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13.11.2024 à 17:12
Comment va évoluer l’île de loisirs de Vaires-Torcy, site des JO 2024 ?
Antoine Marsac, Maitre de conférences en sociologie du sport, Université Gustave Eiffel
Texte intégral (2640 mots)
L’île de loisirs de Vaires-Torcy, en Île-de-France, existait avant les JOP, mais l’événement a été l’occasion d’y opérer de nouveaux aménagements. Quel héritage Paris 2024 va-t-il laisser sur place ? Et quels sont les effets de ces évolutions sur le site et sur celles et ceux qui fréquentent habituellement cette île de loisirs ?
L’île de loisirs de Vaires-Torcy (IdL) a accueilli, cet été, les épreuves d’aviron et de canoë-kayak des Jeux olympiques et paralympiques (JOP) de Paris 2024. C’est l’un des trois sites mondiaux à pouvoir recevoir l’ensemble des épreuves de rame et de pagaie. Ce site a dû réaliser d’importantes transformations structurelles depuis son élection comme site olympique pour répondre aux attentes du cahier des charges olympique (aménagements sportifs, voies d’accès…). L’IdL a su se réinventer afin d’accueillir le méga évènement, tout en conservant ses espaces de loisirs destinés à la population locale. Mais l’équilibre demeure fragile, car la dualité entre sport de haute performance et espace de loisirs fait émerger un questionnement sur les aménagements de l’IdL de Vaires-Torcy. Quels sont les aménagements de l’île avant et pendant les JOP ? Quel héritage Paris 2024 va-t-il laisser ? Quels sont les effets de ces évolutions sur les utilisateurs de cette IdL ?
Une enquête menée au moyen de photographies, d’observation et d’entretiens semi-directifs nous permet d’éclairer le mode de gestion du site, les différentes pratiques et les aménagements dans cette IdL appartenant à la Région Île-de-France (IDF). Elle apportera également des éléments d’éclairage et d’interrogations sur les répercussions de ces aménagements olympiques pour les promeneurs.
Un côté sportif et un côté loisirs
D’une superficie de 350 hectares, c’est l’une des plus vaste IdL de région parisienne. Au cœur de l’agglomération Paris Vallée de la Marne, elle se situe à 32,8 km en partant de Paris Notre-Dame sur les communes de Vaires-sur-Marne, Torcy et Chelles ainsi qu’à quelques kilomètres de l’Institut National du Sport de l’Expertise et de la Performance. Cet espace naturel aménagé accueille les champions de rame ainsi que les Franciliens à la recherche d’un îlot de fraîcheur. L’IdL possède deux espaces : un côté sportif (Vaires-sur-Marne) avec son bassin balisé d’eau calme, ses stades d’eau vive et un côté loisirs (Torcy) avec ses lieux de baignade, équitation, et ses chemins de promenade.
Elle représente une échappatoire dans la vie urbaine en IDF, synonyme « d’ailleurs compensatoire » pour les riverains. Elle conjugue espaces de détente et loisirs sportifs offrant aux utilisateurs des espaces nautiques sportifs et de promenade proche de leur domicile. Elle se définit comme un complexe « réunissant dans un site naturel proche de la population à desservir, les éléments propices à la pratique des activités de pleine nature et d’études culturelles, ainsi que la détente et la régénération ».
Ouverte en 1990, cette île de loisirs accueille des compétitions d’aviron et de canoë-kayak depuis son ouverture. Après sa sélection comme site olympique, le site de Vaires-sur-Marne a été réaménagé pour les JOP de 2024. Premier site olympique français livré au Comité d’Organisation des JOP 2024 en 2019, il devient la pierre angulaire des sports de rame et de pagaie. Pendant les JOP, ce site accueille 36 000 visiteurs par jour, faisant de lui le deuxième en capacité après le Stade de France.
Cohabitation entre le public et les sportifs de haut niveau
Avec 612 000 visiteurs par an, l’IdL est l’un des sites les plus fréquentés d’Île-de-France. Son orientation de haute performance lui confère des particularités très spécifiques. Elle est gérée par une délégation de service public – à l’avenir, la région Île-de-France propriétaire souhaite confier la gestion des îles de loisirs à des délégataires – avec un double enjeu : le sport de haute performance et l’accès aux loisirs publics. Sa renommée s’est faite grâce à ses deux stades d’eau vive, offrant des conditions d’entraînement optimales.
L’Ile de loisirs a dû réaménager ses équipements sportifs et extra sportifs pour accueillir les JOP, pour un coût de 101 millions d’euros. Le bassin, balisé par les lignes d’eau sur deux kilomètres, constitue le pilier de l’IdL avec une tour d’arrivée, un ponton de départ, cinq pontons d’embarquement et débarquement (accessibles aux personnes à mobilités réduites (PMR)) ainsi qu’une route bitumée destinée aux entraîneurs pour le suivi des athlètes. Des installations éphémères comme les gradins, les tours TV, une ligne de bouées anti-vagues sont installées.
Avec ses chemins adaptés aux mobilités douces et accessibles aux PMR, l’IdL (hors secteur haut niveau) est ouverte 24h/24 aux visiteurs.
L’impact des JOP
Mais les restructurations du site ferment partiellement l’IdL au public. Ces transformations perturbent la biodiversité, les habitudes et la fréquentation du site par ses usagers. Si la construction du stade nautique a transformé environ un quart du site, la question de la protection de l’environnement n’en demeure pas moins prégnante. Les conséquences sont une disparition des mares, des roselières, une modification de la faune et de la flore.
Plus de 62 % des usagers habitent à moins de 10 kilomètres du site[9] : la fermeture et les modifications d’accès aux espaces en réaménagement ont donc eu un fort impact sur ses utilisateurs. Ce sont principalement des familles, des jeunes, des retraités, des sportifs ou des personnes à mobilité réduite. Pour certains, l’IdL permet de se ressourcer et de pratiquer une activité physique :
« Il fait beau, le ciel est bleu, l’eau, ça scintille ça brille, vous voyez là, moi ça me fait des micro-vacances ! […] Tous les gens qui habitent en appartement […] on a besoin de jardin, de nature. »
(Passante)
A l’approche des JOP, les travaux de restructuration posent un réel problème aux promeneurs :
« Moi je viens ici car j’aime bien faire mon sport ici. C’est pour la détente. […]. C’est calme. C’est reposant […] mais là c’est plus possible. »
Ou encore :
« Tous ces grillages, toutes ces clôtures qui font que l’on a l’impression qu’on est parqués ».
Après les JOP, ces usagers ont repris la tradition de la promenade. Nous avons observé lors de nos visites que les usagers empruntaient alors des chemins annexes à ceux de l’IdL. La mise en œuvre du site en configuration « spectacle » a impacté directement les usagers qui, depuis le 17 juin dernier, se voient restreints à certaines zones. Sa fermeture pendant la période estivale impacte les familles ne partant pas en vacances. En effet, elle participe à une migration de la population vers d’autres îles de loisir à proximité, engendrant une augmentation des problèmes de surveillance et de sécurité de ces sites.
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Cette enquête a mis en évidence les conséquences du réaménagement du site olympique de Vaires-sur-Marne pour ses usagers. Les JOP ont connu un véritable succès auprès des spectateurs et des athlètes, leur offrant les conditions optimales pour performer ; ils sont néanmoins à l’origine de répercussions sur les espaces de promenade ainsi que sur l’écosystème de ce site.
Les années post olympiques vont être déterminantes pour l’avenir de l’IdL de Vaires-Torcy, en fonction de l’orientation choisie par les instances dirigeantes. Quels vont être les droits d’accès et d’utilisation des équipements du site, quel sera le public visé ? Les espaces de promenade seront-ils rétablis ?
Ce travail a été mené dans le cadre de l’atelier de recherche NUMCAP 3 de la Graduate School Program du Labex Futurs urbains de l’Université Gustave Eiffel.
Lucile Barbaudy, Antoine Lefebvre et Aristide Vidagbandji, étudiants en Master 2 STAPS, Sport et sciences sociales, ont contribué à la rédaction de cet article.
Antoine Marsac ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
12.11.2024 à 17:37
Trente-cinq ans après la chute du mur, Berlin est divisée sur le devenir des bâtiments de l’ex-RDA
Katrin Schreiter, Senior Lecturer in German and History, King's College London
Texte intégral (2108 mots)
Le 35e anniversaire de la chute du mur de Berlin, événement qui a symbolisé l’effondrement du communisme en Europe de l’Est et marqué la fin de la guerre froide, est l’occasion de faire le point sur ce qu’il reste de l’Allemagne de l’Est (RDA) dans la capitale allemande.
Les vestiges du mur dans la partie orientale de la ville, dont le plus visible est la « East Side Gallery » le long de la Spree à Berlin-Friedrichshain, sont devenus une attraction touristique. De même, l’ancien poste-frontière américain, Checkpoint Charlie, est une étape très fréquentée sur la carte touristique de Berlin.
De nombreuses dalles de béton originales du mur ont été offertes à l’étranger. Un morceau portant des graffitis de l’artiste Jürgen Grosse, connu sous le nom d’Indiano, est exposé à l’extérieur du musée impérial de la guerre de Londres.
Ce qui reste du mur de Berlin est une ligne de démarcation qui tend à s’effacer et qui fait trébucher les passants sur cette partie de l’histoire allemande, quand le pays a été divisé pendant 40 ans et qu’il y avait un « mur de protection antifasciste » censé séparer les Allemands de l’Est de l’attrait de l’Ouest capitaliste.
Cependant, le touriste attentif remarquera que les monuments de l’ancienne RDA disparaissent peu à peu du paysage berlinois. Le patrimoine architectural est transformé par les urbanistes – victime du désir politique d’encadrer le passé de l’Allemagne de l’Est.
Tous les types d’amiante ne se valent pas
Ce qui symbolise le mieux cette disparition progressive est le Palais de la République, le bâtiment parlementaire et espace public en verre, acier et béton de la RDA. Il a été érigé en 1976 sur le site du palais des Hohenzollern, qui abritait autrefois la famille régnante de l’Allemagne impériale, mais qui a été détruit pendant la guerre. La découverte d’amiante dans le « palais du peuple » est-allemand dans les années 1990 a fait de sa démolition une option rationnelle. Elle eu lieu au début des années 2000.
Les fonds auraient pu être investis dans la réparation du bâtiment, si l’on avait voulu sauver ce patrimoine architectural emblématique de la RDA. Mais les forces conservatrices ont mobilisé un fort soutien politique en faveur d’un projet très controversé pour le remplacer : la reconstruction partielle du palais des Hohenzollern.
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Les partisans du projet mettent en avant la tradition et l’histoire commune de tous les Allemands. Les opposants évoquent les crimes coloniaux de l’empire. Ce débat se poursuit depuis que le nouveau bâtiment abrite le Forum Humboldt, un musée qui abrite une collection « interculturelle » d’objets coloniaux qui n’appartiennent pas légitimement à l’Allemagne.
Entre-temps, le Centre international des congrès, un complexe de conférences situé à l’ouest de Berlin qui a également été construit avec de l’amiante dans les années 1970, a été, lui, inscrit sur la liste des bâtiments à préserver.
Un patrimoine en voie de neutralisation
En parallèle, la ville a adopté une approche différente pour d’autres bâtiments plus utilitaires, avec par exemple l’effort de restructuration des célèbres plattenbauten préfabriqués – les grands immeubles d’habitation qui dominent le paysage urbain dans la partie est de la ville.
Selon l’Agence statistique allemande, entre 1970 et 1990, la RDA a construit environ 1,9 million d’appartements dans des blocs de ce type pour lutter contre une grave pénurie de logements. Ces immeubles sont devenus cultes au début des années 2000, lorsqu’il est devenu à la mode pour les étudiants universitaires et les jeunes actifs berlinois de vivre dans ces immeubles. Les préoccupations relatives à l’insuffisance de l’espace de vie dans une capitale en pleine expansion ont justifié les investissements réalisés par la ville pour moderniser ces bâtiments.
Mais une approche aussi utilitaire du patrimoine architectural est-allemand prive sans doute les bâtiments tels que les plattenbauten de leur signification politique. En étant rénovés en vue d’une utilisation future, ils sont aussi « neutralisés ».
Ces dernières années, un certain nombre de plattenbauten situés en dehors de Berlin ont été inscrits sur la liste des bâtiments à préserver. Le mois dernier, une mesure similaire a été annoncée pour le centre de Berlin. Elle concerne des habitations situées dans les rues Münzstraße, Torstraße, Neue et Alte Schönhauser Straße et Dircksenstraße.
Mais quiconque connaît le quartier sait que les bâtiments qui s’y trouvent ont été construits par les urbanistes est-allemands lors de la « redécouverte » du patrimoine architectural berlinois dans les années 1980. Ils imitent le style des immeubles d’appartements du début du siècle et n’ont rien en commun avec les gigantesques plattenbauten modernistes qui avaient contribué à résoudre la crise du logement en Allemagne de l’Est.
Berlin, ville de la guerre froide et nouveau siège du gouvernement de l’Allemagne réunifiée, reste un espace urbain particulier. Les préjugés conscients ou inconscients des politiciens entrent inévitablement en jeu lorsqu’ils décident quels bâtiments sont autorisés à rester debout et lesquels sont démolis.
Katrin Schreiter ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
10.11.2024 à 19:36
Quincy Jones, maître incontesté de l’arrangement musical
Jose Valentino Ruiz, Associate Professsor of Music Business and Entrepreneurship, University of Florida
Texte intégral (1991 mots)
Sur la pochette de certains des albums les plus mémorables et les plus vendus de tous les temps, vous trouverez la mention « Produit et arrangé par Quincy Jones ». Un gage de qualité qui ne s’est jamais démenti.
Quincy Jones, décédé le 3 novembre 2024 à l’âge de 91 ans, a transformé notre conception de l’arrangement musical. Son travail a traversé les décennies et les genres, du jazz à la pop en passant par le hip-hop et la musique de film. Il a travaillé avec des icônes de la pop comme Michael Jackson, Frank Sinatra, Ray Charles et Aretha Franklin, mais aussi avec des artistes moins connus comme Lesley Gore et Tevin Campbell.
Chacun de ses projets, de ses collaborations et de ses incursions dans de nouveaux genres a redéfini ce que signifie arranger de la musique.
En tant que professeur d’économie musicale et d’entrepreneuriat, j’ai étudié et enseigné les techniques de Jones, qui, je l’espère, pourront inspirer la prochaine génération de musiciens.
Un maître de l’architecture musicale
L’art de l’arrangement musical, a priori, peut sembler un concept abstrait.
Alors qu’un compositeur écrit la mélodie et l’harmonie, un arrangeur façonne l’expérience de l’auditeur, en choisissant quels instruments jouent à quel moment, comment les textures se construisent et à quels moments les dynamiques changent.
L’arrangement transforme une partition en une œuvre d’art qui trouve un écho auprès des auditeurs. Par essence, un arrangeur agit comme un architecte musical, concevant la structure d’une chanson afin de raconter une histoire captivante.
Jones avait une approche visionnaire de l’arrangement. Il ne se contentait pas de combler les lacunes d’une mélodie en ajoutant un rythme de batterie et une section de cuivres ; il créait un récit musical qui donnait à chaque instrument une raison d’être, guidant les auditeurs dans un voyage émotionnel.
Depuis ses premières collaborations dans les années 1950 et 1960 avec de grands noms du jazz comme Count Basie et la star du R&B Ray Charles, jusqu’à ses superproductions avec Michael Jackson, Jones considérait l’arrangement comme un outil permettant de guider les auditeurs d’un moment musical à l’autre.
Sublimer les voix
Son travail sur l’album live Sinatra at the Sands n’est qu’un exemple parmi d’autres.
Jones a créé des arrangements de big band luxuriants et énergiques qui complètent parfaitement la voix douce et chaude de Sinatra. Le choix des cuivres et les changements de dynamique amplifient le charisme de Sinatra, transformant l’album en une expérience vivante, presque cinématographique. Contrairement à de nombreux arrangements qui restent souvent en arrière-plan, ceux de Jones occupe le devant de la scène, se fondant harmonieusement avec la voix de Sinatra tout en ajoutant de la profondeur à l’ensemble de la performance.
Dans « I Can’t Stop Loving You » de Ray Charles, Jones utilise des sons orchestraux et des voix d’arrière-plan pour faire ressortir la voix de Charles, créant ainsi une expérience riche en émotions pour les auditeurs. En associant intelligemment les voix teintées de gospel de Charles à un arrangement orchestral raffiné, il parvient à transcrire la tension entre le chagrin et la résilience – une démonstration de sa capacité à communiquer des émotions complexes par le biais d’un arrangement.
Transformer les chansons en histoires
L’habileté de Quincy Jones à utiliser les arrangements pour raconter des histoires est encore plus manifeste dans sa collaboration avec Michaël Jackson.
Des albums comme Thriller et Off the Wall ont mis en évidence le talent de Jones pour superposer les sons de manière inventive. Sur Thriller, il combine des éléments électroniques et acoustiques pour créer un paysage sonore multidimensionnel, établissant de nouvelles normes de production.
Sa capacité à incorporer des textures, des voix de fond et des choix d’instruments uniques – tels que la narration emblématique de l’acteur Vincent Price sur la chanson « Thriller » – a transformé la musique pop, ouvrant la voie aux futurs producteurs pour qu’ils expérimentent cette forme de narration dans leurs propres arrangements.
Avec « Bad », Jones a repoussé les limites du genre en mélangeant des rythmes funk avec des structures pop, donnant à au titre un attrait intemporel.
L’arrangement de la chanson comporte des couches de rythme et d’harmonie qui créent un sentiment de tension et de puissance, renforçant le message de confiance et de défi de Jackson. Chaque instrument et chaque voix utilisé sur « Bad » a sa raison d’être, créant un son audacieux et engageant.
Un riche héritage pédagogique
Pour ceux qui enseignent la production musicale et la musique, l’approche de Jones est une mine d’or de leçons pratiques.
Tout d’abord, son engagement en faveur de la fusion des genres enseigne aux élèves l’importance de la polyvalence. La carrière de Jones démontre que le mélange de jazz, de pop, de funk et même d’éléments classiques peut créer quelque chose d’innovant et d’accessible. À travers son travail, on peut apprendre à se libérer des contraintes de la production quand elle est associée à un seul genre, en étudiant plutôt comment divers styles musicaux peuvent fonctionner ensemble pour créer des sons frais et attrayants.
Par ailleurs, Quincy Jones montre aussi comment les arrangements permettent de construire une narration.
Dans mes cours, j’encourage les élèves à se poser des questions : comment chaque élément musical soutient-il l’arc émotionnel de la chanson ? En étudiant les arrangements de Jones, les élèves apprennent à se considérer comme des conteurs, et non comme de simples ingénieurs du son. Ils peuvent commencer à considérer l’arrangement comme une forme d’art à part entière, qui a le pouvoir de captiver le public en l’entraînant dans un voyage musical.
Enfin, le travail de Quincy Jones montre le pouvoir du travail collectif. Sa volonté de travailler dans différents genres et avec une grande variété d’artistes – chacun apportant des perspectives uniques – démontre la valeur de l’ouverture d’esprit et de l’adaptabilité.
L’œuvre de sa vie nous rappelle que la musique est plus qu’un simple son ; c’est une expérience façonnée par des décisions minutieuses et intentionnelles, chaque son et chaque silence d’un morceau de musique servant un but précis.
Jose Valentino Ruiz est le CEO de JV Music Enterprises.
07.11.2024 à 17:26
Dans l’Antiquité, la sorcière était déjà le symbole d’un pouvoir féminin redouté
Christian-Georges Schwentzel, Professeur d'histoire ancienne, Université de Lorraine
Texte intégral (3326 mots)
Si l’on associe habituellement la sorcière à l’époque médiévale, on trouve déjà des figures féminines qui jettent des sorts et sont décrites comme néfastes et castratrices dans les textes grecs et latins de l’Antiquité.
Dans son ouvrage Sorcières, la puissance invaincue des femmes (Zones, 2018), l’essayiste Mona Chollet rappelle très justement que les grandes chasses aux sorcières se sont déroulées en Europe, aux XVIe et XVIIe siècles. La répression impitoyable de ces femmes jugées déviantes est un fait moderne.
On trouve cependant dans les textes grecs et latins de l’Antiquité des figures féminines que l’on peut qualifier de sorcières, dans le sens où elles jettent des sorts (sortes en latin) et sont vues comme des êtres nocifs. Quelles sont donc les principales caractéristiques de ces sorcières antiques ?
Les dix types de femmes selon Sémonide d’Amorgos
Rappelons tout d’abord que c’est le genre féminin presque dans son ensemble qui est le plus souvent présenté, dans l’Antiquité gréco-romaine, comme une calamité. Dans son poème Sur les femmes, composé au VIIe siècle av. J.-C., le poète grec Sémonide ou Simonide d’Amorgos classe les femmes en dix catégories dont huit sont associées à des animaux et deux à des éléments naturels.
À partir de son œuvre, nous pouvons établir la typologie suivante :
Seule « l’abeille », c’est-à-dire la femme mariée et mère, possède des qualités aux yeux du poète. La sorcière appartient à la catégorie de la renarde ; mais elle peut aussi tenir de la jument ou, au contraire, de la truie, comme nous allons le voir.
Déshumaniser les humains
Circé est l’une des premières figures féminines de la littérature occidentale. Elle apparaît pour la première fois dans l’Odyssée, le fameux poème épique composé par Homère, vers le VIIIe siècle av. J.-C. On la retrouve encore, plus tard, dans l’œuvre d’Hygin (67 av.-17 apr. J.-C.), auteur de fables latines.
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Le fabuliste raconte que Circé s’était éprise du dieu Glaucus qui repoussa ses avances, car il était amoureux de la belle Scylla. Furieuse, Circé se venge de sa rivale avec cruauté. Elle verse un violent poison dans la mer, à l’endroit où Scylla a coutume de se baigner ; ce qui a pour effet de transformer la victime en chienne à six têtes et douze pattes (Hygin, Fables, 199).
Reléguée dans une île nommée Eéa en raison de ses crimes, Circé n’a de cesse d’y faire le mal. Elle transforme en bêtes les hommes qui ont le malheur de débarquer sur son île. Elle leur fait boire un kykeon, potion enivrante, composée de vin, miel, farine d’orge et fromage, auxquels elle mélange une drogue. Après les avoir ainsi étourdis, elle les transforme en fauves, en loups ou en porcs, d’un coup de sa baguette magique (Homère, Odyssée, X, 234-235).
Circé règne sur une sorte de zoo, entourée des animaux qu’elle a elle-même créés et dompte pour son plus grand plaisir. Par ses maléfices, elle incarne la régression de l’humanité devenue monstrueuse ou bestiale.
Dans le roman d’Apulée, Les Métamorphoses, une vieille courtisane nommée Méroé change en castor l’amant qui l’a délaissée et le contraint à s’amputer lui-même de ses testicules (Apulée, Les Métamorphoses, I, 9). La sorcière déshumanise les hommes, tout en les privant de leur virilité.
Tuer des femmes et des enfants
Pasiphaé, sœur de Circé, possède, elle aussi, des pouvoirs néfastes. Pour se venger des infidélités de son époux, le roi de Crète Minos, elle lui administre une drogue qui ne lui fait aucun mal mais provoque la mort de ses maîtresses. « Quand une femme s’unissait à Minos, elle n’avait aucune chance d’en réchapper. […] Chaque fois qu’il couchait avec une autre femme, il éjaculait dans ses parties intimes des bêtes malfaisantes et toutes en mouraient », écrit le mythographe grec Apollodore (Bibliothèque, III, 15, 1).
Chez le poète latin Horace, la sorcière Canidia découpe le corps d’un enfant encore vivant dont elle extrait le foie et la moelle, ingrédients qui lui serviront à confectionner ses philtres (Horace, Épodes, V).
Pour se venger d’une femme enceinte qui l’a insultée, Méroé lui jette un sort afin qu’elle ne puisse pas accoucher. Son ventre deviendra gros comme un éléphant, mais son enfant ne verra jamais le jour (Apulée, Les Métamorphoses, I, 9).
Détruire la nature
C’est aussi, de manière plus générale, la fertilité de la nature tout entière qu’anéantit la sorcière. Le poète latin Lucain imagine, dans La Pharsale, l’effrayante Erichtho. Elle ne vit pas parmi les humains mais dans une nécropole. Son maigre corps ressemble à un cadavre. Pendant les nuits orageuses et noires, elle court dans la campagne, empoisonne l’air et réduit à néant la fertilité des champs. « Elle souffle, et l’air qu’elle respire en est empoisonné », écrit Lucain (La Pharsale, VI, 521-522).
Comble de l’horreur, elle dévore des cadavres : elle boit le sang qui s’écoule des plaies des condamnés à mort, pendus ou crucifiés. « Si on laisse à terre un cadavre privé de sépulture, elle accourt avant les oiseaux, avant les bêtes féroces » (Lucain, La Pharsale, VI, 550-551).
Une célibataire sans enfants
Circé n’est ni mariée, ni mère. « Elle ne tire aucune jouissance des hommes qu’elle a ensorcelés […] ; ils ne lui sont d’aucun usage », précise Plutarque (Préceptes de mariage, 139 A). On n’imagine pas, en effet, Circé faisant l’amour avec des porcs ou avec des fauves. Elle demeure donc célibataire et vierge.
Cependant, le héros Ulysse parviendra à déjouer ses maléfices et à coucher avec elle. En la possédant, il lui fait perdre son statut d’électron libre. Tout est bien qui finit bien. Soumise, Circé devient une femme « normale » au regard des représentations sociales de la Grèce antique. La renarde est transformée en abeille, selon la catégorisation de Sémonide. Réduite au rôle d’épouse aimante, elle accouchera de trois fils, écrit le poète grec Hésiode (Théogonie, 1014).
Une femme exotique
Circé habite une contrée lointaine, à l’extrémité occidentale du monde connu de l’époque. Elle est perçue comme une étrangère. Sa sœur Médée, elle aussi experte en philtres magiques, vit en Colchide, dans l’actuelle Géorgie, à la marge cette fois orientale du monde grec. Son nom serait à l’origine de celui des Mèdes, peuple du nord-ouest de l’Iran, selon l’historien antique Hérodote (Histoires, VII, 62). Circé et Médée incarnent une altérité féminine exotique.
Chez Apulée, Méroé porte le même nom que la capitale de la Nubie, aujourd’hui au nord du Soudan (Apulée, Les Métamorphoses, I, 7-9). Cette fois, c’est l’Afrique qui représente l’étrangeté. La sorcière est en relation avec les confins du monde.
Jeune fille charmeuse ou vieille femme hideuse
Circé est extrêmement séduisante et désirable avec sa belle chevelure et sa voix mélodieuse, attributs d’une féminité au fort potentiel érotique. C’est une « femme-jument », selon la typologie de Sémonide d’Amorgos. Sur les céramiques grecques du Vᵉ siècle av. J.-C., elle apparaît comme une élégante jeune femme, vêtue d’un drapé plissé. De belles boucles ondulées s’échappent de sa chevelure noire, couronnée d’un diadème.
La sorcière se confond alors avec la figure de la femme fatale.
Dans cette même veine, à la fin du XIXe siècle, le peintre Charles Hermans imagine une Circé de son temps, jeune courtisane qui vient d’enivrer son riche client, sans doute pour mieux le dépouiller de son portefeuille. Brune et pulpeuse, elle évoque une gitane, adaptation moderne de l’exotisme de Circé.
Les auteurs d’époque romaine imaginèrent, quant à eux, des sorcières répugnantes physiquement que Sémonide d’Amorgos aurait rangées dans la catégorie des « truies ». Des « vieilles dégoûtantes » (Obscaenas anus), selon l’expression d’Horace qui propose une évocation saisissante de ce type féminin, à travers le personnage de Canidia. Son apparence est effrayante : ses cheveux hirsutes sont entremêlés de vipères. Elle ronge « de sa dent livide l’ongle jamais coupé de son pouce » (Horace, Épodes, V). Cheveux, ongles et dents constituent les contours anormaux de la sorcière, tandis que, de sa bouche, émane un souffle empoisonné « pire que le venin des serpents d’Afrique » (Horace, Satires, II, 8).
Qu’elle soit irrésistiblement séduisante ou d’une laideur repoussante, la sorcière antique incarne un pouvoir féminin considéré comme néfaste et castrateur ; elle symbolise une forme de haine de l’humanité et même de toute forme de vie. Elle est l’incarnation fantasmée d’une féminité à la fois « contre-nature » et, pourrions-nous dire, « contre-culture ».
Christian-Georges Schwentzel est l’auteur de « Débauches antiques », aux éditions Vendémiaire.
Christian-Georges Schwentzel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
06.11.2024 à 15:40
Comment les séries télévisées façonnent nos représentations sociales
Sophie Raynaud, Doctorante, Neoma Business School
Texte intégral (1658 mots)
Les séries télévisées ont parfaitement intégré notre quotidien, au même titre que les films, les jeux vidéos ou les livres. Mais nous ne mesurons pas toujours leur influence potentielle sur la création de stéréotypes.
Au-delà de leur aspect de divertissement, les séries se font l’écho d’une certaine vision de la société qui se transmet entre les générations à travers des séries devenues cultes comme Friends. Une étude récente permet de mieux comprendre le rôle particulier des séries dans la perpétuation de certains stéréotypes.
Les personnages de séries, vecteurs de stéréotypes
Des études en psychologie sociale suggèrent que les représentations stéréotypées naissent de la répétition d’une image de plus en plus simplifiée au fur et à mesure des transmissions d’une personne à l’autre.
La série propose un discours culturel et social qui est non seulement diffusé directement auprès d’un large nombre de spectateurs, mais qui est en plus répété à chaque épisode au travers des personnages. Ces personnages auxquels on s’attache, vont en effet pouvoir consolider ou transformer les représentations des spectateurs. Cette répétition est particulièrement marquée dans le cas des séries plus anciennes, dont certaines sont encore largement visionnées sur les plates-formes VOD. Produites d’abord pour des grilles de télévision, dont le public est captif, ces séries à la trame narrative simple jouent sur des personnages un peu caricaturaux, plus enclins à reproduire des stéréotypes. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes retrouvés à étudier ces effets sur une série devenue culte qui fête ses 30 ans cet automne, Friends.
À l’inverse des personnages de roman dont on peut lire les pensées grâce au narrateur, les personnages n’existent que par ce qu’ils font et disent. C’est par la répétition d’actions et de répliques qu’un personnage va être associé avec certains traits de personnalité. Ainsi, Phoebe Buffay, dans Friends, peut être qualifiée de militante parce qu’elle va répéter qu’elle est végétarienne, intervenir pour défendre des animaux, ou questionner certains aspects consuméristes des autres personnages. En examinant la façon dont les actions et les dialogues d’un personnage se répètent tout à au long d’une série, il est possible d’identifier différents types de répétitions, avec différents rôles dans la construction d’un personnage et de stéréotypes associés.
Créer un stéréotype avec des répétitions : mode d’emploi
Le premier type de répétition est le plus simple : la reproduction. Il se retrouve notamment dans les dialogues, avec une mention rapide d’un seul trait de caractère, souvent par le biais de blagues ou de remarques désinvoltes. Par exemple, le végétarisme de Phoebe est régulièrement utilisé de façon un peu ridicule ou gênante, afin de susciter le rire chez le spectateur, comme dans cette scène de la saison 1 dans laquelle Phoebe chantonne une de ses créations approximatives, en brodant sur le fait qu’elle se tient éloignée des produits d’origine animale. La répétition de ce trait dans plusieurs scènes installe progressivement l’idée que le fait d’être végétarien est quelque chose d’étrange et de ridicule.
Le second type de répétition est la superposition, qui associe ensemble deux traits de personnalité par le biais d’une blague. Dans le cas de Phoebe, son végétarisme est associé à une forme d’anti-patriotisme – quand elle refuse de manger de la dinde pour Thanksgiving. Quant à son engagement en faveur de l’environnement, on apprend qu’il a été nourri par l’idéal de son père, « chirurgien pour arbre » qui n’est en fait qu’un mensonge inventé par sa grand-mère.
Ces scènes superposent les engagements environnementaux de Phoebe avec des traits de personnalité présentés comme négatifs – naïveté ou antipatriotisme. Ces associations négatives avec un personnage écologiste sont répétées au fil des épisodes, inscrivant ces associations dans les stéréotypes potentiels liés aux écologistes.
Le troisième type de répétition repose sur un mécanisme d’évolution. Ces scènes permettent de répéter un trait de personnalité en le modifiant légèrement à chaque fois. Ainsi, au fil du temps, les personnages évoluent… et les stéréotypes associés également. Phoebe est d’abord une fervente défenseuse du développement durable, mais elle adopte progressivement des comportements de consommation ordinaires, comme faire ses courses dans des magasins grand public ou manger de la viande. Cette évolution fait évoluer les stéréotypes qui lui sont associés, temporisant peu à peu les traits qui la rendent trop « hors normes ».
Faire évoluer les stéréotypes pour faire évoluer les mentalités
L’association progressive de ces trois types de répétitions permet de donner corps à des personnages plus nuancés, plus complexes mais aussi plus réalistes, donnant ainsi vie aux stéréotypes qui se greffent à chaque étape. Ces stéréotypes sont aussi progressivement associés entre eux au fil de la série, formant des groupes plus complexes de représentations qui peuvent évoluer de façon positive, ou négative, selon la tournure que prend le personnage. Ainsi, que ce soit volontaire ou non, le personnage de Phoebe, par exemple, influence la perception qu’ont les téléspectateurs des consommateurs durables comme étant excentriques ou déviants. Cette image peut avoir des répercussions dans le monde réel, car il est plus difficile pour les comportements durables d’être perçus comme normaux ou souhaitables.
D’ailleurs, certains showrunners utilisent déjà consciemment cette dimension politique et sociale de la série télévisée pour faire bouger les lignes sur les questions de représentations des minorités, par exemple. Les productions de la showrunneuse Shonda Rhimes (Grey’s Anatomy, Scandal, How to Get away with Murder, les Chroniques de Bridgerton) en sont un exemple criant.
Très engagée sur les questions de représentations des minorités, le travail de Shonda Rhimes s’ancre sur le long terme. Dans Grey’s Anatomy, les premières saisons se déroulent un milieu où les postes importants sont exclusivement occupés par des hommes, en grande majorité blancs, dont le rapport aux femmes est questionnable ; les dernières saisons voient les femmes de toutes origines prendre peu à peu ces postes d’importances. Avec Scandal et How to Get away with Murder, la showrunneuse a également créé des rôles principaux exigeants pour les actrices noires. Enfin, avec la saison 3 des Chroniques de Bridgerton, elle s’efforce de construire de nouvelles représentations pour plusieurs types de minorités sous-représentées au cinéma, avec des rôles pour des acteurs et actrices noirs ou asiatiques, pour des femmes rondes et petites, et même un personnage végétarien dont les convictions ne sont pas tournées en dérision par le personnage principal.
Les séries sont donc des outils puissants qui servent à former des personnages attachants – via des attitudes et des propos réitérés et parfois évolutifs – mais qui peuvent aussi façonner nos représentations. Ces outils narratifs sont une source d’inspiration pour les marques et les professionnels qui souhaitent promouvoir des messages positifs de transformation de la société. Et en tant que spectateur, la prochaine fois que vous regarderez une série, faites attention aux indices subtils qui façonnent les personnages, de leurs tenues à leur humour. Vous pourriez être surpris par l’image qu’ils composent.
Sophie Raynaud ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.