URL du flux RSS
L’expertise universitaire, l’exigence journalistique

ACCÈS LIBRE UNE Politique International Environnement Technologies Culture

▸ les 25 dernières parutions

13.03.2025 à 18:12

L’aliénation au travail dans « Severance », « The Substance » et « Mickey 17 »

Mehdi Achouche, Maître de conférences en cinéma anglophone et études américaines, Université Sorbonne Paris Nord
Aliénation au travail : comment la science-fiction explore la dépossession de soi dans « The Substance », « Mickey 17 » et « Severance ».
Texte intégral (1891 mots)
Dans _Mickey 17_, de Bong Joon-ho, le héros est payé pour mourir autant de fois que son entreprise le souhaite. WarnerBrosEntertainmentInc2024

La science-fiction, à travers ses récits dystopiques, a souvent exploré l’aliénation au travail. Récemment, avec The Substance, Mickey 17 et la seconde saison de Severance, cette thématique revient sur le devant de la scène, empruntant de nouveaux chemins pour interroger la dépossession de soi liée au travail dans les sociétés productivistes.


Avertissement : cet article contient des spoilers de The Substance et Mickey 17.

La science-fiction a toujours entretenu un lien étroit avec le thème de l’aliénation au travail. Dès 1921, R.U.R., la pièce de théâtre de Karel Capek, met en scène des travailleurs artificiels condamnés à travailler à la chaîne dans les usines du futur (le lointain an 2000). Ces esclaves synthétiques sont qualifiés de « robots » (du tchèque « robota », signifiant travail forcé), terme qui entre ainsi dans le jargon de la science-fiction. En 1927, Fritz Lang met en scène dans Metropolis des ouvriers transformés en simples rouages de la machine industrielle du futur. Charlie Chaplin fait de même en 1936 dans ses Temps modernes, qui incorpore lui-même des éléments de science-fiction et fait littéralement de l’ouvrier, comme l’écrivaient Marx et Engels dès 1848, « un simple appendice de la machine ».

Aujourd’hui ce n’est plus tant l’ouvrier que l’employé de bureau qui est devenu la figure typique de l’aliénation au travail. Aliénation dans un sens qui s’inspire de celui du marxisme, tel qu’ont pu le mettre en avant les philosophes Lucien Sève ou Stéphane Haber dans leurs travaux respectifs sur la notion. « Le travail aliéné », écrit Marx, « rend étranger à l’homme son propre corps, comme la nature en dehors de lui, comme son essence spirituelle, son essence humaine […] Lorsque l’homme est en face de lui-même, c’est l’autre qui lui fait face. » Ce qui est une métaphore de l’exploitation et de la dépossession de soi est rendu littéral par la science-fiction, qui a su parfois s’appuyer sur le marxisme. Étrangers au monde extérieur et à eux-mêmes, les travailleurs sont réifiés et littéralement scindés en plusieurs exemplaires qui deviennent de plus en plus hostiles les uns envers les autres.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Severance , inters contre exters

Severance en est un très bel exemple, au point même qu’une organisation communiste britannique utilise la série comme illustration de la clairvoyance de Marx.

Les employés travaillant pour la mystérieuse Lumon Industries ont accepté de subir une intervention chirurgicale qui les sépare littéralement en deux consciences qui se partagent le même corps. L’« exter » (« outie »), auquel appartient la sphère privée, et l’« inter » (« innie »), condamné à passer tout son temps au travail. À chaque fois que l’employé pénètre dans l’ascenseur le menant au bureau, une personnalité prend le pas sur l’autre. Le moment est visualisé par un travelling compensé, technique qui traduit à l’écran la séparation et le malaise entre le personnage et le monde qui l’entoure.

« Inter » et « exter » n’ont aucun souvenir de la vie de leur alter ego. L’un est donc condamné à un travail perpétuel, sacrifice librement consenti par l’autre, qui lui peut ainsi profiter de la vie. Dans le premier épisode, le protagoniste de la série avance en plan séquence dans le labyrinthe des couloirs impersonnels de l’entreprise. Le long travelling souligne l’absence de décoration ou de toute trace d’humanité, tandis qu’une musique d’ascenseur lénifiante souligne un peu plus l’absurdité de la situation. Loin des infernales usines de Lang et Chaplin, les interminables couloirs sans fenêtre et sans porte, qui ne peuvent jamais mener qu’au bureau, sont parfaitement aseptisés, mais tout aussi déshumanisants.

Une employée, Helly R., ira même jusqu’à se retrouver en conflit avec son autre « moi », menaçant de faire violence au corps qu’elles partagent si la seconde ne la délivre pas de son esclavage salarial. Sans succès.

The Substance, ou l’aliénation du corps féminin

Le film de Coralie Fargeat propose lui aussi une aliénation littérale de sa protagoniste, en doublant le propos d’un commentaire sur la représentation du corps féminin. Star d’une émission télé d’aérobic, Élisabeth est devenue l’esclave de la représentation idéalisée de son corps. Elle ne supporte pas d’être licenciée le jour de ses 50 ans et choisit librement de s’injecter une substance qui lui permettra de devenir, comme le veut la publicité, « la meilleure version d’elle-même ». En pratique, cela signifie que sa conscience peut habiter un autre corps, celui d’une femme « plus jeune, plus belle et plus parfaite », mais qu’elle doit alterner avec son corps vieillissant tous les sept jours.

En proie à un narcissisme délirant, Élisabeth n’est pas sans rappeler les conceptions psychanalytiques de l’aliénation, qui peut s’apparenter à une psychose. Mais le personnage est aussi la victime de la caméra en tant que machine aliénante ; autrement dit, d’un système qui la renvoie constamment à l’image idéalisée de son corps de femme, au point où les « copies » magnifiées du personnage se multiplient à l’écran.

Une scène située au début du film la voit avancer dans un long couloir, tandis que des affiches célébrant sa gloire passée l’écrasent visuellement. Le travelling, pris sous trois angles différents, souligne l’omniprésence des affiches et la domination des images sur la réalité, tandis que le personnage se voit constamment rappeler qu’elle a encore vieilli d’un an. Une musique d’ascenseur entendu en arrière-fonds crée une fausse impression d’innocuité, alors que la scène (référence visuelle à Shining) est tout sauf anodine.

Là encore, ce n’est pas contre ce système que le personnage se rebelle mais contre son double, qui lui vole littéralement la vedette. De plus en plus confrontée à l’image de son corps dépérissant, Élisabeth entre graduellement en conflit avec son autre « moi ». Les deux consciences du personnage finissent par s’en prendre à leur propre corps et par s’engager dans une lutte – à mort.

Mickey 17, le rouage de la photocopieuse

Bong Joon-ho, habitué des films mettant en scène la lutte des classes, pousse la logique de l’aliénation littérale encore plus loin dans Mickey 17. Le film imagine pas moins de 18 copies successives de son protagoniste, qui n’est rien d’autre qu’un « remplaçable » (« expendable »). Le terme ne traduit pas si bien le fait qu’il soit bel et bien un « jetable ». La mission du personnage est de mourir autant de fois que nécessaire pour la société qui l’emploie afin d’aider à la colonisation d’une exoplanète. Sa conscience a été copiée sur disque dur et ces duplicatas, dont l’entreprise est propriétaire, peuvent être téléchargés à la demande dans un nouveau corps. La fabrication de ces derniers est visualisée à l’écran comme rappelant une impression ou une photocopie.

Dans ce futur absurde et dystopique, les corps ont fini par devenir littéralement consommables et jetables, à la merci de leur employeur et de leurs machines.

Visuellement, le film retourne au contexte industriel : la base dans laquelle évoluent les personnages évoque une immense usine. Ici, c’est le montage qui souligne l’absurdité de la condition du personnage en multipliant les scènes où il meurt à l’écran et où son cadavre est jeté sans ménagement dans un incinérateur industriel. Ces scènes sont tournées sous les mêmes angles pour accentuer l’effet de répétition et pousser, jusqu’à l’absurde, la condition du protagoniste.

Une fois encore, l’aliénation de ce dernier se traduit par l’hostilité et le conflit entre deux de ses copies, Mickey 17 et Mickey 18, amenés à cohabiter suite à une erreur de fabrication. Cependant, après avoir essayé de s’entretuer, ils finiront par faire cause commune et se retourneront contre leur employeur, comme les ouvriers robots de Karel Capek. Marx serait fier.

The Conversation

Mehdi Achouche ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

12.03.2025 à 17:34

Le pass culture permet-il aux jeunes de se forger des références communes et ainsi, de faire société ?

Claude Poissenot, Enseignant-chercheur à l'IUT Nancy-Charlemagne et au Centre de REcherches sur les Médiations (CREM), Université de Lorraine
Le Pass culture peut être considéré comme contribuant à la fabrique moderne de la citoyenneté.
Texte intégral (1718 mots)
Le Pass culture permet aux jeunes de choisir les formes de culture qui leur sont chères, avec des références qui les distinguent de leurs parents, à l’instar de chaque nouvelle génération. MiikaLaaksonen/Unsplash, CC BY

Le Pass culture a pris un coup de rabot. Suite à un rapport de la Cour des comptes étrillant le dispositif, sa part collective est gelée et sa part individuelle est divisée par deux pour les jeunes de 18 ans et disparaît pour les moins de 17 ans.

Si sa part collective permettait démocratisation et diversification des pratiques culturelles, sa part individuelle est critiquée pour sa faible efficacité dans ces domaines. Le Pass culture individuel se distingue toutefois par un autre aspect : il participe à la construction d’une citoyenneté commune pour les nouvelles générations.


Par quels moyens les jeunes deviennent-ils membres de notre société ? La majorité à 18 ans, le bac, la fin des études secondaires ou encore le permis de conduire opèrent comme des marqueurs d’un passage. Le Pass culture pourrait devenir un nouveau support de constitution d’un point commun entre jeunes d’une même génération et d’un lien universel avec les institutions publiques.

Fin 2024, sur 100 jeunes qui avaient droit au Pass, 84 % l’avaient activé avant qu’il n’arrive à échéance. Le Pass culture capte donc une part de la population de jeunes adultes très importante, plus que de nombreuses institutions qui visent à rassembler tous les jeunes citoyens : seuls 79 % de jeunes de 18 ans sont scolarisés et, à la fin du service militaire obligatoire, 30 % d’une classe d’âge y échappait (ainsi que toutes les femmes !). Le Pass culture réunit les jeunes et leur fournit un cadre partagé.

Mais qu’est-ce qui rassemble les jeunes à travers le Pass culture ?

Un « nous générationnel »

L’argent qui leur est fourni constitue un pouvoir dans la définition même de ce qu’est la culture. Chaque jeune participe à la manière dont sa génération redéfinit la culture. Et c’est bien ce qui fait l’objet de certaines critiques d’une partie des adultes plus âgés. Le Pass culture a couronné le succès des mangas et il est en train de porter celui de la romance.

Cette nouvelle génération s’empare de nouvelles références à l’instar des boomers qui avaient fait de Johnny Halliday ou de Sylvie Vartan leurs idoles. Les jeunes se construisent comme une génération à travers des références culturelles qui les distinguent de celles de leurs parents. C’est grâce à cette réécriture possible de la culture que les jeunes deviennent membres de notre société.

Le Pass culture leur permet aussi de sélectionner et promouvoir des références, des thématiques et, plus largement, des récits qui leur parlent. On attend désormais des jeunes qu’ils soient autonomes et créatifs, la liberté qui leur est confiée avec le Pass culture participe à la réalisation de ce dessein.

Cela passe par l’intermédiaire de choix culturels qu’ils opèrent séparément mais aussi par des activités collectives. En effet, 42 % des jeunes disent avoir pratiqué avec leurs proches une activité culturelle réservée avec le Pass culture. La participation de chacun à des concerts, à des spectacles ou le visionnage d’un film sont autant d’occasions de faire société, son corps vibrant aux mêmes sons ou textes que celui d’autres. Ils sélectionnent une expérience qu’ils vivent ensemble, avec leurs émotions, dans leur chair.

Ils font société autrement que les jeunes quand ils étaient réunis sous les drapeaux : c’est la fabrique d’un monde dans lequel chacun aspire à devenir lui-même sans renoncer à être avec les autres.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Le Pass culture encourage également les jeunes à pousser les portes de lieux qu’ils n’auraient pas ouvertes : deux tiers disent être allés dans un lieu culturel où ils ne s’étaient jamais rendus grâce à celui-ci. C’est un moyen de faire le lien entre la génération qui gère et anime ces lieux et celle qui lui succédera.

Les jeunes ne sont pas enfermés comme « jeunes » dans le Pass culture. Au contraire, ils prennent place dans la société par leur choix individuel qui crée la possibilité d’un « nous générationnel ». C’est une fabrique moderne de la citoyenneté.

Moins cher que le SNU

À l’heure des restrictions budgétaires, un des arguments contre le Pass culture consiste à le considérer comme cher. Et il est vrai qu’il offre un effet d’aubaine aux jeunes de milieux favorisés qui bénéficient déjà de davantage d’argent de poche.

Néanmoins, ce montant important peut être considéré comme une forme de soutien économique aux équipements culturels puisque l’argent dépensé par les jeunes leur bénéficie. Le rapport de l’Inspection générale des affaires culturelles rapporte que 54 % des dépenses vont aux librairies, 18 % aux cinémas, 8 % aux magasins d’instruments. Sans surprise, la réduction du montant du Pass n’a d’ailleurs pas manqué de faire réagir le Syndicat de la librairie française.

Le coût peut aussi être relativisé en le confrontant à celui du Service national universel (SNU). Ce dispositif, dont la visée initiale aurait consisté à succéder au service militaire obligatoire, peine à s’installer. En 2023, le stage de cohésion de douze jours a accueilli 40 000 jeunes volontaires, soit moins de 5 % d’une classe d’âge. Et, en termes de dépenses publiques, la Cour des comptes évalue le coût par jeune à 2 900 € en 2022, soit dix fois plus que celui du Pass culture avant passage du rabot.

Le Pass culture au cœur de la citoyenneté

En pensant le Pass culture à travers le seul prisme de la culture, le débat public réduit sa portée. Il est discuté sur sa capacité (qui se vérifie pourtant de plus en plus) à diversifier les pratiques culturelles et sur son coût, comparé avec celui des institutions du secteur. Mais le Pass culture remplit aussi une fonction citoyenne en permettant aux jeunes de prendre part à la régénérescence de notre société.

Dans un contexte de forts changements sociaux, chaque génération redéfinit la société pour se la réapproprier. Les références culturelles offrent un moyen aux jeunes de réécrire la culture et, ce faisant, la société avec.

L’apparition de pétitions de jeunes pour maintenir le niveau de financement du Pass culture montre qu’ils partagent cet avis, qu’ils ne manquent pas d’exprimer sur les réseaux sociaux. Le soutien de parents pourrait signaler un accord entre générations en la matière.

La capacité du Pass culture à capter plus de 8 jeunes sur 10 montre un niveau très élevé d’appropriation du dispositif. Il peut être un support important de construction de notre collectivité.

Plutôt que de le vouer aux gémonies, peut-être pourrait-on rappeler davantage que cet instrument relève d’une contribution de l’État qui alloue aux jeunes cette somme au nom d’un idéal : bâtir un « nous » en laissant une liberté à la singularité de chacun.

The Conversation

Claude Poissenot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

25 / 25

 

  GÉNÉRALISTES
Ballast
Fakir
Interstices
Lava
La revue des médias
Le Grand Continent
Le Monde Diplo
Le Nouvel Obs
Lundi Matin
Mouais
Multitudes
Politis
Regards
Smolny
Socialter
The Conversation
UPMagazine
Usbek & Rica
Le Zéphyr
 
  CULTURE / IDÉES 1/2
Accattone
Contretemps
A Contretemps
Alter-éditions
CQFD
Comptoir (Le)
Déferlante (La)
Esprit
Frustration
 
  IDÉES 2/2
L'Intimiste
Jef Klak
Lignes de Crêtes
NonFiction
Nouveaux Cahiers du Socialisme
Période
Philo Mag
Terrestres
Vie des Idées
Villa Albertine
 
  THINK-TANKS
Fondation Copernic
Institut La Boétie
Institut Rousseau
 
  TECH
Dans les algorithmes
Framablog
Goodtech.info
Quadrature du Net
 
  INTERNATIONAL
Alencontre
Alterinfos
CETRI
ESSF
Inprecor
Journal des Alternatives
Guitinews
 
  MULTILINGUES
Kedistan
Quatrième Internationale
Viewpoint Magazine
+972 mag
 
  PODCASTS
Arrêt sur Images
Le Diplo
LSD
Thinkerview
 
   FIABILITÉ FAIBLE
Contre-Attaque
Issues
Korii
Positivr
Regain
Slate
Ulyces
🌞