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21.11.2024 à 17:21

Mercosur : les agriculteurs soumis à une concurrence déloyale et à des contradictions toujours plus fortes

Bertrand Valiorgue, Professeur de stratégie et gouvernance des entreprises, EM Lyon Business School

Xavier Hollandts, Professeur de stratégie et entrepreneuriat, Kedge Business School

Les agriculteurs français se mobilisent contre le Mercosur. Les normes sanitaires et environnementales imposées par l’Europe ne sont pas exigées en Argentine, au Brésil, en Uruguay et au Paraguay.
Texte intégral (1320 mots)

L’accord de libre-échange avec le Mercosur (Argentine, Brésil, Uruguay et Paraguay) pourrait être adopté en décembre 2024 par l’Union européenne. En France, les agriculteurs français se mobilisent pour s’opposer à cette décision. Les normes sanitaires et environnementales imposées aux agriculteurs européens ne sont pas respectées par les pays du Mercosur. Cette différence a des conséquences importantes sur les coûts de production. L’Europe envoie donc un message contradictoire, demandant aux agriculteurs de respecter des normes strictes tout en ouvrant ses portes à des produits bien moins contrôlés.


L’agriculture française (et européenne) est l’une des plus sûres au monde grâce aux normes sanitaires et environnementales imposées par le régulateur français et européen.

Une simple comparaison des pratiques agricoles actuelles avec celles des années 1990 permet de prendre la mesure de ce saut qualitatif (abandon de certaines molécules, prise en compte de la biodiversité, qualité de l’alimentation du bétail, par exemple).

On a tendance à oublier que ces démarches d’amélioration ne se réalisent pas sans investissements ni surcoûts. La substitution d’une technique de production par une autre n’est pas qu’un simple changement d’habitude.

C’est un investissement, un apprentissage et un risque nouveau qu’il faut apprendre à gérer.

On oublie aussi régulièrement que ces investissements et surcoûts sont très difficilement répercutés sur les prix, du fait de la structure et du fonctionnement des marchés des matières premières agricoles.

Un agriculteur soucieux de l’environnement et de ses pratiques n’est pas un agriculteur qui est mieux rémunéré. C’est un agriculteur qui doit fournir un effort supplémentaire qui n’est pas intégré dans le prix de vente des denrées alimentaires qu’il produit.

Cette dure loi économique, que l’on retrouve dans le secteur agricole, porte le nom d’« effet tapis roulant ». Elle a été introduite pour la première fois par l’économiste Willard Cochrane.

« L’effet tapis roulant »

Pour rester compétitifs et présents sur les marchés, les agriculteurs doivent procéder à des investissements et à l’incorporation de nouvelles technologies qui les rendent plus productifs. Cela engendre une plus grande disponibilité de denrées alimentaires commercialisées sur les marchés des matières premières et une baisse concomitante des prix.

Il faut alors procéder à de nouveaux investissements et à l’incorporation de nouvelles technologies pour rester sur le marché. On a, à l’arrivée, des agriculteurs toujours plus efficients mais dont les rémunérations stagnent. Ils doivent toujours courir plus vite sur le tapis roulant sans que leurs situations économiques progressent pour autant.

Le même effet (tapis roulant) s’observe au niveau de la préservation de l’environnement.

Les agriculteurs incorporent des normes environnementales toujours plus exigeantes sans jamais bénéficier d’augmentation des prix.

L’UE en pleine contradiction

La signature du traité de libre-échange du Mercosur touche directement à cette question en faisant entrer sur le territoire européen et français des denrées alimentaires produites selon des normes bien moins strictes, voire tout simplement interdites aux agriculteurs hexagonaux : utilisation d’antibiotiques comme activateurs de croissance, variétés issues de la transgénèse, farines animales, recours à certaines molécules chimiques, culture de céréales génétiquement modifiées…

Cet accord pourrait contribuer à déverser sur le marché français et européen des matières premières agricoles et des denrées alimentaires moins chères et produites dans des conditions peu soucieuses de l’environnement et dans des proportions très significatives.

Liste des matières premières agricoles concernées par le traité Mercosur :

  • 99 000 tonnes de viandes de bœuf

  • 160 000 tonnes de viande de volaille

  • 25 000 tonnes de viande porcine

  • 180 000 tonnes de sucre

  • 650 000 tonnes d’éthanol

  • 45 000 tonnes de miel

  • 60 000 tonnes de riz

Si le traité venait à être ratifié, les filières et les agriculteurs concernés devront faire face à une concurrence déloyale et un dumping environnemental orchestré par l’Union européenne qui au même moment renforce ses exigences environnementales et sanitaires à l’égard des producteurs agricoles localisés dans la zone Europe.

Cette réalité brutale pousse les agriculteurs français et européens à descendre dans la rue afin de dénoncer une concurrence déloyale, réalisée au détriment de l’environnement et de leurs exploitations. L’Europe envoie un message contradictoire à ses agriculteurs, leur demandant de respecter des normes strictes tout en ouvrant ses portes à des produits bien moins contrôlés.

Elle accélère de la sorte la vitesse de rotation du tapis roulant tout en augmentant les charges que doivent supporter les agriculteurs. Ces derniers progressent de manière continue sur le respect de l’environnement sans que les marchés récompensent les efforts accomplis.

Quand les contradictions deviennent insoutenables

L’opposition des agriculteurs français à l’égard du Mercosur est emblématique d’une inquiétude croissante à l’égard des politiques menées par l’Europe.

La littérature sur le management des paradoxes a montré qu’à partir d’un certain niveau de contradiction, les acteurs exposés à des injonctions paradoxales s’engagent dans des dynamiques de repli et de contestation de l’autorité jugée comme étant à l’origine de la situation dans laquelle ils se retrouvent plongés.

Quand le niveau de contradiction est trop fort, la conflictualité devient la seule issue possible afin de retrouver une situation plus équilibrée et cohérente.

La contestation des agriculteurs à l’égard du traité Mercosur est révélatrice d’un niveau de contradiction fabriqué par les politiques de l’Union européenne que les agriculteurs français n’arrivent plus à supporter.

Ce niveau de contradiction est vécu avec intensité par les agriculteurs français qui mettent une pression politique sur leur gouvernement.

Il en va autrement dans les autres pays européens, comme l’Allemagne ou l’Espagne, favorables à l’accord avec le Mercosur. Sans mouvement des agriculteurs à l’échelle de l’Union et sans veto d’au moins 4 pays de l’Union européenne, il est probable que le traité soit validé en décembre prochain.

Cette ratification placerait les agriculteurs français dans un grand désarroi et enclencherait de nouveaux mouvements de contestation susceptibles d’être de plus en plus virulents.


Frédéric Courleux, agroéconomiste et conseiller au sein du Parlement européen, est co-auteur de cet article

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

20.11.2024 à 17:11

Polices municipales : vers des pouvoirs accrus ?

Adrien Mével, Docteur en science politique, Université de Rennes 1 - Université de Rennes

Le Beauvau des polices municipales, qui reprend le 21 novembre, doit baliser la future « loi-cadre » voulue par le ministre de la Sécurité Nicolas Daragon.
Texte intégral (1654 mots)

Amorcé par le précédent gouvernement, le Beauvau des polices municipales reprend le 21 novembre et devrait rendre ses conclusions en mars prochain. L’enjeu est de baliser la future « loi-cadre » que le ministre délégué chargé de la Sécurité du quotidien, Nicolas Daragon, appelle de ses vœux. Ce dernier souhaite renforcer les prérogatives de la police municipale.


Aujourd’hui s’ouvre une nouvelle séquence du Beauvau des polices municipales, un espace de discussion associant ministres, représentants de syndicats de la fonction publique territoriale, associations d’élus locaux, parlementaires et membres de l’institution judiciaire. L’objectif explicite est de trouver des moyens d’augmenter le pouvoir des polices municipales : le ministre délégué à la Sécurité du quotidien, Nicolas Daragon a déclaré que si la police municipale est « bel et bien la troisième force de sécurité du pays, (elle est bridée) dans sa capacité à intervenir ». L’extension de ses pouvoirs s’inscrirait en particulier dans le cadre de la répression du trafic de stupéfiants.

Les policiers municipaux sont placés sous l’autorité du maire, et n’ont pas de pouvoir d’enquête. Contrairement aux policiers nationaux, ils ne peuvent par exemple pas réaliser de contrôle d’identité ou de fouille de personnes ou de véhicules. Depuis la loi de 1999 qui a fixé le cadre légal de la profession, les pouvoirs des agents sont restés globalement inchangés.

Des tentatives retoquées par le Conseil constitutionnel

Plusieurs tentatives de renforcement des pouvoirs des policiers municipaux ont déjà eu lieu : en 2011, la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure II et plus récemment, en 2020, la proposition de loi « sécurité globale », qui listait une série de délits pour lesquels les policiers municipaux auraient été autorisés à agir de manière autonome. Ces dispositions ont été censurées par le Conseil constitutionnel qui a jugé qu’elles contrevenaient au principe de placement de la police judiciaire sous le contrôle de l’autorité judiciaire. D’où la recherche par le pouvoir central d’une nouvelle solution, le placement temporaire et optionnel des policiers municipaux sous l’autorité du procureur de la République.

Nicolas Daragon a insisté sur le caractère facultatif de cette délégation, échouant toutefois à désamorcer l’expression de réticences de la part d’élus locaux. Bien que la prise de plainte par les policiers municipaux – une possibilité que redoutent les maires et les agents car elle entraînerait un important transfert de charge administrative de la police nationale vers les polices municipales – n’est pas sur la table aux dires du ministre, il est à prévoir que les maires n’accueilleront pas tous favorablement une mesure qui se traduirait par une diminution de leur mainmise sur la police municipale. Même s’il a été présenté comme procédant du libre choix des communes, ce placement pourrait vite devenir un objet de négociation dans l’établissement des conventions de coordination entre villes et services étatiques.

Trois pistes pour étendre les pouvoirs de police municipale

Le ministre a annoncé trois mesures phares pour les polices municipales : le droit de consulter des fichiers (comme le fichier des personnes recherchées, le système des immatriculations de véhicule ou le fichier national des permis de conduire), d’effectuer des contrôles d’identité, et la possibilité d’infliger des amendes forfaitaires délictuelles (AFD) pour le délit de détention de stupéfiants.

Concernant l’AFD, il ne s’agit pas du premier essai de ce type, l'article premier de loi dite « sécurité globale » visait à donner ce pouvoir aux agents de police municipale, et a fait partie des éléments censurés par le Conseil constitutionnel.


À lire aussi : Comment le fichage policier est-il contrôlé ?


Si la solution qu’explore le gouvernement permettait de passer cette fois l’épreuve du contrôle de constitutionnalité, les policiers municipaux pourraient alors verbaliser le délit de détention de stupéfiants dans certains cas. Cependant, les études sur ce dispositif mettent surtout en lumière des effets socio-économiques négatifs sur les populations visées (avec une multiverbalisation qui peut générer de très importantes dettes au Trésor public), et peut créer chez les personnes mises à l’amende un sentiment d’un arbitraire policier de fait affranchi du contrôle judiciaire. La Défenseure des droits a d’ailleurs préconisé l’abandon de ce dispositif, arguant entre autres des problèmes en matière d’accès aux juges par les personnes sanctionnées et de respect des droits de la défense.

Pour ce qui est de l’accès aux fichiers administratifs, le gouvernement souhaite que les agents puissent les consulter sans avoir besoin de solliciter la police nationale. L’objectif est de leur permettre d’accéder rapidement à des informations sur les individus qu’ils contrôlent. Si cet enjeu est devenu aussi important, c’est en partie car les usages de ces bases de données par les policiers nationaux se sont multipliés. Les policiers municipaux, eux, n’ont qu’un accès indirect et limité à ces informations.

Nicolas Daragon souhaite que les policiers municipaux puissent effectuer des contrôles d’identité. Cet outil est massivement utilisé par les policiers nationaux tandis que les agents de police municipale ne peuvent, en droit, réaliser que des relevés d’identité. Ils peuvent demander la présentation de documents d’identité lorsqu’il s’agit de verbaliser une infraction mais ne peuvent pas obliger les personnes contrôlées à justifier leur identité. Dans les faits pourtant, les pratiques des policiers municipaux peuvent s’avérer assez proches de celles des agents de police nationale.

J’ai pu constater au cours de mes enquêtes de terrain que les policiers municipaux utilisent des infractions prétextes (avoir traversé en dehors du passage clouté par exemple) pour obtenir les papiers d’identité d’individus. Ils peuvent aussi jouer sur l’ambiguïté entre des injonctions légales et des demandes cherchant à obtenir le consentement des individus ciblés. Par exemple, demander : « est-ce que vous pouvez ouvrir votre sac s’il vous plaît ? », sachant qu’ils n’ont pas le pouvoir de l’imposer mais comptant sur le consentement et l’ignorance de la loi des personnes contrôlées.

Une étape supplémentaire dans la judiciarisation des missions de police municipale ?

Si elles devaient être adoptées, les mesures envisagées renforceraient clairement le pouvoir des policiers municipaux. Elles interrogent néanmoins le rôle des polices municipales, et présentent des risques de dégradation des rapports de ces agents à la population en les dotant d’outils générateurs de conflits.

Mais dans les faits, cette réforme ne signerait pas une évolution notable des missions de police municipale vers la répression de la délinquance, elle ne ferait qu’accompagner un processus déjà bien engagé.

En s’appuyant sur l’article 73 du Code de procédure pénale, les policiers municipaux sont déjà en mesure d’interpeller dans le cadre du flagrant délit. J’ai pu observer que le recours à cet article ne se fait pas seulement lorsque des policiers municipaux tombent « par hasard » sur un délit en train de se commettre. La possibilité d’interpeller ouvre en fait la possibilité d’une recherche active du flagrant délit, c’est-à-dire d’orientation des patrouilles et des modes de présence dans l’espace public pour maximiser les chances d’assister à un délit, avec une focalisation croissante des agents sur la vente de stupéfiants.

Bien que diversement investie en fonction des villes, des unités et des profils d’agents, la répression de la détention et de la vente de stupéfiants est déjà prise en charge par les policiers municipaux. Tout indique qu’elle le sera de plus en plus, avec ou sans extension des compétences judiciaires, sans que cette politique n’ait produit d’effets positifs clairs.

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The Conversation

Adrien Mével ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

19.11.2024 à 17:04

Assassinat de Samuel Paty et haine en ligne : ce qui a changé dans la loi depuis 2020

Nathalie Devillier, Docteur en droit international, Auteurs historiques The Conversation France

Le procès de l'assassinat de Samuel Paty soulève le problème des campagnes de haine sur les réseaux sociaux. Depuis 2020, de nouvelles lois tentent de lutter contre ces campagnes. Etat des lieux.
Texte intégral (1864 mots)

Le procès de l’assassinat de Samuel Paty se poursuit devant la cours d’assise spéciale de Paris. Un certain nombre d’accusés comparaissent pour avoir mené une campagne de haine sur les réseaux sociaux avant le meurtre. Depuis 2020, de nouvelles lois – européennes et françaises – sont entrées en vigueur pour lutter contre les violences en ligne. Que retenir de ces législations ? Sont-elles efficaces ?


Le procès de l’assassinat de Samuel Paty a débuté lundi 4 novembre. Sur le banc des accusés se trouvent notamment ceux qui ont créé la polémique et intentionnellement faussé la réalité d’un des cours de l’enseignant portant sur la liberté d’expression. Dans une vidéo, le père d’une élève qui sera jugé durant le procès avait appelé à écrire à la direction de l’établissement « pour virer ce malade » et livrait publiquement le nom du professeur, son numéro de téléphone portable et l’adresse du collège.

Les insultes, menaces et commentaires haineux contre l’enseignant et la directrice du collège inondèrent les réseaux sociaux Facebook, WhatsApp, Instagram, Twitter, Snapchat, YouTube, TikTok, Google… devenus de véritables tribunaux virtuels.

Suite à l’émoi suscité par ces événements, la France a adopté en 2021 plusieurs lois pour contrer la haine en ligne, notamment l’article surnommé « Samuel Paty » de la loi sur le respect des principes de la République qui criminalise les actes d’intimidation et d’entrave au travail des enseignants par la diffusion de messages haineux.

Plus largement, ces dernières années, de multiples initiatives législatives, à l’échelle française et européenne ont cherché à responsabiliser les plates-formes de contenus, les réseaux sociaux mais aussi les utilisateurs pour limiter les impacts de la violence en ligne.

Des mesures pour obliger les plates-formes à plus de transparence

Entré en vigueur en 2023, le Règlement européen sur les services numériques (Digital Services Act, DSA) a notamment pour objectif d’endiguer la viralité de contenus violents pour éviter d’y exposer les utilisateurs. Il exige aussi la publication de rapports de transparence par les réseaux sociaux et plates-formes de partage tels que Facebook, Google Search, Instagram, LinkedIn, Pinterest, Snapchat, TikTok, X (anciennement Twitter) et YouTube.

En vertu de ce texte, les réseaux sociaux doivent aussi donner des informations sur leurs équipes de modération de contenu, mettre en place des mécanismes de signalement des contenus illicites et fournir des informations sur le fonctionnement de leurs algorithmes de recommandation.

Ce partage d’informations sur le fonctionnement des algorithmes devrait permettre aux utilisateurs de mieux comprendre et contrôler ce qu’ils voient en ligne. Il est surtout utile pour le Centre européen pour la transparence algorithmique qui contrôle l’application du règlement.

Les plates-formes doivent également évaluer et réduire les risques systémiques pour la sécurité publique et les droits fondamentaux liés à leurs algorithmes comme la propagation de la haine en ligne. Ces éléments doivent figurer dans les rapports émis à la disposition de la Commission européenne. Dans le cas contraire, ou si les actions des plates-formes ne reflètent pas suffisamment les attentes du DSA, c’est la Commission européenne qui prendra l’attache de l’entreprise et procédera en cas d’inertie de celle-ci à un rappel à la loi public. C’est précisément ce qu’a fait Thierry Breton en août dernier en s’adressant à Elon Musk.

Un outil de dénonciation permettant aux employés ou autres lanceurs d’alerte de signaler les pratiques nuisibles des très grandes plates-formes en ligne et des moteurs de recherche a été mis en place.

Avant ces nouvelles mesures, ces entreprises n’étaient soumises qu’à un code de conduite non juridiquement contraignant et dont les résultats avaient atteints leurs limites.

Comment évaluer l’efficacité de ces mesures ? Nous le saurons bientôt, la Commission européenne a ouvert, le 18 décembre 2023 une procédure contre X (ex-Twitter) après avoir mené une enquête préliminaire pour non respect de l’obligation de transparence et des défaillances dans la modération de contenus. X interdit aussi aux chercheurs éligibles d’accéder de manière indépendante à ses données conformément au règlement. La société encourt une amende pouvant aller jusqu’à 6 % de son chiffre d’affaires mondial et, en cas de manquements répétés, elle peut voire l’accès à son service restreint dans l’Union européenne.

Aujourd’hui, l’épée de Damoclès des sanctions financières et surtout le blocage du service sur le territoire européen font peser un risque économique et réputationnel que les plates-formes souhaitent éviter. Plusieurs procédures formelles ont été lancées par la Commission européenne contre le réseau social X en 2023, TikTok, AliExpress et Meta cette année.

Des mesures pour lutter contre le cyberharcèlement

En France, la loi « Sécuriser et Réguler l’Espace Numérique » (SREN) promulguée en mai 2024 sanctionne les plates-formes qui échouent à retirer les contenus illicites dans un délai rapide (75 000 euros d’amende) et met aussi en place des mécanismes pour mieux sensibiliser et protéger les utilisateurs contre les dangers en ligne.

Cela se traduit par l’information des collégiens en milieu scolaire et des parents en début d’année. Une réserve citoyenne du numérique (rattachée à la réserve civique) est également instaurée avec pour but lutter contre la haine dans l’espace numérique et à des missions d’éducation, d’inclusion et d’amélioration de l’information en ligne. Ce dispositif qui constitue un moyen officiel d’alerte auprès du procureur de la République aurait été le bienvenu il y a 4 ans, au moment de l’affaire Paty. À l’époque, seuls la médiation scolaire et le référent laïcité du rectorat avaient été actionnés, sans effet.

Les plates-formes en ligne ont des obligations légales croissantes issues du règlement européen et de la loi SREN pour prévenir et réagir au cyberharcèlement et aux contenus illicites, avec une responsabilité à plusieurs niveaux.

L’obligation de modération proactive signifie que les plates-formes doivent mettre en place des systèmes pour détecter, signaler et retirer rapidement les contenus haineux, violents, ou incitant au cyberharcèlement. C’est l’ARCOM (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) qui veille à ce que les éditeurs et fournisseurs de services d’hébergement de sites retirent effectivement ces contenus et conduit des audits pour vérifier la conformité aux règles. Cette obligation, issue du règlement européen sur les services numériques et de la loi SREN, sera mise en œuvre grâce à la publication d’un rapport annuel le nombre de signalements effectués. À ce jour, le premier rapport n’a pas été publié.

Les hébergeurs qui ont connaissance du caractère illicite du contenu et qui n’informent pas les autorités compétentes, par exemple, le procureur de la République, ni bloqué l’accès à cette publication, encourent des sanctions allant jusqu’à 250 000 euros d’amende et un an d’emprisonnement pour le dirigeant.

Les plates-formes doivent également sensibiliser leurs utilisateurs aux risques de cyberharcèlement et fournir des outils pour signaler facilement les contenus et comportements nuisibles. C’est le cas par exemple sur X, Facebook, Instagram.

En France, le cyberharcèlement est un délit sévèrement puni par des lois visant à lutter contre le harcèlement moral et les actes répétés de violence en ligne, notamment sur les réseaux sociaux. Une personne coupable de harcèlement moral encourt jusqu’à deux ans d’emprisonnement et 30 000 € d’amende. Si la victime est mineure, ces peines sont alourdies à trois ans de prison et 45 000 € d’amende. Des peines plus graves peuvent s’appliquer en cas d’incapacité de travail de la victime ou si les actes conduisent au suicide ou à la tentative de suicide, avec une sanction maximale de dix ans d’emprisonnement et 150 000 € d’amende.

Pour protéger les victimes de harcèlement groupé, en 2018 la loi Schiappa avait introduit un délit de « harcèlement en meute » ou raid numérique, visant à pénaliser les attaques concertées de multiples internautes contre une victime, même si chaque participant n’a pas agi de façon répétée.

La loi SREN prévoit également que les personnes reconnues coupables de cyberharcèlement peuvent se voir interdites de réseaux sociaux pendant six mois ou un an en cas de récidive. Ce bannissement inclut la création de nouveaux comptes durant la période d’interdiction. Les plates-formes risquent des amendes allant jusqu’à 75 000 € si elles ne bannissent pas les utilisateurs condamnés pour cyberharcèlement ou ne bloquent pas la création de nouveaux comptes pour les récidivistes.

The Conversation

Nathalie Devillier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

18.11.2024 à 15:52

Harris face à Trump : une femme pouvait-elle gagner ? Quand le leadership se conjugue au masculin

Lucie Gabriel, Docteure en Sciences de Gestion, spécialisée en Management et Leadership, INSEEC Grande École

Donald Trump incarne un leader dominant et autoritaire, des caractéristiques souvent accolées à la masculinité. Le genre de Kamala Harris a-t-il joué en sa défaveur lors de l’élection présidentielle ?
Texte intégral (1701 mots)

Dans un pays en crise et divisé, Donald Trump a incarné un leader dominant et autoritaire, des caractéristiques souvent accolées à la masculinité. Le genre de Kamala Harris a-t-il joué en sa défaveur lors de l’élection présidentielle ?


Donald Trump s’est présenté trois fois comme candidat à la présidentielle des États-Unis. Par deux fois, il a affronté une femme : d’abord Hillary Clinton en 2016, puis Kamala Harris en 2024. Par deux fois, il a gagné contre une femme.

Ce fait n’est ni anodin ni superficiel et pose la question du genre dans la campagne présidentielle états-unienne. Elle a été omniprésente dans le discours de chacun des candidats comme dans le vote des électeurs. Le 5 novembre, le New Yorker titrait « Comment l’élection de 2024 est devenue l’élection genrée » pour parler du gender gap, c’est-à-dire de l’écart de vote entre l’électorat féminin et masculin.

Le fait que le nouveau président des États-Unis ait une forte influence charismatique sur ses électeurs a été souligné dans de nombreuses études depuis 2016. Au-delà des stratégies de campagnes, des ambitions et des questions morales, il semble que Kamala Harris a eu du mal à incarner le même pouvoir d'influence. Le genre est-il un obstacle au charisme en politique ?


À lire aussi : Trump tout-puissant ?


Le charisme au masculin

Au début du XXe siècle, le sociologue Max Weber a décrit le charisme comme une qualité attribuée à un individu « considéré comme extraordinaire et doté de pouvoirs ou de qualités surnaturels, surhumains ou au moins spécifiquement exceptionnels. » Le charisme est un leadership incarné : l’influence du chef est indissociable de sa personne et de l’image qu’il renvoie. Il joue le rôle de symbole communautaire, il représente le « nous » qui agit comme rempart contre le reste du monde. Pour cette raison, le chef charismatique doit susciter l’admiration et la fierté de ceux qui le suivent.

Dans la conception wéberienne, le leader charismatique est un héros qui incarne une force révolutionnaire pour renverser l’ordre établi. Le vocabulaire belliqueux souvent employé par Max Weber pour décrire les qualités de ce chef exclu d’abord implicitement puis explicitement le fait que ces qualités puissent être incarnées par une femme.

Les femmes ont en effet longtemps été exclues de la représentation des chefs charismatiques, en raison de ce que les chercheurs en psychologie sociale Alice Eagly et Steven Karau ont appelé « l’incongruence des rôles ». Selon eux, les comportements attendus par les femmes et les hommes dans une société sont différenciés en fonction de stéréotypes de genre appris dès l’enfance. Ainsi, les femmes sont associées à des qualités d’empathie, de douceur et de considération, à l’opposé de ce qui est attendu du chef charismatique. Au contraire, les rôles sociaux masculins, qui demandent aux hommes d’être forts, autoritaires et dominants, les prédisposent plus naturellement aux rôles de leadership.

La recherche en sociologie semble valider cette hypothèse : parmi les 118 articles sur le sujet publiés dans la principale revue revue scientifique consacrée à l’étude du leadership, The Leadership Quarterly, seuls 8 % des exemples d’individus charismatiques étaient des femmes. Dans les études les plus citées sur le sujet, le charisme est assimilé à un visage aux mâchoires carrées, à la voix grave, à la taille imposante : en somme, à tous les éléments visibles de la masculinité dominante. Est-ce à dire que le genre est un obstacle infranchissable au charisme ?

Le charisme, un objet en évolution ?

Le leader charismatique est la représentation des valeurs du groupe qu’il incarne. Lorsque ces valeurs évoluent, la représentation du leader charismatique évolue également. Or, une étude récente reprenant cinquante ans de recherche sur le leadership dans les organisations montre que, contrairement à l’imaginaire collectif, lorsqu’elles sont en position de pouvoir, les femmes sont globalement évaluées comme plus charismatiques et plus compétentes que les hommes.

De la même façon, dans son essai « He Runs, She Runs : Why Gender Stereotypes Do Not Harm Women Candidates » (« Il se présente, elle se présente : pourquoi les stéréotypes de genre ne nuisent pas aux femmes candidates ») la politologue états-unienne Deborah Jordan Brooks prédit un futur prometteur aux femmes politiques. De fait, le nombre de femmes au Congrès américain a atteint un record en 2022 : 149 élues, soit 27,9 % des représentants.

Deux raisons peuvent expliquer ces résultats : la première est l’évolution des attentes sociales en matière de leadership. Alors que le leader a longtemps été représenté comme un individu dominant et autoritaire, depuis les années 1980 cette représentation évolue vers un nouveau type de leader plus empathique et à l’écoute de ses subordonnés. Pour la psychologue sociale Alice Eagly, « les conceptions contemporaines d’un bon leadership encouragent le travail en équipe et la collaboration et mettent l’accent sur la capacité à responsabiliser, à soutenir et à impliquer les travailleurs ». Elle explique que même si les hommes restent majoritaires en position de pouvoir, dans un monde politique et organisationnel où dominent les stéréotypes de genre, ces changements peuvent constituer un « avantage féminin ».

La seconde raison s’explique par un double standard de compétences masculines et féminines. À compétences égales, il est plus difficile pour une femme d’accéder au même poste à responsabilités qu’un homme. Mais d’un autre côté, les femmes qui accèdent à ces postes sont vues comme plus compétentes que leurs homologues masculins qui ont rencontré moins d’obstacles.

Partant de ce constat, on peut considérer que Kamala Harris, vice-présidente et candidate à l’élection présidentielle, partait sur un pied d’égalité avec Donald Trump : elle aurait donc pu incarner le leadership américain.

Le besoin de héros en contexte de crise

Reste que le leadership est toujours dépendant du contexte dans lequel il naît. Si les représentations du leadership et du charisme tendent à évoluer depuis près de cinquante ans, le contexte international, lui, s’est terni depuis la crise du Covid et la dernière campagne présidentielle. On observe un sentiment de déclassement social et une anxiété grandissante, notamment chez les jeunes hommes américains peu diplômés. Plus touchés par le chômage et moins enclins que leurs parents à atteindre l’indépendance financière au même âge, ce sont eux qui ont constitué la base électorale du parti républicain.

Dans des discours ouvertement misogynes et racistes, Trump dépeint une Amérique apocalyptique, rongée par des ennemis de l’intérieur, tout en promettant que le jour de l’investiture serait un « jour de libération ». Il manie une rhétorique populiste pour incarner l’idéal type du leader charismatique wébérien, un héros révolutionnaire et anticonstitutionnel. Il a également particulièrement marqué la campagne en brandissant le poing, le visage en sang, après une tentative d'assassinat. Dans une période où le futur paraît terrifiant, le leader belliqueux possède une puissance idéalisatrice dans la mesure où il incarne un fantasme de sécurité et de direction, pour le psychologue Kets de Vries.

Par contraste, Kamala Harris a voulu incarner le progrès social, la défense des droits et de la démocratie. Dans le climat de crise actuel, ce choix est apparu décalé.

Son échec à l’élection présidentielle montre que le leader charismatique est surtout un symbole d’une culture et d’une époque. Dans une Amérique en crise, les femmes, perçues comme moins dominantes et fortes que les hommes, peinent à incarner l’image du héros qui est attendu.

Pour autant, l’évolution des attentes sociétales montre une tendance de fond à l’ouverture de ce rôle aux femmes. La défaite de Kamala Harris ne doit pas faire oublier d’autres victoires, comme celle de la très populaire Jacinda Ardern, première ministre néo-zélandaise de 2017 à 2023, ou celles de l’Allemande Angela Merkel, qui a marqué le paysage politique européen pendant près de 20 ans.

The Conversation

Lucie Gabriel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

17.11.2024 à 11:37

État et collectivités territoriales : une décentralisation encalminée, des relations dégradées

Jean-Christophe Fromantin, Chercheur-associé Chaire ETI IAE-Paris-Sorbonne, IAE Paris – Sorbonne Business School

Carlos Moreno, Directeur scientifique de la Chaire ''Entrepreneuriat Territoire Innovation'', IAE Paris-Sorbonne, IAE Paris – Sorbonne Business School

Didier Chabaud, Directeur de la Chaire entrepreneuriat Territoire innovation, Professeur en sciences de gestion - SRM/LAB IAE Paris-Sorbonne, IAE Paris – Sorbonne Business School

Le 106ᵉ Congrès des maires de France aura lieu du 18 au 21 novembre. La décentralisation est au point mort et les relations entre l’État et les collectivités se tendent sur les financements.
Texte intégral (1742 mots)

Le 106e Congrès des Maires de France aura lieu du 19 au 21 novembre. Où en est le processus de décentralisation ? Pourquoi les relations entre l’État et les collectivités territoriales sont-elles de plus en plus conflictuelles ?


La France est une République décentralisée, ainsi que l’énonce l’article premier de la Constitution. Pour autant, cette « organisation décentralisée » s’est inscrite dans des mouvements multiples depuis 40 ans, et donne lieu ces dernières années à l’émergence de tensions contradictoires entre l’affichage de la volonté de décentralisation, et des réformes fiscales qui tendent à priver les collectivités locales de la réalité d’une autonomie de décision.

La longue marche vers la décentralisation

En 1947, la macrocéphalie parisienne est dénoncée par le géographe Jean-François Gravier dans un ouvrage qui sonne comme un diagnostic et infuse le débat public : « Paris et le désert français ». Dès les années 60, l’État se dote d’un « bras armé », la DATAR pour impulser une politique d’aménagement du territoire, de rééquilibrage au profit des métropoles régionales, des villes moyennes et de modernisation des transports. Les collectivités participent de cet élan. La loi de décentralisation de 1982 marque le transfert de nombreuses compétences de l’État vers les collectivités. En 2003, l’Acte II de la décentralisation va plus loin : la Constitution inscrit la décentralisation dans son premier article. L’expérimentation dérogatoire devient possible et un nouveau paquet de compétences est transféré aux collectivités comme le développement économique, le tourisme ou le logement.

La décentralisation à l’épreuve des crises

Pourtant, une dizaine d’années plus tard, la décentralisation marque le pas. La promesse se délite sur fond de crises et de tensions budgétaires, de fermetures d’usines et de licenciements : l’objectif prioritaire de l’État est désormais d’endiguer le chômage. Par ailleurs, la désindustrialisation stimule la diagonale du vide, la crise financière de 2008 contracte l’activité économique, la démographie agricole est en chute libre et les premières tensions dans les banlieues signalent les asymétries du modèle territorial. L’idée d’une « entreprise sans usine » lancée en 2001 par le PDG d’Alcatel, la récession des années 2000 ou le concept de ville globale apparaissent comme les marqueurs d’une obsolescence des territoires.

À une vision d’ensemble se substituent alors deux tendances : des approches plus erratiques de l’État dans les territoires, et la fascination pour la mondialisation qui s’incarne dans les métropoles. L’ouvrage à succès de Thomas Friedman, « La terre est plate, une brève histoire du XXIᵉ siècle » convainc les décideurs d’un changement de paradigme dont les grandes villes seront les pivots.

L’effacement de l’État-aménageur fait place à une politique d’appui aux collectivités. Des politiques sectorielles ciblées (création de l’Agence nationale de la rénovation urbaine en 2003) ou de péréquation horizontale (création du Fonds de péréquation intercommunale en 2012) tentent de corriger les asymétries. Pourtant, les inégalités territoriales se creusent, à la fois entre les territoires, mais aussi l’intérieur des aires urbaines. La DATAR s’éteint en 2014 et laisse la place au Commissariat général à l’égalité des territoires pour renaître en 2019 sous la forme de l’Agence nationale pour la cohésion des territoires.

La promesse n’est donc plus celle de l’aménagement mais de la cohésion des territoires. Cette évolution n’est pas neutre : les territoires prennent l’avantage sur le territoire au détriment d’une vision d’ensemble. Il s’agit de compenser les effets collatéraux de la polarisation métropolitaine. La France périphérique de Christophe Guilly (2014) ou l’ouvrage du journaliste britannique David Goodhart The Road to Somewhere (2017) alertent sur les tensions en germe. En 2018, la crise des « Gilets de jaunes » met à jour des fractures béantes. La défiance entre l’État et les élus prospère sur le terreau d’une France à deux vitesses.

L’enlisement progressif de l’action publique territoriale

Déjà affaiblies par la sédimentation des compétences liées à l’enchevêtrement des strates et par un défaut de ressources, les collectivités s’enlisent dans une organisation peu agile. Les lois Maptam (2014) et NOTRe (2015) renforcent les inerties. Elles institutionnalisent le primat métropolitain, diluent l’action régionale dans de grands périmètres géographiques, imposent l’intégration des communes dans des intercommunalités alors même que les effets d’entraînement des métropoles sur leur environnement sont parfois inexistants.

En région parisienne, la Métropole du Grand Paris s’empile dans une gouvernance déjà fortement encombrée (communes, établissements publics territoriaux, départements, région, préfectures, 100 syndicats mixtes). Le système s’alourdit et l’urbanisme, composante centrale du fait communal, échappe finalement aux maires.

La perte d’autonomie fiscale sonne le coup de grâce !

Les réformes fiscales de ces dernières années sonnent le glas de l’indépendance financière des collectivités locales. Après la suppression des leviers fiscaux pour les régions et départements (2004) et le transfert de l’ex-taxe professionnelle aux intercommunalités (2015), la loi de finances de 2020 marque l’abandon de la taxe d’habitation](https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/287097-la-suppression-taxe-dhabitation-quelle-reforme-pour-quels-enjeux). La suppression de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises se profile à l’horizon 2027.

Certains argueront du caractère secondaire de ces suppressions pour les collectivités locales, l’État s’étant engagé à les compenser « au centime près ». Mais en remplaçant la fiscalité propre des collectivités par des fractions de fiscalité nationale (160 milliards en 2024), l’État devient le premier financeur des politiques territoriales. Il met donc un point d’arrêt à la décentralisation en touchant l’élément crucial de l’autonomie des collectivités, leur budget devenant une composante de l’ajustement du budget de l’État. Cette évolution est doublement ressentie par les élus comme une perte d’autonomie et comme un dommage collatéral des déficits de l’État central.

Aujourd’hui, le risque est grand d’achever la « déconstruction du modèle d’autonomie fiscale locale ». Les élus locaux sont désormais privés d’une grande partie de leurs possibilités d’action : ils se retrouvent dans l’incapacité de retirer les bénéfices de leurs choix politiques. Pourquoi attirer des habitants supplémentaires, ou bien des entreprises, si l’on ne bénéficie pas directement des recettes générées ? Cela est d’autant plus préoccupant que la capacité des collectivités locales à investir dans les infrastructures est déterminante pour favoriser le développement de l’emploi local.

La décentralisation participe de l’efficacité des politiques publiques et d’une attente des Français à renouer avec des échelles humaines. Or les tensions actuelles sont d’autant plus fortes que l’État peine à assumer ses propres compétences et qu’il laisse les collectivités en première ligne face à de nombreuses difficultés. La sécurité est emblématique de ces transferts non compensés : avec 27 000 policiers municipaux, les communes assurent aujourd’hui le cofinancement d’une mission régalienne de l’État.

En 2023, une enquête de l’AMF et du CEVIPOF alertait sur l’accélération des démissions de maires – plus de 1300 depuis les élections de 2020. Le phénomène s’est accentué en 2024 avec plus de 40 démissions chaque mois.

Dans ce contexte de tensions, l'avenir de la décentralisation n'implique-t-il pas un nouvel alignement des échelles, des compétences et des ressources ?

The Conversation

Jean-Christophe Fromantin est délégué général du think-tank ANTICIPATIONS, Maire de Neuilly-sur-Seine, Vice-président du Département des Hauts-de-Seine, Conseiller métropolitain du Grand Paris, Administrateur de l'Établissement public local Paris-La Défense.

Carlos Moreno et Didier Chabaud ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.

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