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26.07.2025 à 08:32

Quand les grandes reportrices montent au front

Anne-Laure Pineau

« Si je meurs, je veux que ce soit une mort retentissante. […] Je veux que le monde entier en entende parler. Je veux des images qui ne peuvent pas être […]
Texte intégral (3941 mots)

« Si je meurs, je veux que ce soit une mort retentissante. […] Je veux que le monde entier en entende parler. Je veux des images qui ne peuvent pas être enterrées dans l’espace ou le temps. »

En août 2024, la photojournaliste Fatima Hassouna enregistre ce testament pour le média en ligne qatarien AJ+ : elle sait, comme beaucoup de gazaoui·es, que le temps lui est compté. Le 16 avril 2025, sur le quartier d’Al-Tuffah, au nord-est de la vieille ville de Gaza, un énième bombardement israélien l’emporte avec sa famille. Elle avait 25 ans.

La veille, la réalisatrice iranienne Sepideh Farsi lui avait appris que le documentaire dont elle est l’héroïne, Put Your Soul on Your Hand and Walk serait projeté au festival de Cannes dans la sélection parallèle de l’Acid (Association du cinéma indépendant pour sa diffusion). « Fatima, c’était l’acuité de la jeunesse, l’intransigeance, détaille la réalisatrice. Après le 7 octobre [2023], son style plein de couleurs vives et de joie s’était teinté d’une esthétique du désastre… mais elle savait accrocher son regard sur un détail. Faire un plan large tout en restant à une échelle humaine, c’est à mon sens la caractéristique des plus grand·es photojournalistes. » Fatima Hassouna fait partie des 200 journalistes et employé·es de médias tué·es depuis le 7 octobre 2023 à Gaza.

Le 16 avril 2025, lors d’un rassemblement organisé par des journalistes français·es à Paris, en mémoire des journalistes tué·es à Gaza, une pancarte est brandie avec le portrait et le nom de Fatima (ou Fatma) Hassouna, la photojournaliste palestinienne tuée le jour même dans une frappe israélienne. Crédit : CYRIL ZANNETTACCI / AGENCE VU’

Les guerres ont longtemps été déclenchées et menées par les hommes. Pensées et documentées par les hommes. Depuis toujours, les femmes ont tenté des incursions, utilisant la ruse et le travestissement pour combattre et mourir sous les drapeaux. La Britannique Dorothy Lawrence, les États-Uniennes Lee Curtis, Margaret Bourke-White, Lee Miller ou Martha Gellhorn, l’Allemande Gerda Taro… Les premières correspondantes de guerre et les suivantes ont dû agir comme des soldates de fortune : slalomer entre les frilosités de leur direction pour arracher le droit de raconter les champs de bataille, quitte à être sanctionnées ou invisibilisées. Leurs héritières couvrent désormais la plupart des conflits en cours, à Gaza, à Haïti, en Ukraine, au Soudan, au Myanmar ou dans les territoires contrôlés par les cartels, au Mexique, en Colombie ou au Venezuela.

La féminisation grandissante du reportage de guerre se constate dans les festivals de journalisme. Visa pour l’image, à Perpignan, décerne depuis 2020 le prix Françoise-DemulderLa photojournaliste française Françoise Demulder (1947–2008) a couvert de nombreux conflits. Première lauréate féminine du World Press Photo, elle est morte prématurément dans une grande précarité. à deux femmes travaillant sur des conflits. En 2024, le prix Bayeux Calvados-Normandie des correspondant·es de guerre a confié la présidence de son jury à Clarissa Ward, première journaliste occidentale à pénétrer dans la bande de Gaza sans être embedded (embarqué·e) par l’armée israélienne après le 7 octobre 2023. Kiran Nasih, journaliste pakistanaise et fondatrice de la Coalition pour les femmes dans le journalisme (CFWIJ, pour Coalition for Women in Journalism en anglais), souligne ce changement : « Les rédactions sont bien obligées d’admettre la valeur des femmes et de leurs perspectives dans la couverture des conflits, même s’il existe encore des résistances. »

La guerre du côté des civil·es

La Belge Colette Braeckman, 79 ans, a longtemps été la seule femme sur le terrain. Ce qui l’a poussée à agir en dehors de « la meute » comme la profession appelle les journalistes qui couvrent de façon similaire l’actualité chaude. « Quand Indira Gandhhi a été assassinée en 1984, je suis allée au Pendjab pour rencontrer les insurgés sikhs. Les grands reporters qui étaient dans le même hôtel que moi avaient loué des jeeps estampillées “PRESS”. J’étais seule, j’ai mis un foulard et j’ai pris un bus avec les gens normaux, j’ai passé les barrages, je suis arrivée dans un sanctuaire où personne ne m’attendait. J’ai fait mes interviews tranquillement avant de reprendre mon bus. Dans mon souvenir, les jeeps n’avaient pas pu entrer », raconte la téméraire journaliste qui était encore sur le terrain, au Kivu (République démocratique du Congo) en février 2025.

Colette Braeckman a une prédilection pour les territoires ravagés par la colonisation, le Congo en particulier. Elle a documenté le viol comme arme de guerre et fut la première à pointer la responsabilité de la France dans le génocide rwandaisSon travail peut se lire, entre autres publications, dans Mes carnets noirs, Éditions Weyrich, 2023.. « Être une femme n’a pas changé grand-chose à la dure réalité du terrain, mais à la façon de l’aborder, oui. » Elle a pu constater combien la construction sociale des femmes est déterminante dans les situations extrêmes : « Nous avons plus d’empathie. J’accède plus facilement que les hommes aux victimes parce que je pense naturellement à elles, le contact est plus aisé avec les femmes et les enfants. On partage quelque chose d’infime, on peut plus facilement s’accrocher à certaines souffrances. »

Portrait de Colette Braeckman, journaliste belge au quotidien Le Soir, le 16 avril 1994. Elle fut l’une des premières femmes grandes reportrices et était encore sur le terrain, en République démocratique du Congo, en février 2025 à 79 ans. Crédit : OPGENHAFFEN/REPORTERS-REA

Selon Kiran Nasih, la fondatrice de CFWIJ, l’arrivée massive des femmes dans la couverture de la guerre a permis d’accéder à une meilleure compréhension de ses effets dévastateurs sur le long terme. Le champ de bataille, c’est la tranchée et les checkpoints, mais aussi les ravages sur les civil·es. Recueillir le témoignage de victimes de violences sexuelles est une tâche que les femmes accomplissent plus facilement que leurs collègues masculins, pour des raisons culturelles, ou plus généralement de pudeur. Ainsi, la journaliste indépendante Leïla Miñano, raconte qu’en pleine interview, une Rwandaise victime de viol par un Casque bleu, avait cessé de parler et quitté la pièce quand le photographe – un homme blanc – y était entré. Dans une grande partie des pays du monde, « la guerre recouvre des dimensions que seules les femmes peuvent narrer », conclut Kiran Nasih.

La première fois que la journaliste indépendante Laurène Daycard s’est rendue sur une zone de guerre, c’était en 2016 dans le Kurdistan Iranien. Selon elle, être une femme fut un énorme avantage. « J’ai travaillé sur l’auto-immolation des femmes dans un hôpital pour grand·es brûlé·es. Il s’agissait en fait de suicides, qui s’inscrivaient dans une mécanique féminicidaire. » Une expérience qui donnera le ton de sa carrière : documenter les violences de genre, des féminicides conjugaux en France à l’esclavage sexuel des femmes yézidies en Syrie, en passant par le viol comme arme de guerre en Ukraine. « Je ne travaillerais pas sur ces sujets si je n’étais pas une femme, assure-t-elle. Il faut bien qu’un moteur interne soit activé pour te donner le courage de travailler sur ces terrains de douleur. »

Un matériel de protection inadapté

Dans le cadre de son analyse sur les violences faites aux femmes, Laurène Daycard a travaillé avec l’association Reporters sans frontières (RSF) pour élaborer un rapport sur le journalisme à l’ère #MeTooLe rapport « Le journalisme à l’ère #MeToo », publié en octobre 2024, est accessible sur le site de Reporters sans frontières (40 pages).. Selon la directrice éditoriale de RSF, Anne Bocandé, ce rapport était nécessaire pour comprendre comment cette révolution a impacté les rédactions : « Sur le terrain de l’Ukraine, des consœurs ont travaillé à sensibiliser leurs collègues sur le traitement des terrains de guerre par le biais du genre, ce qui fait que l’on a davantage parlé des violences sexuelles que lors du premier conflit de 2014. »

La journaliste Laurène Daycard à Kyiv, le 7 février 2024, en train d’interviewer Mariia, la soeur d’un soldat emprisonné en Russie, pour La Chronique. Le magazine des droits humains d’Amnesty International. De dos, en blanc, le journaliste ukrainien Marian Prysiazhniuk. Crédit : CERISE SUDRY-LE DÛ

Grâce aux informations remontées du terrain à l’occasion de l’écriture de ce rapport, l’association a également réalisé que son matériel de protection – casques et gilets pare-balles – n’était pas adapté à toutes les morphologies. Depuis, l’association a envoyé des équipements pour les reportrices en Ukraine comme au Liban. À Gaza, RSF, en lien avec l’association Arab Reporters for Investigative Journalism (ARIJ), a également créé des espaces de travail réservés spécifiquement aux femmes journalistes.

Plus exposées à la précarité que leurs confrèresPlusieurs études documentent cette réalité, comme celle du groupe de protection sociale Audiens « La parité dans les médias 2024 », ou encore « Les chiffres clés du millésime 2024 » de la Commission de la carte de presse., les reportrices de guerre peuvent se retrouver dans des situations particulièrement difficiles. « Tu couvres la guerre, tu peux être tuée, blessée, tu travailles non-stop et à la fin tu n’as rien gagné », se souvient la journaliste Maurine Mercier, qui fut indépendante avant d’être intégrée par la Radio télévision suisse (RTS).

Les femmes que nous avons interviewées nous rapportent des histoires similaires : la difficulté d’obtenir des lettres de mission pour partir sur un terrain dangereux car les rédacteur·ices en chef se sentent davantage « responsables » ou « culpabilisé·es », ou encore l’embarras à demander une prise en charge de frais ou d’assurance parce que les femmes sont socialement moins formées à la négociation.

Afin d’assurer le maintien de ses missions (et de ses revenus ouvrant le droit à un congé maternité), la journaliste indépendante Édith Bouvier a choisi de dissimuler sa grossesse à ses employeurs. Elle qui arpente le Moyen-Orient depuis 2007 et qui a survécu à une attaque de missile à Homs, en Syrie, au cours de laquelle un confrère et une consœur ont été tué·es et plusieurs autres blessé·esLe 22 février 2012, un missile tue le photojournaliste Rémy Ochlik et la journaliste britannique Mary Colvin. Celle-ci avait couvert de nombreux conflits, du Sri Lanka (où elle avait perdu un oeil) à la Tunisie., craignait d’être perçue comme « vulnérable  . La journaliste le sait bien : pour beaucoup, c’est une aberration sociale d’être une femme dans un contexte de guerre. « Avec les combattants en Irak, en Syrie, on est proches très rapidement car on a peur ensemble. Je ne me sens jamais dénigrée. Il y a un paradoxe : tu ressembles à une femme… mais tu n’es pas vraiment une femme, si tu es là. » Une réalité dont elle a discuté avec des consœurs yéménites, soudanaises, irakiennes, qui, elles, ne rampent pas sous les balles au côté des soldats. « Les collègues locales ne couvrent pas la guerre comme nous, à cause de la promiscuité que cela engage avec les hommes. Je n’avais pas du tout réfléchi à cela. L’une d’entre elles avait fait une enquête sur la corruption de l’armée dans un pays où l’on peut vous faire disparaître très facilement. C’était sa tranchée à elle, et il fallait un infini courage pour le faire. »

Cliché des décombres à Gaza pris en 2024 par la photo journaliste palestinienne Fatima Hassouna. Crédit : FATIMA HASSOUNA / COMPTE INSTAGRAM @FATMA_HASSONA2

Ce concept de troisième genre auquel sont souvent renvoyées les grandes reportrices – elles ne seraient ni hommes ni femmes –, Leïla Miñano le connaît bien. En 2010, dans les ruines de Port-au-Prince à Haïti, un confrère lui lance : « Toi, tu n’es pas vraiment une fille. » Depuis, elle a couvert les printemps arabes (2011) et la guerre civile en Thaïlande (2014). « Des environnements très masculins où tu te dis que ton genre peut te desservir. Alors tu fais tout pour ne pas correspondre aux clichés féminins : tu fais attention à comment tu t’habilles, comment tu te comportes. Dans cette ambiance d’équipe de foot, tu tentes d’être un camarade comme un autre. » Comme ses consœurs, la journaliste n’a jamais senti sur le terrain peser sur elle la menace supplémentaire des violences de genre… sauf une fois, place Tahrir, épicentre des manifestations contre le régime égyptien, en 2012. « C’était quelques semaines avant la chute du régime de Moubarak, raconte Leïla Miñano. Au début, tout se passait bien, et puis il y a eu comme un changement d’atmosphère sur la place. Des militantes, puis des journalistes étrangères ont commencé à être visées dans la foule, dénudées et violées en réunion. De journalistes, nous sommes redevenues des femmes. Les rédactions se sont mises à flipper et nous ont conseillé de rester à l’abri. » Une injustice et une perte de revenus importante pour les journalistes indépendantes. « On a regardé nos confrères masculins continuer de se rendre place Tahrir… et nous avons décidé d’y aller quand même. » Les jeunes femmes organisent alors leur propre sécurité : elles scotchent leurs vêtements et sous-vêtements avec du gaffer et sortent en groupe.

Une sorte de no man’s land égalitaire

Cet épisode exceptionnel révèle un aspect important du grand reportage : l’esprit de corps. Kiran Nasih rappelle que les journalistes qui travaillent en zones de guerre sont équipé·es, formé·es et préparé·es psychologiquement ; elles et ils travaillent au sein d’équipes autrement plus soudées que des journalistes au sein d’une rédaction. Une sorte de no man’s land égalitaire. « Notre consœur Marie Colvin, du Sunday Times, affirmait souvent que la guerre apportait avec elle une curieuse égalité professionnelle. En Tchétchénie et en Syrie, elle était saluée pour sa bravoureLe 22 février 2012, un missile tue le photojournaliste Rémy Ochlik et la journaliste britannique Mary Colvin. Celle-ci avait couvert de nombreux conflits, du Sri Lanka (où elle avait perdu un oeil) à la Tunisie.. Mais dans les rédactions, elle était parfois mise à l’écart de projets jugés trop dangereux pour elle. On questionnait ses capacités émotionnelles. »

Édith Bouvier a également vécu des attaques sexistes en dehors du terrain. Condamnée, avec sa camarade Céline Martelet, pour financement du terrorisme après avoir envoyé de l’argent dans le but de faire sortir des enfants et adolescent·es de Syrie en 2016 et 2017. Elles ont le sentiment d’avoir été clouées au pilori parce qu’elles étaient des femmes. « Personne ne nous a appelées pour avoir notre version des faits. » Après le jugement, les deux grandes reportrices ont été victimes de cyber­harcèlement. « Je parlais d’aider des enfants et je recevais des messages sur les réseaux sociaux “suceuse”, “mal baisée” et des appels au meurtre sur Instagram », se souvient Édith Bouvier.

Retourner le patriarcat contre lui-même

C’est parce qu’elle voulait documenter la guerre que Maurine Mercier a choisi, en 2016, de quitter le service public suisse, où elle était cantonnée à la présentation d’émissions. « Je ne suis pas attirée par la violence, mais je n’aime pas l’idée que, sous prétexte qu’on a peur, il ne faudrait pas couvrir des situations essentielles », explique-t-elle. Pendant sept ans, elle documente la vie en Tunisie et en Libye. Cela fait plus de trois ans désormais que la quadragénaire vit la guerre auprès des Ukrainien·nes – elle a reçu à deux reprises le prix Bayeux Calvados-Normandie catégorie radio pour son travail à Boutcha« La double peine d’une mère victime de viols à Boutcha », France Info-RTS, reportage diffusé le 13 avril 2022. Le massacre de Boutcha est une série de crimes de guerre commis par l’armée russe en Ukraine entre le 27 février et le 31 mars 2022, au nord de Kyiv.. Maurine Mercier assure qu’être une femme est le meilleur des outils pour travailler… et ce, parfois, grâce au patriarcat. « Je me voile, je porte des lunettes de soleil et je ne mets personne en danger, ni mon traducteur, ni mon fixeur. Un reporter blond, il y a écrit “à kidnapper” sur son pantalon à poches. Que ce soit en Libye ou en Ukraine, je passe bien plus facilement les checkpoints. Il y a une part de : “C’est une femme, elle n’est pas bien dangereuse.” C’est le machisme qui veut ça, et j’en profite ! »

La journaliste Maurine Mercier et son fixeur Artem Perfilov lors d’un reportage à Pokrovsk, dans l’est de l’Ukraine, à l’automne 2024 pour la Radio télévision suisse (RTS). Le front n’était alors qu’à 8 kilomètres de la ville, évacuée entièrement à cause de l’intensité des bombardements. Crédit : ARCHIVE PERSONNELLE MAURINE MERCIER

Ne parlez pas de surexposition aux risques des grandes reportrices à la photojournaliste états-unienne Natalie Keyssar sous peine de déclencher sa colère. « Quand les bombes pleuvent sur toi, elles ne regardent pas ton genre ! Je travaille au quotidien avec la peur. Mais pour ce qui est des violences de genre, j’ai davantage peur dans les maisons des ultrariches aux États-Unis qu’auprès des caïds au Venezuela, où il existe une certaine culture du respect des femmes », nous explique celle qui reste hantée par le meurtre de sa consœur Kim WallLa journaliste suédoise Kim Wall a été sauvagement assassinée en août 2017 dans un sous-marin par son inventeur, Peter Madsen, qu’elle interviewait pour en faire le portrait. dans la baie de Køge, au Danemark. Ce narratif des violences sexistes sur les lignes de front serait selon elle le résultat d’une pensée masculiniste, réduisant les femmes au statut de victimes, annihilant leur force morale et physique. La photographe en est convaincue : les femmes sont « bien meilleures », « très résistantes à la peur et à la douleur », « plus multitâches aussi ». Le patriarcat les rend moins visibles et moins menaçantes, davantage dignes de confiance et susceptibles d’être aidées. « Faire le gros bras aux checkpoints ne sert à rien. Ce qui me rend forte, moi, c’est que les gens me font confiance, et vite. » C’est la principale raison pour laquelle la photographe travaille de plus en plus souvent avec des femmes sur le terrain : « L’expérience me l’a montré : la testostérone ne t’aidera jamais à garder la tête froide. » L’argument selon lequel il faudrait des femmes journalistes pour raconter les femmes dans la guerre représente, à ses yeux, un risque d’assignation : « Plus on se rapproche de la ligne de front, moins on trouve de femmes. Je suis bonne pour photographier le chaos, je ne me laisserais pas enfermer dans des gynécées. »

Comme les Françaises Ghislaine Dupont et Camille Lepage, la Nord-Irlandaise Lyra McKee, la Palestino-États-Unienne Shireen Abu Akleh et l’Ukrainienne Victoria Rochtchyna, toutes tuées dans l’exercice de leur métier ces dernières années, les grandes reportrices continueront de risquer leur vie pour informer. « Quand j’ai commencé, nous ne formions pas 10 % des troupes, se souvient Colette Braeckman. Si aujourd’hui nous sommes beaucoup plus nombreuses, une partie de moi se pose la question : est-ce la victoire des jeunes femmes qui ont le feu du métier ou est-ce que les hommes ne préfèrent pas désormais rester aux manettes des journaux plutôt que de persister dans un métier si dangereux et si mal payé ? »

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26.07.2025 à 08:19

Dissiper la nuit

Marie Barbier

C’est un projet de loi qui aurait dû être voté au printemps 2025, mais auquel se sont opposés des milliers de manifestant·es hongrois·es : à l’initiative du Premier ministre d’extrême droite […]
Texte intégral (742 mots)

C’est un projet de loi qui aurait dû être voté au printemps 2025, mais auquel se sont opposés des milliers de manifestant·es hongrois·es : à l’initiative du Premier ministre d’extrême droite Viktor Orbán, ouvertement copié sur le modèle russe, le texte visait à sanctionner des ONG et médias « violant ou critiquant » les valeurs inscrites dans la Constitution, notamment « la primauté du mariage, de la famille et des sexes biologiques ». À la clé, de lourdes amendes et une interdiction d’activité en cas de récidive.

Ce ne sont pas seulement les velléités de censure par le pouvoir politique, comme en Hongrie, qui menacent les médias : les élites économiques y voient aussi un moyen de servir leurs intérêts, à l’image de Jeff Bezos, milliardaire fondateur d’Amazon et propriétaire du Washington Post depuis 2013. À l’automne 2024, le prestigieux quotidien a refusé de se positionner dans la campagne présidentielle états-unienne. Une première depuis 1960. C’est que Bezos ne voulait pas se mettre à dos le candidat donné gagnant, Donald Trump. Business is business. « Nous allons tous mourir dans le noir et Jeff Bezos a éteint la lumière », avait résumé un lecteur du Post, en référence à la célèbre devise du journal, « la démocratie meurt dans l’obscurité ».

Dans un monde où les canaux d’information se sont multipliés comme jamais, où l’intelligence artificielle ouvre des perspectives dystopiques, où les Gafam et la culture des réseaux sociaux ont bousculé les instances – entreprises de presse établies, journalistes dûment identifié·es – qui autrefois hiérarchisaient et délivraient les nouvelles du monde, quelle sorte de « lumière » les médias indépendants peuvent-ils produire ? Comment peuvent-ils se faire le relais de ces voix minoritaires qui bousculent, voire révolutionnent une certaine perception de l’ordre social ?

En France, face aux tentatives d’un Vincent Bolloré ou d’un Pierre-Édouard Stérin – deux milliardaires français qui investissent dans les médias en assumant ouvertement de les mettre au service d’un projet idéologique d’extrême droite –, face au retour massif de la propagande assumée, il faut « tenir la digue », selon l’expression qu’emploie Marine Turchi, l’une des invité·es de ce numéro. S’en tenir aux faits ; assumer en toute transparence un regard politique sur le monde ; donner forme, non à la voix des puissant·es (qui résonne de toute façon beaucoup trop fort), mais aux chuchotements, aux nombreuses questions, aux récits abîmés ou enthousiastes, aux réflexions et utopies de celles et ceux dont la parole est rare. Cette ligne, celle d’un média indépendant marqué à gauche, nous la posions il y a cinq ans dans le manifeste de La Déferlante, que nous republions dans une version actualisée en ouverture de ce numéro.

L’envie d’aller creuser dans les interstices, d’inventer un autre rapport à l’information s’inscrit dans un héritage historique auquel nous souscrivons, et dont la journaliste Marie Kirschen fait le récit sur deux siècles. Cette volonté d’informer autrement fonde aussi une géographie des résistances, dont nous avons dressé la carte.

Partout, chaque jour, les alternatives féministes s’organisent. Des médias se créent en France qui nous donnent de l’espoir, qu’il s’agisse du journal papier Parti des femmes, publié deux fois par mois par un collectif de bénévoles, ou du nouveau média en ligne Problématik, construit par des personnes queers et marginalisées.

Aux masculinistes et LGBTphobes qui défendent une prétendue liberté d’expression, aux obsédé·es du point médian et de la lutte contre le « wokisme », nous opposons des témoignages, des vies, des luttes laissées dans l’ombre. Nous faisons nôtres les mots de l’historienne Michelle Perrot qui entendait « dissiper les ombres et créer un peu plus de clarté ». L’information est plus que jamais une lutte obstinée contre la nuit.

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24.07.2025 à 16:45

Shrouq Aila : « Mon regard est une fenêtre sur Gaza »

Clothilde Mraffko

« J’ai 31 ans, je suis journaliste, productrice et réalisatrice. J’ai une licence d’anglais et un master en journalisme. Je suis veuve et mère d’une petite fille. Mon mari, le journaliste […]
Texte intégral (916 mots)

« J’ai 31 ans, je suis journaliste, productrice et réalisatrice. J’ai une licence d’anglais et un master en journalisme. Je suis veuve et mère d’une petite fille.

Mon mari, le journaliste Rushdi Sarraj, a été tué le 22 octobre 2023 [dans un bombardement israélien] et j’ai repris sa société de production, Ain Media, en essayant de faire de mon mieux pour perpétuer sa mémoire et son travail.

Avant le génocide, je vivais dans le quartier de Tel al-Hawa, dans la ville de Gaza, au nord de la bande de Gaza. Notre maison familiale a été détruite. J’ai été déplacée sept fois ces dix-huit derniers mois. Nous n’avons pas de carburant : un litre d’essence coûte 180 dollars, alors qu’avant on le payait deux dollars. Il n’y a pas non plus d’argent liquide et les banques ne fonctionnent pas. Je vais donc en retirer chez des commerçants qui sont en réalité des profiteurs de guerre et, chaque fois, je perds la moitié de la somme à cause des frais qu’ils appliquent. On doit se battre pour tout, absolument tout…

La nuit, le son des explosions résonne plus fort. Nous dormons à peine. J’ai des pertes de mémoire à cause de la faim – j’ai perdu près de 14 kilos. Je suis sans cesse à la recherche de nourriture, de farine. Il n’y a pas non plus de gaz pour cuisiner. Aujourd’hui, par exemple, je n’avais pas de pain, donc ma fille a mangé un concombre en guise de petit-déjeuner. Nous vivons dans un environnement inhumain. Nous subissons un génocide.

Les antennes de communication ont été détruites et j’ai aussi du mal à trouver une connexion internet décente pour mon travail. Pour vous envoyer ces messages ou pour faire parvenir hors de Gaza les vidéos que j’ai filmées, je dois aller dans un bureau qui offre une bonne connexion. On y va aussi pour avoir des nouvelles de nos proches, c’est important. On manque de matériel, beaucoup de journalistes ont perdu leur équipement en fuyant les bombes ou dans la destruction de leurs maisons. On travaille avec le strict minimum.


« C’est extrêmement important pour moi que les gens du monde entier soient en empathie avec les Palestinien·nes. »


Mes collègues masculins sont de vrais soutiens. Ils admirent que je sois revenue sur le terrain après que mon mari a été tué, alors que j’ai une petite fille à charge. Elle n’avait que 11 mois quand son père est mort. Je n’ai pas eu d’espace pour vivre ce deuil. J’ai allaité ma fille pendant 17 mois et cela m’a abîmé la santé. Mais je n’avais pas le choix : il n’y avait plus de nourriture sur les marchés à Rafah. J’avais aussi peur de la laisser pour aller sur le terrain, d’être tuée et qu’elle se retrouve seule. Personne ne devrait avoir à vivre ça.

« Israël traque les journalistes »

Les gens souffrent, ils veulent que nous, journalistes gazaoui·es, soyons leurs porte-voix. Depuis que le génocide a commencé, on ne voit plus le Hamas dans les rues. Le problème que nous rencontrons, c’est que les gens ont de plus en plus peur de passer du temps à nos côtés car nous sommes très souvent tué·es. Israël nous traque et nous cible : nous avons déjà perdu 220 consœurs et confrères.

Avant le génocide, tout était beaucoup plus facile. Et pourtant, à l’époque, on se plaignait du siège qui restreignait drastiquement notre liberté de mouvement. Je travaillais sur des projets documentaires, notamment sur les sites historiques à Gaza. Nous devions obtenir une permission du Hamas pour filmer autour de la zone frontalière avec Israël ou pour faire voler un drone. Parfois, la permission n’arrivait pas à temps, mais c’était surmontable. À cause du siège et des restrictions imposées par l’armée israélienne, nous n’avions pas toujours le matériel adéquat pour les tournages – se procurer une batterie de caméra pouvait prendre un mois. À l’époque, sous occupation, nous avions toujours des craintes pour notre vie. Nous avons subi plusieurs guerres, mais rien qui ressemble à ce qui se passe depuis le 7 octobre 2023. Aujourd’hui, je filme des blessé⋅es, la famine, la malnutrition chez les enfants, le manque de médicaments, la destruction totale des infrastructures, du système de santé, de l’éducation… Tout s’est complètement effondré, tout !

Avant, j’étais une passeuse d’histoires. Maintenant, je suis devenue moi-même une protagoniste de ces histoires. C’est extrêmement important pour moi que, dans le monde entier, les gens soient en empathie avec les Palestinien·nes – en particulier avec les Gazaoui·es –, et qu’ils comprennent mieux ce que cela signifie de vivre un génocide. Mon regard est une fenêtre sur Gaza. »

Ces propos ont été recueillis le 16 juillet 2025, entre Paris et Gaza ville, par messages vocaux.

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17.07.2025 à 17:09

Iran : « Plaider la force du droit, plutôt que la loi du plus fort »

Anne Roy

Depuis l’automne 2022 et l’émergence du mouvement Femmes, vie, liberté, le pouvoir iranien n’a eu de cesse d’intimider, violenter, enfermer ou tuer toutes celles et ceux qui réclamaient la fin […]
Texte intégral (1097 mots)

Depuis l’automne 2022 et l’émergence du mouvement Femmes, vie, liberté, le pouvoir iranien n’a eu de cesse d’intimider, violenter, enfermer ou tuer toutes celles et ceux qui réclamaient la fin de l’apartheid de genre et la chute du régime religieux.

Un argument qui, combiné au risque d’escalade nucléaire, vient justifier, selon les puissances occidentales, les récents bombardements sur l’Iran. Avocate féministe et militante pour les droits humains, Chirinne Ardakani n’a cessé de documenter et de dénoncer les exactions du régime de Téhéran. Mais elle s’inquiète tout autant de la passivité des opinions européennes face aux attaques israéliennes et étasuniennes, qui ont tué plus de 400 civil·es en Iran, tandis que 24 civil·es israélien·nes étaient tué·es par des frappes iraniennes, entre le 13 et le 22 juin 2025.

En tant que militante féministe, que vous inspirent les bombardements israéliens puis étasuniens sur l’Iran ?

La guerre est toujours une infamie, d’autant plus quand elle est illégale – et ces bombardements qui ne relèvent pas d’une situation de légitime défense contreviennent à [l’article 33 de] la charte des Nations unies adoptée en 1945.

De la mort de civil·es ne peut rien jaillir de souhaitable pour un pays, contrairement à ce que semble penser Donald Trump. Faire la guerre, c’est renoncer à l’idée selon laquelle les rapports entre les sociétés peuvent se résoudre par la loi et par le droit.

La guerre crée une situation de chaos dans laquelle s’engouffrent des régimes répressifs comme la République islamique d’Iran. Au nom du combat contre un ennemi extérieur, les dictatures traquent un prétendu « ennemi intérieur », confisquant chaque jour des libertés et criminalisant les voix contestataires. Dans les semaines qui ont suivi les bombardements de juin dernier, par exemple, un très grand nombre de réfugié⋅es afghan⋅es [plus de 500 000] ont été expulsé⋅es d’Iran après avoir été accusé⋅es de collaboration avec l’ennemi.

Le régime s’en est aussi pris doublement aux militantes féministes qui luttent contre la ségrégation de genre en Iran. Lorsque la prison d’Evin à Téhéran – où elles étaient détenues pour avoir participé au mouvement social et culturel Femme, vie, liberté – a été bombardée par l’armée israélienne, elles ont été transférées vers la prison politique de Qarchak (à 50 kilomètres au sud de Téhéran), où les conditions de vie sont encore plus dures. Je pense particulièrement à l’écrivaine Golkhoo Irae, emprisonnée pour avoir écrit sur la lapidation, et à deux militantes kurdes pour les droits des femmes et des enfants, Pakhshan Azizi et Varisheh Moradi, toutes deux condamnées à mort.


« La société iranienne n’a besoin ni de maître religieux ni de libérateurs. Elle a besoin d’alliés sincères. »


En France, le président Emmanuel Macron défend « le droit d’Israël à se protéger » face à la « menace » que représente le nucléaire iranien, tandis qu’en Allemagne le chancelier Friedrich Merz a déclaré à propos des frappes : « C’est le sale boulot qu’Israël fait pour nous tous. » Que vous inspirent les réactions des diplomaties européennes ?

Les frappes israéliennes et américaines n’ont pas eu d’effet réel sur le programme nucléaire iranien : les installations ne sont pas anéanties. En revanche, le fait de les cibler a fait courir aux populations et à l’environnement un risque de pollution très important. C’est normalement interdit par les traités de non-prolifération.

Les dirigeant⋅es européen⋅nes ont accepté le principe de cette guerre en exprimant leur solidarité avec les États agresseurs. Les États-Unis et Israël sont allés jusqu’à dire que les bombes permettaient au peuple iranien de s’émanciper. Cela revient à cracher sur Femmes, vie, liberté, le mouvement le plus fédérateur que le pays ait connu dans son histoire. Le peuple iranien demande non pas qu’on le bombarde, mais qu’on soutienne le projet politique pensé depuis la rue et les prisons de tout le pays : la liberté, l’égalité entre les citoyen·nes, la fin de l’apartheid de genre, le droit de vivre dignement de son travail, d’accéder à la liberté. La société iranienne n’a besoin ni de maîtres religieux ni de libérateurs : elle a besoin d’alliés sincères.

Que peuvent les mouvements féministes face à ces événements ?

La guerre et, dans son sillage, la militarisation de la société renforcent le pouvoir masculin : les forces de sécurité fidèles au régime islamique multiplient les contrôles sur la voie publique. Le risque d’arrestation ou de violences est particulièrement important pour les femmes qui mènent des actions de désobéissance civile contre le voile obligatoire. La guerre s’accompagne aussi d’une glorification de la violence et de la destruction. Or, le féminisme, c’est précisément le refus que la violence régule les rapports sociaux. Les féministes iraniennes ont toujours dénoncé les lois patriarcales qui placent leur corps sous contrôle. Qu’il s’agisse de l’obligation de porter le voile, de voir des petites filles mariées de force ou encore de faire des enfants.

En tant que féministes et défenseur⋅euses des droits humains, il nous faut continuer à nous battre contre l’apartheid de genre, tel qu’il se pratique en Iran, afin qu’il apparaisse comme un crime dans les traités internationaux. Nous devons lutter pour que les criminels de guerre soient jugés devant des juridictions internationales, et continuer à plaider la force du droit, plutôt que la loi du plus fort.

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26.06.2025 à 17:13

Les enfants auteurs de violences sexuelles, angle mort des politiques publiques

Sarah Boucault

Dans la grande famille des agresseurs sexuels, les enfants sont nombreux. En 2024, ils représentaient un quart des auteurs de viols, selon la direction de la protection judiciaire de la […]
Texte intégral (1080 mots)

Dans la grande famille des agresseurs sexuels, les enfants sont nombreux. En 2024, ils représentaient un quart des auteurs de viols, selon la direction de la protection judiciaire de la jeunesse, et un tiers des auteurs d’agressions sexuelles.

Ces violences massives sont pourtant un angle mort des réflexions des professionnel·les de la santé, de la justice et de l’éducation comme des politiques publiques. « On parle beaucoup des mineurs victimes, à juste titre, mais les mineurs auteurs, ça reste tabou car on a du mal à imaginer que l’enfant puisse commettre des violences sexuelles », analyse Anne-Hélène Moncany, psychiatre, présidente de la Fédération française des centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (FFCRIAVS) et une des organisatrices de l’audition publique des 19 et 20 juin. « En 2018, dans un contexte post-#MeToo, une audition publique consacrée aux auteurs d’agressions sexuelles avait permis de mettre les recommandations à jour, rappelle-t-elle. Nous nous étions fait la remarque que la question des mineurs, importante quantitativement et spécifique, nécessitait un événement dédié. »

Comme l’a mentionné Thierry Ziliotto, chef du bureau des études statistiques à la Direction de la protection judiciaire de la jeunesse durant les auditions, le pourcentage d’enfants mis en cause pour infraction sexuelle a augmenté de 77 % entre 2017 et 2024. Un chiffre à mettre en lien avec la hausse globale de la judiciarisation des affaires depuis #MeToo. Les mis en cause sont à une écrasante majorité des garçons (93 %), issus de tous les milieux sociaux ; ils ont souvent moins de 14 ans et sont donc plus jeunes que les auteurs d’autres infractions. Un tiers sont eux-mêmes victimes de violences sexuelles.

Lire aussi : « Inceste commis par des mineurs, le grand déni »

Des violences liées aux normes de genre

Quarante et un·e expert·es, principalement des psychologues et des psychiatres, ont défilé au pupitre durant ces deux journées, mis en commun leurs connaissances et répondu aux questions d’un public d’acteur·ices du secteur socio-éducatif, de la justice, de la santé, de l’éducation, du milieu associatif et de quelques journalistes. S’il faut saluer cette initiative sans précédent, on peut regretter que l’approche de ces violences soit d’abord individualisante : « Dans les années 1980, l’auteur de violences sexuelles était soit un monstre, soit un malade mental. Nous avons à cette époque, et cela se ressent lors de ces auditions, énormément psychologisé les violences sexuelles alors qu’il s’agit d’une question politique », reconnaît Anne-Hélène Moncany.

Or ces violences sont directement liées aux normes sociales de genre. « Certains garçons pensent qu’ils ont un droit acquis à la sexualité, et pendant l’adolescence, il y a une pression sociale pour la performer », abonde ainsi Mathilde Coulanges, psychologue au Criavs de Toulouse. Des biais que l’on retrouve également chez les professionnel·les (éducateur.ices, animateur.ices…) qui accompagnent les enfants auteurs, comme le souligne Delphine Rahib, chercheuse en santé publique : au même titre que l’ensemble de la population « un professionnel sur cinq a été victime de violences sexuelles. On ne peut pas amener quelqu’un plus loin que là où on est soi-même, il ne faut pas l’oublier dans la réflexion. »

Autre sujet délaissé lors de ces deux journées d’auditions : la question de l’inceste commis par des enfants, qui n’a été abordée que dans peu d’interventions. Or, comme nous l’avons déjà documenté, la famille est le lieu privilégié de l’apprentissage et de la reproduction des rapports de domination. Selon le ministère de la Justice, 14 % des agressions sexuelles commises par des enfants relèvent de l’inceste, mais cette proportion est probablement sous-évaluée pour deux raisons : la définition légale de l’inceste n’inclut ni les cousin·es, ni les enfants qui, sans être du même sang, jouent dans la famille un rôle de frère ou de sœur. Par ailleurs, ces violences font rarement l’objet de plaintes devant la justice. « Mon hypothèse, avance Anne-Hélène Moncany, est que l’inceste commis par les mineurs est un impensé au sein de l’impensé, que ce soit dans la population générale aussi bien que chez les professionnel·les. »


« Nous avons, par le passé, beaucoup psychologisé les violences sexuelles alors qu’il s’agit d’une question politique »

Anne-Hélène Moncany, psychiatre

L’importance de l’éducation sexuelle

Malgré tout, les intervenant·es présent·es au ministère de la Santé ont tenté de dessiner des pistes de solution : davantage d’informations sur les violences sexuelles commises par les enfants dans le carnet de santé, à destination des parents. Des cours d’éducation sexuelle pour eux comme pour leurs enfants. À ce titre, l’importance du programme d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (Évars), qui devrait être mis en place à la rentrée 2025 dans tous les établissements scolaires publics, a été soulignée. « Prévenir les violences sexuelles demande d’agir sur les représentations […] avec des récits, des discours, des productions culturelles qui insistent sur les réalités sociales des violences sexuelles », a conclu l’anthropologue Corentin Legras sous un tonnerre d’applaudissements.

Un rapport tiré de ces auditions sera remis au gouvernement en septembre 2025. « Nous aimerions qu’il soit porté au niveau interministériel avec des préconisations pour la Santé, la Justice, l’Intérieur, l’Éducation nationale, détaille Anne-Hélène Moncany. Un comité de suivi sera mis en place, afin qu’il ne reste pas au fond d’un tiroir. »

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19.06.2025 à 17:40

🌈 En juin, La Déferlante est fière !

La Déferlante

Des homosexuel·les condamné·es à des peines de prison ou interdit·es de se marier, des personnes trans exclues de l’armée, des compétitions sportives ou dans l’impossibilité d’utiliser les toilettes de leur […]
Texte intégral (2858 mots)

Des homosexuel·les condamné·es à des peines de prison ou interdit·es de se marier, des personnes trans exclues de l’armée, des compétitions sportives ou dans l’impossibilité

d’utiliser les toilettes de leur choix dans les lieux publics, des manifestations pour les droits des personnes LGBTQIA+ réprimées : partout dans le monde, les droits des personnes queers ont encore nettement reculé ces derniers mois. Juin, Mois des fiertés, est pour La Déferlante l’occasion d’afficher son indéfectible soutien à celles, ceux et celleux dont les existences sont méprisées et les corps violentés.
Dans cette newsletter, c’est toute notre équipe ainsi que notre comité éditorial qui partagent leurs recommandations et coups de cœur : des romans, des essais, des expositions qui documentent les vécus LGBTQIA+ et concourent, on l’espère, à modifier les représentations dominantes.

👉🏼 → Commandez nos livres sur les questions LGBTQIA+

📖
Romans

Entre ici et avant il y a la mer

Premier roman, roman d’apprentissage, l’ouvrage de Nelly Slim est l’histoire d’une reconstruction. La narratrice va et vient entre les souvenirs de son enfance dans un milieu bourgeois occidentalisé à Tunis et la vie d’immigrée qu’elle mène maintenant à Paris, sa ville d’adoption. Des souvenirs troubles surnagent – une agression sexuelle, une fascination amoureuse pour son amie Zeinab – et se mêlent au vécu douloureux de l’exil et du racisme : « Je suis du Sud faible et navrant et je ne peux me hisser à la hauteur de la France qu’en apprenant à consommer comme eux, à rire comme eux, à parler comme eux, à user du mépris poli et du sourire crasse. » Peu à peu, suivant l’exemple des mammifères des fonds marins dont les fantômes peuplent son récit, la narratrice se reconstruit, et trouve des repères qui prennent les traits d’une femme dont elle est désormais amoureuse.

🌊→ Nelly Slim, Entre ici et avant il y a la mer, éd. Hystériques et associées, 2025. 15 euros.

Insolations

Une jeune femme raconte son enfance dans des lettres à sa thérapeute. Elle y convoque l’Algérie, son père, les femmes de sa famille, la violence qui traverse leurs relations, et questionne la complexité de cet attachement teinté de violences. Premier roman de la poétesse Meryem Alqamar, Insolations est un livre âpre et percutant, écrit dans une langue lumineuse. Déjà publié aux éditions du Commun en 2022, il vient de ressortir en format poche aux éditions Cambourakis.

☀ → Meryem Alqamar, Insolations, Cambourakis, 2025. 10 euros.

🗡
Fantasy

Le Trône des héritières

Dans un monde sans héritiers masculins, la paix passe par le mariage de la princesse. Le roi organise donc un tournoi, mais, cette fois, les prétendantes sont toutes des femmes. Solène Kate signe une fantasy saphique, poétique et romantique qui renverse les codes et questionne les normes de genre à travers une aventure aussi palpitante qu’engagée.

♞ → Solène Kate, Le Trône des héritières, Books on demand, 2023. 20 euros.

📓
Essais

Une brève histoire de la transmisogynie

Déjà connue pour son travail sur les enfants trans, l’historienne canadienne Jules Gill-Peterson s’intéresse cette fois à l’histoire de la transmisogynie, dans le contexte particulier des empires coloniaux. Du continent américain aux Philippines, en passant par l’Europe et l’Inde, elle démontre que la transmisogynie constitue une forme de violence spécifique dirigée contre des catégories de population qui ne se définissent d’ailleurs pas forcément comme trans, au sens occidental et moderne du terme. Elle développe le concept de « transféminisation » pour décrire les processus politiques par lesquels certaines formes de féminités, souvent racialisées, sont les cibles des droites et des extrême droites. Préfacé par Mihena Alsharif, autrice et anthropologue, cet ouvrage apparaît comme un des livres majeurs de l’année 2025 sur les transidentités.

🏳️‍⚧️ → Jules Gill-Peterson, Une brève histoire de la transmysoginie. Pour une lecture anti-impérialistes de la transféminité, trad. Mihena Alsharif (et préface) et Nesma Merhoum, Shed publishing, 2025. 19 euros.

Pourquoi les lesbiennes sont invisibles ?

Où sont les représentations lesbiennes dans la société ? Dans ce court essai à la première personne, la photographe Marie Docher (également autrice d’Et l’amour aussi, La Déferlante Éditions, 2023) propose une réflexion sur l’invisibilisation des lesbiennes dans le domaine de l’art et de la photographie. En s’appuyant sur l’exemple de plusieurs artistes (la peintre Rosa Bonheur, la photographe Berenice Abbott ou encore la danseuse Loïe Fuller), elle explique comment des relations lesbiennes ont été ni plus ni moins effacées de notre matrimoine. Le livre s’interroge également sur le lesbian gaze dans l’art et offre à ses lecteur·ices un texte inédit de la photographe états-unienne Joan E. Biren, pour qui « la création d’images […] est un moyen pour les lesbiennes de se donner du pouvoir ». Amen.

📷Marie Docher, Pourquoi les lesbiennes sont invisibles, Seuil, coll. « Libelle », 2025. 4,90 euros.

Un désir démesuré d’amitié

Certains conseils doivent être pris au sérieux. « Tu dis qu’il n’y a pas de mots pour décrire ce temps […]. Mais souviens-toi. Fais un effort pour te souvenir. Ou à défaut invente », écrit Monique Wittig dans Les Guérillères. De cette exhortation, Hélène Giannecchini a fait une méthode, une éthique.

L’histoire des personnes queers est emplie de silences, leurs vies sont oblitérées. OK. Mais la fiction, l’imagination et un talent indéniable à faire vivre les archives peuvent réparer certains oublis. C’est tout le projet d’Un désir démesuré d’amitié : sauver de l’ombre des vies intimes minoritaires pour les inscrire dans un grand récit collectif et émancipateur. De photos d’inconnu·es aux clichés de la photographe états-unienne Donna Gottschalk, en passant par le témoignage bouleversant d’un malade du sida (Jean Dumargue), Hélène Giannecchini dresse un monument à la mémoire d’existences cachées dans les plis de l’histoire. Un monument qui célèbre, ce faisant, la puissance politique de l’amitié et des liens indestructibles de la famille qu’on s’est choisie.

💖 → Hélène Giannecchini, Un désir démesuré d’amitié, Seuil, 2024. 21 euros.

Gouines

« Nous sommes gouines, parce que nous voulons le respect, nous voulons l’égalité des droits, mais sans avoir à nous fondre dans le moule hétéropatriarcal. » Se réappropriant ce qui est, au départ, une insulte lesbophobe, les autrices de cet ouvrage collectif – Marie Kirschen, Maëlle Le Corre, Amandine Agić, Meryem Alqamar, No Anger, Marcia Burnier, Noémie Grunenwald, Erika Nomeni – proposent de penser les identités lesbiennes contemporaines et disent en creux la complexité des vécus.

👭 → Marie Kirschen et Maëlle Le Corre (dir.), Gouines, Points, 2024. 9,90 euros.

Pédés

« On ne naît pas pédé, on le devient. » Comment faire pour comprendre qui on est quand les autres vous ont déjà assigné à une identité sans votre accord ? Comment se réapproprier une insulte avant même d’avoir compris sa propre sexualité ? Cet ouvrage collectif dans lequel on retrouve – entre autres – le journaliste et essayiste Adrien Naselli, le militant LGBTQIA+ Ruben Tayupo ou le photographe Nanténé Traoré, offre une pluralité de récits et de réflexions sur les identités gays.

👨🏽‍🤝‍👨🏾 → Florent Manelli (dir.), Pédés, Points, 2023. 9,90 euros.

🎨
Exposition

De l’amour

Avec l’exposition intitulée All about love – un clin d’œil à l’ouvrage de bell hooks publié en 2001 – l’artiste états-unienne Mickalene Thomas propose d’explorer la question de l’amour. Parmi les œuvres présentées : des tableaux monumentaux, composés de couleurs éclatantes, qui mêlent photographie, collage, peinture et incrustations de strass. L’artiste revisite également avec un regard féministe, noir et queer, les classiques de la peinture occidentale : le male gaze et le regard occidental qui les traversent sont ici partout subvertis. Le célèbre Déjeuner sur l’herbe devient Déjeuner sur l’herbe : trois femmes noires. Dans ces œuvres, les personnages ne sont pas des objets de désir, mais des êtres vivants et désirants. Une œuvre queer profondément politique et émancipatrice.

🖌All about love, Mickalene Thomas, jusqu’au 9 novembre 2025 aux Abattoirs, Musée – Frac Occitanie à Toulouse.

💡
Un glossaire pour tout comprendre

Alors que l’actualité montre à quel point la guerre culturelle qui fait rage est aussi une bataille sémantique, il nous a paru important que La Déferlante propose à ses lecteur·ices des définitions de concepts clés pour appréhender l’époque dans une perspective féministe intersectionnelle. Queer, panique morale, théorie du genre : toutes les définitions sont en accès libre sur notre site internet, qui sera alimenté au fil des numéros pour faciliter la compréhension des concepts mobilisés dans chaque dossier.

🔏 → Retrouvez toutes nos définitions en libre accès

📍
On y sera

💥 Cinéclub féministe

Dim 29 juin 2025, 18h
Majestic Bastille, Paris

Tonnerre, le ciné-club d’Elvire Duvelle-Charles, dont La Déferlante est partenaire, propose une projection en avant-première du film d’Alice Douard, Des preuves d’amour, dans le cadre de la dixième édition du Festival du film de fesses. La projection sera suivie d’une rencontre avec la réalisatrice.

🎟 → Informations pratiques et réservations

☔ Festival des pluies de juillet

Sam 19 et dim 20 juillet 2025
Le Tanu, Manche (50)

La Déferlante tiendra un stand lors du Festival des pluies de juillet. Vous y retrouverez nos revues, nos livres et nos goodies. Le dimanche 20 juillet, à 14h45, Anne-Laure Pineau, journaliste et membre du comité éditorial de La Déferlante, discutera avec le politiste Éric Neveu dans le cadre d’une rencontre intitulée : Informer est un sport de combat.

👉🏼 → Informations pratiques et billetterie

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