qui sera mis en place après les élections parlementaires européennes de 2024. La question qu’ils doivent se poser est existentielle : l’Europe doit-elle être — ou ne pas être — un pôle de l’ordre écologique mondial ?
Recommandations politiques
Politiques internes de l’Union
— Respecter les objectifs d’émissions de carbone pour 2030 fixés dans le cadre du Pacte vert européen et du plan de relance. Cette recommandation s’applique à chaque membre de l’Union. Elle nécessitera un financement plus important et des engagements d’investissement public-privé dans les infrastructures d’énergie propre dans de multiples secteurs de la part de tous les membres de l’Union.
— Réformer les règles budgétaires de l’Union de manière à ce que les dépenses publiques pour les investissements et le développement liés à la décarbonation ne soient pas réduites. Aligner les plans énergétiques et de transition sur les plans budgétaires nationaux afin de garantir la cohérence par le biais d’une surveillance multilatérale.
— Réformer le processus budgétaire de l’Union pour qu’il soit basé sur le vote à la majorité qualifiée au lieu du système actuel de consentement unanime pour les dépenses, et veiller à ce que des fonds suffisants soient alloués à la transition climatique et énergétique.
— Réformer les politiques fiscales de l’Union afin d’accorder une capacité d’imposition autonome partielle et limitée au budget de l’Union (par exemple, l’impôt sur les sociétés, la taxe sur la valeur ajoutée, la taxe sur les matières plastiques, le CBAM).
— Permettre au budget de l’Union de contracter des emprunts communs à long terme pour financer ses politiques vertes, industrielles et énergétiques.
— Tripler le budget de l’Union pour la prochaine période de sept ans (2027-2035) afin que les engagements de décarbonation pris dans le cadre du Pacte vert européen puissent être augmentés en conséquence.
— Fournir un financement pour la reconstruction à long terme de l’Ukraine vers une économie verte.
— Financer un programme de masse pour la formation de spécialistes qualifiés dans la transition.
Relations extérieures
— Réduire la dépendance à moyen terme à l’égard des capacités de production chinoises pour les véhicules électriques, les batteries et les technologies d’énergie propre en encourageant la croissance de la production d’énergie propre aux États-Unis, dans l’Union, au Royaume-Uni et dans les pays alliés.
— Proposer de réduire les exigences du Net-Zero Industry Act limitant les importations chinoises de ces biens à court terme en échange d’une plus grande coopération tangible sur le changement climatique et la décarbonation, en commençant par les futures négociations de la COP, mais sans s’y limiter.
— Former un « club des matières premières critiques » avec les États-Unis, mais si et seulement si un tel club peut être conçu en pouvant être arsenalisé contre la Chine.
- Veiller à ce que les pays exportateurs soient fortement incités à accroître leur production, notamment par des accords d’achat à long terme et des dispositions relatives au partage des redevances et de la valeur dans leurs échanges avec les États-Unis, l’Union européenne et d’autres pays.
- Inciter les États exportateurs ayant conclu des accords commerciaux favorables à accroître la fabrication de véhicules électriques et de technologies énergétiques propres.
— Reconnaître que, compte tenu des changements politiques potentiels aux États-Unis à la suite de l’élection présidentielle, la position des États-Unis pourrait changer et obliger l’Europe à agir seule.
— Élaborer des réformes au sein des institutions financières internationales afin de permettre le financement de la lutte contre le changement climatique pour les États moins développés, par exemple en assouplissant les règlements définissant les restrictions d’emprunt pour le financement de la lutte contre le changement climatique et en débloquant les droits de tirage spéciaux du FMI.
— S’engager à consacrer un pourcentage déterminé du PIB annuel à la décarbonation et à l’atténuation des effets du changement climatique, et mettre en place une coalition d’États qui s’engagent à respecter ce pourcentage.
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26.02.2024 à 17:58
La guerre énergétique entre l’Union et la Russie en 10 graphiques
Matheo Malik
Pétrole, charbon, électricité.
Depuis deux ans, les échanges d'énergie entre l'Union et la Russie ont considérablement diminué. Mais il est encore possible de faire bien davantage pour réduire notre dépendance à Poutine.
Une étude clef par les experts de Bruegel.
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Texte intégral (5884 mots)
Depuis le 24 février 2022, le Groupe d’études géopolitiques étudie, documente et cartographie l’écologie de guerre, une notion forgée dans les colonnes de la revue et développée dans un numéro de la revue GREEN. Abonnez-vous pour recevoir nos dernières cartes et analyses.
Points clefs
- Entre 2021 et 2023, le volume des importations d’énergie de l’Union en provenance de Russie — à l’exclusion des produits à base d’uranium — est passé d’environ 14 millions de térajoules par an à 2 millions. En termes de consommation d’énergie primaire, cette variation représente une baisse de 26 % en 2021 à 4 % en 2023.
- Face au découplage sur le pétrole et le gaz russes, l’Union a fait preuve de résilience. Celle-ci été possible en grande partie grâce à la force du marché intérieur 1. L’attention se tourne désormais vers la persistance des prix élevés et ses implications à long terme sur la compétitivité 2.
- Les violations et contournement du plafond du prix du pétrole soulignent le besoin urgent d’une application plus rigoureuse et l’impératif d’une action davantage coordonnée de la part du G7 3.
- D’un point de vue technique, l’Union peut se dissocier du combustible nucléaire russe. Ce processus, qui nécessite un plan d’investissement à long terme, ne devrait pas être retardé.
Deux ans après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les échanges de produits énergétiques entre la Russie et l’Union européenne ont largement diminué. L’Union s’est remarquablement bien adaptée à un découplage que beaucoup auraient jugé impossible, tandis que la Russie a réorienté ses exportations de pétrole vers l’Asie, sans être pour autant en mesure de remplacer l’Europe pour ses exportations de gaz naturel.
L’Union a quant à elle réduit ses importations de combustibles fossiles russes de 16 milliards de dollars par mois au début de l’année 2022 à environ 1 milliard fin 2023. La réduction des importations de pétrole a représenté la plus grande partie de cette chute.
Mais l’impact de cette évolution sur la balance commerciale de la Russie a été relativement faible. Alors que la Russie ne bénéficie plus de recettes d’exportation anormalement élevées — ce qui avait notamment été le cas au début 2022 — ses recettes d’exportations de combustibles fossiles restent malgré tout comparables à celles de 2019, principalement en raison d’une réorientation des exportations de pétrole vers la Chine, l’Inde et la Turquie.
Le pétrole brut et les produits pétroliers
Un embargo de l’Union sur les importations de pétrole brut est entré en vigueur en décembre 2022, suivi, en février 2023, d’un embargo sur les produits pétroliers — dont l’essence et le diesel. Avant les sanctions, la Russie représentait 25 % de l’approvisionnement en pétrole brut de l’Union et 40 % des importations de diesel 4.
Pour compenser la réduction des importations russes, l’Union a augmenté ses importations en provenance d’un ensemble d’autres pays.
En parallèle, l’Union et le G7 ont également mis en place un plafond à l’échelle mondiale, fixé à 60 dollars le baril pour le pétrole brut. Au moment de cette mise en place, la plupart des armateurs et des compagnies d’assurance impliquées dans les exportations de pétrole russe étaient basés dans les pays de l’Union ou du G7.
Au cours du premier semestre 2023, le pétrole brut russe s’est constamment échangé en dessous du plafond 5. Toutefois, le prix s’est depuis lors maintenu au-dessus du plafond, atteignant 80 dollars le baril. La décote observée par rapport aux prix mondiaux du pétrole pour le pétrole russe s’est largement réduite, étant passée de 30 dollars le baril en janvier 2023 à seulement 15 dollars en février 2024 6.
Les États-Unis, l’Union européenne et d’autres partenaires du G7 ont cherché à maintenir les flux de pétrole russe vers les marchés mondiaux afin d’éviter une flambée globale des prix, tout en maintenant des prix bas pour la Russie afin de limiter les revenus de Moscou 7. Mais ses exportations de brut se sont maintenues 8 et les prix ont continué à être déterminés en grande partie par les forces du marché plutôt que par le mécanisme de plafonnement. L a Russie a notamment pu continuer à vendre du pétrole à des prix supérieurs au plafond en parvenant à remplacer une partie des armateurs et assureurs des pays du G7 — la part des entreprises du G7 impliqués dans le commerce russe étant en effet passée de 70 % en décembre 2022 à 40 % un an plus tard 9.
Malgré cette première diminution, le fait que les armateurs et les assureurs du G7 représentent toujours 40 % des exportations russes et le fait que le pétrole s’échange encore à des prix supérieurs au plafond suggère la persistance de manquements dans l’application des sanctions et de potentiels contournements.
Malgré ces limites, la décote de 15 dollars sur le pétrole russe par rapport aux prix mondiaux représente une perte annuelle de plus de 10 milliards de dollars pour les revenus pétroliers russe 10. Mais il semble que l’embargo de l’Union — ayant entraîné une réduction de la demande de pétrole russe et donné un pouvoir considérable à d’autres acheteurs — soit davantage à l’origine de cette situation que le seul plafonnement des prix 11.
Le gaz naturel
L’Union n’a pas imposé de sanctions significatives sur le gaz russe 12. Cependant, Moscou a réduit ses livraisons de gaz vers les pays européens — sans doute au détriment de ses propres intérêts à long terme. À l’été 2021, avant l’invasion, Gazprom avait déjà réduit ses livraisons, laissant vides les installations de stockage de gaz qu’elle exploitait en Europe. Après l’invasion, Gazprom a encore réduit ses exportations en représailles au refus de certains pays de payer leurs achats en roubles.
L’Union a contrebalancé la baisse de ses importations de gaz naturel russe en augmentant ses importations de gaz naturel liquéfié (GNL) et en réduisant sa consommation. La part du GNL dans les importations totales de gaz a doublé, passant de 20 % en 2019 à 40 % en 2023, principalement en raison de la multiplication par cinq des importations en provenance des États-Unis. Les importations de GNL russe ont également augmenté, mais en termes absolus, cette hausse représente moins d’un dixième du gaz transitant par Nord Stream. Par rapport à la moyenne 2019-2021, la demande de gaz naturel de l’Union a diminué de 12 % en 2022 et de 19 % en 2023 13.
Les limites imposées par les infrastructures empêchent la Russie de rediriger ses exportations de gaz naturel de l’Ouest vers l’Est, et elle ne semble pas en mesure, à moyen terme, de remplacer les acheteurs européens par des acheteurs chinois. En 2021, la Russie a exporté 155 milliards de mètres cubes de gaz vers l’Union et seulement 16,5 milliards de mètres cubes vers la Chine. En 2023, à l’échelle de l’Union, les livraisons par gazoducs russes ont chuté à 27 milliards de mètres cubes, tandis que les exportations vers la Chine ont atteint 22 milliards de mètres cubes 14, laissant un vide de 122 milliards de mètres cubes dans les exportations de gaz russe qui n’ont pas pu être réacheminées. Même en tenant compte de la croissance marginale des exportations russes de GNL (2 milliards de mètres cubes entre 2021 et 2023), la perte demeure substantielle 15.
La Russie exporte du gaz naturel vers la Chine via le gazoduc Power of Siberia 1 et des travaux d’extension sont en cours pour porter sa capacité à 38 milliards de mètres cubes. Par ailleurs, la Chine a prévu la construction d’un second gazoduc, Power of Siberia 2, un projet qui reste à un stade embryonnaire et qui semble poser des difficultés 16. Les flux de gaz russe transitant par l’Ukraine vers l’Union pourraient prendre fin en 2024, la compagnie nationale ukrainienne de pétrole et de gaz ayant en effet fait savoir qu’elle ne renouvellerait pas le contrat 17.
Par ailleurs, les conditions commerciales du marché chinois sont plus défavorables à la Russie que celles qui prévalent sur le marché européen. On estime ainsi que la Russie facture 10 $/MWh pour les livraisons à la Chine via le gazoduc Power of Siberia, là où elle facture environ 34 $/MWh pour les livraisons à l’Europe 18.
La diminution du volume et le prix plus faible offert par les acheteurs non européens signifient que les revenus de la Russie provenant des exportations de gaz naturel sont tombés à un niveau structurellement plus bas. Au premier semestre 2023, les revenus de Gazprom ont baissé de 70 % par rapport à leur niveau moyen de 2018-2022 19. Dans le même temps, un projet majeur de GNL russe — le terminal d’Ust Luga 20 — connaît des retards. Les sanctions semblent cependant moins efficaces pour un autre projet de GNL crucial — Arctic LNG 2 — qui a reçu le soutien de la Chine après avoir été abandonné par des entreprises américaines 21.
Le charbon
C’est en août 2022 que l’Union a mis en œuvre ses premières mesures de sanctions énergétiques contre la Russie en imposant un embargo sur les importations de charbon. Les acheteurs de l’Union se sont tournés vers d’autres grands producteurs, principalement l’Afrique du Sud, les États-Unis, la Colombie et l’Australie. En tout état de cause, la production d’électricité à partir de charbon dans l’Union a baissé : elle a chuté de 26 % de 2022 à 2023 grâce à l’augmentation de la production d’énergie renouvelable et nucléaire 22.
En 2021, avant l’invasion, le charbon ne représentait que 4 % des exportations russes, soit environ 17 milliards de dollars — contre 110 milliards de dollars pour le pétrole brut, c’est-à-dire hors produits pétroliers. L’Union ainsi que le Japon et la Corée du Sud représentaient alors environ 40 % des exportations de charbon de la Russie. L’embargo européen avait donc bien la capacité de faire subir un revers économique majeur pour les régions russes dépendantes de cette ressource. Immédiatement après l’interdiction des importations de charbon, la production a ralenti dans le plus grand bassin houiller de Russie — Kuznetsk — et certaines mines de charbon à ciel ouvert ont suspendu leurs activités 23. Plusieurs entreprises occidentales ont également liquidé leurs activités minières en Russie 24.
L’Agence internationale de l’énergie projette une diminution dans les régions centrales et occidentales de la Russie, ainsi qu’une augmentation de la production dans les régions orientales, ce qui renforcera encore les échanges avec la Chine 25. Toutefois, dans l’ensemble, la Russie s’est adaptée au choc et a réorienté ses exportations vers les marchés asiatiques : selon des sources russes, en 2023, les exportations de charbon vers la Chine ont en effet augmenté de 52 % et de 43 % vers l’Inde 26.
L’uranium
Contrairement à la chute spectaculaire des échanges de combustibles fossiles entre l’Union et la Russie, le commerce de produits à base de combustibles nucléaires a augmenté de manière constante. Le conglomérat nucléaire public russe Rosatom a continué à servir les clients européens. L’absence de sanctions peut s’expliquer, d’une part, par la dépendance relative de l’Union à l’égard des produits combustibles nucléaires russes et, d’autre part, par l’impact limité que que telles sanctions auraient sur la balance commerciale de la Russie. Selon Eurostat, en 2023, l’Union aurait importé pour environ 1 064 millions d’euros de produits de l’industrie nucléaire russe.
L’Union n’extrait pas de grandes quantités d’uranium, mais elle joue un rôle important à d’autres stades de la production : conversion de l’uranium en gaz, enrichissement et fabrication du combustible. En ce qui concerne l’étape de la transformation, l’Union dispose d’une capacité suffisante pour couvrir ses besoins internes en faisant l’hypothèse d’une absence d’exportations.
Rosatom fournit à l’Union des services de conversion et d’enrichissement, ainsi que des assemblages finaux de combustible. En 2022, l’entreprise russe a représenté 22 % des services de conversion de l’Union et 30 % des livraisons d’uranium enrichi 27. Deux entreprises européennes sont impliquées dans la conversion et l’enrichissement. Orano fournit 24 % de la capacité mondiale de conversion et 12 % de la capacité d’enrichissement et Urenco 30 % de la capacité d’enrichissement mondiale. Alors que les compagnies occidentales cherchent à s’affranchir de la Russie, Urenco et Orano augmentent toutes deux leurs capacités 28.
Si elle y était contrainte, l’Union pourrait se passer des services russes de conversion et d’enrichissement. Il faudrait pour cela puiser dans les stocks et veiller à ce que les projets actuels d’augmentation des capacités soient réalisés dans les délais 29. Les centrales nucléaires de l’Union détiennent en moyenne des stocks pour trois ans. À long terme, un découplage durable avec la Russie nécessite donc de nouveaux investissements et une augmentation de la capacité, notamment si l’on tient compte du fait que de nombreux pays européens prévoient de construire de nouveaux réacteurs nucléaires dans les années à venir.
Vingt centrales nucléaires d’Europe de l’Est sont historiquement restées dépendantes de l’approvisionnement russe en assemblages de combustible nucléaire VVER (Водо-Водяной Энергетический Реактор, réacteur de puissance à caloporteur et modérateur eau) produits par Rosatom 30. La société américaine Westinghouse a été en mesure de reproduire la conception de ces assemblages et de proposer une alternative 31. Elle fournit actuellement du combustible aux centrales nucléaires ukrainiennes et a signé des contrats pour des livraisons futures à la Tchéquie, à la Bulgarie, à la Finlande et à la Slovaquie. Le français Framatome cherche également à développer ses propres modèles de combustible VVER, mais le processus risque d’être long 32. Il existe donc des alternatives aux assemblages combustibles russes et l’augmentation progressive de leur utilisation permettra de réduire la dépendance.
L’Union doit réduire sa dépendance dans ce domaine, d’une part parce que le combustible nucléaire est un produit hautement stratégique et d’autre part parce que Rosatom est une entité publique qui commercialise un produit arsenalisable — comme Gazprom l’a fait avec le gaz naturel. Techniquement, l’Union peut se dissocier du combustible nucléaire russe et il n’y a aucune raison valable de retarder ce processus.
La Chambre des représentants des États-Unis a commencé à approuver une interdiction des importations d’uranium russe 33. Une semblable certitude politique à long terme concernant l’accès de la Russie aux marchés nucléaires européens stimulerait les efforts visant à renforcer les chaînes d’approvisionnement nucléaires en donnant des signaux aux investisseurs.
L’électricité
Avant l’invasion, les échanges d’électricité entre l’Union et la Russie étaient marginaux.
La capacité de transport est limitée à un interconnecteur en Finlande et à l’anneau dit BRELL 34 qui relie les États baltes, le Belarus et la Russie. Les importations finlandaises d’électricité depuis la Russie étaient de 600 millions d’euros au cours des 12 mois qui ont précédé l’invasion de l’Ukraine. Helsinki y a mis fin en juin 2022. Les États baltes prévoient quant à eux de se découpler complètement de l’anneau de BRELL d’ici 2025 35.
La finalisation du découplage des systèmes électriques ukrainien et moldave et leur intégration dans le système de l’Union ont également constitué un tournant important. Le processus d’intégration avait commencé avant l’invasion, mais l’Ukraine est parvenue à l’achever en mars 2023, alors que la plupart de ses actifs stratégiques électriques étaient pris pour cible par l’armée russe. Quelques heures après l’invasion, l’Ukraine a débranché son réseau électrique de l’ancien système soviétique, s’appuyant sur la possibilité d’échanger de l’électricité avec ses voisins européens pour amortir le choc. La synchronisation entre ce découplage de l’ancien système et l’intégration au réseau européen au début de l’invasion a largement reconfiguré le commerce de l’électricité. Là où les échanges de l’Ukraine avec la Russie et le Belarus — principalement des importations — sont tombés à zéro, le commerce avec l’Union a été utilisé pour équilibrer un système déstabilisé par la guerre, tantôt en exportant principalement vers la Pologne, tantôt en important principalement de la Slovaquie.
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