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27.03.2025 à 17:06

Pourquoi les orgies sexuelles de Caligula étaient aussi très politiques

Christian-Georges Schwentzel, Professeur d'histoire ancienne, Université de Lorraine
« The Ultimate Cut », la reconstitution du film « Caligula », révèle comment l’empereur romain utilisait les orgies comme outil de pouvoir et de soumission publique.
Texte intégral (2013 mots)

Scènes marquantes du film Caligula, sorti dans une version reconstituée en 2024, les orgies semblent être au cœur de l’exercice du pouvoir à Rome au Ier siècle. Qu’en était-il réellement ?


Sorti en salles en 1979, le film Caligula raconte le court règne de cet empereur, devenu le maître incontesté du monde romain à l’âge de 25 ans, en 37 apr. J.-C., et assassiné moins de quatre ans plus tard par sa garde rapprochée. Surtout connu par le témoignage de l’historien latin Suétone, son règne excessif marqua profondément l’histoire de Rome. Caligula est devenu, dans notre imaginaire, le prototype même du tyran fou, débauché et sanguinaire.

Le « Caligula » hybride de 1979

En 1976, Bob Guccione, le très riche fondateur du magazine érotique Penthouse, décide de financer la production d’un film à gros budget consacré au règne de Caligula. Le scénario est confié à l’écrivain réputé du moment, Gore Vidal, tandis que Tinto Brass est chargé de la réalisation dans des studios à Rome. Des acteurs renommés sont recrutés : Malcolm Mc Dowell, la tête d’affiche d’Orange Mécanique, dans le rôle-titre, Peter O’Toole (Lawrence d’Arabie) et Helen Mirren (Le Meilleur des mondes possible).

Rapidement, de profonds désaccords éclatent lors de la réalisation du film. Tinto Brass modifie le scénario initial de Gore Vidal qui lui semble accorder trop d’importance aux relations homosexuelles de Caligula. Bob Guccione est, quant à lui, mécontent de l’érotisme exubérant mis en scène par Tinto Brass, dans un style qui rappelle le Satyricon de Fellini et ne correspond pas, selon lui, aux attentes du public américain. Il fait alors filmer de nouvelles scènes, exhibant des « mannequins de charme » de Penthouse, en fait des actrices pornographiques, afin de mieux répondre aux stéréotypes sexuels promus par son magazine.


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Le résultat est une œuvre hybride et sans unité, finalement reniée à la fois par Gore Vidal et par Tinto Brass. N’ayant pas eu le droit de monter lui-même le film, celui-ci refuse d’en être présenté comme le réalisateur.

Une nouvelle version dépouillée des ajouts de Guccione

En 2023, le film originel fait l’objet d’une reconstitution à partir des seules scènes tournées à Rome par Tinto Brass. Thomas Negovan, maître d’œuvre de ce projet, a pu exhumer 90 heures de bobines, conservées dans les réserves de la société Penthouse Films. Il les restaure avant de les monter, offrant ainsi au public une nouvelle version du film, dépouillée de tous les ajouts postérieurs.

Le résultat est une œuvre monumentale de presque trois heures, à la fois somptueuse et d’une rare violence, qui nous plonge dans un tourbillon vertigineux où sexe et politique, tyrannie et orgie ne cessent de s’entremêler. Débarrassé des scènes pornographiques pour lecteurs de Penthouse, le film de 2024 se révèle, en fin de compte, encore plus violent que la version de Guccione, car son fil conducteur exclusif devient dès lors la dérive du pouvoir absolu, sa totale monstruosité et ses crimes abominables. Caligula. The Ultimate Cut n’accorde presque aucun répit au spectateur, toujours plus sidéré et étouffé par le déferlement d’une cruauté sans cesse renouvelée.

La seule véritable pause dans le récit nous montre un moment de bonheur de Caligula, cajolé, au cours d’une langoureuse scène de triolisme, par les deux femmes de sa vie : sa sœur Drusilla, incarnée par Teresa Ann Savoy, et son épouse Caesonia, interprétée par Helen Mirren. Toujours si angoissante et pesante par ailleurs, la musique d’accompagnement, elle aussi reconstituée par Negovan, s’envole alors en d’exceptionnels élans aériens.

Bande-annonce de Caligula. The Ultimate Cut.

Le témoignage biaisé de Suétone

Le film se base principalement sur les Vies des douze Césars de Suétone. L’ouvrage a été écrit au début du IIe siècle apr. J.-C., à l’époque des empereurs de la dynastie des Antonins qui représentaient un modèle de bon gouvernement. C’est une source biaisée car, pour mieux faire l’éloge des empereurs de son époque, Trajan et Hadrien, Suétone avait tout intérêt à exagérer les vices et les crimes prêtés à ses prédécesseurs de la famille des Julio-Claudiens qui avaient régné sur l’Empire romain, de la mort d’Auguste, en 14 apr. J.-C., à celle de Néron, en 68.

Le film Caligula présente donc, par rapport à la réalité historique, les mêmes problèmes que l’œuvre de Suétone dont il s’inspire. Pour autant, et même si l’on veut bien croire que l’auteur latin ait caricaturé les faits, la tyrannie exercée par Caligula ne fait aucun doute. Elle est largement confirmée par d’autres auteurs antiques, comme Flavius Josèphe et Dion Cassius. Mais revenons aux faits évoqués par Suétone et adaptés à l’écran, parfois avec quelques anecdotes supplémentaires.

Le monstre solitaire de Capri

Dans la première partie du film, Caligula débarque sur l’île de Capri où s’est retiré le vieil empereur Tibère, interprété par Peter O’Toole. Celui-ci, désireux de mener une vie de débauche loin de Rome, s’y est installé à l’abri des regards. Dans son antre, transformé en bordel géant, on le voit nager en compagnie de ses esclaves sexuels, qu’il appelle ses « petits poissons ». Puis il déambule, sans grande conviction, entre les différents étages d’un théâtre pornographique où une faune d’actrices et d’acteurs recrutés par ses soins est chargée d’entretenir sa libido chancelante.

Dans sa discussion désabusée avec Caligula, il explique le malentendu dont il se dit victime : il n’a jamais voulu devenir empereur, mais il n’a pas eu le choix, car il serait mort assassiné si un autre que lui avait pris le pouvoir. C’était donc une question de vie ou mort. Cependant il ne tire aucun bonheur, ni de son pouvoir absolu ni de la foule d’esclaves qui le servent et le caressent.

L’invention de l’orgie politique

Après la mort de Tibère, Caligula, devenu empereur, organise à son tour des orgies, mais d’un genre radicalement nouveau. Les festins spéciaux promus par le jeune maître de l’empire ne se tiennent plus en cachette, dans un lieu reculé : ils ont pour cadre Rome et, plus précisément, la demeure de l’empereur sur la colline du Palatin. L’orgie acquiert une dimension publique ; elle se déroule, si ce n’est aux yeux, du moins au su de tous. Elle constitue une arme et une stratégie qui permettent à l’empereur d’affirmer son pouvoir sans limite.

Caligula se souvient de la leçon de Tibère à Capri : « Le Sénat est l’ennemi naturel de n’importe quel César. » Les orgies du Palatin donnent à l’empereur l’occasion d’humilier les sénateurs qu’il considère comme de potentiels opposants.

Il entend aussi mettre fin à une fiction du régime impérial, instauré par Auguste, qui voulait que l’empereur partage son pouvoir avec le Sénat. En réalité, la République romaine était morte et ce partage n’était qu’un faux-semblant, destiné à gommer un peu la nature profondément monarchique du nouveau régime. Contrairement à Auguste, Caligula fait le choix d’assumer une autocratie totalement décomplexée.

Des hypocrites et des moutons

Parfaitement conscient de son pouvoir sans limite, le jeune empereur exige que les sénateurs reconnaissent qu’il est un dieu vivant. Puis il les oblige à bêler comme des animaux. Lors d’un banquet, ses convives sont contraints de ramper à ses pieds. Alors que tous s’exécutent, l’empereur constate : « Je suis entouré d’hypocrites et de moutons. »

Puis il ouvre un bordel dans son palais pour y prostituer les femmes et les filles des sénateurs. Toutes ces extravagances, qu’elles soient réelles ou non, ne sont pas dénuées de logique politique. Caligula a toujours eu pour priorité de ridiculiser et d’humilier les membres de l’aristocratie sénatoriale qu’il traitait comme des esclaves.

Dans la même logique, l’empereur en vient à proclamer consul son cheval Incitatus. « Je choisirai comme consul le plus noble des Romains », annonce-t-il dans le film, avant de désigner sa monture. Puis, entendant péter son cheval, il renchérit : « Incitatus, dit-il, vient de faire son allocution au Sénat ! » À l’époque impériale, la charge de consul était devenue purement honorifique. Caligula fait voler en éclat cette fiction politique : les consuls ne servent plus à rien et un cheval peut très bien jouer ce rôle.

L’obscénité de la tyrannie

« Je peux faire tout ce que j’aime et à n’importe qui », claironne l’empereur, avant d’illustrer cette maxime au cours de la scène sans nul doute la plus violente du film. Caligula, qui s’est invité au mariage d’un couple de riches Romains, viole la jeune mariée, encore vierge, sous le regard de son époux, avant de sodomiser l’époux sous le regard de la mariée.

Le film reconstitué par Negovan nous offre un plaidoyer aussi extrême que flamboyant contre la folie inhérente à toute forme de pouvoir autocratique. C’est une œuvre dérangeante dans la mesure où elle ne met pas seulement en cause le tyran lui-même, mais aussi celles et ceux qui se soumettent, par crainte, lâcheté ou intérêt personnel. L’obscénité du film, souvent décriée dans ses versions précédentes, ne réside plus tant dans les scènes d’orgies sexuelles que dans la soumission politique de toute une société, prisonnière de son tyran.

The Conversation

Christian-Georges Schwentzel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

25.03.2025 à 16:43

Histoire : quand la France convoitait les richesses ukrainiennes

Gwendal Piégais, Post-doctorant en histoire contemporaine, University College Dublin
Plus de cent ans avant Donald Trump, la France avait envisagé de conditionner son soutien à l’Ukraine, alors en lutte pour son indépendance face à l’Armée rouge, à des contreparties en ressources naturelles.
Texte intégral (1891 mots)
_Récolte en Ukraine_ (1896), de Mykola Pymonenko. Les importantes ressources naturelles du traditionnel « grenier à blé de l’Europe » ont suscité, à de nombreuses reprises dans l’histoire du pays, les convoitises de ses voisins. Mykola Pymonenko/Wikipedia

L’administration Trump exerce un brutal chantage à la paix sur le président Zelensky : un cessez-le-feu contre des terres rares voire des centrales nucléaires. Pour choquant que nous apparaisse ce troc, il n’a malheureusement rien d’inédit dans l’histoire de l’Ukraine. Il y a plus de cent ans, les riches ressources du pays étaient déjà au cœur de nombreux marchandages entre la jeune République populaire ukrainienne et les puissances occidentales – au premier rang desquelles la France.


Née en novembre 1917 sur les décombres d’un Empire russe ravagé par la Grande Guerre puis par la révolution, la jeune République populaire ukrainienne tente par tous les moyens d’obtenir des soutiens extérieurs dans sa lutte pour sa souveraineté. Elle signe en 1918, à Brest-Litovsk, une paix séparée avec les puissances centrales (Allemagne, Autriche-Hongrie, Empire ottoman, Bulgarie). Surnommé « Paix du pain », ce traité reconnaît l’indépendance et la souveraineté de l’Ukraine en échange du versement à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie d’un million de tonnes de céréales. Déjà, les ressources naturelles ukrainiennes étaient l’objet d’un marchandage.

Malgré l’armistice de Rethondes, qui rend caduc ce traité, cet épisode n’en reste pas moins représentatif du rapport des puissances européennes à l’Ukraine au moment de sa première indépendance. Cette perception de ce pays comme un grenier à blé ou comme une immense mine à exploiter, les dirigeants de la République populaire ukrainienne tentent justement d’en tirer profit.

Qui donc est ce « général Kharkov » ?

Ils sont bien conscients qu’il faut que l’Ukraine surgisse – a minima mentalement – sur une carte de l’Europe orientale où la Russie, en tant qu’ancienne alliée et partenaire privilégiée de la France et de la Grande-Bretagne, occupe tout l’espace. Rappelons qu’à la conférence de Versailles, le premier ministre britannique Lloyd George s’était tourné vers un de ses collaborateurs pour demander qui donc était ce « général Kharkov », ignorant qu’on évoquait là une ville en Ukraine.


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Mais les territoires ukrainiens occupaient une place de choix dans la géographie économique des entrepreneurs et politiciens français rêvant de sucre, charbon, et blé en abondance, à une époque où les craintes de pénurie et de tensions économiques sont grandes. C’est donc par l’économie et l’industrie que les diplomates ukrainiens tentent de défendre la cause de l’Ukraine.

Carte des revendications ukrainiennes, 1919. Carte des revendications ukrainiennes, « Mémoire sur l’indépendance de l’Ukraine présenté à la Conférence de la Paix par la délégation de la République ukrainienne », 1919

Après le retrait des Allemands et des Austro-Hongrois de la scène ukrainienne, l’Armée rouge progresse vers les rivages de la mer Noire. C’est alors que le directoire ukrainien – avec à sa tête Volodymyr Vynnytchenko, puis Symon Petlioura – prend langue avec la coalition menée par la France, qui a débarqué en décembre 1918 à Odessa et en Crimée pour soutenir les forces antibolchéviques. Les diplomates ukrainiens arrivent à Paris pour présenter leurs revendications à la Conférence de la paix, mais également à Istanbul ou à Athènes pour défendre leur cause auprès des Alliés.

Les intérêts économiques français en Ukraine

Les richesses ukrainiennes sont longuement décrites dans de nombreuses brochures, comme dans ce mémoire transmis au Quai d’Orsay en août 1919, intitulé « Relations économiques entre l’Ukraine et la France » par Woldemar Timochenko. Membre de l’Institut économique de l’Académie des sciences d’Ukraine, il tente de démontrer qu’une bonne part des intérêts économiques français dans l’Empire russe sont en fait positionnés dans les industries métallurgiques et minières ukrainiennes.

Conscient de l’importance des emprunts russes pour l’épargnant français, Timochenko propose de surcroît que l’Ukraine endosse cette dette, au moment où Lénine la répudie. Un règlement de ces créances imposerait à l’Ukraine de verser chaque année une centaine de millions de francs, ce que l’académicien estime possible « en augmentant ses exportations en France ». Timochenko pense ainsi attirer le soutien de la France afin de la lier au destin de l’Ukraine.

Cette entreprise de sensibilisation à la cause ukrainienne, et à l’intérêt que Paris pourrait retirer de son soutien, n’est pas l’apanage de quelques intellectuels ou diplomates. Alors que les forces ukrainiennes affrontent l’Armée rouge, des coopératives et entreprises installées en Ukraine prennent contact avec le ministère français des affaires étrangères pour proposer à la France des « marchandises et des matières premières des régions ukrainiennes ».

L’objectif est d’ouvrir au gouvernement ukrainien une ligne de crédit pour puiser dans les stocks de l’armée française en cours de liquidation afin d’équiper l’armée ukrainienne « en vue d’une lutte efficace contre le bolchevisme. »

Ces démarches ne sont pas sans effet à Paris, puisque le ministère de l’agriculture et du ravitaillement fait savoir au Quai d’Orsay, en septembre 1919, qu’il « attacherait un très grand prix » à recevoir des denrées alimentaires ukrainiennes. L’Ukraine trouve à Paris des interlocuteurs certes favorables, mais sans doute pas aussi pressés qu’elle le souhaiterait.

Car, en Ukraine, les armées de Petlioura affrontent les bolcheviks autant que les armées blanches, mais sont surtout terrassées par le typhus. Lorsque le directoire propose des tonnes de « sucre ou de graines de betteraves » à la France, c’est pour arracher à Paris des « marchandises de première nécessité » telles des chaussures, des vêtements, des médicaments, des pansements.

Une vision coloniale ?

La République populaire ukrainienne n’obtint jamais de la France le soutien escompté, Paris misant dans la région à la fois sur le nouvel État polonais et sur l’Armée des volontaires commandée par le général Denikine, puis par le général Wrangel. Après la défaite définitive des forces antibolcheviques en Crimée en 1920, c’est une Ukraine soviétique et une Pologne ressuscitée qui finissent par prendre le contrôle des territoires revendiqués par la République populaire ukrainienne.

La France adopta également une approche transactionnelle dans son soutien aux forces de Denikine qui combattait pour le rétablissement d’une Russie unie, intégrant l’Ukraine. Là encore, le soutien français n’était pas gratuit. Ainsi, plusieurs accords avec Denikine, puis avec Wrangel, prévoyaient que la France offre un soutien matériel accru à l’Armée des volontaires, en échange d’accords commerciaux en faveur de Paris, avec des contreparties industrielles à saisir en Ukraine.

Même dans leurs rapports avec l’ancien allié russe, les diplomates et militaires français restaient pétris d’une vision impériale et, pour certains d’entre eux, coloniale. Le personnel français en contact avec les Ukrainiens comme avec les Russes avait souvent eu, en effet, une expérience antérieure aux colonies.

Alors en mission auprès du général Wrangel, à l’été 1920, le général Mangin – célèbre en France pour sa promotion de la Force noire – ne manque pas de décrire l’Ukraine en des termes qu’il aurait pu employer pour une colonie française. Il vante ainsi tout l’intérêt qu’il y a, pour la France, à saisir « les richesses minérales de ses tréfonds. […] », à exploiter ce pays « très riche mais [qui] attend encore son heure de développement. » Pour bien des diplomates, politiciens et militaires occidentaux de l’époque, l’Ukraine n’attendait pas son État national, mais son digne exploitant.

The Conversation

Gwendal Piégais a reçu des financements du European Research Council.

23.03.2025 à 16:54

Vatican : le conclave, un système très codifié vieux de plusieurs siècles

Joëlle Rollo-Koster, Professor of Medieval History, University of Rhode Island
L’élection du pape par les cardinaux réunis en conclave peut paraître étonnante. Mais ce système résulte de siècles d’ingérences extérieures et de pillages au sein du Vatican.
Texte intégral (2179 mots)

Le pape François a fait sa première apparition publique le dimanche 23 mars 2025, après 5 semaines d'hospitalisation à Rome pour traiter une pneumonie et d’autres problèmes de santé. S’il venait à ne plus pouvoir exercer, un conclave serait tenu pour choisir le prochain pape. Ce système très codifié, tenu à huis clos, a été mis en place au Moyen Âge pour éviter bagarres, intrigues politiques et… pillages des affaires du pape.


« Conclave » est formé des mots latins cum clave qui signifient « avec clé », en référence à l’isolement des cardinaux lors de l’élection papale. Elle se déroulait autrefois dans le lieu où le pape était mort (et désormais toujours au Vatican). Pourquoi cet isolement ? Parce qu’il fallut des siècles à l’Église pour élaborer un système électoral à l’abri des manipulations et de la violence.

Choisi par « le peuple » ?

Dans le christianisme de l’Antiquité tardive (de la fin du IIIe siècle au début du VIe siècle), l’élection de cette figure puissante est un événement houleux, marqué par la violence et les ingérences extérieures.

Le pape est désigné par « le peuple de Rome » avec consensus. En réalité, cela veut dire que l’élection est aux mains des foules, des aristocrates, des rois, des empereurs ou de quiconque contrôle Rome. Ils discutent, négocient ou se battent et, bien souvent, les plus puissants imposent leur candidat.

Par exemple, l’élection en 686 du pape Conon est décrite dans Le Livre des pontifes comme un épisode chaotique impliquant l’armée. L’auteur raconte :

« Il y eut de vifs débats, car le clergé soutenait l’archiprêtre Pierre, tandis que l’armée préférait Théodore. »

Après de longues négociations, le clergé finit par opter pour Conon.


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Trois années sans pape

Pour sauver le système électoral du chaos interne et externe, le pape Nicolas II décrète en 1059 que les papes doivent être choisis par des hommes d’Église – à savoir, les cardinaux-évêques. Jusqu’alors, les cardinaux étaient impliqués dans les fonctions liturgiques des grandes basiliques de Rome. Ils pouvaient être prêtres, diacres ou évêques.

Cela non plus ne fonctionne pas et la nomination du pape continue a être houleuse, avec mésententes et pressions entre pouvoir religieux et séculier. Un siècle plus tard, en 1179, le pape Alexandre III décrète que tous les cardinaux deviennent les électeurs du pape avec représentation égale entre prêtres, diacres et évêques, et qu’un candidat doit obtenir les deux tiers des voix pour être élu.

Peu importe, intrigues et querelles continuent à entacher le processus pendant des années. Dans un cas, les dissensions cardinalices poussent l’interrègne papal à ses limites : il faudra trois années (1268–1271) pour que les cardinaux arrivent finalement à un compromis et nomment Teobaldo Visconti pape Grégoire X. Tant que le « Saint-Siège » est « vacant » les cardinaux gouvernent l’Église, ce qui les incitent à ralentir le processus du mieux qu’ils peuvent.

Isolement total et secret absolu

Les influences externes de la part de l’aristocratie romaine, ou du Saint-Empire, ainsi que de longues vacances apostoliques – c’est-à-dire, l’espace de temps qui sépare la mort d’un pape de l’élection de son successeur –, avec leurs interminables négociations cardinalices, poussent le pape Grégoire X à réagir. En 1274, il édicte le décret « Ubi periculum ».

Les premiers mots du texte, « Ubi periculum maius intenditur », signifient : « Là où le danger est plus grand. » L’incipit du texte reflète l’état des choses. La nomination pontificale est une affaire périlleuse, parfois pour la personne elle-même, mais aussi et surtout pour ses biens.

« Ubi periculum » établit les bases du système encore en vigueur aujourd’hui – et il est le premier texte à imposer l’isolement total des cardinaux pendant le conclave.

Les cardinaux ainsi séquestrés ne peuvent plus s’attarder en discussions interminables, surtout lorsqu’ils sont loin du confort de leurs palais, épaulés par un seul assistant, et qu’ils doivent dormir dans des cellules austères. S’ils mettent plus de trois jours à se décider sur un candidat, ils perdent le privilège de manger plusieurs repas quotidiens, et en sont réduits à un seul. La politique de l’estomac !

Une illustration manuscrite décolorée sur deux pages entières montre des soldats à cheval et des fonctionnaires en robe
Le couronnement du pape, représenté dans la Chronique du concile de Constance, d’Ulrich von Richenthal, datant du XVᵉ siècle. Chronik des Constanzer Concils

Le pillage du Vatican à travers les siècles

Une tradition violente est également attachée aux élections : le pillage des biens du pape décédé, parfois jusqu’à ses vêtements liturgiques, qui est un phénomène récurrent. Difficile d’en identifier la cause exacte : cupidité, dévotion envers des objets rendus sacrés car appartenant à des ecclésiastiques de haut rang ? Ou, dans une autre optique, ressentiment envers les pouvoirs qui, au fil des années, ont privé le « peuple » du processus électoral ?

Remontons jusqu’au Ve siècle. Le concile de Chalcédoine (aujourd’hui Kadiköy, banlieue d’Istanbul, Turquie), en 451, qui rassemble 500 évêques de la chrétienté ou leur représentant, interdit aux clercs de voler les biens du défunt, au risque de perdre leurs titres. Un autre concile décrète quelques années plus tard qu’à la mort d’un évêque :

« Que personne, par vol, force ou tromperie, ne cache, ne s’empare ni ne dissimule quoi que ce soit. »

Pourtant, les pillages se poursuivent pendant des siècles. Dans une lettre de 1050, adressée aux catholiques du diocèse d’Osimo, dans l’actuelle Italie, le cardinal Pierre Damien dénonce :

« D’après plusieurs témoignages, nous savons qu’une pratique perverse et totalement détestable persiste parmi certaines personnes. À la mort de l’évêque, elles se ruent comme des ennemis, saccagent sa maison, volent ses biens comme des voleurs, incendient les demeures de son domaine et, avec une barbarie féroce et sauvage, détruisent ses vignes et ses vergers. »

Malgré l’évolution du système électoral papal et le décret « Ubi periculum », de Grégoire X, en 1274, les pillages continuent.

Après la désignation des cardinaux comme électeurs pontificaux, le pillage s’étend à leur demeure. Il arrive même que le pillage prenne place avant la mort du pape, au fil des rumeurs qui attisent la foule. Une fois le conclave formellement établi, le pillage s’étend en plus aux cellules du conclave où résident les cardinaux pendant leur confinement. Parfois, les conséquences deviennent très graves.

Deux papes et le Grand Schisme d’Occident

À la mort de Grégoire XI en 1378, les cardinaux élisent le pape Urbain VI, mais son comportement autoritaire et réformateur leur fait regretter bientôt leur choix. Quelques mois plus tard, ils le déposent et en élisent un autre, sous prétexte que la première élection s’est déroulée sous la contrainte : la peur causée par la violence de la foule. Pourtant, ils connaissent très bien cette coutume agressive.

Le chroniqueur Thierry de Nieheim, témoin des événements, le confirme sans équivoque. Il raconte qu’après l’élection unanime d’Urbain VI :

« Il (le pape) transfère immédiatement ses livres et autres objets de valeur dans un endroit sûr, afin qu’ils ne soient pas volés. »

Et, il ajoute :

« C’est une coutume chez les Romains d’entrer dans son palais et d’y voler ses livres et autres objets de ce genre. »

Les catholiques médiévaux se retrouvent alors avec deux papes : celui élu en avril 1378 – Urbain VI, qui refuse d’abandonner le pouvoir –, et celui élu en septembre 1378, Clément VII. Deux papes, deux cours et deux « obédiences » qui vont diviser l’Europe pendant presque deux générations. Cette crise, qui dure de 1378 à 1417, prend le nom de Grand Schisme d’Occident.

Aujourd’hui les règles du conclave sont proches de celles du Moyen Âge. Le nombre de cardinaux a augmenté : ils sont environ 250, nommés à vie, mais seuls 138 peuvent actuellement voter, car ils ne sont pas autorisés à le faire lorsqu’ils sont âgés de plus de 80 ans.

Lors du prochain conclave, ils resteront confinés au Vatican, dans la chapelle Sixtine, jusqu’à ce qu’un nouveau pape soit élu, sans pillage ni bagarre, et que la fumée blanche annonce, au public de la place Saint-Pierre, « Habemus papam » (« Nous avons un pape »).

The Conversation

Joëlle Rollo-Koster ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

20.03.2025 à 13:43

Les Français font-ils confiance aux sciences ?

Michel Dubois, Sociologue, Directeur de recherche CNRS, Sorbonne Université
L’édition 2025 du baromètre de l’esprit critique révèle des différences notables dans le rapport aux sciences selon les générations et les disciplines.
Texte intégral (1951 mots)
Les Français associent davantage l’esprit critique aux humanités qu’aux sciences exactes. NationalCancerInstitute/Unsplash, CC BY

L’édition 2025 du baromètre de l’esprit critique révèle des différences notables dans le rapport aux sciences selon les générations et les disciplines. Les jeunes font, par exemple, davantage confiance aux sciences que leurs aînés, mais leur tendance à privilégier les informations provenant de leur entourage et des réseaux sociaux les expose davantage à la désinformation, notamment en ce qui concerne les bonnes pratiques nutritionnelles.

Décryptage par Michel Dubois, sociologue et membre du comité scientifique du baromètre de l’esprit critique.


Comment évolue le rapport des Français aux sciences ? Se dirige-t-on vers une défiance comme aux États-Unis ?

Michel Dubois : En France, comme aux États-Unis, la défiance à l’égard des sciences reste un phénomène heureusement minoritaire. Ce que l’on observe aux États-Unis, depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, ce n’est pas tant un rejet de la science par l’opinion publique, qu’une volonté politique de faire des universités et des organismes de recherche des adversaires idéologiques. Il s’agit de couper les budgets, de licencier le personnel des agences fédérales, d’interdire la recherche sur un certain nombre de sujets jugés inutiles ou « déconseillés », mais plus fondamentalement de contester la légitimité des scientifiques à définir ce qui est un fait et ce qui ne l’est pas. Ce degré de politisation de la science est inédit dans l’histoire contemporaine des États-Unis et ses conséquences sont déjà perceptibles à travers la gestion chaotique de l’épidémie de rougeole au Texas.

En France, la situation est encore heureusement différente. L’édition 2025 du Baromètre de l’esprit critique confirme certaines des tendances positives mises en évidence lors de la dernière vague de l’enquête Les Français et la science. Par exemple, entre 7 et 8 enquêtés sur 10 considèrent que la science permet de comprendre qui nous sommes, et le monde dans lequel nous vivons. Ils sont autant à considérer qu’une affirmation a plus de valeur si elle a été validée scientifiquement ou que la science permet de développer de nouvelles technologies utiles à tous.

Quelles différences existe-t-il entre les générations concernant la confiance envers les institutions scientifiques ?

M. D. : L’édition 2025 du baromètre introduit un échantillon 15-24 ans qui peut être comparé à l’échantillon standard des 18-65 ans et plus. C’est l’occasion de souligner quelques résultats inattendus ou contre-intuitifs. Les études inutilement alarmistes ne manquent pas pour prétendre que les plus jeunes affichent une posture toujours plus critique à l’égard des sciences.

Or, nos résultats montrent le contraire : comparés aux 18 ans et plus, les 15-24 ans manifestent un plus grand intérêt pour les sciences. Les 15-24 ans manifestent également une plus grande confiance dans la communauté scientifique : ils sont plus nombreux que leurs aînés à considérer que la communauté scientifique est indépendante pour valider ses résultats (+13 points), ou que les scientifiques suivent des règles éthiques strictes (+9 points). Ce sont également les jeunes qui sont les plus impliqués dans des activités à caractère scientifique : la visite d’expositions scientifiques, la collaboration à des expériences de science participative ou la rencontre avec des chercheurs.


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Constate-t-on des différences dans le rapport aux sciences humaines et aux sciences dites dures ?

M. D. : D’une façon générale, même si cela peut surprendre, l’esprit critique est davantage associé par nos répondants aux humanités qu’aux sciences exactes. Trois quarts d’entre eux considèrent faire preuve d’esprit critique et quand on leur demande de nommer les disciplines qui ont contribué à forger cet esprit durant leur scolarité, ils citent prioritairement le français, l’histoire-géographie, la philosophie et seulement ensuite arrivent les sciences de la vie et de la terre, les mathématiques, la physique ou la chimie. Ce résultat peut donner l’impression que les sciences exactes sont perçues comme des disciplines relativement dépourvues de questionnement réflexif. Cela doit sans doute nous inciter à revoir la manière dont on enseigne les sciences au collège et au lycée, afin de mieux mettre en valeur leur dimension critique.

Interrogés sur la façon dont ils perçoivent la scientificité des disciplines, nos deux échantillons se retrouvent pour voir dans la médecine, la biologie, la chimie et l’astrophysique, des sciences exemplaires. Tout comme ils convergent pour douter très majoritairement du caractère scientifique des horoscopes, de la naturopathie ou de l’homéopathie. Mais, entre ces extrêmes, les 15-24 ans se démarquent de leurs aînés par une attitude plus positive à l’égard de l’économie (+3 points), de l’histoire (+4 points), de l’écologie (+5 points), de la psychanalyse (5 points) et plus encore de la sociologie (+12 points).

Qu’est-ce qui fait que, dans la population générale, on accorde plus de valeur ou d’intérêt à certaines sciences ?

M. D. : En France comme ailleurs, l’attention accordée à une discipline dépend souvent des répercussions, positives et négatives, qu’on lui prête sur notre environnement ou sur nos conditions de vie. C’est relativement évident pour la médecine, la biologie ou plus généralement pour la recherche sur le vivant. Toutefois, cet intérêt ne signifie pas que les scientifiques bénéficient d’une légitimité de principe leur permettant de mener leurs travaux sans tenir compte des contraintes sociales et culturelles qui les entourent. Comme l’ont montré les enquêtes Les Français et la science, une écrasante majorité de Français estime nécessaire d’instaurer des règles encadrant le développement des sciences du vivant.

Y a-t-il un avant et un après-Covid en matière de confiance envers les sciences ?

M. D. : Si l’on s’en tient à une mesure générale de la confiance, les résultats que nous obtenons aujourd’hui ne sont pas très différents de ceux dont on disposait avant la période Covid. Toutefois, cette crise a mis en lumière de nouveaux enjeux pour le grand public : d’une part l’importance de l’indépendance de la recherche scientifique et, de l’autre, la nécessaire vigilance concernant les manquements à l’intégrité scientifique. On se souvient notamment des soupçons qui ont pesé pendant la crise Covid sur certains experts en raison de leurs liens d’intérêts avec de grands groupes pharmaceutiques ; ces liens étant souvent interprétés comme étant autant de conflits d’intérêts. Dans notre échantillon 18-65 ans et plus, il n’y a qu’un répondant sur deux à considérer que la communauté scientifique est indépendante pour valider ses résultats.

Par ailleurs, le nombre croissant de rétractations d’articles de l’équipe de l’Institut Méditerranée infection à Marseille – plus de 40 aujourd’hui – illustre les préoccupations liées à la fiabilité des publications scientifiques pendant la crise Covid. Et ils ne sont aujourd’hui que 6 répondants sur 10 à considérer que les scientifiques suivent des règles éthiques strictes. Plus qu’une remise en cause de la science, cette double tendance souligne une attente croissante de transparence et de régulation dans la production du savoir qui n’est pas très différente de celle que l’on peut mesurer, par ailleurs, dans la communauté scientifique.

L’édition 2025 du baromètre contient une section consacrée à nos croyances en matière d’alimentation. Quels en sont les enseignements généraux ?

M. D. : Cette année, le baromètre de l’esprit critique a voulu en savoir plus sur les pratiques et les croyances alimentaires. Est-il vrai par exemple qu’après un excès alimentaire, une cure détox est efficace pour nettoyer l’organisme ? Est-il vrai que les compléments alimentaires permettent de corriger une mauvaise alimentation ? Ou encore : est-il vrai que les hommes ont besoin de plus de viande rouge que les femmes ? Toutes ces propositions sont fausses, mais qu’en est-il de leur diffusion dans l’espace public ? Les résultats suggèrent que les opinions erronées au sujet de l’alimentation sont relativement courantes : 8 répondants sur 10 adhèrent à au moins une proposition fausse en matière d’alimentation.

La maîtrise des savoirs varie selon plusieurs facteurs, notamment le genre, avec une meilleure connaissance observée chez les femmes par rapport aux hommes, mais plus encore en fonction de l’âge. En matière d’alimentation, plus on est âgé et plus on a de chances de faire la différence entre une proposition vraie et une proposition fausse. Les 15-24 ans semblent manquer de repères.

Ce n’est sans doute pas sans rapport avec la façon dont ils s’informent en général. Ils se distinguent de leurs aînés par l’importance qu’ils accordent à leur entourage et aux réseaux sociaux. Et pour les informations liées à l’alimentation, ils sont près de 7 sur 10 à faire confiance aux professionnels de la médecine douce et alternative, 1 sur 2 aux influenceurs sportifs ou aux youtubeurs. Des constats ciblés qui devraient faire réfléchir celles et ceux qui travaillent sur la communication des messages de santé publique.


Entretien réalisé par Aurélie Louchart.


Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.

The Conversation

Michel Dubois a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche et du programme cadre Horizon Europe de l'Union Européenne

19.03.2025 à 12:32

« Severance » : le processus de réintégration décrypté par les neurosciences

Laetitia Grabot, Chercheur postdoctoral en neurosciences cognitives, École normale supérieure (ENS) – PSL
Comment les neurosciences expliquent-elles le processus de réintégration dans la série « Severance » ? Est-il crédible ?
Texte intégral (2679 mots)

La série de science-fiction Severance dépeint un monde dystopique où une opération chirurgicale permet de séparer ses souvenirs au travail de ses souvenirs liés à sa vie privée. La saison 2, qui cartonne et dont l’épisode final sera diffusé le 21 mars 2025, met en avant une procédure qui permettrait de réintégrer ces deux pans de la personnalité. Qu’en disent les neurosciences ?


Cet article contient des spoilers des épisodes 1 à 6 de la saison 2.

Dans la série Severance, les employés de Lumon Industries sont dissociés entre leur « moi du boulot » et le « moi de la maison ». Le premier est ainsi entièrement dévolu à ses tâches professionnelles, sans interférences dues aux aléas de la vie quotidienne, et le second libre de vaquer à sa vie privée sans charge mentale due au travail. Cependant, malgré la promesse d’un équilibre travail/vie privée strictement parfait, les protagonistes ne vivent pas si bien leur dissociation. Le personnage principal, Mark Scout, tente une procédure de réintégration de ses deux « moi ». C’est Reghabi, une ancienne employée rebelle de Lumon qui s’en charge.

Dans l’épisode 3 de la saison 2, elle enregistre l’activité du cerveau de Mark après avoir posé des électrodes sur sa tête, comme on le fait de nos jours avec l’électroencéphalographie. Deux tracés en forme de vagues sont visibles, chacun d’eux représentant une partie des souvenirs de Mark. La procédure consiste à resynchroniser ces deux tracés, c’est-à-dire à les réaligner, pour réintégrer les deux « moi ».

Ce processus serait crédible à l’aune des connaissances actuelles en neurosciences. Connaître les recherches sur le sujet permet d’apprécier de nouvelles subtilités dans cette série, qui soulèvent déjà de nombreuses questions.


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Dissociation et réintégration des « moi »

L’activité cérébrale mesurée par électroencéphalographie, une technique qui consiste à poser des électrodes sur le cuir chevelu d’une personne, se présente effectivement sous forme de vagues d’activité. Les chercheurs étudient ce signal en le découpant en différentes oscillations, plus ou moins rapides, dont les noms correspondent à la liste de lettres grecques égrenées par Reghabi : delta, theta, alpha, beta, gamma.

L’activité du cerveau enregistrée par électroencéphalographie (EEG, tracé en bleu) peut être découpée en différentes signaux correspondant à différentes bandes de fréquences (tracés en noir), de la plus lentes (delta) à la plus rapide (gamma)
L’activité du cerveau enregistrée par électroencéphalographie (EEG, tracé en bleu) peut être découpée en différentes signaux correspondant à différentes bandes de fréquences (tracés en noir), de la plus lentes (delta) à la plus rapide (gamma). Données de l’auteur, CC BY-SA

Les oscillations delta sont par exemple très lentes, autour de 2 Hz, ce qui correspond à deux cycles par seconde, proche du rythme cardiaque après un effort, et souvent retrouvées pendant certaines phases du sommeil. Les oscillations gamma sont plus rapides, autour de 40 Hz (40 cycles par seconde), et sont impliquées dans de nombreuses fonctions cognitives comme la perception visuelle ou la mémoire.

Dans la série, la réintégration se produit lorsque Reighabi force les deux signaux correspondant aux deux « moi » de Mark à se resynchroniser. On pourrait ici faire un lien avec une question fondamentale en neurosciences cognitives : comment le cerveau combine-t-il les différentes informations qu’il reçoit (lumière, son, odeurs…) en une expérience consciente cohérente ?

Considérons une scène avec un ballon rouge et une chaise grise : chaque objet a plusieurs caractéristiques, comme sa couleur, sa forme ou le fait qu’il soit statique ou en mouvement. Chacun de ses aspects est traité par des parties différentes du cerveau. Comment ces informations dispersées sont-elles ensuite regroupées pour donner une perception unifiée de la scène ? Plus particulièrement, comment le cerveau sait-il qu’il faut associer la couleur rouge au ballon, et la couleur grise à la chaise ?

Le phénomène de synchronisation des oscillations a été proposé comme solution potentielle : deux populations de neurones, à deux endroits différents du cerveau, vont se synchroniser si elles traitent deux caractéristiques d’un même objet.

Lorsqu’on regarde cette image, on peut alterner entre la perception d’un unique visage (caché derrière le chandelier) ou de deux visages qui se font face. Deux populations de neurones traitant deux parties de l’image (matérialisés par deux cercles) se syn
Lorsqu’on regarde cette image, on peut alterner entre la perception d’un unique visage (caché derrière le chandelier) ou de deux visages qui se font face. Deux populations de neurones traitant deux parties de l’image (matérialisés par deux cercles) se synchroniseront si les deux parties s’intègrent pour former un même objet. Adapté de Engel et coll., 2001, CC BY-ND

Cette théorie a été proposée suite à une étude de référence sur des chats, auxquels des électrodes ont été implantées dans le cerveau. Ces électrodes ont permis de mesurer la réponse de groupes de neurones dans le cortex visuel, lorsque des barres lumineuses étaient présentées devant les yeux des chats. On savait déjà qu’un neurone communiquait en envoyant des impulsions électriques à ses voisins. Les auteurs ont remarqué que les neurones déchargeaient ces impulsions de manière rythmique, suivant une oscillation, alternant entre périodes de repos et périodes d’activité. La découverte la plus remarquable, c’est l’observation que différents groupes de neurones, éloignés l’un de l’autre, se synchronisaient entre eux seulement s’ils étaient activés par la même barre lumineuse.

Plus généralement, les neuroscientifiques ont proposé l’idée que la synchronisation de deux groupes de neurones éloignés leur permettait d’aligner leurs périodes d’activité et donc de pouvoir échanger des informations. La synchronisation de l'activité cérébrale serait donc un mécanisme important du traitement de l’information dans le cerveau car elle permettrait aux différents groupes de neurones du cerveau de communiquer entre eux. Dans Severance, on retrouve cette idée : réintégrer les deux « moi » se fait en resynchronisant l’activité cérébrale de chacun des « moi », ce qui permet de rétablir une communication entre les deux pans de la personnalité de Mark.

Synchronisation des neurones : peut-on repérer une personnalité dans une zone du cerveau ?

Là où la fiction se permet quelques libertés artistiques par rapport à la science, c’est lorsqu’un objet aussi complexe qu’un « moi » défini par ses souvenirs, désirs, et émotions est capturé et réduit à une oscillation. En réalité, chaque aspect du fonctionnement du cerveau (perception, attention, mémoire…) est associé à différents types d’oscillations cérébrales. Par exemple, les oscillations theta (entre 4 et 8 Hz), alpha (entre 8 et 12 Hz) et gamma (> 35 Hz) sont impliquées dans les processus attentionnels. La mémoire mobilise aussi les oscillations theta et gamma. Le simple fait de regarder une image sollicite plusieurs mécanismes impactant différentes régions du cerveau et reste encore partiellement incompris à ce jour. Ainsi, aucune de ces capacités ne peut être expliquée par une seule oscillation. Il n’est donc pas possible de résumer une personnalité complète à un endroit précis du cerveau ni de stocker deux personnalités différentes n’ayant rien en commun dans deux parties bien délimitées du cerveau.

Faisons donc l’hypothèse que chaque tracé sur l’oscilloscope représente la moyenne de multiples électrodes mesurant l’activité globale du cerveau de Mark, plutôt que de provenir d’une unique électrode. C’est toute l’activité de son cerveau qui se déphase donc lorsqu’il passe de son « moi du boulot » à son « moi privé », le déphasage étant probablement activé par la puce insérée dans son cerveau. Dans le cas de Mark, on ne veut pas seulement intégrer l’information de deux régions différentes du cerveau, mais on veut réintégrer deux cerveaux complets déphasés dans le temps ! On comprend pourquoi la procédure est douloureuse et occasionne des effets secondaires…

TMS et stimulation cérébrale : une méthode réelle pour « réaligner » les pensées ?

Une dernière question se pose : peut-on resynchroniser deux ondes cérébrales ? Dans la série, Reighabi utilise un dispositif de stimulation magnétique transcrânienne (ou TMS), une technique utilisée à la fois pour la recherche et le traitement de troubles neurologiques ou psychiatriques. Le principe est d’envoyer un champ magnétique localisé qui stimule l’activité des neurones. Dans l’épisode 3 de la saison 2, on voit Mark bouger ses doigts suite à l’usage de la TMS. C’est exactement ce qui arrive lorsqu’on stimule avec la TMS le cortex moteur, une région du cerveau qui dirige l’exécution de mouvements. Il est aussi possible d’induire des oscillations avec la TMS, en envoyant des impulsions rythmiques de champ magnétique. On l’utilise donc dans la recherche pour moduler des oscillations dans le cerveau et observer si ces perturbations de l’activité cérébrale ont un impact sur la perception ou d’autres fonctions cognitives.

Quant à l’utiliser pour resynchroniser deux cerveaux déphasés en une personnalité unifiée, cela supposerait d’appliquer la TMS sur le cerveau entier (alors que l’intérêt de cette technique est de pouvoir cibler une zone donnée, par exemple le cortex moteur, ou le cortex visuel). Or une synchronisation trop forte de nombreuses populations de neurones voir du cerveau entier, conduit à… une crise d’épilepsie. Ce que vit d’ailleurs probablement Mark dans l’épisode 6, bien qu’elle ait aussi pu être déclenchée par un problème dans la tentative de Reighabi d’inonder la puce à l’intérieur de son cerveau pour la rendre inefficace.

La synchronisation des oscillations apparaît donc comme un processus délicat, un ballet subtil où chaque partie du cerveau doit s’accorder avec les autres pour permettre le fonctionnement normal d’un cerveau. Décrypter les mystères des oscillations cérébrales demeure un défi captivant pour la recherche, car elles n’ont pas encore livré tous leurs secrets. Leur potentiel intrigant en fait également une source d’inspiration riche pour la science-fiction, comme l’a montré avec brio la série Severance.

The Conversation

Laetitia Grabot est membre du comité des Jeunes Chercheurs de TRF (Timing Research Forum) une société académique ouverte visant à promouvoir la recherche sur la perception du temps. Elle a reçu des financements de la FRC (Fédération pour la Recherche sur le Cerveau).

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