URL du flux RSS
L’expertise universitaire, l’exigence journalistique

ACCÈS LIBRE UNE Politique International Environnement Technologies Culture

▸ les 25 dernières parutions

10.03.2025 à 16:23

Jeux vidéo : une réinvention du concept de personnage ?

Fanny Lignon, Maîtresse de conférences HDR, Université Lyon 1, laboratoire THALIM (CNRS, Sorbonne Nouvelle, ENS), École normale supérieure (ENS) – PSL
World of Warcraft, Stray, Assassin’s Creed Mirage, Adventure, SoulCalibur VI, les Sims : les jeux vidéo redéfinissent en profondeur la relation entre récit, spectateur et identité virtuelle.
Texte intégral (2527 mots)
Dans « World of Warcraft Burning Cruisade », le joueur peut personnaliser de nombreux détails de son avatar. BlizzardEntertainment

Les jeux vidéo bousculent les codes des médias traditionnels. Au-delà de l’interactivité et de leur dimension ludique, ils revisitent aussi le concept de personnage. Dans ces mondes numériques, les protagonistes sont plus que des simples figures narratives : ils deviennent des créations hybrides, façonnées autant par les concepteurs que par les joueurs eux-mêmes. Cette dynamique unique redéfinit en profondeur la relation entre récit, spectateur et identité virtuelle.


Au cœur de la plupart des jeux vidéo se trouvent des personnages contrôlés par les joueurs : les personnages joueurs. La différence fondamentale entre ces héros de pixels et ceux qui évoluent dans les autres formes spectaculaires, sonores, visuelles et audiovisuelles réside dans leur nature hybride. Ils sont en effet le résultat de l’union de personnages fictionnels et de spectateurs joueurs.

Le pouvoir décisionnel, habituellement détenu au sein des récits par les personnages, est ainsi en partie transféré aux « spectacteurs » et donc aux personnages joueurs. Ce changement structurel entraîne de multiples répercussions.

Du personnage à incarner au personnage à cocréer

L’histoire des personnages de jeux vidéo débute bien avant que les ordinateurs puissent représenter de manière crédible des êtres vivants. Les premiers protagonistes sont invisibles et nécessitent une certaine dose d’imagination pour exister : dans le jeu vidéo Tennis for Two (1958), le joueur incarne le sportif maniant la raquette ; dans Spacewar ! (1962), il devient le pilote du vaisseau spatial ; dans OXO (1952), il place des ronds et des croix sur le plateau de jeu. Ces personnages invisibles sont les ancêtres de ceux qui peuplent aujourd’hui nos écrans.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Désormais, les personnages joueurs s’inscrivent sur un continuum allant du plus personnalisable au moins personnalisable.

À l’une des extrémités de ce continuum se trouvent des protagonistes fermés, finis, prêts à incarner. C’est le cas par exemple de Lara Croft (Tomb Raider, 1996-), de Nathan Drake (Uncharted, 2007-2017), de Basim Ibn Ishaq (Assassins’ Creed Mirage, 2023). La ressemblance visuelle avec un être humain est un critère facilitateur mais non obligé. Dans Adventure, un célèbre jeu d’aventure action graphique sorti en 1979, le joueur incarne un chevalier représenté à l’écran par un carré d’environ un centimètre de côté. Dans Stray (2022), il incarne un chat roux équipé d’un sac à dos et qui évolue dans un univers postapocalyptique.

Dans le jeu vidéo « Stray », le joueur incarne un chat.
Dans le jeu vidéo Stray, le joueur incarne un chat. BlueTwelve Studio / Annapurna Interactive

À l’opposé se trouvent des protagonistes ouverts, inachevés, à co-créer que le joueur est invité à finaliser avant de les investir. Dans les Sims (2000-2014), il est possible, lors de la phase de création des personnages, de décider de leur genre, de leur corpulence, de leur couleur de peau, de la forme de leurs oreilles, de leur habillement, de leur caractère…

Dans World of Warcraft Burning Cruisade (2007), le joueur, lorsqu’il a déterminé la « faction » (l’alliance ou la horde), la « race » (elfe, nain, troll, mort-vivant…), la « classe » (guerrier, chaman, paladin…) et le « sexe » de son héros, peut modifier son visage, en l’ornant de boucles d’oreilles, de cornes ou de piercings s’il a opté pour une femme, en agissant sur sa pilosité s’il a opté pour un homme. Dans SoulCalibur VI (2018), le joueur peut choisir les armes de son personnage, remanier la forme de son visage, le galbe de ses mollets, la hauteur de sa voix.

Création de personnage dans World of Warcraft Burning Cruisade
Création du personnage dans World of Warcraft Burning Cruisade Blizzard Entertainment

Quel que soit le type de personnage choisi, les joueurs et joueuses se glissent tout entier dans ces corps virtuels. Ces enveloppes leur permettent de se cacher aux yeux des autres, mais aussi de se dévoiler en leur conférant une apparence, des compétences et des rôles.

Effacer la distance

Les concepteurs de jeux, en proposant ce large éventail de possibilités, cherchent à renforcer le lien entre les personnages et les joueurs. Cette recherche de proximité se poursuit avec l’adoption, in game, par la caméra virtuelle, d’un certain type de point de vue. La vision impersonnelle (par exemple dans les jeux de simulation de football) et la vision à la troisième personne (comme dans la plupart des jeux d’aventure-action) permettent au joueur de voir le héros qu’il incarne à l’écran tout en maintenant avec lui une distance manifeste, mais souvent ténue. La vision à la première personne, très utilisée dans les jeux de tirs, vise à réduire cet intervalle à néant et à faire disparaître la frontière joueur/personnage.

L’idée qui sous-tend ces choix créatifs est que l’effet d’immersion serait inversement proportionnel à la distance qui sépare le joueur de son personnage. L’effacement de celle-ci entraînerait-il automatiquement un engagement total ? Selon le philosophe Mathieu Triclot, cela est peu probable. C’est néanmoins cette logique qui préside au développement des casques de réalité virtuelle.


À lire aussi : Le son dans l’expérience vidéoludique


Les héros vidéoludiques sont-ils des personnages au rabais ?

Si on envisage les personnages joueurs au regard de ce qui est traditionnellement attendu des personnages évoluant dans les récits fictionnels, ils sont en deçà des espérances.

Leur caractérisation sociale est généralement esquissée à gros traits. On sait de Mario qu’il a été plombier, mais jamais on ne l’a vu réparer le moindre robinet. On sait de Lara Croft qu’elle est issue d’un milieu favorisé et exerce la profession d’archéologue, mais jamais on ne l’a vue faire des fouilles ou lire un livre. La caractérisation psychologique de ces personnages est également réduite à la portion congrue. Dans le meilleur des cas, leur personnalité tient en quelques mots, qui souvent ne figurent que dans le livret qui accompagne le jeu.

Il est en conséquence difficile de considérer ces héros comme des personnages à part entière. Néanmoins, cette incomplétude structurelle est au cœur de leur existence à venir.

Les héros vidéoludiques sont-ils des « super » personnages…

L’apparence physique des personnages vidéoludiques est représentée avec force détails. Corps, parures, gestuelle sont longuement exposés au regard du joueur, qui ne les lâche pas des yeux pendant parfois des dizaines d’heures, que le héros soit présent dans son entièreté ou sous forme fragmentaire. Dans une partie d’Assassin’s Creed (2007) l’ancêtre du sujet est toujours à l’image. Dans une partie de Call of Duty (2003) le bras armé du personnage est toujours représenté au premier plan.

Call of Duty Modern Warfare 2011
Image extraite du jeu Call of Duty Modern Warfare, sorti en 2011.

La conjonction de ces éléments construit ainsi une forme prégnante de présence. La caractérisation sociale de ces personnages ne se réduit pas non plus à la profession déclarée. Elle se constitue autour d’un rapport au monde et aux autres qui s’affirme à mesure que le joueur progresse dans le jeu. Quant à la caractérisation psychologique, elle se voit modifiée de l’extérieur par le joueur dès lors que celui-ci incarne le personnage. Pour toutes ces raisons, on peut considérer que les protagonistes vidéoludiques sont des « super » personnages, situés au-delà de ce qu’on attend ordinairement d’un personnage.

… ou des personnages d’un genre nouveau ?

Les personnages joueurs sont en définitive à l’intersection du monde physique et des mondes virtuels, tels des points de passage. Ils permettent aux joueurs de réaliser le rêve de bien des amateurs de fiction : entrer totalement dans le récit. Les jeux vidéo composent ainsi avec ce que, d’ordinaire, on s’efforce de cacher ou tout au moins de faire oublier, le fait que les personnages ne sont en aucun cas des personnes.

En exhibant cette irréductible imperfection, qui conditionne leur existence, ils la transcendent. En l’exploitant, ils créent des personnages d’un genre nouveau, dotés d’un rapport au spectateur singulier, car conjuguant simultanément le fait de tendre vers la fusion et d’affirmer la séparation, d’être tout à la fois vides et pleins. Cette spécificité les rend aptes à exprimer toute la complexité de l’être humain. Elle redéfinit aussi, en partie, le concept de personnage.

The Conversation

Fanny Lignon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

25 / 25

 

  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Monde Diplo
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
  CULTURE / IDÉES 1/2
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  IDÉES 2/2
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
  FIABILITÉ LIMITÉE
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
Regain
Slate
Ulyces
🌞