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03.07.2025 à 10:38

Malgré les plans loup successifs, une cohabitation toujours délicate dans les Alpes du Sud

Nathalie Couix, Chercheure en Sciences des Organisations, Inrae
Jacques Lasseur, Ingénieur de recherche, Inrae
Certaines mesures du « plan loup » aggravent les conflits d’usage sur le territoire. Au-delà de la question emblématique du tir du loup, celle des chiens de protection est centrale.
Texte intégral (2627 mots)

Le dernier « plan loup » 2024-2029 entre en vigueur en France alors que le statut d’espèce strictement protégée du prédateur a été affaibli au sein de la convention de Berne. Nos recherches sur le terrain montrent que les mesures mises en place aggravent les conflits d’usage sur le territoire. Au-delà de la question emblématique des tirs létaux sur l'animal, celle des chiens de protection des troupeaux est centrale.


Que ce soit à travers leurs paysages, leur culture ou leur économie, les Alpes du Sud sont marquées par les activités pastorales, c'est-à-dire l'élevage basé sur un pâturage extensif. Véritable patrimoine culturel ou élément du folklore vendu aux touristes, le pastoralisme est omniprésent dans les images de ces montagnes du sud de la France. Depuis les années 1990, elles sont aussi devenues un territoire recolonisé par le loup gris (Canis lupus italicus).

Jusqu’à très récemment, l’espèce placée sur la liste rouge mondiale des espèces menacées de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) était strictement protégée au niveau européen. Elle a récemment perdu le statut d’espèce strictement protégée au sein de la convention de Berne, malgré les protestations des naturalistes et de nombreux scientifiques.

Aujourd’hui, son aire de répartition s’étend au-delà des seules Alpes du Sud. Cette région reste toutefois le secteur en France qui connaît le plus de prédation sur les troupeaux. Ainsi, des mesures de protection des troupeaux ont été mises en place dans le cadre de plans nationaux d’action loup successifs depuis les années 1990. Une nouvelle version de ce « plan loup » portant sur la période 2024-2029 a récemment été publiée par le gouvernement.

Ces mesures facilitent-elles la cohabitation ? Les travaux que nous menons dans une vallée des Alpes de Haute-Provence ont révélé une nette dégradation du climat social. En particulier, entre les éleveurs et bergers d’une part et les autres acteurs du territoire d’autre part.

Aujourd’hui, ce n’est plus seulement le loup qui cristallise les tensions, mais les chiens de protection des troupeaux (par exemple patou, kangal…) mis en place dans le cadre du plan loup pour protéger les troupeaux. Les éleveurs et bergers en sont le plus souvent tenus pour responsables.

Deux éléments sont centraux pour bien comprendre la situation : d’abord, le moment particulier où survient le retour du loup, dans un contexte où l’activité pastorale traditionnelle peine à redéfinir son rôle dans la société. Mais aussi certaines mesures du « plan loup » en elles-mêmes, qui peuvent contribuer à un climat social de plus en plus délétère, car elles ne tiennent pas compte de leurs propres conséquences. Par exemple, celles liées à la mise en place de chiens de protection des troupeaux, qui doivent partager les mêmes espaces que les promeneurs et les touristes.


À lire aussi : Comprendre la diversité des émotions suscitées par le loup en France


Le pastoralisme, une pratique aujourd’hui questionnée

Les conséquences du retour du loup sur l’élevage ovin pastoral sont connues et étudiées depuis le retour du loup sur le sol français dans les années 1990. Il en découle un certain nombre de conflits entre le monde du pastoralisme, qui voit le loup comme une menace pour les troupeaux et le monde de l’environnement, qui voit le grand prédateur comme une espèce menacée à protéger.

Nos travaux ont permis de mettre en évidence (au cours d’entretiens, d’ateliers participatifs avec les acteurs du territoire et de débats publics) des tensions qui semblent avoir gagné du terrain. D’un côté, les autres acteurs que les éleveurs et bergers du territoire (riverains, promeneurs…) reconnaissent des dimensions patrimoniale et économique au pastoralisme, qui a un rôle positif pour les paysages et la biodiversité. Souvent, il leur apparaît même comme indispensable.

Pour autant, le pastoralisme leur semble trop développé. Le temps de présence des troupeaux en estive (période de l'année où les troupeaux paissent sur les pâturages de montagne) est par exemple perçu comme trop long et vu comme à l’origine de dégradation (sentiers, végétation, etc.). Tous les acteurs du territoire s’accordent à dire que leurs relations se sont progressivement dégradées, du fait en particulier de la présence des chiens de protection, de plus en plus nombreux.


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La peur des chiens contribue ainsi à transformer les pratiques et les usages (loisirs, tourisme…) que ces acteurs pouvaient avoir des espaces pastoraux ou forestiers. Les élus redoutent la survenue d’un accident grave, tandis que les éleveurs et les bergers expriment leurs craintes de la marginalisation et que leurs activités soient remises en cause. Face à des injonctions multiples au changement, ces derniers peinent à redonner un sens à leur métier.

Le divorce entre défenseurs du pastoralisme et de l’environnement

Ces conflits autour du loup se matérialisent à un moment charnière où l’activité pastorale doit redéfinir sa place dans la société. Pour comprendre ce qui se joue, il faut revenir sur l’histoire récente du pastoralisme.

La modernisation agricole d’après-guerre a permis une nette augmentation de la productivité des terres, mais de fortes disparités ont persisté entre plaines et montagnes. Les secteurs de montagne se sont alors repliés sur les activités pastorales, les seules en mesure de valoriser les vastes étendues d’un territoire aux conditions difficiles (pentes, végétation, climat, etc.).

Ce (re)développement des activités pastorales est apparu d’autant plus pertinent, au début des années 1990, que montaient alors de nouvelles préoccupations en termes d’entretien des paysages et de protection de l’environnement. Celles-ci ont donné lieu à des aides au pastoralisme via les mesures dites agri-environnementales de la politique agricole commune européenne (PAC). Ainsi promus « jardiniers de l’espace », les éleveurs, bon gré mal gré, ont peu à peu acquis une certaine légitimité. Celle-ci a participé à transformer le regard porté sur leurs activités et, pour certains, l’image qu’ils avaient de leur propre métier.

Mais le début des années 90 a également marqué le retour du loup, d’abord discret, puis massif. Les éleveurs les bergers ont alors été confrontés à des attaques de troupeaux de plus en plus fréquentes et à des dégâts de plus en plus importants. Alors qu’elles tendaient peu à peu à se consolider, les alliances entre acteurs des activités pastorales et ceux de l’environnement se sont alors fortement dégradées.

Cette fracture s’est d’autant plus marquée depuis une réforme de la PAC en 2012. Les outils d’incitation économiques ont alors été revus de sorte à limiter les pratiques agricoles néfastes à l’environnement plutôt qu’à encourager les pratiques les plus vertueuses.

Les « impensés » du plan national loup

Enfin, certaines mesures du « Plan loup » peuvent contribuer à un climat social de plus en plus délétère faute de tenir compte de leurs conséquences concrètes. En effet, celui-ci contient notamment des préconisations sur les moyens de protection à mettre en œuvre par les éleveurs dans les zones où le loup est présent. Celles-ci sont codifiées et donnent droit à des soutiens publics.

Les trois mesures phares portent :

  • sur une présence humaine accrue auprès du troupeau au pâturage,

  • le regroupement nocturne des animaux dans des parcs de nuit

  • et enfin la présence de chiens de protection évoluant en permanence avec le troupeau.

Les mesures de protection et de gestion des attaques prévoient aussi, dans le cas d’attaques répétées malgré la mise en place des mesures précédentes, des autorisations de tirs létaux – autorisations qui pourraient devenir plus nombreuses en raison du changement de statut de l’espèce.

L’autorisation de tir létal est la mesure emblématique qui suscite les réactions les plus vives de la profession agricole et des associations environnementales. Par contre, l’utilisation des chiens de protection est sans doute celle qui, à bas bruit, cristallise le plus de problèmes dans les interactions entre monde de l’élevage et société locale.

Les frayeurs engendrées par la présence de ces chiens, avec quelquefois des incidents pouvant être sérieux sans parler des dégâts faits par ces chiens sur la faune sauvage, sont à l’origine de nombreuses récriminations – voire de plaintes – de la part des usagers de la montagne autres que les éleveurs.

À ces récriminations, les éleveurs et bergers opposent souvent que la présence des chiens leur est imposée par le plan loup pour bénéficier de soutiens publics en cas d'attaque et que les incidents sont essentiellement causés par un comportement inapproprié des plaignants. Ils arguent aussi que les estives sont leur lieu de travail, qu’ils sont donc prioritaires sur l’usage de ces espaces et qu’ils se doivent de protéger leur troupeau, autant pour leur revenu que parce qu’ils y sont fortement attachés.

De plus en plus de moyens sont dédiés à la sensibilisation du public au pastoralisme et à la conduite à tenir face à des chiens de protection. Des stratégies d’évitement se développent.. A la fois de la part des usagers de la montagne, qui s'informent sur les endroits à éviter en fonction des périodes, et de la part des bergers, dont certains vont préférer éviter certains secteurs. Mais de telles stratégies d’évitement questionnent le vivre-ensemble au sein du territoire.

Les mesures prises pour maintenir les activités pastorales là où la présence du loup est forte tendent ainsi à ignorer que ces activités – tout comme le loup lui-même – s’inscrivent non seulement dans des écosystèmes biologiques, mais également dans des socioécosystèmes. Les définitions précises de ce concept varient en fonction des approches utilisées, mais on peut dire en première approximation que les socio-écosystèmes sont ce qui résulte des interactions complexes entre dynamiques écologiques et dynamiques sociales.

Or, concrètement, le plan loup repose surtout sur la prise en charge de la valeur économique des animaux tués. Les conséquences écologiques des pratiques d’élevage que ces mesures suscitent, ou encore leur impact sur les interactions entre les différentes activités, ne sont quant à elles jamais considérées.

Ces conséquences peuvent pourtant être à l’origine de conditions difficiles d’exercice des métiers d’éleveurs et de bergers (conflits, mise en cause permanente, dégradation de la végétation sur certains secteurs, etc.), ce qui paraît contradictoire avec la volonté de soutien de ces activités. Elles sont également à l’origine de frustrations et de mécontentements de la part des différents usagers des espaces pastoraux et des habitants. Elles peuvent même, à terme, nuire au développement d’un certain tourisme dont ces territoires dépendent au plan économique.

Ainsi, selon nous, le plan national d’action loup ne favorise pas le développement de formes de cohabitation apaisées entre loups et activités pastorales. Trop souvent circonscrite aux relations entre le monde du pastoralisme et celui de l’environnement, la question de la présence du loup en territoire pastoral mérite d’être abordée à l'aune des socio-écosystèmes.

The Conversation

Jacques Lasseur a reçu des financements de Agropolis Fondation ainsi que des soutiens interne a INRAE (metaprogramme biosefair).

Nathalie Couix ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

03.07.2025 à 10:38

Comment le tourisme et les loisirs de plein air ont modifié notre rapport aux animaux sauvages

Antoine Doré, Sociologue des sciences, techniques et politiques environnementales et agricoles., Inrae
Rapaces, marmottes… Le développement des pratiques récréatives en pleine nature est-il compatible avec le maintien de conditions de vie et de conservation convenables pour la faune sauvage ?
Texte intégral (1890 mots)

Le développement des pratiques récréatives en pleine nature (loisirs, sport…) est-il compatible avec le maintien de conditions de vie et de conservation convenables pour la faune sauvage ? Cela nécessite en tout cas de s’interroger sur la façon dont ces nouveaux usages intermédient nos relations à la nature.


Alors que les vacances d’été approchent, nombreux sont ceux qui rêvent d’évasion en pleine nature. Et, peut-être, de pouvoir admirer la faune sauvage : rapaces, marmottes, chamois, lynx… Ce qui pose la question de notre rapport au « sauvage ». La transformation de nos pratiques récréatives (notamment en matière de sport et de loisirs de pleine nature) est-elle compatible avec le maintien de conditions de vie et de conservation appropriées pour la faune sauvage ?

Loin d’être anodines, nos activités de loisirs de plein air façonnent nos représentations et notre capacité à cohabiter avec les autres êtres vivants. L’histoire et la sociologie des pratiques récréatives montrent que la nature est souvent perçue comme un décor à admirer plutôt qu’un espace partagé avec des animaux sauvages. C’est ce que j’explore également dans le chapitre d’un ouvrage à paraître courant 2025 aux éditions Quae.

La nature comme décor de nos loisirs

Dans nos sociétés dites « modernes », les relations avec la nature se déroulent principalement en dehors du travail. Pour la plupart des gens, cela se fait à travers les loisirs : la part des personnes qui travaillent à son contact est désormais très minoritaire.

Parallèlement, plusieurs enquêtes montrent que la nature prend une place croissante dans les activités récréatives. Alors que les milieux naturels sont envisagés comme des lieux pour se ressourcer, la manière dont nous les investissons détermine aussi leur pérennité. Les espaces sauvages deviennent des territoires aménagés pour répondre aux attentes des visiteurs. Pour ces derniers, la nature n’est plus perçue comme un milieu habité ou exploité, mais comme un cadre récréatif destiné à l’évasion.


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On comprend l’importance colossale des loisirs dans l’évolution de nos relations contemporaines à la nature : l’« écologisation » des pratiques récréatives de plein air devient est devenu un enjeu crucial, qui ne peut être bien compris sans un détour par l’histoire, la sociologie et l’économie politique et morale du « temps libre ».

Une nature mise en scène par la « classe de loisirs »

L’histoire de la protection de la nature est indissociable de celle de la « classe de loisir ». Dès le XIXe siècle, une élite sociale urbanisée promeut l’idée de « nature sauvage » et initie la création de réserves et de parcs pour protéger les paysages… et leur propre expérience du sauvage. En France, les premiers appels à la création de parcs nationaux sont portés par le Touring Club de France et le Club alpin français, soucieux de préserver leur terrain de jeu.

À cette époque, la valorisation du sauvage repose avant tout sur des critères esthétiques. On protège d’abord les paysages et non les espèces. La forêt de Fontainebleau est ainsi classée en 1861 pour ses qualités picturales.

La création des parcs nationaux dans les années 1960 prolonge cette logique :

« protéger des paysages exceptionnels […] favoriser et réglementer leur fréquentation touristique. »

Or, cette mise en scène de la nature se fait souvent au détriment des usages ruraux de ces espaces. Entre nature sauvage et paysages champêtres, « l’environnement » se constitue comme un milieu temporaire de distraction, voire de consommation, pour des sociétés de plus en plus urbaines qui ne font qu’y passer et qui valorisent des rapports contemplatifs à la nature, au détriment de rapports plus directement utilitaristes – vivriers ou productifs – tels que l’agriculture, la chasse, la pêche ou la cueillette.

Une faune sauvage entre protection et spectacle

Si la protection de la nature s’est renforcée avec le temps, elle s’est aussi accompagnée d’un paradoxe : les espèces emblématiques (tels que les grands prédateurs : loup, panthère des neiges, orques…) sont davantage préservées, mais elles sont souvent réduites à des images spectaculaires dans les médias et les documentaires animaliers.

Dès les années 1970, l’essor du cinéma de nature et des productions télévisées consacrées au vivant transforme les animaux sauvages en icônes esthétiques. « Les gens protègent et respectent ce qu’ils aiment, et pour leur faire aimer la mer il faut les émerveiller autant que les informer », déclarait ainsi Jacques-Yves Cousteau.

Le développement de l’industrie audiovisuelle va ainsi contribuer à sensibiliser le grand public à la protection des animaux sauvages en instaurant, par le truchement des écrans, un sentiment de familiarité à leur égard.

Tout cela participe au succès de l’idée moderne de « nature sauvage » qui tend, paradoxalement, à court-circuiter – ou du moins altérer – toutes possibilités de cohabitation avec les animaux, au profit d’un rapport scopophile à ces derniers, c’est-à-dire un rapport centré sur le plaisir de les regarder, souvent de manière distanciée et esthétisante ; ils sont alors vus comme des objets d’admiration, davantage que des êtres avec lesquels peuvent se nouer des rapports de cohabitation ; ils sont envisagés comme une source d’excitation visuelle, des personnages d’un décor d’autant plus authentique qu’il est spectaculaire.

Vers une écologie de l’attention

L’essor des activités de plein air, amplifié par la crise sanitaire du Covid depuis 2020, témoigne d’un désir croissant de « retour à la nature ». Mais celui-ci s’accompagne d’une pression accrue sur la nature, en particulier sur la faune.

Il est donc capital de revoir en profondeur les manières de cohabiter avec les animaux sauvages dans nos sociétés de loisir. L’histoire de la protection de la nature est solidaire d’une histoire sociale du temps libre. Tout ceci a concouru à l’instauration d’une nature « récréative » conçue principalement comme support de projection émotionnelle.

On touche ici du doigt un rapport problématique à l’environnement, vu comme un décor peuplé de figurants humains et non-humains, qui se rapproche du voyeurisme. Dans ces conditions, l’écologisation des pratiques récréatives ne peut se résumer à simplement convenir de nouvelles « règles du jeu » avec la nature. Il s’agit aussi de parvenir à instaurer de nouveaux styles d’attention aux vivants et, en particulier, à la faune sauvage.

Par exemple, quels sont les régimes d’attention propres à telle ou telle activité récréative de nature ? Qu’est-ce qui est valorisé ou dévalorisé par telle manière de pratiquer la randonnée ou la pêche à la mouche et quelles places y tiennent les vivants ? Au-delà des interactions « ici et maintenant » entre faune et usagers des espaces naturels, par l’intermédiaire de quels genres de médiateurs nos rapports aux animaux sauvages sont-ils organisés, à travers quels médiateurs humains (un guide, un enfant), techniques (montre connectée, jumelles) ou non-humains (chien de chasse, cheval) ?

Reconsidérer nos rapports à la nature dans la société de loisir suppose de déplier tout l’« échosystème » au sein duquel résonnent – ou non – les coprésences directes et indirectes entre humains et animaux sauvages

Alors que les plus privilégiés d’entre nous s’apprêtent à partir en montagne ou en forêt pour quelques jours de vacances, nous pouvons nous interroger sur la manière dont nos pratiques récréatives façonnent nos rapports à la nature. Voulons-nous continuer à la considérer comme un décor, ou sommes-nous prêts à repenser nos interactions avec elle ? Peut-être est-il temps de ne plus seulement chercher à voir les animaux sauvages, mais à véritablement apprendre à cohabiter avec eux.

The Conversation

Antoine Doré ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

02.07.2025 à 18:37

État du climat en 2024 : les voyants toujours au rouge malgré le ralentissement des émissions mondiales

Christian de Perthuis, Professeur d’économie, fondateur de la chaire « Économie du climat », Université Paris Dauphine – PSL
Les voyants du climat sont toujours dans le rouge. Le ralentissement des émissions de CO₂ n’a pas freiné la croissance de leur stock atmosphérique à l’origine du réchauffement.
Texte intégral (3465 mots)

Malgré le ralentissement des émissions globales de gaz à effet de serre (GES), les voyants du climat restent dans le rouge, nous rappelle le rapport Indicators of Global Climate Change 2024 récemment publié. Ce rapport permet également d’identifier trois leviers d’action à mettre en œuvre pour stabiliser le stock atmosphérique de GES à l’origine du réchauffement global.


L’univers virtuel des réseaux sociaux est celui de l’immédiateté. Un utilisateur de TikTok y navigue en moyenne 95 minutes chaque jour, avec à la clé plusieurs centaines de clics. En politique, la vague populiste surfe sur ce courant d’informations en continu qui submerge notre quotidien.

Dans ces mondes virtuels, on prend les décisions en fonction des aléas du moment, quitte à revenir rapidement en arrière en cas de réactions inattendues. Une telle soumission aux humeurs du court terme n’est pas compatible avec l’action face au réchauffement planétaire et à la dégradation de la biodiversité.

Le premier antidote à la tyrannie de l’immédiat doit être la science. C’est pourquoi le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) joue un rôle si structurant en matière d’action climatique. Depuis 1990, le GIEC a publié six rapports d’évaluation. Ces rapports fournissent des balises précieuses, documentant l’état des connaissances scientifiques sur le système climatique, les impacts et les adaptations possibles face au réchauffement, les leviers d’atténuation pour le stabiliser.

Chiffres-clés du changement climatique en 2024. Indicators of Global Climate Change 2024, Fourni par l'auteur

Le temps de navigation entre deux balises tend cependant à augmenter. De cinq ans entre le premier et le second rapport du GIEC, il est passé à neuf ans entre les deux derniers rapports. Pour éviter que les décideurs ne se perdent en route, un collectif de chercheurs publie chaque année un tableau de bord annuel, reprenant les méthodologies utilisées par le GIEC.

J’ai lu leur rapport sur l’année 2024, rendu public le 17 juin 2025. Voici ce que j’en ai retenu.

Les voyants au rouge, malgré le ralentissement des émissions

Le tableau de bord annuel actualise en premier lieu les informations sur les émissions de CO₂ jusqu’en 2024 (et jusqu’à 2023 pour les autres gaz à effet de serre, GES). Sans surprise, cette actualisation confirme le ralentissement de l’augmentation des émissions mondiales observé depuis 15 ans, principalement provoqué par celles de CO2.

Ralentissement de la hausse des émissions sur les quinze dernières années. Fourni par l'auteur

Ce ralentissement est toutefois insuffisant pour stabiliser ou même freiner l’accumulation du stock de GES dans l’atmosphère. Le rythme de croissance de ce stock se maintient, et s’est même accéléré pour le méthane depuis le début des années 2020.

Or c’est ce stock qui est le moteur anthropique du réchauffement climatique. Il joue d’autant plus fortement que les rejets d’aérosols (principalement le dioxyde de soufre), à l’effet refroidissant à court terme pour la planète, se réduisent du fait du resserrement des contraintes sur les polluants locaux, en particulier dans le transport maritime international et en Chine.


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De ce fait, le réchauffement ne connaît pas de répit. Il a franchi pour la première fois la ligne de +1,5 °C en 2024. Les facteurs anthropiques en ont expliqué 1,36 °C, le reste étant attribué à la variabilité naturelle du climat, en particulier l’épisode El Niño de 2024.

Réchauffement des 10 dernières années. Indicators of Global Climate Change 2024, juin 2025, Fourni par l'auteur

Sur les dix dernières années connues, le réchauffement global a atteint +1,24 °C par rapport à l’ère préindustrielle. Sur l’océan, il dépasse désormais 1 °C. Sur terre, il se situe à 1,79 °C, pratiquement à équidistance entre 1,5 et 2 °C.

Sans surprise la poursuite du réchauffement alimente la montée du niveau de la mer, sous l’effet de la dilatation thermique de l’eau et de la fonte des glaces continentales. La hausse du niveau moyen de l’océan est estimée à 22,8 cm depuis le début du siècle dernier. Entre 2019 et 2024, elle a été de 4,3 mm/an, bien au-dessus de la tendance historique (1,8 mm/an).

Quels leviers d’action ?

Pour stabiliser le réchauffement, il faut en premier lieu drastiquement réduire les émissions de carbone fossile. Comme le notait déjà le Global Carbon Budget à l’automne 2024, le budget carbone résiduel pour avoir une chance sur deux de limiter le réchauffement à 2 °C ne représente plus que 28 années des émissions actuelles. Pour viser 1,5 °C, c’est désormais moins de cinq années !

Le tableau de bord montre également l’impact de la réduction des rejets d’aérosols, qui contribue significativement au réchauffement. Moins d’aérosols dans l’atmosphère, c’est certes moins de problèmes sanitaires à terre, mais aussi plus de réchauffement car les aérosols voilent le rayonnement solaire et agissent sur la formation des nuages. Or, comme les aérosols ne séjournent pas longtemps dans l’atmosphère, une réduction de leurs émissions se répercute rapidement sur le volume de leur stock dans l’atmosphère.

Que faire ? Pour contrarier cet impact, la meilleure voie est de réduire les émissions de méthane. Le méthane ayant une durée de séjour dans l’atmosphère plus courte que celle des autres gaz à effet de serre, sa réduction agit nettement plus rapidement sur le réchauffement qu’une réduction équivalente de CO2 ou de protoxyde d’azote, qui séjourne en moyenne 120 ans dans l’atmosphère.

Le tableau de bord met enfin en avant l’apparition de « rétroactions » climatiques dont les effets s’ajoutent à l’impact direct des émissions anthropiques sur la température. Ainsi, le réchauffement global stimule les émissions de méthane dans les zones humides tropicales et risque, demain, d’accentuer celles résultant de la fonte du permafrost. Conjugué aux épisodes de sécheresses, il accentue également les émissions générées par les mégafeux de forêt et altère la capacité de croissance des arbres et les rend plus vulnérables face aux ravageurs.

Dans les deux cas, ces rétroactions amplifient le réchauffement. Agir contre ces rétroactions, par exemple en adaptant les stratégies de gestion forestière, répond donc à une double logique d’adaptation et d’atténuation du changement climatique.


À lire aussi : Changement climatique : les forêts ont-elles besoin de nous pour s’adapter ?


Feux de forêt, carbonatation du ciment et gaz fluorés

Si le tableau de bord se fixe comme règle de correspondre au plus près aux méthodes des rapports d’évaluation du GIEC, il apporte également des compléments utiles. J’ai particulièrement apprécié ceux concernant les émissions provoquées par les mégafeux, les gaz fluorés et l’absorption du CO2 atmosphérique par le ciment.

Trois mesures des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES). Indicators of Global Climate Change 2024, Fourni par l'auteur

Dans la figure ci-dessus apparaissent trois façons de comptabiliser les émissions mondiales de GES.

  • À 55,4 milliards de tonnes (Gt) équivalent CO2, le premier bâtonnet visualise les émissions de l’année 2023 et la marge d’incertitude associée, calculées suivant les normes retenues par le GIEC.

  • L’agrégation des données d’inventaires nationaux recueillies sur le site des Nations unies donne des émissions de seulement 47,1 Gt pour la même année. L’écart entre les deux grandeurs est principalement lié à la façon de comptabiliser les émissions liées aux changements d’usage des terres, en particulier à la frontière retenue entre les émissions-absorptions d’origine anthropique et celles d’origine naturelle. Par exemple, le carbone stocké grâce à la replantation d’arbre est clairement d’origine anthropique, mais faut-il également comptabiliser celui résultant de la repousse naturelle d’arbre après des incendies ?

  • La figure du milieu est une innovation du tableau de bord, qui a élargi les sources et les absorptions de CO2 prises en compte, pour aboutir à un total d’émissions de 56,9 Gt d’équivalent CO2 (+1,5 Gt relativement à l’évaluation standard). La prise en compte de la séquestration du carbone par les ouvrages en ciment ( « carbonatation » du ciment) représente un puits de carbone de 0,8 Gt de CO2. Mais elle est plus que compensée par les émissions de méthane et de protoxyde d’azote par les feux de forêt et la combustion de biomasse (1 Gt d’équivalent-CO2) et celles provenant des CFC et autres gaz fluorés non couverts par la convention climat (UNFCCC), à hauteur de 1,3 Gt d’équivalent CO2 en 2023.

L’inertie des stocks de gaz à effet de serre

Sur la période récente, les émissions de gaz fluorés (F-gaz) répertoriées dans le cadre de l’UNFCC, dépassent celles des gaz fluorés dont la régulation a été mise en place par le protocole de Montréal (1987) destiné à protéger la couche d’ozone. Mais cette situation est relativement récente. Quand la lutte pour la protection de la couche d’ozone a démarré, les émissions de CFC et des autres gaz fluorés détruisant cette couche exerçaient un réchauffement équivalent à pratiquement 12 Gt de CO2, soit la moitié des émissions de carbone fossile de l’époque (22 Gt d’équivalent CO2).

Evolution des émissions de gaz fluorés. Indicators of Global Climate Change 2024, Fourni par l'auteur

La diminution spectaculaire des émissions de gaz fluorés réalisée pour protéger la couche d’ozone a ainsi eu un impact majeur sur l’action climatique, malgré le développement de substituts à ces gaz – comme les HFC – pour couvrir les besoins de climatisation et réfrigération. Ce résultat s’observe aujourd’hui dans la diminution de la concentration atmosphérique des CFC, qui contribue à atténuer le réchauffement climatique.

Compte tenu de la durée de séjour des gaz CFC dans l’atmosphère, de l’ordre du demi-siècle, cet effet d’atténuation devrait se prolonger pendant quelques décennies. Une bonne illustration de l’inertie du stock par rapport au flux, qui joue désormais de façon bénéfique pour l’action climatique dans le cas des gaz fluorés.

A l’inverse, cette inertie joue encore à la hausse du thermomètre pour le CO2 et le méthane, malgré le ralentissement des émissions. D’où les voyants au rouge du tableau de bord. Demain, si on parvient à durablement inverser leur trajectoire d’émission, cette inertie pourra également jouer à sa baisse. Mais pour cela, il faut accélérer la transition bas carbone et ne pas succomber aux sirènes de ceux qui voudraient rétrograder.

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Christian de Perthuis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

01.07.2025 à 16:55

Des voiliers-cargos pour réimaginer le transport de marchandises

Sylvain Roche, Docteur en sciences économiques, Ingénieur de recherche et enseignant associé, Sciences Po Bordeaux
Pourrait-on revenir à la voile dans le transport maritime ? Des voiliers-cargos modernisés se donnent l’objectif de changer les représentations du fret.
Texte intégral (3316 mots)
Long de 81 mètres et équipé de 3  000 m² de voilure, l’_Anemos_ de l’entreprise française TransOceanic Wind Transport (TOWT) est capable de transporter 1  200 palettes de marchandises. Ronan Gladu/TOWT

Depuis la fin du XIXe siècle, les marchandises voyagent à travers le monde grâce à des navires à moteur, alimentés par des combustibles fossiles. Pour décarboner le secteur, pourrait-on revenir à la voile ? C’est ce que proposent certaines entreprises, avec des voiliers-cargos modernisés, et l’objectif de changer les représentations du transport maritime.


Si elle a persisté à travers les sports nautiques et la navigation de plaisance, la voile se réinvente aujourd’hui dans le secteur du transport marchand pour répondre au triple enjeu de décarbonation, de réindustrialisation et de résilience.

Portée par des figures emblématiques de la course à la voile, de petites start-ups innovantes ou encore de grandes multinationales, elle apparaît comme un des choix technologiques les plus matures pour se projeter à long terme dans un contexte économique et géopolitique incertain. Le vent est une énergie verte, abondante et gratuite. En proposant un modèle alternatif, la voile inscrit le transport maritime dans un autre imaginaire, une autre modernité : celle de la sobriété.

Pour autant, l’alternative qu’elle propose n’est pas exempte de critiques. Pour ses défenseurs, le principal défi consiste à démontrer qu’elle a toute sa place dans un avenir décarboné. Dans un article publié en décembre 2024 dans la revue Développement durable et territoires, j’analyse comment le secteur doit proposer de nouveaux récits, adaptés à un monde écologiquement contraint.


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Un secteur dominé par l’imaginaire thermo-industriel

Utilisée dès l’Antiquité, la voile a connu un déclin croissant dès la fin du XIXe siècle dans le transport marchand, puis une disparition, au profit du moteur thermique, plus efficace dans le cadre du commerce international et des ambitions coloniales des nations occidentales.

Photo noir et blanc d’un voilier à quatre mâts
Le voilier France II inauguré en 1911. Long de 142 mètres, il fut le plus grand voilier du monde jusqu’en 1988. State Library of Victoria, Malcolm Brodie shipping collection/Wikimedia

En poursuivant les imaginaires de puissance et de liberté, héritages des révolutions industrielles successives, le triptyque énergies thermique, chimique et électrique, structuré autour des énergies fossiles et fissiles, se définit toujours comme le modèle de référence, mais désormais sous un prisme écologique.

Aujourd’hui, le gaz naturel et les électro-carburants sont défendus par leurs promoteurs comme les solutions les plus rationnelles pour répondre aux objectifs de décarbonation des transports. Le cas emblématique est celui de l’hydrogène, totem de la croissance verte, entouré d’un imaginaire magique. L’énergie nucléaire, et son « mythe d’un monde affranchi de toutes contraintes naturelles » (à la différence des énergies renouvelables comme le vent), est aussi présentée comme solution technique pour le transport maritime de marchandises.

La filière au gaz naturel liquéfié (GNL) a connu un boom de 33 % entre 2023 et 2024, avec désormais plus de 700 navires en service dans le monde, dont un tiers de porte-conteneurs. Le GNL est devenu le carburant alternatif le plus employé dans le secteur maritime, et ceci, malgré les nombreuses études critiques soulignant ses limites écologiques.

Redéfinir le modèle du gigantisme…

Là où la complexité figure historiquement comme un gage de modernité technologique, la relative simplicité de la voile paraît hors sujet. Pour autant, comme mentionné par l’Ademe, « l’imaginaire dominant à l’origine de nos modes de vie modernes est aujourd’hui insoutenable puisqu’il met en péril l’habitabilité de la planète ».

Pour sortir de cette « fossilisation » des imaginaires, questionner la taille des navires du transport maritime devient légitime.

Les super-conteneurs sont devenus les emblèmes de l’industrie maritime moderne fondée sur les énergies fossiles. Artefacts répondant aux normes de « l’économie du gigantisme », ils incarnent un idéal de paix, porté par le « doux commerce » et son école de pensée libérale, et un idéal d’abondance : leur capacité de transport a été multipliée par plus de 20 en quarante ans.

Pour autant, ce modèle du gigantisme est aujourd’hui remis en question. Souvent, les ports secondaires ne sont pas équipés sur le plan logistique pour accueillir les mégacargos, qui font parfois plus de 400 mètres, ce qui représente un risque pour les infrastructures.

À l’inverse, les bateaux à voile font en moyenne entre 90 et 150 mètres. Citons, par exemple, le projet Windcoop et ses 91 mètres, ou encore le projet Neoline, considéré comme l’un des plus longs cargos à voile du monde, et ses 136 mètres.

La coopérative Windcoop lancera fin 2025 la construction d’un cargo à voile de 90 mètres de long, capable de transporter 210 conteneurs (environ 2 500 tonnes de marchandises). Le navire sera équipé de trois ailes rigides de 350 m² et pourra économiser jusqu’à 90 % de carburant selon ses promoteurs. Une mise à l’eau est envisagée pour mai 2027. Windcoop

Le transport à voile visait jusqu’ici des produits à forte valeur ajoutée comme le vin, le café ou encore le chocolat. Mais l’arrivée de cargos à voile de plus en plus grands, à l’image du Williwaw de 160 mètres, annoncé par l’entreprise Zéphyr & Borée, permet d’augmenter les volumes de cargaison, de les diversifier et de réduire les coûts actuels par des économies d’échelle. La filière s’ouvre ainsi au transport de véhicules par exemple.

… et celui de l’hypervitesse

Le vent ne soufflant pas tout le temps, le transport maritime à voile reformule le paradigme de la grande vitesse contrôlée, qui figure comme une impasse énergétique : plus on va vite, plus on consomme. À titre indicatif, la majorité des porte-conteneurs actuels ont une vitesse de 15 à 23 nœuds (28 à 43 km/h), alors que le cargo à voile de Neoline de 136 mètres affichera une vitesse réduite de 11 nœuds (environ 20 km/h).

La résurgence du transport maritime à voile pose aussi la question du temps social, en repensant notre rapport au territoire et à nos rythmes de vie. D’ailleurs, à la différence des fantasmes qui ont émergé dans le monde du transport terrestre ou aérien avec, par exemple, l’Hyperloop ou l’avion supersonique, la vitesse n’est pas une question primordiale pour le transport maritime, l’enjeu de la ponctualité étant bien plus important.

À ce titre, l’ambition d’autonomie des cargos à voile (installation de grues de chargement/déchargement à bord pour gagner en fluidité, ouverture de lignes commerciales secondaires en dehors des grandes routes internationales congestionnées, etc.) remettrait en question l’hégémonie des méga porte-conteneurs thermiques dans cette course à la vitesse. Réduire la vitesse des navires est aussi une mesure en faveur de la biodiversité marine, puisque cela diminue le bruit sous-marin et les risques de collision avec des cétacés.

Une symbiose entre low-tech et high-tech

Avec la révolution des outils numériques disponibles à bord, des simulations en temps réel permettent de suivre les meilleures trajectoires. Déployer ou replier une voile se fait désormais de manière automatisée. Ces nouveaux cargos à voile sont des concentrés de technologies, et bien qu’ils exploitent une technique millénaire, ils s’appuient également sur des outils contemporains, à l’image de l’IA et des prévisions satellitaires qui permettent d’optimiser les trajectoires. Des technologies matures et éprouvées issues du secteur aéronautique et des sports nautiques (matériaux carbone) sont intégrées dans l’élaboration des nouveaux voiliers.

Le transport maritime à voile s’inscrit dans un choc de la vitesse. Le modèle de la décélération (à l’image aussi du retour des dirigeables dans le transport aérien de marchandises) côtoie de plus en plus celui de la grande vitesse. Pareillement, la filière connaît un choc de la conception innovante, où la low-tech (la voile) va s’associer avec la high-tech.

Le défi du changement d’échelle

Pour autant, l’incertitude et le risque associés au caractère pionnier de ces premiers cargos modernes rendent par nature la levée de fonds plus délicate.

Afin de s’assurer de la rentabilité économique du projet, les promoteurs des cargos à voile doivent trouver des clients (chargeurs ou logisticiens) qui s’engagent sur un nombre de conteneurs annuels pendant une durée généralement assez longue. Le processus de légitimation du transport à voile repose sur ces premiers clients qui parient sur la filière, parmi lesquels on peut trouver des start-ups/PME mais aussi des grands groupes.

Grand bateau blanc avec quatre mâts
Le cargo hybride Canopée amarré au port de Bordeaux en octobre 2024. Long de 121 mètres et conçu pour transporter la fusée Ariane-6, le navire est capable d’économiser de 30 à 40 % de carburant classique grâce à ses quatre mâts de 37 mètres de haut. Sylvain Roche, Fourni par l'auteur

Le concours actif de ces premiers clients est dès lors crucial, tout comme le soutien des acteurs publics. Le moindre coût de carburant doit permettre d’amortir l’investissement supplémentaire propre à la construction de cargos à voile de nouvelle génération. Le processus de légitimation et d’innovation marketing oblige à jongler continuellement entre un imaginaire romantique véhiculé par les bateaux à voile au sein du grand public et un discours technique pragmatique de rentabilité financière.

Une réappropriation territoriale et citoyenne des échanges

Enfin, le changement de paradigme reste à effectuer en premier lieu du côté des citoyens et des consommateurs. Le surcoût lié à l’usage de la voile – la taille des méga porte-conteneurs thermiques permet des économies d’échelle – doit encore pouvoir être répercuté sur le prix des marchandises. Une évolution décarbonée du transport maritime se fera pour des raisons marchandes et citoyennes plus que technologiques.

L’évolution des usages et des mentalités est donc un élément structurant pour constituer un véritable marché. Le transport de marchandises restant un secteur opaque d’un point de vue social et environnemental, la voile pourrait lui donner une nouvelle éthique. À ce titre, de nombreux armateurs véliques ont fait le choix d’une rémunération juste de leurs marins.

En 2014, la navigatrice Isabelle Autissier rappelait que la mer est un vecteur de l’imaginaire où « le marin devient le porte-drapeau d’une humanité plus vraie et plus désirable ». Tout comme les éoliennes (avec toutes les controverses qu’elles provoquent), la résurgence des mâts des navires se présente dès lors comme un symbole paysager fort qui redonne à voir le monde maritime (les cargos étant les grands invisibles de la mondialisation) et le transport.

Sachant que la durée de vie d’un navire de commerce actuel est de vingt-cinq ans en moyenne, les bateaux en chantier aujourd’hui sont ceux qui devront réduire les émissions du secteur maritime dans le futur. Ainsi, bien que l’avenir énergétique du transport maritime se veuille pluritechnologique, une compétition est en cours autour de l’imaginaire du progrès.

The Conversation

Sylvain Roche ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

01.07.2025 à 16:51

BD : L’Héritage du dodo (épisode 10)

Mathieu Ughetti, Illustrateur, vulgarisateur scientifique, Université Paris-Saclay
Franck Courchamp, Directeur de recherche CNRS, Université Paris-Saclay
La crise climatique n’avance pas seule : elle est indissociable de la crise de la biodiversité. Découvrez en exclusivité les 10 épisodes de la BD concoctée par Mathieu Ughetti et Franck Courchamp.
Texte intégral (749 mots)

La crise climatique n’avance pas seule : elle est indissociable de la crise de la biodiversité. Découvrez en exclusivité, le 10e et dernier épisode de la BD concoctée par Mathieu Ughetti et Franck Courchamp. Dans cet épisode final, on fait le point sur ce qu’il nous reste à faire.


L’Héritage du dodo, c’est une bande dessinée pour tout comprendre à la crise du climat et de la biodiversité. Chaque semaine, on explore la santé des écosystèmes, on parle du réchauffement climatique mais aussi de déforestation, de pollution, de surexploitation… On y découvre à quel point nous autres humains sommes dépendants de la biodiversité, et pourquoi il est important de la préserver. On s’émerveille devant la résilience de la nature et les bonnes nouvelles que nous offrent les baleines, les bisons, les loutres…

On décortique les raisons profondes qui empêchent les sociétés humaines d’agir en faveur de l’environnement. On décrypte les stratégies de désinformation et de manipulation mises au point par les industriels et les climatosceptiques. Le tout avec humour et légèreté, mais sans culpabilisation, ni naïveté. En n’oubliant pas de citer les motifs d’espoir et les succès de l’écologie, car il y en a !

Retrouvez ici le dixième et dernier épisode de la série !

Ou rattrapez les épisodes précédents :

Épisode 1
Épisode 2
Épisode 3
Épisode 4
Épisode 5
Épisode 6
Épisode 7
Épisode 8
Épisode 9


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Cette BD a pu voir le jour grâce au soutien de l’Université Paris Saclay, La Diagonale Paris-Saclay et la Fondation Ginkgo.

Mathieu Ughetti ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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