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22.04.2025 à 17:24
Des sculptures découvertes à Pompéi montrent que les femmes pouvaient exister dans l’Antiquité autrement que comme épouses
Texte intégral (1266 mots)
Les visiteurs du site de Pompéi, l’ancienne ville romaine ensevelie sous les cendres de l’éruption du Vésuve en 79 après J.-C., ne pensent pas souvent à regarder au-delà de l’enceinte de la cité. Il y a beaucoup à voir dans cette ville monumentale et bien préservée, avec des peintures murales représentant des mythes et des légendes comme celle d’Hélène de Troie, de majestueux amphithéâtres ou des thermes somptueusement stuqués. Mais si vous franchissez les portes de la ville, vous vous retrouverez dans un monde très différent, tout aussi important.
Pour les Romains de l’Antiquité, les routes et chemins menant aux villes étaient essentiels, non seulement pour se rendre sur place, mais aussi comme de véritables « voies de la mémoire ». Des tombes jalonnaient ces voies antiques, certaines comportant simplement des inscriptions à la mémoire d’êtres chers disparus, d’autres, plus grandioses, offrant un espace aux amis et à la famille pour festoyer en souvenir des défunts.
Certaines tombes s’adressent même directement au passant, comme si leur occupant pouvait parler à nouveau et transmettre ce qu’il a appris. Prenons un exemple pompéien, mis en place par l’affranchi Publius Vesonius Phileros, qui s’ouvre sur une politesse ineffable :
« Étranger, attends un peu si cela ne te dérange pas, et apprends ce qu’il ne faut pas faire. »
Entrer à Pompéi et en sortir, c’était se rappeler des modes de vie et des façons de mourir. C’était aussi une invitation à tirer notre chapeau à ceux qui avaient emprunté le même chemin que nous, et à apprendre de leur exemple.
C’est pourquoi la récente découverte d’une tombe monumentale surmontée de sculptures grandeur nature d’une femme et d’un homme, juste à l’extérieur de l’entrée est de la ville, n’est pas seulement une découverte fascinante en soi. Cela invite également à s’arrêter et à se souvenir des personnes qui ont vécu puis sont mortes dans cette ville italienne animée.
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L’élément principal de la tombe est un grand mur, parsemé de niches où les restes incinérés auraient été placés, et surmonté par l’étonnante sculpture en relief d’une femme et d’un homme. Ils se tiennent côte à côte, mais ne se touchent pas.
Elle est légèrement plus grande que lui, puisqu’elle mesure 1,77 m, et lui 1,75 m. Elle est drapée d’une tunique, d’un manteau et d’un voile modestes (symboles de la féminité romaine) et arbore au cou un pendentif en forme de croissant de lune appelé lunula qui – en raison du lien séculaire avec les cycles lunaires – raconte une histoire sur la fécondité et la naissance des femmes. Lui est vêtu de la toge typiquement romaine, ce qui l’identifie instantanément comme un fier citoyen de Rome.
Qui les statues représentent-elles ?
En archéologie, lorsqu’une femme et un homme sont représentés côte à côte dans des tombes et des sépultures comme celle-ci, on suppose généralement qu’il s’agit d’époux. Toutefois, un indice indéniable laisse supposer qu’il s’agit ici d’autre chose. En effet, la femme tient dans sa main droite une branche de laurier, utilisée par les prêtresses pour souffler la fumée de l’encens et des herbes lors des rituels religieux.
Dans le monde romain, les prêtresses détenaient des pouvoirs inhabituels pour des femmes et il a été suggéré que cette femme était peut-être une prêtresse de la déesse de l’agriculture Cérès (l’équivalent romain de la déesse grecque Déméter).
Cette prêtresse de haut rang est donc représentée à côté d’un homme. L’inclusion des symboles de son statut (prêtresse) à côté du sien (togatus ou « homme portant une toge ») montre qu’elle est là en tant que membre à part entière de la société pompéienne. Elle pourrait être sa mère ; elle pourrait même avoir été plus importante que lui (ce qui expliquerait pourquoi elle est plus grande). En l’absence d’inscription, nous ne pouvons pas en avoir le cœur net. Le fait est qu’une femme n’a pas besoin d’être l’épouse d’un homme pour se tenir à ses côtés.
Ce qui est fascinant, c’est que ce phénomène n’est pas propre à Pompéi. Dans mon nouveau livre Mythica, qui porte sur les femmes non pas de Rome mais de la Grèce de l’âge du bronze, j’ai constaté que les nouvelles découvertes archéologiques ne cessent de bouleverser les idées reçues sur la place des femmes dans la société et la valeur de leur rôle.
Un exemple fascinant est celui d’une sépulture royale à Mycènes, à la fin de l’âge du bronze : une femme et un homme ont été enterrés ensemble dans la nécropole royale, quelque 1700 ans avant que l’éruption du Vésuve décime Pompéi. Comme d’habitude, les archéologues qui l’ont découverte ont immédiatement identifié la femme comme l’épouse de l’homme. Mais c’est alors que l’analyse de l’ADN entre en jeu.
En 2008, les deux squelettes ont fait l’objet d’un test ADN, qui a révélé qu’ils étaient en fait frère et sœur. Elle a été enterrée ici en tant que membre d’une famille royale par naissance, et non par mariage. Elle était là de son propre chef.
De l’or de Mycènes aux ruines cendrées de Pompéi, les vestiges du monde antique nous racontent une histoire différente de celle que nous avons toujours crue. Une femme n’avait pas besoin d’être une épouse pour se distinguer.
Je pense donc qu’il est sage d’écouter le conseil de notre ami Publius. Penchons-nous sur les sépultures du passé et apprenons.

Emily Hauser ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
21.04.2025 à 19:32
Les auteurs transfuges de classe au Québec : entre influence des écrivains français et réflexions sur les langues
Texte intégral (2211 mots)

La littérature québécoise est riche de romans et récits autobiographiques qui mettent en scène des parcours de transfuges de classe. Influencés par des auteurs français, d’Annie Ernaux à Édouard Louis, les écrivains canadiens explorent plus directement la thématique du plurilinguisme, notamment le changement de langue que peut produire le changement de classe sociale.
Le récit de transfuge de classe, narration d’un parcours de mobilité sociale ascendante, s’institutionnalise et se canonise en France dans les années 2020. Mais ce type de récit circule aussi dans l’espace francophone, notamment au Québec, où la question de la mobilité sociale recoupe plus directement qu’en France celle du plurilinguisme : si le changement de classe implique toujours un changement de variété de langue, souvent il impose de changer de langue tout court.
La littérature québécoise contemporaine est riche de romans et récits autobiographiques qui mettent en scène une ascension sociale. Bonheur d’occasion, de Gabrielle Roy (1945), classique récemment redécouvert aussi en France, en est le précurseur : ce roman en partie autobiographique est l’histoire d’une fille, issue du quartier populaire de Saint-Henri à Montréal, qui cherche, sans succès, à sortir de la pauvreté. Mais c’est surtout après « la Révolution tranquille » des années 1960, période de réformes progressistes qui entraînent des changements économiques, sociaux et politiques rapides, qu’on publie au Québec un grand nombre de récits et romans autobiographiques de la mobilité sociale, souvent écrits par des femmes issues de milieux défavorisés et ayant pu entrer en littérature par l’éducation.
À lire aussi : Les transfuges de classe dans la littérature : le cas d’Annie Ernaux
C’est en connaisseuse de cette tradition que Lori Saint-Martin (1959-2022), traductrice et professeure de littérature québécoise, écrit Pour qui je me prends, publié outre-Atlantique en 2020 et en France en 2023. Ce récit de transfuge de classe emprunte à la forme de l’autobiographie linguistique, ou « language memoirs » dans le monde anglo-saxon : il s’agit du récit de sa vie à travers les langues que l’on a apprises et avec lesquelles on a vécu.
Dans le texte de Saint-Martin confluent en effet la trajectoire de transfuge de classe de la narratrice, issue d’un milieu ouvrier de la ville anglophone de Kitchener, dans la province de l’Ontario, et sa trajectoire de translingue, autrice écrivant dans une langue seconde acquise tardivement. L’autrice se considère sauvée par sa passion pour la langue française, qui sera le moteur de son ascension sociale par les études :
« J’ai appris le français pour fuir l’anglais, fuir mon destin. […] Je suis une transfuge, une translingue. J’y ai mis du temps, j’y ai mis toute ma vie. »
Le changement de classe est rendu possible par l’apprentissage d’une nouvelle langue.
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L’influence des transfuges français
De manière générale, les récits de transfuge de classe québécois des dernières années semblent s’appuyer moins sur la tradition québécoise du roman social que sur le récit de transfuge de classe fortement institutionnalisé en France, comme le montre l’abondance de références à des auteurs français, particulièrement Annie Ernaux, Édouard Louis et Didier Eribon.
Le récit de Lori Saint-Martin évoque ainsi, sans la citer, la figure d’Annie Ernaux, ne serait-ce que par l’emploi du mot « transfuge », revendiqué et popularisé par la Prix Nobel. Au début du récit, dans la phrase « J’arriverais où les miens n’étaient jamais allés, je les vengerais, je les trahirais », les verbes venger et trahir évoquent le paradoxe principal du récit de transfuge de classe, divisé entre la trahison des parents et la vengeance que constitue l’écriture, central dans l’œuvre d’Annie Ernaux.
Le récit Parler comme du monde, de l’Acadienne Annette Boudreau, une autre autrice qui vient du monde universitaire (dans ce cas, de la sociolinguistique), reprend, quant à lui, le procédé ernausien consistant à écrire à partir d’une photo d’enfance, devenu incontournable dans le récit de transfuge de classe, et cite explicitement sa source d’inspiration.
Jean-Philippe Pleau, journaliste montréalais, affirme au début de son Rue Duplessis que l’idée de ce récit lui est venue d’une interview avec Édouard Louis et ajoute plus loin que Didier Eribon, avec qui il a entretenu une correspondance, l’a encouragé à écrire son histoire. Un passage du même Édouard Louis est cité en exergue de la deuxième partie du roman autobiographique Là où je me terre, de Caroline Dawson (1979-2024), sociologue et écrivaine. Elle affirme ailleurs s’être inspirée de Retour à Reims, d’Eribon, qui lui rend hommage en retour dans une publication collective consacrée à son œuvre. Cet article est, enfin, repris comme préface de l’édition récente du roman de Dawson en France, qui contient aussi un mot introductif… d’Annie Ernaux.

Or, tous les auteurs canadiens cités sont émergents dans le champ littéraire, bien que reconnus dans d’autres domaines, comme la recherche universitaire et le journalisme : on voit par ces exemples à quel point, en se positionnant dans le sillage des récits de transfuges français, ces auteurs se construisent une filiation illustre et cherchent une caution de leur valeur littéraire.
Changer de classe, changer de langue
Les récits de transfuges au Québec exploitent particulièrement le lien entre changement de classe et changement de langue. La diglossie, c’est-à-dire la présence de deux variétés de langue hiérarchisées, qui correspondent au monde social d’origine et au monde social d’arrivée du narrateur, est omniprésente dans ce type de récit. Au Québec, l’écart entre le français québécois souvent dévalorisé et le français standard dont la norme s’établit en France hexagonale engendre le phénomène bien connu de l’insécurité linguistique, étudié puis raconté d’un point de vue personnel par Annette Boudreau dans Parler comme du monde.
À cette diglossie interne au français s’ajoute, dans certains cas, le face-à-face non seulement entre deux variétés de la même langue, mais aussi entre le français et une autre langue. On a vu que Lori Saint-Martin change de classe en changeant de langue et passe non seulement de l’anglais au français, mais de l’anglais populaire au français légitime :
« Mon anglais est clivé par la classe sociale, contrairement à mon français et mon espagnol, produits de mes études et non de mon enfance », écrit-elle dans Pour qui je me prends.
Caroline Dawson, arrivée à Montréal du Chili avec ses parents à l’âge de 7 ans, connaît aussi une trajectoire de transfuge qui est également une trajectoire translingue. Dans son cas, cependant, l’apprentissage du français à l’école provoque un éloignement douloureux du monde des parents et de l’enfance. Dans son ouvrage Là où je me terre, elle écrit :
« Le français devenait ma langue. Celle qui se superposerait lentement à l’espagnol, pourtant première et maternelle. Celle qui deviendrait une demeure. Celle qui me permettrait non seulement de dire, d’appréhender le monde mais aussi de m’éloigner des miens. De m’éloigner des miens sans les quitter. »
En plus de remplacer l’espagnol, le français instaure une séparation sociale entre la narratrice et ses parents :
« Je lisais désormais de la poésie et participais aux concours littéraires de mon école. La langue de la domination de ma mère était désormais devenue mon terrain de jeu. »
Les expériences de transfuge de classe et de langue se rejoignent et se télescopent.
Ces exemples montrent que le récit de transfuge de classe au Québec représente, plus fortement que son homologue français, le clivage de la conscience linguistique. Cette spécificité s’explique par la situation linguistique de cette province canadienne – francophone, mais entourée par l’anglais – et particulièrement de Montréal, ville bilingue et multiculturelle. Les auteurs et autrices transfuges mettent en scène la rencontre et, plus souvent, la confrontation entre les langues et s’interrogent sur la manière de faire vivre dans l’écriture les langues de leur passé.

Sara De Balsi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.04.2025 à 16:32
Séville à l’épreuve du tourisme de masse
Texte intégral (2540 mots)

En Espagne, entre 2022 et 2024, le nombre de touristes étrangers a fait un bond de 31 %. Du côté de l’Andalousie, région chérie des visiteurs, c’est la surchauffe : à Grenade, à Malaga ou à Séville, les centres historiques se transforment, et les habitants peinent à se loger.
Depuis quelques semaines, les médias saluent la croissance espagnole : un PIB en hausse de 3,2 %, soit quatre fois plus que la moyenne européenne. The Guardian a même qualifié le gouvernement de Pedro Sánchez (PSOE) de « phare progressiste en ces temps obscurs », dans un éditorial mettant en avant les politiques d’immigration, la baisse de l’inflation, le développement des investissements et des infrastructures publiques, les efforts pour la transition écologique et, bien sûr, le tourisme. En 2024, 94 millions de touristes étrangers ont dépensé 126 milliards d’euros, pour une activité représentant 12 % du PIB du pays. Mais le journal britannique mettait aussi en garde contre les effets négatifs de cette industrie.
Depuis le boom touristique des années 1950-1960, les médias relaient régulièrement les chiffres spectaculaires liés à l’activité. Aujourd’hui, chacune des 17 communautés autonomes espagnoles publie ses propres statistiques, qui sont à manier toutefois avec précaution.
Ainsi, les méthodes de calcul varient, ne prenant pas toujours en compte les locations d’appartements touristiques de type Airbnb, comme à Séville où les proportions en résultent faussées : sur les 5 millions de touristes pour 2024, les Américains seraient les plus nombreux (290 000), suivis des Français (264 000), des Italiens (250 000) et des Britanniques (210 000). Ce manque de transparence concernant les appartements touristiques est d’ailleurs une des préoccupations de l’Union européenne, qui cherche à mieux comprendre et encadrer les dynamiques de ce marché.
Mais, quelle que soit la façon dont on les compte, les touristes sont bien là, et les dérives d’un tourisme de masse, déjà pointées du doigt par les habitants réunis en collectifs avant la pandémie, sont au cœur des préoccupations. Car, si les autorités et les médias présentent souvent l’activité comme source de travail et de revenus, les conséquences sur la vie locale sont bien réelles.
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Séville, eldorado touristique
Le cas de Séville en Andalousie est particulièrement intéressant. Centre culturel et économique à l’époque musulmane, elle devient une ville riche et cosmopolite entre le XVIe et le XVIIIe siècles, car elle est, jusqu’en 1717, le seul port autorisé à recevoir les marchandises venant des colonies américaines. Un siècle plus tard, ce sont les voyageurs romantiques qui la mettent à l’honneur et en font le but de leur itinéraire espagnol : dans cette Andalousie perçue comme un Orient domestiqué, Séville séduit particulièrement, d’autant plus qu’elle est accessible en train.
La ville devient touristique et son image se façonne selon un dialogue asymétrique. D’une part, depuis l’étranger, des produits culturels mettent la ville à l’honneur, pouvant constituer une sorte de publicité passive – pensons à la cigarière Carmen, à ses multiples adaptations sur scène ou à l’écran. D’autre part, les institutions touristiques locales adaptent leur offre aux attentes des voyageurs.
Dès les années 1920, des aménagements urbains et des événements ont structuré l’activité touristique de Séville : le quartier de Santa Cruz a été rendu plus pittoresque, l’enceinte de l’exposition ibéro-américaine célébrée en 1929 est une visite incontournable. Plus tard, l’Expo 92 a accueilli 40 millions de visiteurs et a permis à la ville d’améliorer ses infrastructures.
Tous les espoirs étaient tournés vers l’après-Expo 92, avec l’idée de faire de la ville une mégalopole, mais les festivités avaient coûté trop cher, et les mauvaises herbes ont fini par envahir l’enceinte de l’exposition. Cela étant, forte de son aéroport agrandi et de sa gare flambant neuve, Séville a continué à attirer des voyageurs, embrassant cette industrie jusqu’à l’étouffement.
Diversifier les parcours et les expériences
La ville connaît un tourisme de masse, avec des visiteurs qui restent en moyenne entre deux et trois nuits et qui se pressent dans le centre historique. Face à la saturation, la mairie a tenté de placer sur la carte de nouveaux repères : l’imposante structure en bois (Metropol Parasol-Las Setas) et la tour Pelli haute de 40 étages – qui a failli coûter à la ville son inscription au patrimoine mondial de l’Unesco en raison de sa hauteur impactant le skyline sévillan. Ces deux constructions modernes, œuvres de deux « starchitectes », initialement controversées pour leur esthétique et leur coût, se sont finalement intégrées à la ville.
Il a également été question de rendre touristiques des quartiers auparavant délaissés par les visiteurs : Triana, ancien quartier gitan, a vu s’ouvrir le Centro Cerámica en 2014 ; le Castillo San Jorge, ancien siège de l’Inquisition, et ses marchés alimentaires se rapprochent des Food hall prisés des touristes. Même chose pour la Macarena, avec la création du musée de la basilique, l’exhumation de la dépouille du général franquiste Queipo de Llano, ou encore la rénovation de l’église baroque San Luis des Français. La mairie a également annoncé que les quartiers de Nervión, la Cartuja et Santa Justa devraient apparaître sur les futurs plans distribués aux touristes.
Une autre stratégie consiste à capitaliser sur les films et séries tournés dans la ville. Les « films commissions » encouragent les tournages en insistant sur la logique du win-win (gagnant-gagnant) qu’ils entraînent : il y a des avantages fiscaux pour les productions, des retombées économiques locales au moment du tournage et une affluence touristique une fois l’œuvre diffusée. Lawrence d’Arabie, Star Wars, Game of Thrones, sont autant de références mises en valeur dans des circuits touristiques, et ce sera bientôt le cas des séries Berlin (spin-off de La Casa de Papel) et Sherlock Holmes (Amazon).
Il peut aussi être question de varier les expériences et de s’adresser à plusieurs publics en développant la promotion d’événements sportifs ou de festivals, en célébrant des anniversaires (celui, en 2018, de la naissance du peintre du XVIIe siècle Bartolomé Esteban Murillo ; celui, en 2025, de la création de Carmen par Bizet), en se positionnant comme une destination idéale pour le tourisme de congrès, en encourageant les voyageurs à venir en été avec la campagne Passion for Summer) (qui ne mentionnait pas les 40 °C de moyenne de juin à septembre), ou encore en ouvrant de nouvelles lignes aériennes, récemment vers la Turquie et le Maroc.
Une ville devenue inhabitable
Mais, comme on dit en espagnol « Una de cal y otra de arena » (« On souffle le chaud et le froid ») : tout semble être mis en œuvre pour attirer toujours plus de touristes, au moyen d’un double discours qui, finalement, fait fi des conséquences néfastes de l’activité sur les habitants. L’un des principaux problèmes à trait au logement saisonnier qui s’est professionnalisé, modifiant les quartiers et rendant difficile l’accès à la location pour les habitants. Le premier décret de la Junta de Andalucía – au niveau régional – date de 2016 et visait à réguler la remise des licences aux propriétaires.

En 2018, le mouvement populaire Colectivo Asamblea Contra la Turistización de Sevilla, dit Cactus, a commencé à hausser le ton, tandis qu’Antonio Muñoz, conseiller municipal PSOE chargé de l’habitat urbain, la culture et le tourisme, faisait campagne contre les appartements illégaux, tout en rassurant les habitants : Séville n’est pas au niveau de Barcelone. Après la parenthèse imposée par le Covid, les discussions entre la Région et la Ville ont repris de plus belle, sans pour autant réussir à agir de concert, tandis qu’un autre collectif d’habitants, Sevilla se muere, voyait le jour.
En juin 2023, tandis que la Junta autorisait les mairies à limiter les appartements touristiques, celle de Séville (tenue par le parti conservateur Partido Popular, PP) ne parvenait pas à rédiger un texte. Pendant ce temps, la Junta continuait de distribuer des licences (environ 25 par jour, en juillet 2024).
En mars 2024, le PP a proposé de limiter à 10 % la part de logements touristiques par quartier. Le PSOE, initialement d’accord, a demandé un moratoire et a proposé de baisser le seuil à 2,5 % : accepter les 10 %, c’était ouvrir la porte à 23 000 appartements touristiques en plus des 9 500 existants. Finalement, le décret du PP a été adopté en octobre 2024, avec le soutien de l’extrême droite Vox.
Mais les problèmes persistent : les décrets ne sont jamais rétroactifs, et dans les quartiers du centre, le mal est fait – environ 18 % d’appartements touristiques dans le centre monumental –, et d’autres problèmes s’ajoutent : uniformisation des commerces, perte d’authenticité, saturation et privatisation de l’espace public avec, notamment, l’invasion des terrasses et l'augmentation du nombre de bars, un phénomène connu sous le nom de « baretización ».
Séville, comme d’autres villes à forte attractivité touristique, oscille entre mise en valeur de son identité et mise en marché de celle-ci. La question n’est plus de savoir si le tourisme est bénéfique, mais à quelles conditions il peut être viable – pour les visiteurs, pour les habitants et pour la ville elle-même.

Ivanne Galant ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
15.04.2025 à 17:37
Plongée dans le quotidien des humains de la Préhistoire, il y a 40 000 ans
Texte intégral (2928 mots)
Ces dernières années, de fulgurantes avancées technologiques et méthodologiques ont permis de profondément renouveler la connaissance du quotidien des Homo sapiens du Paléolithique. Nomades, vivant en groupe, capables de créer outils et peintures et dotés du même cerveau que nous, les humains de l’époque étaient déjà des êtres complexes qui vivaient au sein de sociétés connectées.
Combien de visions caricaturales parsèment les représentations sur la Préhistoire ? Des groupes errant au gré du hasard, poursuivis par des hordes d’animaux tous plus dangereux les uns que les autres ; un climat hostile et des territoires inhospitaliers au sein desquels se déplaceraient des humains pas vraiment adaptés, vaguement recouverts de morceaux de peaux informes et que l’on voit parfois marcher les pieds nus dans la neige… Et que dire encore de leurs onomatopées si éloignées d’un véritable langage ? Une véritable survie en terre hostile !
Ces représentations sont à des années-lumière de ce que la communauté des sciences du passé construit patiemment depuis des décennies. Science jeune, la préhistoire s’est construite depuis la fin du XIXᵉ siècle, moment où est entérinée l’ancienneté de l’être humain, de ses outils, mais aussi, déjà ! de sa pensée puisqu’on lui attribue alors, après moult controverses, la réalisation de représentations graphiques figuratives sur les parois des cavernes.
Depuis, d’autres tournants ont eu lieu ; notamment dans les années 1950, avec la mise au point révolutionnaire de la méthode de datation par carbone 14 permettant enfin de situer dans le temps des phénomènes. Et que dire des fulgurantes avancées technologiques et méthodologiques qui scandent les sciences ce dernier quart de siècle et qui ont transformé en profondeur ma discipline ?
Aujourd’hui, le scientifique préhistorien est comme le chef d’orchestre d’une vaste enquête policière, mettant en rythme et en musique toute la gamme des spécialités, construisant instrument après instrument les savoirs sur les sociétés du passé. Car, désormais, on séquence l’ADN de Néandertal et de Sapiens et on réfléchit à la façon dont ces humains si dissemblables anatomiquement se sont métissés et ont laissé une descendance féconde ; on reconstruit les saisons de chasse et les environnements au sein desquels chasseurs et proies se rencontrent ; les instruments microscopiques ont de longue date remplacé l’œil nu pour identifier la fonction des outils en pierre, en os ou en ivoire. Enfin, car la liste est trop longue pour être énumérée ici, on utilise toutes les technologies d’imagerie 3D pour inventorier dans le moindre détail les squelettes.
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Les Sapiens de la culture de l’Aurignacien
Ce que ces avancées permettent, c’est une vision profondément renouvelée du quotidien de la Préhistoire. Remontons donc le temps et installons-nous dans le sud-ouest de la France, il y a 40 000 ans.
Des groupes d’Homo sapiens initialement originaires d’Afrique, avec la peau foncée adaptée au fort rayonnement UV des milieux tropicaux et équatoriaux, sont installés là depuis quelques générations.
D’un point de vue anatomique, les Sapiens du Paléolithique récent nous ressemblent beaucoup, au point qu’ils passeraient sans doute inaperçus s’ils étaient déguisés en humains du XXIe siècle. Ils ont aussi la même conformation cérébrale que nous et sont donc pareillement intelligents. Des êtres complexes en somme.
Ce sont aussi des nomades, qui déplacent régulièrement leurs campements selon les saisons et les activités qu’ils souhaitent réaliser. En Dordogne, là où nous connaissons bien ces Sapiens de la culture de l’Aurignacien (l’Aurignacien est la première culture paneuropéenne d’Homo sapiens, elle tire son nom du petit abri d’Aurignac, en Haute-Garonne où elle a été définie pour la première fois au début du XXᵉ siècle), les groupes humains ne vivent pas en grotte, mais s’installent en plein air, souvent dans des emplacements stratégiques facilitant une bonne acuité visuelle sur les troupeaux de rennes et de chevaux progressant dans les environs.
À cette époque, la démographie est sans doute faible, les derniers modèles proposent une densité autour de 5 individus tous les 100 km2 ! Autant dire qu’il devrait être plus fréquent d’apercevoir un renne que les membres d’un groupe voisin. Nous savons pourtant que ces groupes disposent de réseaux sociaux denses et entretenus.
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Comment le sait-on ? Eh bien, pour cela, intéressons-nous à un matériau privilégié des Aurignaciens : le silex. Nos Sapiens étaient des experts de la taille qui demande un long apprentissage pour disposer des compétences et savoir-faire indispensables à la réussite du projet. Ils taillent avec dextérité de longues lames régulières, aux bords bien parallèles, dont la forme et la taille sont conçues à l’avance en aménageant soigneusement le bloc à tailler.
Une fois l’outil obtenu – une lame tranchante pour découper, un grattoir pour épiler et dégraisser les peaux –, il est en général placé et fixé dans un manche en bois, à l’aide de colles végétales et de liens en cuir. Ces technologies demandent donc des outils en silex standardisés qui peuvent être facilement remplacés quand ils sont usés ou cassés.

Échanges d’outils
Les silex ont ceci de remarquable qu’on peut aussi identifier leur lieu d’origine. Et en observant la trousse à outil d’un Aurignacien périgourdin, occupant un abri du vallon de Castel-Merle (Dordogne), on constate aisément la pluralité des origines des silex qui la composent. On y trouve évidemment des silex disponibles localement, mais aussi en plus faible proportion des silex d’origine régionale, de la région de Bergerac à une cinquantaine de kilomètres.
Plus surprenant, on retrouve de beaux outils dans des variétés qui ne sont connues qu’à plusieurs centaines de kilomètres du site et qui ont été acquis de proche en proche, sans doute par échange, lorsque des groupes éloignés se rencontrent. Là, ce ne sont pas des blocs de silex qui s’échangent mais bel et bien des lames ou des outils prêts à l’emploi selon des réseaux qui relient la vallée de la Vézère à la région de Saintes en Charente, à quelques 150 km au nord-ouest ou à la Chalosse (Landes) au sud-ouest à plus de 250 km.
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Ces observations conduisent à concevoir des groupes mobiles sur de vastes territoires, établissant des rencontres saisonnières avec d’autres clans qui exploitent des niches écologiques différentes.

Des parures qui indiquent le statut social
Ces interconnexions sociales ont conduit les Aurignaciens à concevoir et fabriquer des objets capables de diffuser des informations sur leur statut individuel et collectif. À Castel-Merle, ils ont fabriqué par milliers de toutes petites perles en ivoire, en forme de panier, qui viennent orner des coiffes, des vêtements, ou sont assemblées en colliers.
Ces parures sont ainsi un moyen d’encoder de l’information pour la transmettre à d’autres individus. Et pas n’importe lesquels ! Inutile de le faire pour les membres de votre propre groupe qui connaissent tout de votre statut social. Il en va de même pour des individus d’une autre culture qui ne comprendraient pas votre message. Non, à l’Aurignacien, les parures sont des vecteurs pour communiquer des informations d’ordre social avec des individus de votre culture mais qui ne sont pas des connaissances proches.
Cela explique aussi que selon les régions européennes où l’Aurignacien s’épanouit, des types de parures spécifiques s’individualisent et rendent compte de groupes régionaux, mettant possiblement en scène des ethnies parlant des langues différentes.
Ces sociétés s’épanouissent donc au sein de réseaux de relations à longue distance et les équipements en pierre comme les parures circulent sur de vastes territoires, suggérant des déplacements de personnes, des échanges et sans doute le développement de nouvelles règles de parentés régies par l’exogamie. Ces changements proprement anthropologiques, qui se manifestent si puissamment lors de l’Aurignacien, rendent compte du succès que connut cette culture qui accompagna le développement des Sapiens sur toute l’Eurasie occidentale, concomitamment à la dilution progressive du pool génétique néandertalien jusqu’à l’extinction totale de cette anatomie ancestrale. On peut ainsi penser que la démographie des Aurignaciens et leur organisation sociale favorisant la circulation des biens et des personnes ont nettement contribué à l’extinction de Néandertal.
Les premiers artistes
Après quelques millénaires de développement de la culture aurignacienne, ces mutations sociales vont donner lieu à l’apparition, sur le continent européen, du phénomène sans doute le plus marquant que nous ont laissé ces sociétés. Je veux ici parler de l’explosion artistique à laquelle on assiste à partir de 36 000 ans avant le présent. Ce premier art figuratif revêt des formes variées : des animaux réalistes sont sculptés dans de l’ivoire, des dessins sont tracés sur des équipements techniques et, surtout, des fresques sont peintes comme c’est le cas dans l’emblématique grotte Chauvet (Ardèche).
Cet art du dessin, réalisé à coup sûr par des spécialistes, inaugure une nouvelle manière d’appréhender le monde et de retranscrire des éléments de compréhension dans une grammaire artistique. Il s’agit là sans doute de la signature archéologique très probable d’un grand mythe d’origine au monde, originaire d’Afrique et que les Aurignaciens de Chauvet avaient en tête au moment de réaliser leurs sensationnelles peintures.
Ce tableau vivant révèle des sociétés aurignaciennes pleinement entrées dans l’Histoire. Loin des caricatures souvent proposées, il présente une vision renouvelée du quotidien de nos ancêtres il y a 40 000 ans, régi par un haut degré de technicité, des savoir-faire appris et partagés et une structure sociale évidente. Un temps où il y avait des spécialistes et sans doute des hommes et des femmes dépositaires de savoirs, et donc d’un statut, auquel tous les membres du groupe ne pouvaient prétendre.
Des groupes nomades régnant dans des steppes froides et giboyeuses, parfaitement adaptés à cet environnement glaciaire et développant des moyens de communication illustrant des réseaux de relations à grandes distances faits d’objet et d’individus circulant au sein d’immenses espaces. On le voit, on est bien loin de l’image d’individus errant au hasard puisque l’on est ici en face de sociétés complexes et pleinement modernes.
L’auteur de cet article a récemment publié Dans l’intimité de Sapiens. Vivre, il y a 40 000 ans (éditions Alisio).
Cet article est publié dans le cadre de la série « Regards croisés : culture, recherche et société », publiée avec le soutien de la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la culture.

Nicolas Teyssandier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
14.04.2025 à 17:40
La recherche en France : comment l’État a (ou n’a pas) financé l’innovation à travers l’Histoire
Texte intégral (2244 mots)

En France, deux parenthèses historiques marquent un réel investissement financier de l’État dans la recherche scientifique et l’innovation technique : la Révolution française et les Trente Glorieuses.
Entre 1793 et 1794, le gouvernement révolutionnaire parvient à impulser une véritable politique nationale de recherche et développement. Sous la conduite du Comité de salut public où siègent les plus grandes figures scientifiques du moment, les chimistes Guyton-Morveau et Prieur de la Côte d’Or, cette politique de recherche permet aux armées de la République française de résister aux assauts des puissances coalisées, puis de conquérir de nouveaux territoires.
Ce moment particulier de la Révolution se caractérise par une augmentation des financements publics accordés aux activités scientifiques, dont les budgets sont désormais débattus sur les bancs des assemblées.
De la culture du salpêtre nécessaire à la fabrication des munitions à l’utilisation des aérostats comme outils de renseignement aériens, les savants et les ingénieurs bénéficient d’un soutien financier sans égal des autorités, en dépit des réelles difficultés économiques et financières que connaît alors la nation.
S’ils sont encore souvent mal payés et de manière irrégulière, les savants travaillent dans de nouveaux lieux de savoirs (Muséum national d’histoire naturelle ou Conservatoire national des arts et métiers) au sein desquels s’accumulent livres, collections de plantes, de minéraux ou d’instruments confisqués à l’Église et aux émigrés (aristocrates exilés, ndlr) ou spoliés par les armées révolutionnaires.
Sous le Directoire (1795-1799), Paris s’impose comme une véritable capitale des sciences en Europe. La ville attire de nombreux visiteurs qui assistent aux enseignements dispensés dans les nouvelles institutions, comme l’éphémère École normale de l’an III ou la plus durable École polytechnique. Le rôle joué par l’État au cours de la Révolution française tranche nettement avec les régimes antérieurs et postérieurs.
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Du XVIIe à la Révolution : faiblesses de financement de l’absolutisme
En effet, auparavant, en dépit de la volonté affichée depuis Jean-Baptiste Colbert de vouloir impulser les recherches scientifiques par le biais de l’Académie royale des sciences (1666), la prise en charge des recherches scientifiques par l’État reste largement insuffisante, même dans les domaines les plus stratégiques (navigation, cartographie, astronomie, physique).
Or, le développement des sciences fondé sur la culture expérimentale repose, dès le XVIIe siècle, sur l’innovation technique et le recours à des machines de plus en plus coûteuses, telle la pompe à air. Les académiciens manquent de moyens et, en dépit d’une augmentation des sommes accordées par Louis XV puis Louis XVI, ne cessent de revendiquer des financements durables.
Obligés de rechercher un deuxième emploi, la grande majorité des académiciens ont recours au patronage de quelques grands mécènes ou aux contributions de savants dont la richesse personnelle leur permet de s’imposer comme de véritables patrons. Le naturaliste-entrepreneur Buffon, directeur du Jardin du roi et propriétaire d’une forge à Montbard, ou le chimiste-directeur de l’Arsenal et fermier général Lavoisier, tous deux, grandes figures de l’aristocratie d’Ancien Régime, mobilisent leur fortune pour pallier les insuffisances du financement royal et consolider leur autorité au sein de l’espace scientifique français et européen.
L’endettement auquel fait face l’État tout au long du XVIIIe siècle empêche la mise en œuvre d’une réelle politique des sciences par la monarchie. Certes, l’expédition de La Pérouse (1785-1788) est une entreprise particulièrement coûteuse, mais elle constitue un simple coup médiatique de Louis XVI dans la lutte à distance que se livrent les puissances impériales, la France et l’Angleterre.
S’ensuit la parenthèse dorée pour la recherche de 1793 à 1799, évoquée plus haut, lors de la période révolutionnaire.
Au XIXe siècle, une indifférence de l’État et des faux-semblants
À son arrivée au pouvoir en novembre 1799, Napoléon Bonaparte confirme l’importance des recherches scientifiques, privilégiant les institutions formant les serviteurs de l’État aux dépens des académies qui restent néanmoins des espaces de débats importants.
Accompagné par l’État qui prend en charge la rémunération des professeurs, le développement des sciences physiques au début du XIXe siècle est indissociable de la construction d’instruments et de machines de plus en plus coûteux. Mais l’argent public ne peut pas suffire à répondre rapidement à ces nouveaux besoins.
La création, par Laplace et Berthollet en 1808, de la Société d’Arcueil, société savante financée par des capitaux privés, a valeur de symbole : devant l’incapacité de l’État à financer les machines nécessaires au développement de la nouvelle physique, les savants se rapprochent des industriels et des banquiers, acteurs du capitalisme naissant, scellant ainsi l’alliance étroite entre les développements des industries et des sciences qui se renforcent tout au long du XIXe siècle.
Sous le Second Empire, le directeur de l’Observatoire de Paris Urbain Le Verrier n’hésite pas à importer des méthodes de gestion des personnels venues de l’industrie et transforme l’établissement en une véritable usine où chaque astronome est payé en fonction du nombre d’étoiles qu’il découvre.
La question des sources de financement des sciences devient une question politique, l’État étant accusé de privilégier le financement des transports et de la rénovation urbaine aux dépens des activités scientifiques. Après le philosophe Charles Jourdain qui se plaint en 1857 des « vicissitudes » structurelles du budget de la recherche et de l’enseignement, Louis Pasteur, dont la carrière s’est construite au croisement des milieux scientifiques et des milieux économiques, met en garde contre la « misère » des laboratoires qui risque d’entraîner le retard de la recherche française.
Deux ans plus tard, la défaite des armées françaises semble lui donner raison. En dépit des mots d’ordre volontaristes du chimiste, devenu ministre de l’instruction publique (1886-1887), Marcellin Berthelot et du vote de subventions supplémentaires aux laboratoires (en particulier dans le domaine médical), les hommes de la IIIe République n’augmentent pas le budget de la science de manière significative. La grande réforme des universités françaises du philosophe et directeur de l’enseignement supérieur (1884-1902) Louis Liard, dans les années 1890, s’appuie largement sur la mobilisation des finances privées.
Le XIXe se caractérise par une réelle indifférence de l’État envers les recherches scientifiques, les efforts financiers étant le plus souvent limités dans le temps et réservés à certains domaines liés à des applications industrielles, agricoles ou médicales, jugées « utiles ». Ni les Lumières ni les républicains des années 1880 qui s’en réclament ne mettent en œuvre une réelle politique scientifique cohérente.
Une seconde parenthèse d’investissement après la Seconde Guerre mondiale
Il faut finalement attendre la seconde moitié du XXe siècle pour assister à un réengagement de l’État en matière de recherches scientifiques.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le financement massif accordé aux activités scientifiques constitue le cœur du redressement national et de la promotion de l’État providence. Impulsées par la création de nouvelles institutions scientifiques (du CNRS en octobre 1939 au CEA en octobre 1945), les sciences fondamentales sont alors considérées comme les supports du développement industriel et économique, des politiques de défense comme la dissuasion nucléaire ou de gestion des populations. L’essor des technosciences participe à la construction du mythe que le progrès sera la réponse à tous les maux.
Le tournant néolibéral des années 1990
Pourtant, dès les années 1990, et en dépit, une fois encore, des déclarations d’intention, les finances accordées aux projets scientifiques et techniques restent très en deçà des attentes. À cette période, de profondes transformations sont opérées. Les politiques néolibérales de Reagan et Thatcher touchent progressivement la France et l’Union européenne à travers une série de réformes des institutions scientifiques et universitaires, dans le cadre du « processus de Bologne ». Celles-ci bouleversent les modalités de gestion de la recherche de la fin des années 1990 aux années 2010.
Parallèlement à la baisse progressive des budgets accordés aux laboratoires et aux unités de recherche, ces réformes valorisent un modèle de recherche sur contrat, souvent de trois ou quatre ans, qui, outre de faire émerger et de consolider la concurrence entre chercheurs et établissements, a pour conséquence de promouvoir l’individualisme et la surenchère de projets de courte durée. Finalement, la compétition scientifique prime sur une réelle politique de la recherche qui, lors de la récente pandémie mondiale, a particulièrement montré ses limites, la France étant incapable de produire un vaccin contre le Covid-19.
Dans ce contexte, l’annonce d’une baisse drastique du budget de la recherche française en 2025 doublée de l’idée, défendue par le président du CNRS d’une « loi vertueuse et darwinienne qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale » constitue une réelle rupture tant avec l’idéal des révolutionnaires de 1793-1794 qu'avec les ambitions des membres du Conseil national de la résistance, réaffirmé en 1954 lors du Colloque de Caen autour de Pierre Mendès-France et défendu, non sans mal, au cours des Trente Glorieuses.
C’est justement parce que les défis actuels (climatologique, environnemental ou médical) obligent à penser de nouvelles formes d’interdisciplinarité que l’État devrait investir massivement dans les sciences et y reprendre un réel pouvoir d’impulsion et de direction.

Jean-Luc Chappey ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.