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25.08.2025 à 17:27
Graff : de l’underground à la sauvegarde institutionnelle
Texte intégral (3031 mots)
Certaines révolutions sont plutôt discrètes. En juillet 2025, sans tambour ni trompette, dans le cadre feutré de l’Institut national de l’histoire de l’art, était inauguré le Centre national des archives numériques de l’art urbain. Jusqu’alors, le graff n’avait pas d’archives institutionnalisées. Il s’agit d’une étape cruciale dans la patrimonialisation de cet art. Elle consacre un mouvement longtemps marginalisé, tout en offrant aux chercheurs un accès inédit à des archives essentielles.
La pratique du graffiti writing – ou graff– apparaît à la fin des années 1960 aux États-Unis. En Europe, elle s’impose en tant que pratique culturelle urbaine au cours des années 1980. Les acteurs de cet art font du travail autour du lettrage et de la typographie de leur signature (dit aussi « blaze ») le cœur de leur recherche. Selon l’écrivain Norman Mailer, qui publia en 1974 l’un des premiers grands essais consacrés au graff, une nouvelle « religion » est née : celle du nom, qui se multiplie depuis lors à l’envi sur l’ensemble des supports disponibles : murs, portes, palissades, mais aussi sur les trains, « l’extase du railway » participant pleinement de la mythologie du mouvement.
Plus de cinquante ans après son apparition, l’histoire du graff demeure secrète en France : « Le graffiti est encore un mouvement underground. Son évolution, ses différents courants restent obscurs pour le grand public », précise l’artiste et spécialiste de l’art urbain Nicolas Gzeley. Pourtant, depuis les années 1980, de nombreuses expositions ont été consacrées à ses acteurs. Parmi les plus récentes, on trouve « Rammellzee » au Palais de Tokyo à Paris (2025), « Graffiti X Georges Mathieu » à la Monnaie de Paris (2025), « Aréosol, une histoire du graffiti » (2024) au musée des Beaux-Arts de Rennes (Ille-et-Vilaine).
Des galeristes pionniers apportèrent également très tôt leur soutien au mouvement, tels que Willem Speerstra, Magda Danysz ou encore Agnès B., qui invita des graffeurs, repérés dans les rues de Paris et de New York, à exposer dans sa galerie dès 1985. Ce soutien anticipait d’une vingtaine d’années l’engouement pour l’art urbain sur le marché de l’art, succès qui ne s’est pas démenti depuis.
Comment, dans ces conditions, expliquer la confidentialité dans laquelle se maintient cette pratique artistique ?
Le graff : des origines illégales et subversives
Le graff – tel qu’il est appréhendé, décrit et pratiqué par la majorité de ses acteurs – constitue une contre-culture souterraine, largement transgressive et fortement codifiée. En témoigne le sociolecte complexe et proliférant dont les graffeurs font usage – tag, flop, chrome… – et dont l’évolution, fort rapide, nécessite la mise à jour régulière de glossaires spécialisés. Les œuvres produites, dès lors qu’elles sont réalisées dans l’espace de la cité sans autorisation, sont considérées, au regard de la loi, comme des actes délictueux.
« On a souvent tendance, écrit le commissaire d’exposition Hugo Vitrani, à oublier que la première institution à laquelle sont confrontés les graffeurs est le palais de justice, bien avant le musée. »
Les travaux de Julie Vaslin, chercheuse en science politique, mettent en exergue l’ampleur et le caractère systématique des moyens déployés par les pouvoirs publics dans la lutte anti-graffitis depuis le début des années 1980 : effacement, poursuites judiciaires pouvant déboucher sur de lourdes condamnations. Encore aujourd’hui, alors que la labellisation « street art » a supplanté depuis une dizaine d’années celle de « graffiti » et que différentes formes d’institutionnalisation de l’art urbain se développent, « l’effacement de l’immense majorité des graffitis, écrit Julie Vaslin, est la condition sine qua non de l’encadrement culturel de quelques-uns d’entre eux ». À titre d’exemple, en 2024, la Ville de Paris a dépensé pas moins de 6,9 millions d’euros pour le nettoyage et la suppression de ces écritures sauvages.
Une histoire lacunaire, « parsemée de zones d’ombres »
Face à la rigueur de cette répression et l’efficacité des dispositifs d’effacement, le culte du secret fut savamment entretenu par les graffeurs. Ils s’organisèrent très tôt au sein de leur « crew » (équipe) afin de documenter leurs pratiques en constituant des traces graphiques et photographiques, seuls vestiges de leurs œuvres, par nature éphémères. Ces documents circulèrent un temps clandestinement, souvent par courrier, en France mais aussi à l’étranger, la mobilité faisant partie intégrante de la culture graff. Les fanzines ainsi que les vidéozines jouèrent également un rôle de premier plan pour la préservation de la mémoire du mouvement et sa dissémination au-delà des frontières. Il en va de même pour les magazines spécialisés qui se diffusèrent dans les kiosques à journaux français début 2000.
Cette « fièvre d’archives » n’a toutefois pas empêché la disparition de nombre d’entre elles, que ce soit lors de leur transfert d’un lieu à un autre afin d’éviter qu’elles ne constituent des preuves matérielles incriminantes, ou lors de leur saisie et mise sous scellés dans le cadre d’enquêtes judiciaires. Lors du mythique procès de Versailles qui s’acheva en 2011, la communauté perdit ainsi plusieurs mètres cubes de books (« carnets ») renfermant d’innombrables photographies, esquisses et dessins préparatoires, en dépit d’une pétition ayant récolté des milliers de signatures pour leur dépôt et leur sauvegarde aux Archives nationales.
Disséminées, fragmentées et constituées dans des conditions précaires, hors de toute norme de conservation, les archives du mouvement furent soumises aux vicissitudes du temps, à un inexorable processus de dégradation, voire de disparition. Elles dessinent une histoire lacunaire, « parsemée de zones d’ombres ».
Cette histoire est en outre reléguée à la marge de la reconnaissance des institutions publiques artistiques et universitaires, particulièrement dans le champ de l’histoire de l’art où cet art n’a pas encore acquis sa pleine légitimité. L’étude, menée en 2024 par les chercheurs Juliette Theureau, Camila Goulart-Narduchi et Christophe Genin portant sur la représentation de l’art urbain dans les collections publiques françaises, confirme la faible présence de cet art dans les musées. Il ne constitue que 0,02 % du volume total des œuvres des musées d’art moderne et contemporain et, dans 75 % des cas, il s’agit des quatre mêmes artistes.
En outre, 85 % de ces productions sont conservées dans quatre institutions et 55 % d’entre elles se trouvent dans la capitale.
De même, le nombre de travaux scientifiques de fond qui sont consacrés au graff en histoire et sciences de l’art s’avère peu encourageant. À ce jour, on recense moins d’une dizaine de thèses de doctorat consacrées à l’analyse de cette pratique depuis son émergence en Europe. De fait, jusqu’à une date très récente, le mouvement suscitait avant tout l’intérêt des sociologues et des anthropologues. D’ailleurs, la plus grande collection consacrée au graff en Europe – plus de 1 800 objets – se trouve dans un musée de société en France (le Mucem, à Marseille), et non dans un musée d’art contemporain.
Ainsi que le résume la chercheuse en anthropologie Claire Calogirou, « pour se constituer en “œuvre d’art”, il manque encore au graffiti des historiens et des critiques d’art ».
Arcanes : un centre pour la sauvegarde et la valorisation de l’art urbain
En 2022, conscient de l’urgence à lutter contre la disparition progressive de ce patrimoine archivistique, la Fédération de l’art urbain, avec le soutien du ministère de la culture, entreprit la création du centre Arcanes « destiné à la sauvegarde et à la valorisation des archives de l’art urbain ».
Depuis trois ans, l’équipe réunissant des spécialistes ainsi que des professionnels de la culture et de l’archivage s’attelle à la collecte et au traitement de fonds d’archives numériques relatifs à cette thématique. Ces fonds émanent tant d’artistes, de critiques d’art, d’amateurs et de commissaires d’expositions que d’institutions publiques.

Ouverte au public le 15 juillet 2025, la plateforme propose d’ores et déjà 10 000 documents à la consultation, 18 000 images, et des milliers de fiches renvoyant à des lieux de création ou à des acteurs de l’art urbain. Outre des vidéos et de nombreux entretiens avec les acteurs, Arcanes accueille également des articles de presse, ephemera, carnets de croquis, portfolios, archives judiciaires, reconstitutions et modélisations 3D de certains murs de sites historiques du graff, comme le terrain vague de Stalingrad (quartier La Chapelle, Paris, XVIIIe arrondissement), un des foyers majeurs du graffiti français européen à la fin des années 1980.
Des perspectives enthousiasmantes pour la recherche
La création de ce centre d’archives offre des perspectives enthousiasmantes en ce qui concerne la recherche en art consacrée au graff. Le fait de pouvoir accéder à une documentation centralisée, rigoureusement indexée, facilitera grandement le travail d’interprétation et de contextualisation des sources, en particulier pour les doctorants qui pourront y puiser des matériaux essentiels à leurs enquêtes.
L’enrichissement du corpus documentaire, appuyé par la constitution d’archives orales, ouvre la voie à la réalisation d’études ciblées explorant des pans moins investigués jusqu’alors par la recherche : retracer les évolutions stylistiques et graphiques du graff ainsi que ses liens avec d’autres formes artistiques et contre-culturelles qui lui sont contemporaines ; s’intéresser à la circulation et aux transferts artistiques entre les différentes scènes ; écrire l’histoire précise de sa répression ; se questionner sur sa réception, sa matérialité, sa mise en exposition, sa restauration, son statut, les critères esthétiques qui ont contribué à son établissement pérenne sur le marché de l’art…
Ainsi, Arcanes constitue assurément un pas crucial pour la patrimonialisation, la visibilité et la reconnaissance institutionnelle du mouvement graff. Espérons toutefois que cette initiative s’accompagnera bientôt de la création d’un centre d’archives physique à même de sauvegarder durablement ces archives fragiles.
D’autant que celles-ci portent, ainsi que le souligne l’historien de l’art et directeur général de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) Éric de Chassey,
« les traces des actions menées dans l’espace urbain par certains des artistes les plus importants des dernières décennies ».

Sabrina Dubbeld ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
21.08.2025 à 16:27
Jeux vidéo indépendants : comment les petits studios bouleversent les géants de l’industrie
Texte intégral (2194 mots)
L’essor du jeu vidéo indépendant répond à un appétit croissant pour les concepts créatifs émancipés des grandes conventions du médium. Économiquement, ces innovations définissent un nouveau modèle de consommation qui déjoue les prévisions du marché et qui influence l’ensemble de la production. C’est le cas du succès français « Clair Obscur : Expédition 33 » sorti en 2025.
Depuis une quinzaine d’années, les propositions indépendantes envahissent le secteur du jeu vidéo. Le mot d’ordre de cette mouvance ? La rupture des codes établis.
Les écoles asiatique et occidentale du jeu vidéo incarnent deux conceptions spécifiques liées à leurs cultures respectives. Elles se retrouvent néanmoins dans la recherche d’originalité qui prévaut au cœur des studios indépendants. Intellectuellement, la position des studios indépendants nécessite de redoubler d’efforts. Ces derniers œuvrent en petit comité, sans la bénédiction financière dont jouissent les grands éditeurs. L’effervescence d’un groupe restreint de concepteurs passionnés donne souvent une tonalité différente à la ferveur créatrice, à l’origine d’un savoir-faire unique.
Les limites budgétaires ne génèrent pas forcément de chape de plomb créative. Au contraire, ces restrictions obligent les développeurs à se surpasser dans l’objectif de trouver des idées exceptionnelles pour marquer les esprits dans la durée.
Certains grands succès du jeu vidéo indépendant ont laissé une telle empreinte qu’on retrouve aujourd’hui leur influence dans des productions de blockbusters.
L’expansion du jeu vidéo indépendant en Occident
Sorti en 2013, Outlast, des studios canadiens indépendants Red Barrels, en est un exemple phare. La particularité de ce jeu de survie/horreur (survival-horror) réside dans l’absence d’armement pour se défaire des ennemis, la seule possibilité de progression restant la fuite ou les cachettes parsemées dans le décor. Outlast est rapidement devenu une source d’inspiration du genre survival-horror, y compris pour les productions à grand budget.
C’est le cas avec le succès d’Alien: Isolation, sorti en 2014, qui réutilise largement le système de « cache-cache » avec les créatures ébauchées par Outlast, tout en cherchant à augmenter l’effet de réalisme par le caractère aléatoire continu des apparitions de la bête noire.
Certaines productions indépendantes présentent également des résurgences de la formule Outlast. Le jeu russe Hello Neighbor devient, dès sa sortie en 2017, un phénomène d’immersion mélangeant le suspense, l’horreur et la réflexion, toujours autour du même principe du jeu du chat et de la souris instauré par Outlast. La singularité du titre réside néanmoins dans son univers et dans sa patte graphique qui répondent à une esthétique bien plus cartoon et adaptée à un large public.
L’approche complémentaire du jeu vidéo indépendant japonais
Au Japon, le titre indépendant Deadly Premonition, sorti en 2010, a quant à lui laissé une marque sur les jeux narrativisés (transformés en récits, ndlr) grâce à son approche assez révolutionnaire du genre horrifique, mêlant investigation policière, exploration en monde libre (open world) et horreur psychologique et cosmique.
Les résurgences de cette formule ressortent dans des œuvres à grand budget comme la série The Evil Within, débutée en 2014. Un titre qui emploie également des angles proches du thriller, avec un aspect très paranoïaque dans le cheminement du scénario et des éléments horrifiques.
Des créations aux ambitions artistiques marquées
Le genre de la plateforme (platformer) s’illustre quant à lui avec des titres d’une grande créativité comme Cuphead ou Little Nightmares, tous deux sortis en 2017. Ils abordent respectivement les univers des vieux cartoons des années 1930, avec une jouabilité (ergonomie de jeu, ndlr) exigeante et punitive, ou ceux plus cauchemardesques des films d’animation en stop motion, comme les travaux d’Henry Selick. Des genres revisités sous l’angle de l’exploration-réflexion dans une tonalité encore plus inquiétante.
Le rayonnement du jeu de rôle indépendant
Mais s’il est bien une catégorie de jeu à avoir contribué au succès des studios indépendants au cours de ces dernières années, c’est incontestablement le jeu de rôle (Role Playing Game, RPG).
La grande variété de points de vue qu’offre l’expérience rôliste permet aux concepteurs d’arpenter des systèmes de jouabilité hybrides qui évoluent constamment et qui offrent au public des immersions aussi singulières qu’enivrantes. Le RPG est un genre qui a beaucoup évolué au fil du temps et qui a laissé dans son sillage des novations éphémères, représentatives d’époques spécifiques, qui réapparaissent grâce à l’ingéniosité nostalgique des créateurs indépendants. Certains des jeux les plus remarqués de ces dernières années réutilisent des procédés qui ont fait la gloire de périodes passées.

Le jeu indépendant Hadès, sorti en décembre 2019, récompensé par plusieurs prix autant vidéoludiques que littéraires, se veut une lettre d’amour assumée à une panoplie de genres et d’esthétiques ayant construit la réputation désormais internationale du RPG. Graphiquement, le titre opte pour une plastique anachronique entièrement conçue dans une 2D proche de la bande dessinée. Mais c’est en réhabilitant le genre roguelike que cette œuvre souffle un vent de jeunesse sur un modèle qui n’était plus tellement d’actualité. Ce sous-genre de RPG très populaire dans les années 1980 et 1990 présente la caractéristique de générer aléatoirement chaque palier des donjons que le joueur visite.
Par ailleurs, le système de combat puise sa mécanique dans un autre genre d’une époque antérieure, le hack’n’slash qui consiste à se défaire de hordes d’ennemis au moyen d’attaques, d’esquives et de défenses simples d’emploi mais riches dans leurs potentialités. La toile narrative, quant à elle, contraste avec les poncifs du genre, en situant l’action dans l’enfer de la mythologie grecque.
Toutes ces occurrences témoignent d’une diversification autant technique qu’artistique. Cette variété envahit d’un même mouvement la production du RPG indépendant et, par contrecoup, l’ensemble de l’artisanat vidéoludique contemporain. La transversalité des différents procédés mentionnés plus haut définit ainsi une empreinte typiquement occidentale dans la conception de ces RPG.
Au Japon, la propagation du RPG indépendant dépend d’un autre phénomène. Les jeux mobiles, dits gacha, souvent issus de studios indépendants, représentent une manne économique colossale en faisant du RPG un plaisir instantané et contenu dans des boucles rapides. Leur système de participation appelé « free-to-play » incite progressivement le joueur à dépenser de l’argent pour évoluer dans le jeu.
Parallèlement, sur consoles de salon, s’illustrent des titres plus expérimentaux et dans la tradition narrative mature des récits nippons. Par exemple le jeu D4, paru en 2014, aborde autant de sujets que le deuil, la rédemption, la psychanalyse et la démence sur fond d’enquête policière aussi rocambolesque que captivante. Des problématiques qui n’auraient peut-être pas pu voir le jour dans une production plus globale.
Le couronnement du RPG indépendant en France
Le RPG indépendant manifeste également sa maestria en France, notamment avec, en 2025, le succès exceptionnel de l’inattendu Clair Obscur : Expédition 33.
Loin des 4 500 employés que constituent, par exemple, le studio Ubisoft Montréal, la petite équipe de moins de 30 personnes de Sandfall Interactive a cherché à remettre au goût du jour le système du « tour par tour », très peu représenté en Occident. Le tout en proposant un contexte historique français inédit dans le jeu vidéo et saupoudré d’éléments fantastiques : la Belle Époque. La reproduction graphique des environnements de cette période, bardée de quelques influences dystopiques, profite d’une profondeur et d’une finition qui n’ont rien à envier aux productions des cadors des grands éditeurs.
Cette récente prouesse prouve que le jeu vidéo indépendant tend à incarner, aujourd’hui plus que jamais, la matérialisation de changements très importants. Des transformations qui définissent à la fois une primauté de la liberté de création et une contre-proposition artistique et commerciale de taille face à certains mastodontes de l’industrie vidéoludique.

Arnault Djaoui ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
21.08.2025 à 16:24
« La Révolution » : l’histoire de France à la sauce Netflix
Texte intégral (2973 mots)

En ligne depuis septembre 2020, « la Révolution » est une série Netflix en huit épisodes, qui nous plonge dans une intrigue fantastique au cœur de la période pré-révolutionnaire. Si, au départ, les audiences ont été très satisfaisantes, elles se sont rapidement érodées et les critiques ont été si virulentes que la première saison est restée sans lendemain. Un retour sur cet objet télévisuel, bien plus conforme aux normes chères à la plateforme au N rouge sur fond noir qu’à la vérité historique, permet aussi de rappeler l’existence d’œuvres plus anciennes dont l’approche de cette période charnière de l’histoire de France était très différente…
En raison du colossal bouleversement social et politique qu’elle a provoqué, la Révolution française a engendré, dès son avènement, une multitude d’écrits et de productions artistiques et culturelles ayant pour but de la condamner ou, au contraire, de l’encenser.
Théâtre, gravure, peinture, chanson ou littérature l’ont immédiatement évoquée, transformant la décennie révolutionnaire en un objet mémoriel dynamique, qui continue aujourd’hui encore de donner lieu à d’innombrables représentations.
La Révolution française dans le cinéma
Dans la première moitié du XXe siècle, le cinéma a pleinement participé au souvenir et à l’écriture romancée de la Révolution. Dans un premier temps, il a puisé son inspiration dans les œuvres littéraires du XIXᵉ siècle, quand l’épisode révolutionnaire était une source de légende et de romanesque. Puis il a produit des films qui développaient une vision plus personnelle des événements révolutionnaires, mais qui restaient marqués par le contexte historico-politique ayant présidé à leur production.
Dans la seconde partie du siècle dernier, le cinéma s’est lentement détaché de la Révolution (sans jamais toutefois l’abandonner), et ce fut au tour de la télévision, premier médium de masse, de la réhabiliter, en insistant dans un premier temps sur le débat d’idées et en valorisant la confrontation entre les personnages, observés dans leur psychologie et à partir de leurs opinions contradictoires.
En France, dans les années 1960, le genre adopté est celui de la dramatique télé (souvent en direct) ; la mode est aux mouvements de caméra lents, théâtraux, privilégiant la recontextualisation de situations politiques complexes – une approche d’ailleurs tout à l’opposé du cinéma du temps, dominé par des scènes d’action en décors naturels. Les productions télévisuelles veulent alors rendre compte de l’actualité de la recherche historique, privilégiant le huis clos, le jeu d’acteur reposant lui-même sur le talent du ou des scénaristes et du ou des dialoguistes.
Mais surtout, pour la première fois, la reconstitution en images animées de la Révolution dérive moins des sources littéraires et visuelles du XIXe siècle que d’images d’archives et de documents originaux de l’époque, placés sous le regard critique d’historiens reconnus.
Malheureusement oubliées de nos jours, ces productions ambitieuses ont donné naissance à des réalisations très réussies, comme la Terreur et la Vertu (Stellio Lorenzi, 1964), dans le cadre de la série télévisuelle la Caméra explore le temps. Divisé en deux parties (Danton puis Robespierre), le film, très marqué par la volonté de faire comprendre la Révolution, participe d’une entreprise de réhabilitation de Robespierre, personnage alors encore très défiguré par une légende noire tenace.
On peut également évoquer une dizaine d’années plus tard, 1788 (Maurice Failevic et Jean-Dominique de La Rochefoucauld, 1978), autre œuvre symptomatique de son temps. Extrêmement attentive aux sources d’archives, elle fait la part belle aux origines de la Révolution, au travers du prisme des tensions au sein d’une petite communauté paysanne de Touraine.
Dans un cadre référentiel semblable, comment ne pas aussi mentionner Un médecin des Lumières (René Allio), film pour la télévision diffusé en trois parties à la fin de l’année 1988, préparant par là les festivités commémoratives du bicentenaire de 1789 ? Sorte de docu-fiction avant l’heure, Un médecin des Lumières, sans toucher explicitement à la Révolution, explique sa naissance par petites touches impressionnistes, donnant à l’événement à venir l’évidence historique d’une sorte de préquel à la Révolution.
À l’image d’un Stanley Kubrick pour Barry Lyndon (1975), Allio, avec des moyens évidemment bien plus limités, est attentif à la « vérité historique », telle que nous l’ont rapportée les historiens, mais aussi les artistes du XVIIIe siècle, autres sources d’inspiration du film. Costumes, paysages, lumières, comédiens doivent « faire époque », non pas artificiellement, mais de manière naturelle et incarnée, en un cinéma de « reconstitution historique ».
« La Révolution », série truffée d’approximations historiques
2020 : autre époque… Le changement d’optique est particulièrement radical, même si les exemples cités plus haut sont des réalisations d’exception, portées par une rigueur historique revendiquée. Il est donc évidemment un peu injuste de vouloir les comparer à l’un des derniers avatars d’une série télévisée portant sur la Révolution française, produite et diffusée par Netflix, une plateforme dont la politique artistique racoleuse repose avant tout sur le sensationnalisme et le voyeurisme.
En huit épisodes, la Révolution est censée évoquer les causes réelles, mais inconnues, du bouleversement révolutionnaire français de la fin du XVIIIe siècle, la dernière scène représentant le peuple en mouvement prêt à prendre la Bastille.
Une deuxième saison aurait dû se concentrer sur l’événement révolutionnaire en lui-même, selon son découpage classique (1789-1794 ou 1799 ?), mais il n’en sera rien, la série n’ayant pas été reconduite. Au regard du traitement historique de la période 1787-1789, les regrets sont minces…
À sa décharge, le scénariste principal Aurélien Molas n’a certainement pas souhaité expliquer les causes de la Révolution française, ce qu’Un médecin des Lumières faisait avec beaucoup de subtilité. Il s’est plutôt agi pour lui et pour son équipe de faire une série de genres, mélangeant horreur, fantastique, uchronie, zombies et vampires avec des scènes d’action innombrables dans une pénombre et un brouillard artificiels, scènes au cours desquelles le sang (bleu et rouge) coule à flots continus.
L’inspiration n’est plus, à présent, à chercher dans les travaux des historiens, mais, comme le reconnaît Aurélien Molas, dans une autre série, sud-coréenne, à l’intrigue semblable (Kingdom, 2019) en une sorte de circuit fermé.
Une intrigue simpliste aux nombreux anachronismes
L’intrigue est simple, voire simpliste. De Versailles, un roi tyrannique (dont on ne verra que les pieds et les mains aux ongles démesurés) a fait mettre au point, dans le but d’obtenir la soumission ultime de son peuple, un virus (le « sang bleu ») qui, lorsqu’il est injecté dans le corps des aristocrates, leur procure l’immortalité, aiguise leurs sens et les contraint à consommer de la chair humaine. Un cruel Covid puissance 100… !
Ce complot sera déjoué par une galerie stéréotypée de « bonnes personnes » : le docteur Joseph Guillotin, orphelin recueilli par un prêtre éclairé qui perdra la vie dans ce combat ; une jeune comtesse, aussi habile à manier le pistolet qu’à se préoccuper du sort du peuple ; ou encore la Fraternité, une femme défigurée, dont le prénom, Marianne, évoque à la fois la République à venir et les révolutions ultérieures.

C’est, d’ailleurs, ce fatras de poncifs autour de la notion même de Révolution, considérée en fait sur trois siècles, qui est le plus déconcertant et dont la volonté maladroite apparaît, dès la première scène, avec l’inscription « Ni roi ni maître » sur les murs d’un château… Quant à Guillotin, le jeune médecin idéaliste, au nom instantanément reconnaissable, il cherche le « patient zéro » et analyse, avec toute la passion de son innocence vertueuse, le sang de ses proches afin de trouver un « vaccin contre la maladie ».
On veut encore faire évader un prisonnier qui se trouve dans un « quartier haute sécurité », soit une invention carcérale datant du milieu des années 1970 et récemment ressuscitée. Les discours de Marianne-Fraternité et du peuple, toujours qualifié de « rebelle », incorporent dans leurs propos et dans leur vocabulaire des notions révolutionnaires contemporaines (« les damnés de la Terre »).
Dans un grand déploiement de misérabilisme, la pauvreté, qui règne dans la ville, n’éclaire pas sur les conditions de vie de la population à la veille de la Révolution, mais renvoie plutôt au Paris assiégé de la Commune. On y meurt de faim et on érige bientôt des barricades pour se défendre contre les « sangs bleus », ces nobles vampires assoiffés du sang des roturiers, barricades qui permettent la reconstitution du célèbre tableau de Delacroix, La Liberté guidant le peuple – inspiré, comme on le sait, de la Révolution de 1830.

Outre ce salmigondis d’anachronismes et de raccourcis historiques, les nobles, dans la continuité des œuvres filmiques anglo-américaines autour de la Révolution française (les Deux Orphelines, de D. W. Griffith, 1921, ou Un conte de deux villes, 1989, film pour la télévision, en deux épisodes produit par ITV, inspiré du roman de Charles Dickens, publié en 1859, ndlr), sont présentés comme abusant cruellement de leurs privilèges ou s’adonnant régulièrement à des pratiques libertines. Ils seraient « 1 % de la population » (le chiffre est exact), mais « détiennent 99 % des richesses », en une exagération particulièrement approximative. Autre clin d’œil, littéraire cette fois : le noble fou de son pouvoir et de son statut, chargé au sang bleu, est prénommé Donatien, en une évocation lourdaude du marquis de Sade.
Bref, il ne faut pas chercher dans ces huit épisodes, ni du côté de l’intrigue ni de ceux des dialogues ou des reconstitutions, une quelconque dimension historique d’intérêt, mais plutôt un prétexte pour se repaître de viscères, de têtes tranchées (le seul moyen de faire périr un noble injecté de sang bleu), de scènes d’action, de détonations, de magie noire vaguement effrayante et surtout d’énormément de sang.
Si le glissement progressif de la télévision vers le sensationnalisme dans le traitement de la Révolution française est avéré, et si cette constatation peut sembler quelque peu amère, on peut aussi se réconforter en pensant à d’autres réalisations, dans des domaines approchants, apparues ces dernières années et qui ont traité de la Révolution française avec subtilité et sérieux.
C'est le cas de la bande dessinée comme celle de Florent Grouazel et Youn Locard, Révolution I, Liberté, Actes Sud, 2019 et Révolution II, Égalité, Livre I, Actes Sud (2023) ou encore du cinéma, par exemple, Un peuple et son roi, de Pierre Schoeller (2018). Deux créations réussies qui sont aussi de bons moyens d’éloigner les vampires.

Pascal Dupuy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
20.08.2025 à 17:13
Syrie : patrimoine historique en péril entre guerre, pillage et réappropriation
Texte intégral (2369 mots)

Le territoire syrien, habité de manière continue depuis plus de cinq millénaires, est l’un des berceaux les plus anciens et les plus féconds de la civilisation humaine. De l’émergence des premiers centres urbains protohistoriques, tels qu’Ebla et Mari, à l’essor des royaumes araméens, en passant par l’intégration progressive au sein des grands ensembles impériaux – assyrien, achéménide, hellénistique, romain, byzantin — puis par l’islamisation du pays sous les dynasties omeyyade, abbasside, fatimide, seldjoukide, ayyoubide et enfin ottomane, la Syrie a constitué un carrefour civilisationnel d’une exceptionnelle densité historique.
Ce territoire a vu se superposer et dialoguer des traditions culturelles, linguistiques, religieuses et artisanales qui ont profondément marqué le développement du Proche-Orient antique et médiéval, tout en exerçant une influence durable bien au-delà de ses frontières. Cette longue histoire, stratifiée dans les sols du Levant, a légué au monde un patrimoine matériel et immatériel d’une valeur inestimable.
Mais ce legs millénaire, dont témoignent les innombrables sites archéologiques disséminés sur le territoire – Palmyre, Doura Europos, Ras Shamra, Apamée ou encore Alep – est aujourd’hui gravement menacé. Depuis le déclenchement de la guerre civile syrienne en 2011, le pays est le théâtre d’un processus de destruction systématique de son patrimoine historique. Le pillage, la contrebande, la désagrégation des institutions patrimoniales et les trafics transnationaux d’antiquités composent les symptômes d’un drame silencieux : celui de la désintégration d’une mémoire collective enracinée dans la plus haute Antiquité.
Entre chaos et prédation : archéologie clandestine et effondrement de la régulation
La désintégration progressive des structures étatiques syriennes, consécutive au déclenchement de la guerre civile, a coïncidé avec une militarisation généralisée du territoire, affectant non seulement les institutions de gouvernance civile, mais également les dispositifs de protection du patrimoine archéologique.
Dans ce contexte d’effondrement institutionnel, un vide juridique et sécuritaire s’est installé, ouvrant la voie à la prolifération de pratiques clandestines de fouille, de contrebande et de revente d’antiquités. Ce vide a été exploité à la fois par des acteurs locaux opérant dans l’informalité – parfois en lien avec des organisations terroristes – et par des réseaux transnationaux de trafic d’objets culturels, structurés et souvent en lien avec des circuits de blanchiment sur les marchés internationaux de l’art.
Selon les estimations du Musée national de Damas, plus d’un million d’objets archéologiques, de typologies et de provenances variées, auraient été extraits illégalement du territoire syrien au cours de la dernière décennie. Il s’agit là d’une hémorragie patrimoniale sans précédent dans l’histoire contemporaine du Proche-Orient, surpassant même, par son intensité et sa durée, les vagues de pillages observées en Irak après 2003.
Les observations satellitaires, croisées avec les enquêtes de terrain menées par des archéologues syriens et internationaux permettent de dresser une cartographie partielle mais significative de ces atteintes. Dans le seul gouvernorat d’Idleb, près de 290 sites archéologiques auraient été soumis à des fouilles illégales, souvent menées de nuit, dans des conditions rudimentaires, mais avec une organisation logistique bien rodée. Dans l’ancienne ville d’Alep, classée au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1986, plusieurs monuments ont été purement et simplement détruits, rendant toute restauration ou étude ultérieure impossible.
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Cette dynamique ne saurait être réduite à une violence opportuniste, marginale dans un contexte de guerre. Elle relève d’une véritable économie de guerre, où le patrimoine matériel est transformé en capital monnayable, parfois utilisé comme monnaie d’échange entre factions armées. Plus encore, elle révèle une instrumentalisation de la mémoire collective syrienne, marquée par la destruction systématique de sites préislamiques.
Par le pillage, la falsification des provenances, l’effacement des inventaires officiels et la circulation sur des marchés complaisants, c’est tout un tissu de significations historiques, identitaires et culturelles qui se trouve disloqué.
Un pillage à visages multiples : du régime aux factions armées
Le trafic d’antiquités en Syrie ne saurait être envisagé isolément du contexte politique interne qui a façonné le pays bien avant l’éclatement de la guerre civile. Loin d’être une simple conséquence du chaos engendré par le conflit, la marchandisation du patrimoine puise ses racines dans des pratiques de prédation anciennes, souvent tolérées, voire encouragées, par certaines élites politico-militaires du régime baasiste.
Ainsi, dès les années précédant la guerre, des acteurs proches du pouvoir mettaient en œuvre des fouilles clandestines sur des sites archéologiques majeurs, à l’instar de Tell al-Masih.
Avec la montée du conflit armé, le contrôle des sites patrimoniaux a rapidement cessé d’être un simple enjeu administratif pour devenir un levier stratégique dans la compétition entre factions. L’organisation terroriste de l’État islamique (Daech) a exacerbé cette dynamique en conjuguant destruction et exploitation.
Sous le couvert d’une rhétorique théologico-idéologique prônant la purification religieuse, elle a mené des campagnes systématiques de démolition de monuments antiques, tout en organisant parallèlement un trafic lucratif d’objets archéologiques, acheminés principalement vers la Turquie.
L’année 2015 marque un tournant dans cette politique de destruction ciblée, particulièrement envers le patrimoine religieux chrétien syrien. Dans la vallée du Khabour, bastion historique des Assyriens, Daech s’empare en mars de la localité de Tel Nasri. Le 5 avril, jour de Pâques, l’église assyrienne de la ville est détruite, symbolisant une volonté manifeste d’effacer la présence chrétienne ancienne sur le territoire.
Quelques jours auparavant, l’église catholique chaldéenne de Saint-Markourkas avait subi un sort similaire. Ces destructions dépassent la simple iconoclastie ou l’effet de terreur : elles s’inscrivent dans un projet plus large de réécriture violente de la mémoire collective syrienne, visant à éliminer la pluralité confessionnelle qui constitue historiquement le socle social et culturel du pays.
Dans ce contexte de désinstitutionnalisation profonde, marqué par l’absence totale de régulation et de surveillance, s’est développée une économie de guerre parallèle où les artefacts archéologiques sont devenus des biens stratégiques et marchandisables. Leur circulation, facilitée par leur portabilité et leur anonymat relatif, s’est déployée à travers des réseaux transnationaux souvent ignorés, voire tolérés, par les circuits internationaux de l’art. Cette situation révèle l’étroite porosité entre criminalité patrimoniale, spéculation artistique et économie globalisée.
Repenser la gouvernance du patrimoine en temps de crise : pistes pour une solution concertée
Face à l’ampleur et à la complexité de la tragédie patrimoniale que traverse la Syrie, une réponse limitée à des mesures purement sécuritaires ou diplomatiques apparaît nécessairement insuffisante. La protection et la restitution du patrimoine syrien exigent au contraire une mobilisation multilatérale, coordonnée et intégrée, associant les institutions syriennes, les États de transit, les acteurs du marché de l’art, les musées, ainsi que les organismes internationaux et régionaux de régulation tels que l’Unesco, l’Alesco et l’Interpol.
Cette démarche concertée doit s’appuyer sur trois piliers essentiels et complémentaires.
Premièrement, la reconstruction documentaire et l’exploitation des technologies avancées constituent une priorité absolue. L’absence ou la dégradation des archives officielles, consécutive à la longue période de conflit et à la négligence passée, impose la mise en place de bases de données numériques centralisées.
Ces plates-formes doivent s’appuyer sur des technologies innovantes, notamment l’intelligence artificielle et l’analyse d’images satellitaires, afin d’identifier et de recenser les objets dispersés sur le territoire syrien et au-delà.
Par ailleurs, ces outils numériques permettraient de surveiller en temps réel les sites archéologiques encore préservés, renforçant ainsi la prévention contre les fouilles illégales et les actes de vandalisme. Ce travail documentaire, couplé à une coopération régionale et internationale, favoriserait le recoupement des informations avec les registres étrangers, souvent lacunaires, tout en rendant plus efficiente la traque des objets volés.
Deuxièmement, une justice culturelle doit être entreprise, comprenant des enquêtes rétrospectives approfondies. Il est indispensable d’étendre les investigations au-delà de la seule période post-2011, afin de démanteler les réseaux de trafic qui se sont progressivement constitués, parfois avec la complicité tacite ou active de certaines élites du régime antérieur.
Ce volet de la lutte contre le pillage nécessite une coopération judiciaire et policière internationale, dans laquelle les États concernés doivent s’engager pleinement à partager les informations et à collaborer pour identifier les détenteurs illégitimes. Ce processus permettrait non seulement de responsabiliser les acteurs impliqués, mais aussi de redonner une visibilité juridique aux biens culturels spoliés, condition sine qua non pour leur restitution.
Enfin, la création d’un fonds international dédié au patrimoine syrien en danger s’avère indispensable. Ce mécanisme de financement, alimenté par les États contributeurs et les institutions muséales impliquées dans la conservation et l’exposition d’objets d’origine syrienne, aurait pour vocation de soutenir plusieurs actions concrètes.
Il pourrait notamment financer la formation et le renforcement des capacités des professionnels du patrimoine locaux, qui doivent être au cœur de la sauvegarde et de la gestion du patrimoine national. Il offrirait également les moyens nécessaires pour protéger les quelques sites archéologiques encore intacts, à travers la mise en place d’infrastructures sécuritaires adaptées. Enfin, ce fonds serait un levier pour faciliter la restitution des objets identifiés, en soutenant les procédures diplomatiques, juridiques et logistiques afférentes.
En somme, seule une approche globale, combinant innovation technologique, coopération judiciaire approfondie et engagement financier soutenu, permettra de faire face efficacement au défi colossal que représente la sauvegarde du patrimoine syrien. Il s’agit non seulement de restaurer la mémoire matérielle d’une civilisation millénaire, mais aussi de contribuer à la reconstruction symbolique d’une nation profondément meurtrie, en préservant l’héritage culturel qui constitue l’un des fondements de son identité.
La richesse historique et patrimoniale de la Syrie, fruit d’une histoire millénaire, ne saurait se réduire à un simple vestige archéologique ou à un enjeu politique passager. Elle incarne une mémoire vivante, tissée de pluralité et de coexistence, que le pillage et la destruction menacent d’effacer définitivement. Face à cette menace, il devient impératif de dépasser les réponses ponctuelles et sectorielles pour bâtir une stratégie globale et concertée, qui associe justice, savoir et coopération internationale. Ce n’est qu’à travers un engagement collectif et responsable que le patrimoine syrien pourra renaître, non seulement comme témoignage du passé, mais aussi comme fondement d’un avenir partagé.

Mohamed Arbi Nsiri ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
19.08.2025 à 16:32
Face à la crise écologique, que peut la poésie ?
Texte intégral (1824 mots)
Et si la littérature n’était pas un simple refuge face à la catastrophe écologique, mais un outil de transformation collective ? De l’épopée antique aux dizains de Pierre Vinclair, la poésie contemporaine explore un nouvel imaginaire. Une cérémonie poétique pour refonder nos catégories de pensée.
La littérature a, dès ses origines, voulu penser ensemble la nature et la politique. C’est notamment le cas du genre de l’épopée, comme l’Iliade, l’Odyssée ou, plus tard, l’Énéide. L’épopée cherche à travers les personnages qui représentent des choix politiques à fonder ou refonder la cité. Ainsi, dans l’Odyssée, le combat entre les prétendants qui veulent le pouvoir et Ulysse, le roi d’Ithaque qui doit faire valoir sa légitimité. L’épopée antique s’intègre dans une cosmologie, une vision de la nature, des dieux et des hommes, alors homogène. Le poète Frédéric Boyer a d’ailleurs intitulé sa traduction des Géorgiques, de Virgile, le Souci de la terre : pour les Anciens, la politique est dans la nature.
La poésie contemporaine renoue avec cette tradition, pour imaginer une autre vie politique face à la crise écologique. C’est le cas du poète Pierre Vinclair, dont je parlerai plus longuement dans cet article, mais aussi (par exemple) de Jean-Claude Pinson et Michel Deguy. Que peut dire, et faire, la littérature, la poésie, dans la grande crise écologique qui est la nôtre ? Deux choses essentielles : agir sur nos catégories de pensée, refonder un nouvel imaginaire, par exemple notre conception des relations entre nature et culture ; et inventer de nouvelles formes d’échanges et d’action collective pour donner vie à ce nouvel imaginaire. Il ne saurait donc être question de (seulement) célébrer la Nature ni de (seulement) dénoncer l’impasse actuelle, mais de (re)créer un ordre affectif et collectif.
Les sciences sociales ont assez montré combien nos représentations transformaient notre vie collective : les modèles d’action politiques (le capitalisme, le communisme, la social-démocratie, etc.) sont autant des idées que des pratiques sociales. Plusieurs livres de Pierre Vinclair, poète français né en 1982, tracent une voie pour créer du sens « face à la catastrophe ».
Le pouvoir de la littérature : changer les catégories de pensée
Pierre Vinclair a publié deux livres qui abordent directement la question écologique, un livre de poésie, la Sauvagerie (2020), et un essai, Agir non agir (2020).
La Sauvagerie est une série de 500 poèmes, inspirés sur la forme par l’œuvre d’un grand poète de la Renaissance, Maurice Scève, qui publia sa Délie en 1544. La Sauvagerie a paru dans « Biophilia », la collection que la maison d’édition Corti consacre « au vivant au cœur d’éclairages ou de rêveries transdisciplinaires ».
Une série de dizains (dix vers décasyllabiques rimés) se consacre aux espèces animales les plus menacées. Pierre Vinclair recourt à la métaphore de la cuisine, pour expliquer sa poétique : ses dizains qui rassemblent une vaste érudition littéraire et scientifique cherchent à faire déguster au lecteur un « plat vivant ». Pour entrer en cuisine, rien de mieux que de lire, et relire, un dizain ; par exemple celui consacré à une espèce d’albatros, Diomedea Amsterdamensis, qui vit dans l’océan Indien. La figure de l’albatros rappelle immédiatement Baudelaire, où l’oiseau symbolisant le poète plane dans le ciel (les albatros ne se posent presque jamais) mais une fois à terre ne peut rien contre la cruauté des hommes qui l’agacent avec un briquet. Voici le dizain de Pierre Vinclair :
« Souvent, pour s’amuser, trois hommes violent
un albatros, gros oiseau indolent
coincé dans les ralingues des palangres
où l’attire une fish facile (avec aplomb,
le poète semblable au pêcheur dont les lignes
piègent des vivants, en a lancé vers l’internet
et lu : albatros – the female proceeds to receive
anal, while jacking off sb with both hands)
l’oiseau sombre, comme un plomb dans la mer
acorant son poussin abandonné. »
Le poète est une espèce menacée comme toutes les espèces le sont, et un « pêcheur contre les pêcheurs » ; l’albatros, lui aussi une espèce menacée, est pareillement poète : la métaphore est réversible. Le poème joue sur les signifiants, puisqu’en argot américain l’albatros est une position sexuelle – le dizain porte le numéro 69. La pornographie est donc la menace qui écartèle Diomedea amsterdamensis, piégé en pourchassant les poissons dans les palangres de la pêche industrielle. Un drame se joue : l’oiseau sera-t-il sauvé ?
Dans le dernier vers, il sombre, et accuse d’abord ses tortionnaires, et le poète qui ne l’a pas sauvé mais donne à voir, à sentir, le drame ignoré d’un oiseau. En somme, l’oiseau invite les lecteurs à son procès, le nôtre, pour meurtre et pornographie ; notre désir viole l’ordre du monde, le viol de la femelle ne donnera naissance à rien, le poussin abandonné va mourir et l’espèce avec lui.
La poésie est une pensée non pas philosophique ou scientifique, avec des concepts, mais avec figures (ici l’oiseau, les pêcheurs, le poète, les navires-usines, le désir, la pornographie). Elle n’est pas sans ordre, elle est tenue par la versification, la prosodie, l’architecture de la langue.
La poésie, ou la cérémonie improvisée
La poésie (et Vinclair) pense aussi l’organisation de la vie collective face à la catastrophe. Le moyen poétique, c’est l’épopée parce que celle-ci cherche justement à faire vivre un changement politique, on l’a vu. La Sauvagerie est donc une épopée du monde « sauvage ». Mais nous sommes modernes ; l’épopée sera donc fragmentaire puisque nous n’avons plus de récit qui garantirait l’unité du monde comme en avaient les Anciens Grecs. La Sauvagerie est une épopée collective pour Gaïa, le nom que donne le philosophe Bruno Latour à la nature pour sortir de la dichotomie mortifère entre nature et culture. Gaïa englobe aussi bien humains que non-humains dont le destin est commun.

Il faut alors d’autres modes d’action collective, et Vinclair a invité d’autres poètes qui écrivent aussi des dizains, se commentent, dans une sorte d’atelier de peintres de la Renaissance. La Sauvagerie est donc une œuvre collective, et Vinclair invite dans cet atelier tous ceux qui veulent contribuer à la refondation de notre vie imaginaire et sociale, des artistes aux scientifiques. La catastrophe en cours nous oblige à repenser, réorganiser, notre vie symbolique mais aussi nos moyens d’agir. Le poète ouvre les portes d’une maison (de mots, nous habitons le langage comme le langage nous habite) où le lecteur peut rencontrer le(s) poète(s), d’autres lecteurs, des albatros, Baudelaire, des pêcheurs, des navires-usines, dans une architecture (une forme), un théâtre commun parce que la vie sociale est une dramaturgie : c’est donc bien une « cérémonie improvisée », un rite, où le sujet « délaisse ses contenus propres, se laisse posséder par les gestes d’un mort servant de médium » pour recréer le sens.
Cette cérémonie convoque humains et non-humains dans un espace et un lieu commun pour célébrer justement ce que nous avons en commun, dont aussi, point capital pour Vinclair, les morts, afin de reconstruire la chaîne des générations et de la vie (pour tous les êtres vivants). Le poème organise cette cérémonie pour sortir ensemble de ce que l’anthropologue Philippe Descola appelle le « naturalisme » : l’idée, moderne, où le monde n’est que matière, et par là, matière à notre disposition, à l’exploitation, jusqu’à la catastrophe. Le grand poète romantique allemand Hölderlin interrogeait : « À quoi bon des poètes en temps de détresse ? » La réponse vient : à ça, justement.

Sébastien Dubois a reçu des financements du Ministère de la Culture.