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15.10.2025 à 15:41

Patrimoine immatériel : quand la tradition devient un instrument de pouvoir

Dino Meloni, Maître de conférences Histoire - Patrimoine et Droit, Université de Tours
La reconnaissance du patrimoine culturel immatériel dissimule des tensions identitaires, des luttes de légitimité et des jeux d’influence.
Texte intégral (1865 mots)

Adoptée en 2003 et entrée en vigueur en 2006, la Convention de l’Unesco pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel est devenue en deux décennies un instrument central de la diplomatie culturelle mondiale. La Journée internationale du patrimoine immatériel, célébrée chaque 17 octobre, est l’occasion d’en dresser un bilan.


Chaque année, des pratiques culturelles, comme le théâtre de marionnettes indonésien, la dentelle slovène ou le repas gastronomique français, rejoignent la liste du patrimoine culturel immatériel (PCI) de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco). Sous ses allures de célébration, cette reconnaissance dissimule régulièrement des tensions identitaires, des luttes de légitimité et des jeux d’influence.

La Convention a énoncé des principes novateurs, fondés sur la diversité culturelle et sur la participation de communautés souvent peu valorisées. Mais à qui appartient vraiment une tradition ? Qui décide de ce qui doit être transmis ? Que révèle ce « patrimoine vivant » des rapports de pouvoir actuels ?

Du monument à la mémoire vivante

Avant 2003, l’Unesco s’intéressait surtout aux monuments et aux sites « remarquables » inscrits sur la liste du patrimoine mondial. Les critères d’authenticité et de monumentalité dominaient, selon une vision très occidentalo-centrée. Ce système, géré d’en haut par les États et par les experts, laissait les communautés locales à l’écart et invisibilisait en grande partie les pays du Sud.

Pour répondre à ces critiques, la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel (2003) a élargi la notion de patrimoine aux traditions vivantes : savoir-faire, danses, récits, rituels, fêtes, connaissances liées à la nature. Elle reconnaît la transmission mouvante du patrimoine culturel.

Cette ouverture a été accueillie avec scepticisme. Certains dénoncent une vision trop globalisante, qui peut essentialiser ou figer les cultures, parfois vidées de leur sens au profit de l’industrie du tourisme. Plus radicalement, la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel affirme que ce sont désormais les communautés elles-mêmes qui définissent ce qui mérite d’être considéré comme patrimoine. Mais cette horizontalité reste limitée : les États gardent la main sur les candidatures, souvent montées par des experts éloignés des pratiques locales et selon des formats très normés.

En 2007, Rieks Smeets, ancien secrétaire de la Convention, expliquait l’importance d’impliquer les communautés lors de la 4e Journée du patrimoine culturel immatériel en France, avant d’ajouter « On n’a pas besoin d’experts pour dire : “Il faut danser ça, ce pas-là, pas un autre !” ». Pourtant, cette parole demeure souvent symbolique ; les États filtrant et interprétant, la logique politique reste dominante.

Une guerre d’influence entre États et communautés

La Convention promeut la coopération entre États, mais elle ne peut éviter les tensions identitaires. Lorsqu’une pratique culturelle sert à construire ou à contester un récit national, sa reconnaissance devient un enjeu politique.

Parfois, des traditions partagées par plusieurs communautés sont revendiquées par un seul État au nom de l’authenticité. Le couscous maghrébin, inscrit en 2020 par l’Algérie, le Maroc, la Tunisie et la Mauritanie, en est un bon exemple. La candidature avait d’abord été portée par l’Algérie seule, avant de devenir un dossier commun, à la demande de l’Unesco.

Ces enjeux se retrouvent aussi à l’intérieur des États, où certaines communautés dénoncent l’appropriation de leurs pratiques culturelles par les pouvoirs publics. En France, le maloya en est un exemple emblématique. Il s’agit, avec le séga, de l’un des deux genres musicaux majeurs de La Réunion. C’est à la fois un type de musique, de chant et de danse. Il a été inscrit sur la liste du PCI en 2009. Tradition née dans les marges sociales, liée à l’esclavage et à la résistance créole, longtemps proscrite de l’espace public et, plus tard, des ondes radiophoniques par l’État, le maloya est aujourd’hui reconnu et valorisé par ce même État.

La gastronomie française, entre fierté nationale et diplomatie culinaire

L’inscription en 2010 du « repas gastronomique des Français » sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco a suscité un large enthousiasme et été rapidement instrumentalisée comme outil de soft power.

Dans la foulée, l’État a lancé l’opération « Goût de France », mobilisant chefs et acteurs culturels à l’international pour promouvoir la gastronomie nationale au nom de ce patrimoine reconnu.

Cette stratégie peut faire l’objet de réserves et être perçue comme une récupération à des fins touristiques et diplomatiques, éloignée de la diversité réelle des pratiques alimentaires françaises et représentative d’une gastronomie élitiste, en contradiction avec l’esprit de la Convention de 2003 sur le patrimoine culturel immatériel.

L’inscription d’un élément sur la liste du patrimoine immatériel résulte souvent d’un compromis entre symbolique, intérêts économiques et enjeux identitaires, l’État se posant alors en gardien d’une culture nationale valorisée à l’international.

Le risque d’une instrumentalisation numérique du patrimoine culturel immatériel ?

Les tensions diplomatiques ne sont pas les seuls défis contemporains en matière de protection du patrimoine immatériel. Vingt ans après la Convention, la numérisation croissante et l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) générative posent à leur tour des questions sensibles.

Certes, l’archivage numérique contribue à la préservation des mémoires collectives et rend accessibles des traditions menacées ou des langues en voie de disparition. L’Unesco estime que 40 % des langues parlées dans le monde sont en danger alors qu’elles sont les piliers du patrimoine immatériel : elles véhiculent les savoirs et récits des communautés.

La simulation numérique (telle que la modélisation 3D ou la réalité virtuelle) peut capturer et simuler un geste technique, une autre composante clé du PCI. L’IA, quant à elle, s’avère particulièrement utile pour préserver et synthétiser des langues rares ou pour les traduire.

Pourtant, ces outils numériques peuvent également porter préjudice au patrimoine qu’ils sont censés sauvegarder. De nombreux travaux ont montré que l’IA générative n’est jamais neutre : ses productions sont souvent biaisées et culturellement formatées. L’Unesco rappelle d’ailleurs la « nécessité de rendre les technologies de l’IA inclusives et respectueuses des droits, des cultures et des systèmes de connaissances des peuples ».

Cette recommandation prend tout son sens au regard de la compétition mondiale autour de l’IA, qui s’est doublée d’un discours sur la « souveraineté numérique ». Les États cherchent à développer leurs propres IA pour ne pas dépendre des grands modèles états-uniens ou chinois et pour maîtriser les flux de données culturelles.

En théorie, une IA dite « souveraine » pourrait mieux garantir la protection des données culturelles et le respect des contextes patrimoniaux locaux. Mais, en pratique, cette course risque de reproduire les mêmes logiques de spoliation : collecte massive de données sans consentement, simplification algorithmique du PCI, ou encore marginalisation ou effacement des expressions minoritaires au profit d’un « patrimoine national » normatif.

L’IA souveraine ne garantit pas forcément une gouvernance éthique du patrimoine si elle reste pilotée par les États ou les grandes entreprises technologiques (Gafam) sans participation effective des communautés.

Que devient un patrimoine dit « vivant » lorsqu’il est reconstitué par des machines ? Peut-on encore parler d’héritage reçu et à transmettre quand aucune communauté ne porte, n’incarne ni ne transforme la pratique ? Le risque n’est-il pas de figer et de muséifier ce que la Convention de 2003 désigne comme devant être « recréé en permanence par les communautés » et devant « promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine » ?

La transmission du PCI implique des corps, des voix, des relations humaines. Elle peut s’appuyer sur les outils numériques, mais elle ne peut s’y réduire.

Face aux tensions géopolitiques, aux logiques de classement et aux mirages techniques, la vitalité du patrimoine vivant dépendra de notre capacité à le penser comme une matière humaine, mouvante, et profondément ancrée dans les communautés qui la portent. Et non comme une simple projection algorithmique façonnée par les Gafam ou par des États en quête de visibilité ou de légitimité culturelle.

The Conversation

Dino Meloni ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

14.10.2025 à 16:25

Pourquoi la TNT, menacée par les plateformes Internet, doit être préservée

Nathalie Sonnac, Professeure en sciences de l'information et de la communication, Université Paris-Panthéon-Assas
L’accès à la télévision numérique terrestre (TNT) est garanti par la loi jusqu’au 31 décembre 2030. Pourtant, la TNT est menacée par l’offre télévisée des fournisseurs Internet.
Texte intégral (1832 mots)
La télé après 2030 : un retour à l’état de nature ? Yap/Unsplash, CC BY-SA

L’accès à la télévision numérique terrestre (TNT) est garanti jusqu’au 31 décembre 2030 par la loi. Les coûts de modernisation élevés qui permettraient à la TNT de proposer des services rivalisant avec les offres des opérateurs Internet et des réseaux sociaux font craindre sa disparition. Le retrait des chaînes payantes de la TNT par le groupe Canal constitue un signal d’alerte. Quel est le risque pour notre souveraineté culturelle et notre démocratie ?


La question de la distribution des programmes de divertissements, culturels et d’information via la TNT se pose dans un contexte de profondes mutations, technologiques et d’usages. En 2024, 72,2 % des foyers accèdent à leurs programmes de télé par un téléviseur connecté (diffusion en IPTV – Internet Protocole TeleVision via fibre et ADSL), devenu le premier mode de diffusion devant la TNT (38,2 %) et le satellite (11,7 %).

Dans ce paysage audiovisuel en pleine transformation, la télévision linéaire (le mode de télévision traditionnel, on regarde un programme au moment de sa diffusion) reste très largement ancrée dans les pratiques des Français. Les dernières études mettent en évidence qu’elle reste le média de masse privilégié pour s’informer et partager des moments collectifs, en particulier le direct : les JT de 20 heures de TF1 et France 2 réunissent chaque soir près de 10 millions de téléspectateurs.

Malgré tout, dans un contexte de multidistribution des programmes, on constate la baisse de la part d’attention consacrée aux programmes diffusés en télé linéaire (part d’audience) et un partage des revenus publicitaires (part de marché) qui se fait au profit des nouveaux entrants, remettent en cause l’avenir des chaînes de télévision et, avec elles, le mode de distribution de la TNT. En juin 2025, les conventions des chaînes payantes du groupe Canal+ sont arrivées à échéance. D’un côté, le groupe privé n’a pas souhaité leur renouvellement, de l’autre, l’Arcom a décidé de reporter le lancement d’un nouvel appel d’offres pour l’attribution de la ressource TNT rendue disponible, considérant le marché publicitaire trop faible pour absorber un nouvel acteur.

Les concurrents de la TNT

Depuis 2003, le marché audiovisuel français s’est massivement structuré autour des offres « triple play » des fournisseurs d’accès à Internet (FAI) (internet, téléphonie, télévision) comme Free, SFR ou Orange. Ces offres ont entraîné une migration progressive des usages de la TNT vers Internet, d’abord via l’ADSL, puis la fibre.

L’IPTV (Internet Protocole TeleVision) est une technologie qui permet l’interactivité et la personnalisation des contenus. Grâce aux téléviseurs connectés – que possèdent 69 % des Français, les utilisateurs accèdent à leurs programmes en différé, à des services de vidéo à la demande (SVOD) comme Netflix, Amazon Prime Video ou MyCanal, ainsi qu’à des offres personnalisées. Les flux audiovisuels transitent par des boîtiers fournis par les FAI ou directement via les applications des services distribués par les boîtiers OTT (Over The Top), tels Chromcast ou Apple TV. Désormais, chaînes et plateformes peuvent atteindre le public sans passer par la box Internet. En 2024, 53 % des 18-64 ans ont ainsi davantage consommé de vidéo à la demande (en streaming) que de contenus linéaires et 30 % du temps de visionnage est consacré à des usages individualisés (rattrapage, SVOD, différé, partage de vidéo).

Ainsi, le téléviseur est devenu un appareil hybride, utilisé aussi bien pour regarder des chaînes linéaires que pour consommer des contenus à la demande. L’écosystème médiatique s’est élargi : aux plateformes de SVOD se sont ajoutés YouTube ou Dailymotion et les réseaux sociaux, comme X, TikTok ou Instagram, devenus à leur tour des points d’entrée majeurs vers les contenus vidéo.

Les dangers de l’IPTV

Si l’arrivée de la plateforme ADSL/fibre offre un avantage comparatif indéniable à ces nouveaux entrants – interactivité, services personnalisés, cette technologie présente aussi plusieurs dangers.

D’abord, contrairement à la gratuité d’accès de la TNT, l’IPTV introduit une discrimination sociale par le prix, puisqu’elle repose sur un abonnement payant qui exclut une partie des ménages, notamment les plus précaires.

Ensuite, alors que la TNT couvre 97 % du territoire national, la distribution en IPTV créée des fractures territoriales selon la qualité des infrastructures numériques, car son usage dépend d’un débit suffisant que ne possèdent pas les habitants des zones rurales ou des zones blanches.

De surcroît, cette distribution prive les éditeurs de chaînes de la maîtrise directe de leur diffusion, les rendant dépendants des opérateurs des télécoms, des plateformes et des algorithmes. Lorsqu’elles passent par les FAI, elles doivent négocier des conditions commerciales ; lorsqu’elles sont distribuées via les plateformes numériques, leur accès au public est filtré par des algorithmes propriétaires. Cette dépendance mérite une attention particulière : les plateformes sont désormais les médiateurs de la relation entre les chaînes et les publics. Avec l’ADSL ou la fibre se posent des questions essentielles du contrôle d’accès aux programmes, de diversité de l’offre et, plus largement, de souveraineté culturelle. De nombreux auteurs s’interrogent sur les conséquences de la suprématie de ces acteurs sur les médias.

Enfin, cette distribution via Internet alourdit significativement l’empreinte écologique du secteur audiovisuel, ses équipements étant bien plus énergivores que ceux de la TNT.

La TNT, pas si obsolète

En contrepartie de l’allocation gratuite de fréquences, les chaînes de la TNT signent une convention avec l’Arcom qui les engage à investir dans la production audiovisuelle et cinématographique européenne, ainsi que dans des œuvres d’expression originale française. Elles sont également tenues de respecter un ensemble d’obligations garantissant la liberté de communication et d’expression : protection des plus jeunes, respect de la dignité de la personne humaine, pluralisme des courants de pensée et d’opinions, honnêteté de l’information. Ce cadre, fixé par la loi de 1986, a pour objectif d’assurer la diversité culturelle, l’indépendance et le pluralisme de l’information.

Certes, le pluralisme de l’information sur les chaînes de la TNT – notamment celles d’information en continu – fait aujourd’hui l’objet de débats. Mais celles-ci demeurent soumises à un encadrement légal précis, garant de ces principes, et à un contrôle. À l’inverse des plateformes et réseaux sociaux qui échappent à tout cadre comparable, où prospèrent la polarisation des débats, la diffusion de fake news ou plus généralement la circulation de contenus illicites. À la différence des chaînes, ils ne sont pas responsables des contenus diffusés.

Dans de nombreux pays européens – Italie, Grèce, Royaume-Uni – la TNT demeure la principale source de réception : au total, 80 millions de foyers européens, soit 185 millions de personnes, y accèdent exclusivement. Elle reste une technologie stratégique, garante de la souveraineté culturelle, respectueuse de la vie privée, fiable et neutre.

Ainsi, le maintien ou non de la TNT après 2030 n’est pas une simple question technique ou économique : c’est un choix politique. Aujourd’hui encore, cette diffusion soutient la création de par les obligations d’investissements dans la production indépendante et préserve une certaine forme de souveraineté culturelle dans la mesure où elles sont également des obligations en matière de diffusion de programmes. Par exemple, dans sa convention avec l’Arcom, TF1 s’est engagée à diffuser, en première partie de soirée, au moins cinquante-deux fictions audiovisuelles d’expression originale française dont les deux tiers n’ont jamais été diffusés sur un service gratuit de télévision hertzienne. La TNT demeure un rempart essentiel contre la domination algorithmique des plateformes numériques et assure certains prérequis démocratiques. Un basculement exclusif vers l’IPTV représenterait, à ce titre, un risque démocratique et sociétal.

Ses coûts de distribution demeurent toutefois très élevés pour les chaînes, indépendamment de leurs audiences. La pérennité de la TNT dépendra de la rapidité avec laquelle des travaux de modernisation seront menés. Les logiques d’interactivité, de recommandation personnalisée ou de visionnage à la demande devront impérativement y être intégrées. Cette évolution est déjà engagée avec la HbbTV (Hybrid Broadcast Broadband TV), qui combine diffusion hertzienne et services interactifs, tels le replay, l’audiodescription, l’ultra haute définition (UHD) ou encore la 5G Broadcast.

The Conversation

Nathalie Sonnac a été membre du CSA (aujourd'hui Arcom) entre 2025 et 2021. Suite à l'essai «Le nouveau monde des médias. Une urgence démocratique », l'opérateur d'infrastructures et réseaux numériques TDF lui a commandé une note sur la distribution des chaînes de télévision en France dans un contexte concurrentiel.

14.10.2025 à 16:24

Avec « Monsters », Netflix va toujours plus loin dans la fascination du mal

Frédéric Aubrun, Enseignant-chercheur en Marketing digital & Communication au BBA INSEEC - École de Commerce Européenne, INSEEC Grande École
Vladimir Lifschutz, Enseignant en arts du spectacle option audiovisuelle, Université Jean-Moulin Lyon 3, Université Jean Moulin Lyon 3
De « Mindhunter » à « Monsters », le tueur en série est devenu une figure centrale de la culture (télé)visuelle contemporaine.
Texte intégral (1963 mots)

Ce qui devait être un récit unique devient une franchise : « Monsters » s’impose désormais comme une véritable anthologie du mal, explorant tour à tour la barbarie cannibale, la violence familiale et les dérives de l’imaginaire macabre.


En 2022, Netflix lançait Dahmer – Monster : The Jeffrey Dahmer Story, initialement conçue comme une série limitée. Mais face au succès (plus d’un milliard d’heures de visionnage en soixante jours), Ryan Murphy et Ian Brennan transforment leur projet en anthologie. L’année suivante, une deuxième saison est consacrée aux frères Menendez, ces deux adolescents de Beverly Hills (Californie) devenus tristement célèbres pour avoir assassiné leurs parents. Depuis octobre 2025, c’est Ed Gein, dit le « boucher de Plainfield », qui fait son apparition : un meurtrier dont les crimes ont inspiré le personnage de Norman Bates (Psychose) ou celui de Leatherface (Massacre à la tronçonneuse).

Monster: The Ed Gein Story, bande-annonce, Netflix.

Mais il y a quelque chose d’encore plus troublant que ces histoires elles-mêmes : la façon dont elles nous sont racontées. Car, contrairement à la plupart des séries, Monsters n’a pas de générique. Pas de sas, pas de transition.

Dès la première image, nous sommes dans la cuisine de Dahmer, dans la limousine des Menendez, sur la ferme de Gein. Sans préparation, sans médiation : la sidération est immédiate.

Dahmer, scène d’ouverture.

Sans générique : bienvenue dans l’antre du monstre

Contrairement à de nombreuses séries de Ryan Murphy, Monsters se distingue par l’absence de véritable générique. Cet effacement du seuil narratif n’est pas anodin.

Dans la saison de Dahmer, la première image nous plonge directement dans son appartement miteux de Milwaukee (Wisconsin). Pour les frères Menendez, c’est une limousine glissant dans les rues ensoleillées de Beverly Hills. Quant à Ed Gein, nous le découvrons accomplissant ses corvées dans les champs glacés du Wisconsin. Trois ouvertures, une même stratégie : abolir la frontière entre notre réalité et celle des tueurs.

Dans nos travaux, nous montrions comment le générique fonctionne comme « un espace intermédiaire entre l’espace privé du téléspectateur et l’espace fictionnel ». C’est un sas symbolique qui permet de passer progressivement du quotidien vers l’univers de la fiction. En supprimant ce seuil, Monsters radicalise le rapport au réel.

Là où les génériques évolutifs de Game of Thrones ou The White Lotus créaient un dialogue avec le spectateur, Monsters refuse toute médiation esthétique. La série abolit cet espace intermédiaire et nous plonge directement dans la matière du crime. Cette suppression du rituel d’entrée produit ce qu’Hervé Glevarec (2010) nomme un « effet de réel » saisissant : l’univers diégétique vient toucher le monde réel, abolissant toute distance protectrice.

Comment juger acceptable ce qui nous est imposé sans préambule, sans le moment rituel de la transformation ? En éliminant le générique, Monsters court-circuite toute distance critique et nous transforme en témoins involontaires, presque en voyeurs d’une monstruosité déjà accomplie.


À lire aussi : De l’importance des génériques de séries


Humaniser les tueurs pour enrichir le récit

Pour comprendre comment Netflix peut transformer des faits divers en franchise infinie, il faut mobiliser le concept d’univers fictionnel développé par Lubomir Dolezel (1998). Dans nos travaux sur le traitement médiagénique de Batman, nous avions montré comment les médias puisent dans trois « textures » d’un univers fictionnel.

La texture explicite désigne ce qui est explicitement présent dans les archives : les crimes, les arrestations, les procès. La texture implicite concerne ce qui pourrait survenir dans le récit sans nous étonner : la vie quotidienne des tueurs, leurs relations, leurs espaces privés. Enfin, la texture zéro ou vague représente l’infini des possibilités pouvant subvenir dans le récit sans en altérer son authenticité : les pensées, les rêves, les motivations profondes, l’humanité cachée des tueurs.

Monsters exploite massivement les textures implicite et zéro. Ce qui n’était pas dit dans les reportages judiciaires devient le terrain d’exploitation du récit sériel. Netflix fait basculer l’implicite dans le champ explicite : la solitude de Dahmer, les dynamiques familiales des Menendez, la relation toxique de Gein avec sa mère. Tout ce qui relevait du domaine vague (leurs émotions, leurs désirs, leur humanité) devient matière narrative.

Lyle se dispute avec ses parents, scène extraite de Monsters: The Lyle and Erik Menendez Story.

Cette stratégie répond aux exigences de ce que nous avions nommé la « machine à récit » : la série télévisée comme gigantesque machine affamée d’histoires. Pour alimenter cette machine de manière hebdomadaire, Netflix construit un univers fictionnel riche en possibilités narratives. Chaque tueur devient le centre d’une saison entière, chaque saison explore un nouveau monstre. L’anthologie est par essence extensible à l’infini : il existera toujours un nouveau tueur à transformer en personnage de tragédie.

Le spectateur-voyeur : la leçon d’Hitchcock

« Tout spectateur est un voyeur », affirmait Alfred Hitchcock. Ce mantra du maître du suspense résonne de manière troublante dans Monster: The Ed Gein Story, avec la présence figurative de Hitchcock (interprété par Tom Hollander) dès le deuxième épisode. Car la série interroge précisément le dispositif qui alimente notre fascination : le regard.

Dès le premier épisode, Ed Gein observe, dans l’entrebâillement d’une porte, une jeune femme en sous-vêtement. Sa pupille se dilate d’excitation. Cette image séminale renvoie en miroir au plan mythique de Psychose (1960), où Norman Bates (joué par Anthony Perkins) observe Marion Crane (jouée par Janet Leigh).

Norman Bates espionne Marion Crane, scéne extraite de Psychose, d’Alfred Hitchcock, 1960.

Le parallèle est explicite : la série nous rappelle que l’affaire Ed Gein a contaminé tout le cinéma d’horreur américain. La fascination pour le mal qui incombe à chaque spectateur ayant porté aux nues ce genre dès les années 1960.


À lire aussi : Psycho turns 60 – Hitchcock's famous fright film broke all the rules


Certaines critiques dénoncent le voyeurisme de la série, accusant Netflix de complaisance. Mais c’est oublier que le cinéma lui-même est un acte de voyeur : voir sans être vu. Le sensationnalisme de l’œuvre est critiquable ; néanmoins, on ne peut le détacher du discours critique qui habite la série. Celle-ci tisse un lien inconfortable mais pertinent entre le spectateur et Ed Gein : une fascination commune, un voyeurisme viscéral.

La série révèle comment la violence a contaminé l’imaginaire d’Ed Gein (les images des camps d’extermination, le pulp américain) tout comme elle contamine le nôtre aujourd’hui. En puisant dans la texture zéro de l’univers fictionnel, Monsters nous confronte à une vérité dérangeante : nous avons un lien inconscient avec ce tueur, une fascination partagée pour le pouvoir de l’image.

C’est peut-être là le geste le plus audacieux et le plus dérangeant de cette anthologie de monstres : nous placer face à notre propre voyeurisme à une époque où celui-ci est devenu omniprésent.


À lire aussi : Quand Dexter inspire Shein : comment les antihéros transforment la publicité


Le mal en série : les monstres placés sur un piédestal

Depuis Mindhunter (2017-2019) jusqu’à Monsters, le tueur en série est devenu une figure centrale de la culture visuelle contemporaine. Netflix a transformé cette fascination morbide en véritable industrie du récit criminel.

Mindhunter, bande-annonce VF, Netflix France.

Ryan Murphy et Ian Brennan construisent un univers à la fois dérangeant et poétique, où l’horreur côtoie l’émotion. Une mise en scène léchée, une photographie travaillée, un sens de la dramaturgie qui transforment l’horreur en tragédie. Chaque scène, chaque silence, chaque note de musique semble pesée, pensée. Dans leur anthologie, le crime est non seulement divertissant, mais esthétisé.

Jeffrey Dahmer devient un personnage complexe, presque sympathique dans sa solitude. Les frères Menendez, des victimes du système familial américain. Ed Gein, figure fondatrice et bouleversante dans son ambivalence. Trois tueurs placés sur un piédestal, au détriment de leurs victimes qui restent dans l’ombre du récit.

Monsters explore l’humanité des tueurs, transformant la texture vague de leurs vies intérieures en récit fascinant. C’est là toute l’ambiguïté morale de la série d’anthologie : prétendre condamner tout en rendant les tueurs inoubliables, charismatiques, dignes d’être regardés pendant des heures.


À lire aussi : Comment la série « Watchmen » réinvente la genèse du super-héros


The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

13.10.2025 à 15:01

Pop culture sud-coréenne : les raisons d’un succès mondial

Sylvie Octobre, Chercheuse, Ministère de la Culture
Vincenzo Cicchelli, Maître de conférences en sociologie, Université Paris Cité
Le soft power coréen se distingue par des caractéristiques originales et, en particulier, par la diversité des produits culturels qu’il recouvre.
Texte intégral (1748 mots)
Les héroïnes de _KPop Demon Hunters_ (2025), pop stars et chasseuses de démons. Netflix

La « hallyu » (ou, vague coréenne) désigne la diffusion mondiale de la culture sud-coréenne depuis la fin des années 1990. Elle englobe la popularité croissante de la musique K-pop, des dramas coréens, du cinéma, de la mode, de la cuisine et même des jeux vidéo et des cosmétiques provenant du sud de la péninsule. Ce phénomène, soutenu par Internet et les réseaux sociaux, a permis à Séoul de renforcer son influence culturelle et économique internationale. Mais comment expliquer un succès aussi durable et aussi général ?


En 2021, la série Squid Game, distribuée par Netflix dans 190 pays, bat des records d’audience avec 266 millions de vues et remporte 52 prix de la critique pour la saison 1. En 2025, le film d’animation musicale K-pop Demon Hunters explose les compteurs de la plate-forme (avec 236 millions de vues depuis sa sortie en août, ce qui en fait le film le plus regardé de tous les temps sur Netflix), tandis que le single principal du film Golden occupe les premières des charts partout dans le monde et atteint 503 millions de streams sur Spotify.

Ces deux succès d’audience et de critique ne sont pas des phénomènes isolés : ils font partie de la Hallyu (ou K-Wave), vague de produits culturels sud-coréens qui déferlent depuis plus de deux décennies sur le monde et modifient les équilibres en matière de production et consommation culturelle, en défiant la domination d’anciens centres dans les domaines aussi bien esthétique qu’économique. L’une des caractéristiques les plus remarquables de cette vague est sa diversité : Squid game fait de la critique du capitalisme débridé et des inégalités qui en découlent son message principal, tandis que K-pop Demon Hunters raconte l’histoire fantastique d’un groupe de trois jeunes filles, membres d’un groupe de K-pop féminin le jour et chasseuses de démons la nuit

La consommation de la différence

Comment comprendre cet attrait international pour les produits culturels d’un « petit » pays ? Les explications culturalistes qui renvoient alternativement au registre de la proximité ou de la distance préexistante entre les contenus des produits et la culture audiences sont inopérantes pour l’expliquer.

L’argument de la proximité ne peut rendre compte d’un succès mondial, car celle-ci est par nature variable d’une aire géographique à une autre, et les produits sud-coréens peuvent bien paraître « familiers » ou « proches » aux pays voisins – Japon et Chine (exception faite des conflits de mémoire qui continuent de les opposer) – et « lointains » de la France, qui n’a pas de lien historique avec la Corée du Sud, accueille une diaspora sud-coréenne très minoritaire (quelques dizaines de milliers de personnes seulement) et est dotée d’un terreau culturel assez étranger au néoconfucianisme de la Corée du Sud.

L’explication par la distance « exotique » ne rend pas non plus compte de l’attrait international envers les produits sud-coréens, tant la Corée du Sud projette l’image d’un pays moderne, que l’on considère ses indicateurs économiques, ses performances dans le domaine éducatif ou ses avancées technologiques.

Il importe par conséquent de chercher d’autres explications à cette appétence qui relève plutôt d’un penchant pour la consommation de la différence, ce goût des autres étant devenu le moteur du consumérisme moderne, notamment dans les jeunes générations. Se manifestant dans les paysages, la langue et les traits anthropologiques, cette différence réside également dans le cas des produits sud-coréens dans la présentation d’une modernité critique mais non désenchantée (car la résolution des tensions entre l’individu et le collectif est possible), qui semble savoir concilier les legs du passé et les enjeux du présent (comme en témoigne le genre sagueuk, qui, tout en traitant des contenus historiques, aborde souvent des sujets modernes, comme la place des femmes, l’inclusion des classes laborieuses, etc.). Cette modernité est présentée comme une alternative à ses concurrentes occidentales (notamment états-uniennes) et orientales (notamment chinoises et japonaises) qui, chacune à leur manière, cherchent à faire prévaloir un récit hégémonique.

Du soft au « sweet power »

La hallyu a souvent été prise en exemple du déploiement de ce qu’il est convenu d’appeler le soft power. En effet, les produits audiovisuels sud-coréens, le plus souvent assortis d’une image fun, cool et innovante, ont permis de faire connaître un pays, jusqu’alors resté marginal dans la globalisation de la culture et des imaginaires.

Néanmoins, à la différence des vagues culturelles dominantes, et notamment de la vague états-unienne, la hallyu n’ambitionne pas de coréaniser le monde ni de diffuser une « Korean way of life ». Au contraire, les standards des productions audiovisuelles sud-coréennes sont de plus en plus réappropriés par les industries internationales. Alors que Squid Game a été écrit, réalisé (par Hwang Dong-Hyuk) et produit en Corée du Sud (par Siren Pictures Inc, basée à Séoul), K-pop Demon Hunters est écrit, réalisé (par Maggie Kang et Chris Appelhans, basés à Hollywood et Los Angeles) et produit aux États-Unis (par Sony Pictures Animation). Le « K » n’est donc plus seulement l’indicateur d’une nation mais d’une esthétique qui lui échappe à mesure que son succès s’accroît.

Le soft power culturel de la Corée du Sud prend donc un visage particulier. D’abord, il ne s’accompagne pas du déploiement d’un hard power de type militaire (comme cela a été le cas pour les États-Unis, dont les marques globales ont fait irruption sur le marché européen et japonais après la Seconde Guerre mondiale, parallèlement à une forte présence militaire), alors même que la Corée du Sud est, dans les faits, une puissance militaire.

Il ne réactive pas non plus des souvenirs douloureux d’un passé impérialiste ou colonial (comme cela a pu être le cas des produits culturels japonais en Asie de l’Est), puisque la Corée a plutôt été une terre de conquête et qu’elle subit encore les attaques régulières de la Corée du Nord, pays avec lequel la paix n’a jamais été signée.

Ensuite, le succès de la hallyu n’est pas instrumentalisé par le gouvernement sud-coréen dans des rapports de forces géopolitiques et géoéconomiques, comme pouvait l’être l’arrivée massive de produits états-uniens en France après la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre du règlement de la dette de guerre française (accords Blum-Byrnes de 1946). C’est pourquoi nous avons proposé de désigner cette forme originale de soft power par le terme de sweet power. Bien entendu, le sweet power reste inscrit dans un rapport de force, comme les réactions de rejet qu’il suscite, notamment chez les anciens dominants, l’indiquent : la Chine bloque régulièrement l’importation des produits sud-coréens pour défendre son nationalisme culturel, de même que des mouvements anti-coréens ont vu le jour au Japon et aux États-Unis depuis le succès de la hallyu.

Un exemple de globalisation alternative

Ce sweet power naît dans le cadre d’une transformation de la globalisation de la culture, devenue une mosaïque culturelle. La domination des acteurs historiques de la globalisation de la culture est en effet battue en brèche par l’émergence de nouveaux centres de production, qui ont connu une forte élévation des niveaux de vie et de consommation de leurs populations désormais démographiquement dominantes dans les équilibres mondiaux.

Elle l’est aussi via la prolifération des plates-formes numériques (YouTube, Netflix, Naver, Viki, iQIYI, Disney +, Prime Vidéo, Rakuten, etc.) et par l’essor concomitant des réseaux sociaux (Tik Tok, We Chat, KakaoTalk, LINE, etc.) qui permettent à des productions locales de toucher rapidement une audience globale.

La globalisation culturelle ne correspond donc plus à la diffusion unidirectionnelle des modèles occidentaux vers le reste du monde et la hallyu s’inscrit dans une histoire qui a vu se succéder la vague des films de Hongkong, de Bollywood et de Nollywood, mais également les anime japonais, les télénovelas brésiliennes, les diziler turcs, etc. La globalisation de la culture devient donc multipolaire, même si tous les pays producteurs ne disposent pas des mêmes ressources pour promouvoir leurs contenus culturels, leurs styles, leurs imaginaires et leurs récits.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

09.10.2025 à 15:30

De Byzance à nos tables : l’étonnante histoire de la fourchette, entre moqueries, scandales et châtiment divin

Darius von Guttner Sporzynski, Historian, Australian Catholic University
De l’objet de scandale à l’ustensile incontournable : comment la fourchette a voyagé de Byzance jusqu’en Lituanie et a fini à côté de nos assiettes, portée par plusieurs siècles d’évolution des usages à table.
Texte intégral (3001 mots)
Banquet du duc de Lancaster Jean de Gand (1340-1399), prétendant au trône de Castille, (à gauche) et du roi de Portugal et de l’Algarve Jean&nbsp;I<sup>er</sup> (1385-1433) (au centre), lors des négociations qui aboutiront au traité de Windsor (_Chronique d’Angleterre_, vol. 3, fin du XIVᵉ siècle). Wikimedia Commons

Née dans l’Empire byzantin, adoptée en Italie puis diffusée en Europe grâce à des mariages royaux et à l’influence de grandes reines, comme Bonne Sforza (1494-1557) ou Catherine de Médicis (1519-1589), la fourchette est devenue au fil des siècles un symbole de propreté, de civilité et de raffinement.


Aujourd’hui, on prend à peine conscience de saisir une fourchette. Elle fait partie d’un service de couverts standard, aussi indispensable que l’assiette elle-même. Mais il n’y a pas si longtemps, cet ustensile désormais bien banal était accueilli avec méfiance et moquerie, allant jusqu’à causer un scandale.

Il a fallu des siècles, des mariages royaux et une pointe de rébellion culturelle pour que la fourchette passe des cuisines de Constantinople (l’actuelle Istanbul) aux tables d’Europe.

Un ustensile scandaleux

Les premières versions de la fourchette ont été retrouvées dans la Chine de l’âge du bronze et dans l’Égypte antique, bien qu’elles aient probablement servi surtout à la cuisson et au service des aliments. Les Romains disposaient de fourchettes élégantes en bronze et en argent, mais là encore principalement pour la préparation des repas.

Une fourchette verte à deux dents
Fourchette de service en bronze de la Rome antique, vers le IIᵉ et le IIIᵉ siècle de notre ère. Metropolitan Museum of Art

Manger avec une fourchette – surtout une petite fourchette personnelle – restait rare. Au Xe siècle, les élites byzantines l’utilisaient librement, choquant leurs invités venus d’Europe occidentale. Et vers le XIe siècle, la fourchette de table commença à faire son apparition lors des repas à travers l’Empire byzantin.

Fourchettes en bronze fabriquées en Perse (VIIIᵉ-IXᵉ siècles). Wikimedia

En 1004, Maria Argyropoulina (985–1007), sœur de l’empereur Romanos III Argyros, épousa le fils du Doge de Venise et provoqua un scandale en refusant de manger avec ses doigts. Elle se servait d’une fourchette en or. Plus tard, le théologien Pierre Damien (1007–1072) déclara que la vanité de Maria, qui utilisait des « fourchettes en métal artificiel » au lieu des doigts donnés par Dieu, avait provoqué le châtiment divin de sa mort prématurée, survenue dans sa vingtaine.

Pourtant, au XIVe siècle, la fourchette était devenue courante en Italie, en partie grâce à l’essor des pâtes. Il était beaucoup plus facile de manger des filaments glissants avec un instrument à dents qu’avec une cuillère ou un couteau. L’étiquette italienne adopta rapidement la fourchette, surtout parmi les riches marchands. Et c’est par cette classe aisée que la fourchette fut introduite dans le reste de l’Europe au XVIe siècle, grâce à deux femmes.

Le rôle de Bonne Sforza

Née dans les puissantes familles Sforza de Milan et d’Aragon de Naples, Bonne Sforza (1494–1557) grandit dans un monde où les fourchettes étaient utilisées et, mieux encore, à la mode. Sa famille était rompue aux raffinements de l’Italie de la Renaissance : l’étiquette de cour, le mécénat artistique, l’habillement ostentatoire pour hommes et femmes, et les repas élégants.

Lorsqu’elle épousa Sigismond Iᵉʳ, roi de Pologne et grand-duc de Lituanie en 1518, devenant reine, elle arriva dans une région où les usages à table étaient différents. L’usage des fourchettes y était largement inconnu.

Fourchettes, cuillères et bols fabriqués à Venise, au XVIᵉ siècle. The Trustees of the British Museum, CC BY-NC-SA

Dans les cours de Lituanie et de Pologne, l’usage des couverts restait limité. Cuillères et couteaux servaient pour les soupes, les ragoûts et la découpe de la viande, mais la plupart des aliments étaient consommés avec les mains, aidés de pain ou de « tranchoirs » – de grosses tranches de pain rassis servant à absorber les jus des plats.

Cette méthode, à la fois économique et profondément ancrée dans les traditions culinaires de la noblesse, reflétait une étiquette sociale où les plats communs et le repas partagé étaient la norme. La cour de Bonne introduisit les manières italiennes dans la région, apportant davantage de légumes, du vin italien et, surtout, la fourchette de table.

Si son usage était probablement limité au départ aux occasions formelles ou aux cérémonies de cour, il fit forte impression. Au fil du temps, et surtout à partir du XVIIe siècle, la fourchette se généralisa parmi la noblesse de Lituanie et de Pologne.

Catherine de Medicis et la France

Catherine de Médicis (1519–1589) naquit au sein de la puissante famille florentine des Médicis, nièce du pape Clément VII. En 1533, à l’âge de 14 ans, elle épousa le futur Henri II de France dans le cadre d’une alliance politique entre la France et la papauté, quittant ainsi l’Italie pour rejoindre la cour de France.

Catherine de Médicis introduisit les fourchettes en argent et les usages culinaires italiens à la cour.

Comme pour Bonne Sforza, ces nouveautés faisaient partie de son trousseau. Elle arriva d’Italie avec des cuisiniers, des pâtissiers, des parfumeurs, mais aussi des artichauts, des truffes et une vaisselle raffinée. Son sens culinaire contribua à transformer les repas de cour en véritables spectacles.

Si la légende a sans doute amplifié son influence, de nombreux plats aujourd’hui considérés comme emblématiques de la cuisine française trouvent en réalité leur origine dans sa table italienne : la soupe à l’oignon, le canard à l’orange ou encore le sorbet.

Une fourchette italienne du XVᵉ siècle. The Met

La « bonne façon » de manger

Voyageur insatiable, Thomas Coryate (1577–1617) rapporta au début du XVIIe siècle des récits d’Italiens utilisant des fourchettes, une pratique qui paraissait encore ridiculement affectée dans son pays.

En Angleterre, l’usage de la fourchette au début du XVIIe siècle passait pour un signe de prétention. Même au XVIIIe siècle, on considérait qu’il était plus viril et plus honnête de manger avec un couteau et les doigts.

Mais à travers l’Europe, le changement était en marche. La fourchette commença à être perçue non seulement comme un ustensile pratique, mais aussi comme un symbole de propreté et de raffinement.

En France, elle devint un reflet de la civilité de cour. En Allemagne, les fourchettes spécialisées se multiplièrent aux XVIIIe et XIXe siècles : pour le pain, les cornichons, la glace ou le poisson.

En Angleterre, son usage finit par devenir un marqueur social : la « bonne façon » de la tenir distinguait les gens polis des malappris.

Vieil homme assis sur un tabouret avec une poêle et une fourchette (1888), du peintre belge Jos Ratinckx (1860-1937). Rijksmuseum

Avec l’essor de la production de masse au XIXe siècle, l’acier rendit les couverts abordables et la fourchette devint omniprésente. À cette époque, le débat ne portait plus sur la question d’en utiliser une, mais sur la manière correcte de s’en servir. Les manuels de savoir-vivre dictaient désormais les règles : pas question de ramasser les aliments comme avec une cuillère, ni de les piquer sauvagement, et toujours tenir la fourchette dents vers le bas.

Il fallut des scandales, des toquades royales et des siècles de résistance pour que la fourchette s’impose à table. Aujourd’hui, il est presque impossible d’imaginer manger sans elle.

The Conversation

Darius von Guttner Sporzynski ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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