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22.07.2025 à 16:39

La Syrie post-Assad : se reconstruire à travers l’art

Albane Buriel, Associate lecturer, Université Rennes 2
Depuis la chute du régime Assad, des initiatives et des collectifs d’art se réapproprient l’espace public syrien.
Texte intégral (3810 mots)
Debout sur la statue renversée de Hafez Al-Assad, qui surplombait la ville de Deir Atiyeh, dans le Qalamoun (ouest du pays)… _La Chute_, de Mohamad Khayata, installation-photo. Mohamad Khayata, Fourni par l'auteur

À l’issue d’un récent séjour sur le terrain, Albane Buriel, chercheuse spécialisée en science de l’éducation, dresse un portrait ethnographique de la scène artistique syrienne depuis la chute du régime de Bachar Al-Assad en décembre 2024. Des initiatives et des collectifs émergent, de Damas à Alep en passant par Homs. Les artistes se réapproprient les lieux, les visages et les souvenirs, pour rendre hommage aux victimes du régime. L’art s’impose comme un outil essentiel sur le chemin vers la reconstruction.


Ce séjour était mon troisième en Syrie, mais le premier dans un contexte de bascule. Entre mai et juin 2025, j’ai mené un terrain ethnographique à Damas, Homs et Alep, dans un pays suspendu entre chute autoritaire et recomposition fragile. La chute du régime Assad, survenue le 8 décembre 2024, ouvre une période de recomposition politique marquée par la libération du pays. J’ai tenté de comprendre ce que signifie « reconstruire une société » après quatorze ans de guerre.

J’ai vu un pays traversé par des dynamiques discrètes de recomposition, où l’art, la mémoire et la parole réinventent des formes de vie et de justice. À travers les gestes et les récits d’artistes et de collectifs, j’ai observé la réémergence d’une parole publique, fragile, mais puissante, souvent située dans les interstices du politique et du sensible.

De la révolution confisquée aux mots qui cherchent de l’espace

Pour comprendre l’effervescence actuelle, il faut revenir sur le long silence imposé dans le pays. Avant 2011, la scène artistique syrienne était vivante, mais étroitement surveillée. Quelques artistes formulaient des critiques feutrées, mais les lignes rouges du régime bridaient l’expression.

En 2011, la révolution change tout : slogans, banderoles, vidéos clandestines, théâtre de rue surgissent. L’art sort dans l’espace public. Très vite, la répression est brutale. L’expression devient un acte de survie. Les lieux culturels ferment, l’exil s’intensifie. Une scène artistique se recompose, souvent hors du pays.

Depuis la chute du régime, un souffle de liberté traverse l’espace public. Certains parlent enfin sans peur, circulent librement, exposent. Mais la libération reste fragile. Les blessures sont vives, les récits dissonants, les attentes multiples. Cette libération s’accompagne d’un appel à la reconnaissance : il s’agit de faire en sorte que la Syrie soit regardée autrement, non comme une terre d’exil ou de ruines, mais comme une société vivante, en quête de dignité. L’art redevient espace de deuil, de projection, de partage.

Réinvestir les lieux : mémoire populaire et héritage révolutionnaire

Lors de mon séjour, l’ancienne gare de Hijaz à Damas a accueilli une exposition consacrée aux célèbres pancartes de Kafranbel, ville du Nord-Ouest syrien devenue, dès 2011, le cœur visuel de la révolution.

Chaque vendredi, jour des manifestations, des habitants y créaient des affiches illustrées, drôles et acérées, appelant à la liberté et à la justice. Kafranbel était un véritable laboratoire de créativité populaire. L’exposition, conçue par de jeunes artistes syriens, proposait une relecture scénographiée de ces slogans iconiques. Présentés dans un espace patrimonial, les messages ne sont ni figés ni dépolitisés, mais restitués dans toute leur force. L’exposition affirmait ainsi un attachement à la mémoire populaire de la révolution, en permettant aux passants de la capitale de la redécouvrir dans un cadre poétique et accessible.

Exposition des banderoles de Kafranbel, gare de Hijaz, Damas. Albane Buriel, CC BY

Autre lieu, autre geste. Au Musée national de Damas, l’exposition « Les détenus et les disparus », portée par la plateforme Mémoire créative de la révolution syrienne, retrace quatorze années de créations nées du soulèvement et de l’oppression : affiches, pancartes, slogans calligraphiés, poèmes, vidéos, peintures murales et visuels militants.

Une scénographie chronologique donne à voir les imaginaires politiques d’une révolution confisquée, depuis les slogans révolutionnaires jusqu’aux récits des détentions, des formes de résistance, des disparitions forcées, puis des procès de 2020 pour crimes contre l’humanité, engagés en Allemagne.

La photographie The Fall (la Chute), de Mohamad Khayata, clôt l’exposition comme elle clôt une époque (image présentée en tête de l’article, ndlr). Elle montre la statue renversée de Hafez Al-Assad, qui a longtemps surplombé la ville de Deir Atiyeh, dans le Qalamoun (ouest du pays). Sur le visage de la statue renversée, une femme se tient debout enveloppée dans une couverture traditionnelle. Cela ne s’apparente pas simplement à une fin, mais à un basculement d’imaginaire. Comme si cette énorme figure de béton, écrasée dans les gravats, laissait enfin place à autre chose.

En juin dernier, à la suite de cette exposition, l’artiste syrienne Rania Al-Najdi a présenté Origami Birds : For Those Who Will Not Be Forgotten (Oiseaux en origami : Pour ceux qui ne seront pas oubliés), une installation de 1 500 oiseaux de papier en hommage aux disparus syriens.

Ancienne prisonnière politique en 2013, Rania a conçu cette œuvre comme un acte de mémoire et de justice, en collaboration directe avec des familles des détenus. Chaque oiseau représente une vie volée, un inconnu de la liste du rapport « César ». Publié en 2014, il rassemble 55 000 photos exfiltrées par un déserteur de la police militaire syrienne, documentant la torture et l’exécution de milliers de détenus dans les prisons du régime Assad. Une absence devenue présence. L’exposition mêle éclairages sensibles, témoignages, sons et vidéos.


À lire aussi : Le massacre de Tadamon : une enquête secrète de chercheurs sur la politique d’extermination en Syrie


L’exposition a réuni familles, citoyens et représentants d’institutions en quête de vérité. Rania rappelle :

« Ils ne sont pas que des prénoms. Nous devons rendre justice aux martyrs et aux détenus. »

Des familles syriennes brandissent les portraits de leurs proches disparus, pour que leurs visages ne tombent pas dans l’oubli. Ali Hajsuleiman, CC BY

Des collectifs pour une mémoire vivante

Si ces expositions réinvestissent des lieux centraux, d’autres gestes se déploient en marge, dans les villes ou les interstices de l’institutionnel.

À Damas et Alep, la fondation MADAD, fondée par l’artiste Buthayna Ali, transforme des lieux abandonnés en scènes contemporaines. Depuis la chute du régime Assad, MADAD déploie des projets artistiques plus audacieux, visibles dans l’espace public et porteurs de récits longtemps refoulés.

L’exposition « Path » (avril 2025) est présentée dans le bâtiment abandonné Massar Rose à Damas. Elle réunit 29 artistes autour des thèmes de la mémoire, du pardon et du retour. Certaines œuvres – comme une épée d’argile fichée dans le sol ou des lettres brûlées – évoquent l’abandon de la violence et la transmission interrompue. Une volonté explicite de traiter les blessures du conflit dans un espace urbain reconquis.

« Embed », de Rala Tarabishi, rassemble 300 épées suspendues en argile. Elles symbolisent les émotions violentes et les blessures. Ahmad Shhibar, CC BY

Aujourd’hui, MADAD prolonge cette démarche avec Unseen, un concours destiné aux jeunes artistes du nord du pays, explique Kinana Alkoud, une artiste investie dans le processus de sélection. L’exposition finale, prévue dans un hammam restauré à Alep, explorera ces choses que l’on voit sans regarder : gestes quotidiens, souvenirs enfouis, peurs silencieuses.

Homs : créer malgré l’instabilité

Homs, marquée par les destructions et les fractures communautaires, reste une ville à vif, où la mémoire divise encore.

Depuis 2020, le Harmony Forum développe des projets artistiques de consolidation de la paix. Son programme Beyond Colors 3 (2023–2024) a réuni vingt jeunes issus de confessions diverses. Peinture, installation, performance : les œuvres produites explorent la perte, l’exil, la reconstruction intime. Présentées dans une tente sur une place centrale, ces créations ont touché de nombreux visiteurs. Une artiste se souvient :

« Les gens racontaient leurs propres histoires. Leurs souvenirs faisaient écho à ce que nous avions voulu dire. »

Harmony Forum
Vue de l’installation « Un rêve temporaire », de Layla Al-Hashemy et Mario Butrus, dans la première tente. Harmony Forum, CC BY

À Homs, un volontaire décrit un basculement depuis décembre 2024. Faute de sécurité suffisante, les expositions publiques ont laissé place à des films documentaires. Deux projets sont en cours : Revival, sur la mémoire de Homs et de sa campagne, et Fanjan, consacré au café arabe comme symbole de paix et de transmission. Une manière discrète, mais profonde de continuer à tisser du lien, malgré l’instabilité. Là où se réunir autour de la mémoire peut encore être perçu comme un risque.

Madaniya : pour une mémoire politique de la transition

Dans un registre plus explicitement politique, le collectif syrien Madaniya, fondé en 2023, en exil à l’époque, réunit artistes, chercheurs, militants et écrivains autour d’un même refus : celui d’une normalisation qui ne s’accompagnerait pas de justice rendue aux victimes. Ils défendent une reconstruction centrée sur la vérité, la mémoire et la réparation, où la culture devient un levier citoyen.

Leur programme, « Dialogue syrien sur la justice, la vérité et la réparation », multiplie les ateliers mêlant artistes, survivants et juristes pour penser les contours d’une justice post-conflit enracinée dans l’écoute et la vérité. Théâtre-témoignage, installations, archives visuelles : autant d’outils pour penser une justice sensible, partagée, en dehors des cadres classiques.

En mai dernier, à Damas, une veillée rendait hommage à Bassel Shehadeh, un jeune documentariste et journaliste tué en mai 2012 à Homs, devenu aujourd’hui l’un des symboles de la révolution. L’événement, conçu sous forme de veillée-performance, mêlait lectures poétiques, projection de vidéos d’archives, exposition de portraits et moment de silence collectif.

Témoignages des proches de Bassel Shehadeh durant la soirée-hommage. Albane Buriel, CC BY

À travers cette diversité d’actions, Madaniya entend maintenir vivante une mémoire politique des soulèvements de 2011, et rappeler que la reconstruction ne peut se limiter à des infrastructures ou à des accords diplomatiques. Le collectif propose ainsi une vision critique et profondément incarnée de la transition, dans laquelle l’art devient un acte de résistance, de reconnaissance, et d’avenir.

Dans les marges, un futur à inventer

Ces exemples ne prétendent pas représenter toute la Syrie. Une large part de la population reste à distance : peur, précarité, silence. L’accès inégal à l’expression, la censure ou l’indifférence creusent les fractures. Ces dynamiques restent localisées, fragiles. Et pourtant, dans les marges, quelque chose se dit. Là où les institutions manquent, des gestes surgissent. L’art ne reconstruit pas un pays, mais il ouvre des brèches : pour dire, pour pleurer, pour résister. Il ne remplace ni les procès ni les réparations, mais offre un espace pour réhabiter le présent, comme en témoigne, par exemple, Romain Huët dans ses « Chroniques d’Ukraine : L’art face à la guerre » (The Conversation, 2022).

Dans un article publié en juin 2025 sur Al-Jumhuriya, un site d’analyse politique, Yassin al-Haj Saleh, écrivain et opposant politique au régime de Bachar Al-Assad, appelait à une justice existentielle. Il mettait en garde : sans vigilance, la transition pourrait favoriser une culture aseptisée, coupée de la mémoire du conflit.

Mais, selon lui, un apprentissage politique souterrain s’est tissé dans les ruines – une maturation lente qui pourrait fonder les bases d’une justice réparatrice, non seulement juridique, mais aussi culturelle et symbolique. Raison de plus pour prêter attention à ces signaux faibles. Sur les murs d’Alep, dans les ateliers de Homs ou les galeries de Damas, une autre Syrie se dessine – une Syrie qui tente, par fragments, de faire récit ensemble.

Mais ces signes d’ouverture restent ambivalents. Le nouveau régime, issu d’une matrice sécuritaire et militaire, tolère certaines formes d’expression artistique – tant qu’elles ne remettent pas en cause les équilibres fragiles du moment : cohésion communautaire, contrôle des récits sur la guerre, image de stabilité à l’international. La surveillance persiste, les lignes rouges demeurent floues, et les artistes pratiquent souvent une autocensure prudente, sans connaître clairement les limites à ne pas franchir. Les dénonciations explicites des crimes passés restent rares, et les récits sur les exactions commises par les différents camps – y compris ceux aujourd’hui au pouvoir – peinent à trouver leur place dans l’espace public. La mémoire, en Syrie, reste un terrain miné.

The Conversation

Albane Buriel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

21.07.2025 à 18:14

Au sud de la Syrie, les affrontements entre les Druzes et les Bédouins ravivent le spectre des divisions communautaires

Thomas Pierret, Chargé de recherches à l’Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans (IREMAM), Aix-Marseille Université (AMU)
Des combats font rage entre la communauté druze et bédouine au sud de la Syrie, ravivant les pires traumatises de la guerre civile.
Texte intégral (2696 mots)

Les récents affrontements dans le sud syrien ravivent les tensions entre les communautés druze et bédouine, sur fond de retrait des forces gouvernementales et d’intervention d’acteurs extérieurs. Entretien avec le politiste Thomas Pierret, auteur, entre autres publications, de « Baas et Islam en Syrie. La dynastie Assad face aux oulémas » (Presses universitaires de France, 2011).


Pourriez-vous revenir brièvement sur l’histoire de la communauté druze en Syrie ?

Thomas Pierret : La principale zone de peuplement des Druzes en Syrie est la région de Soueïda, même si on en trouve aussi sur le plateau du Golan, dans la région frontalière avec le Liban (il s’agit du pays avec la communauté druze la plus importante), ainsi qu’un village druze isolé dans la région d’Idlib.

À cela, il faut ajouter les effets des migrations plus récentes, qui ont conduit à la constitution de quartiers druzes à Damas, principalement Jaramana, ainsi que dans la localité d’Ashrafiyyet Sahnaya, au sud de la capitale.

Quelles sont aujourd’hui les relations qu’entretient la communauté druze avec le gouvernement de Damas ?

T. P. : Au moment où le régime d’Assad tombe, les relations entre les Druzes et le nouveau gouvernement ne sont pas vouées à être conflictuelles. Contrairement à une idée reçue, les Druzes ne constituent pas historiquement une minorité religieuse particulièrement favorable au régime des Assad.

Dans les années 1960, des purges ont eu lieu au sein de l’armée syrienne qui ont notamment visé une bonne partie des officiers druzes. Cette purge a profité essentiellement à des officiers issus de la communauté alaouite, dont Hafez Al-Assad.

Ainsi, la communauté druze n’a pas été étroitement associée au pouvoir. Les hauts gradés d’origine druze, comme le général Issam Zahreddine, tué sur le front contre l’État islamique en 2017, étaient peu nombreux. Avant 2011, la communauté comptait également de nombreux opposants, généralement marqués à gauche.

Par ailleurs, l’État syrien sous les Assad, très centralisé, ne tolère pas l’expression d’identités communautaires ou régionales distinctes. Il est par exemple interdit aux Druzes d’afficher le drapeau aux cinq couleurs qui leur sert de symbole.

Durant la guerre commencée en 2011 a émergé à Soueïda une posture politique que l’on pourrait qualifier de « troisième voie » ou de neutralité. Cela s’est traduit par la formation de groupes armés, le principal appelé les « Hommes de la dignité », est encore actif aujourd’hui. Ces groupes ont refusé à la fois de soutenir la rébellion et de rejoindre les forces paramilitaires du régime d’Assad, qui n’a réussi à embrigader qu’une petite partie des combattants de la région. L’objectif des partisans de cette troisième voie était de défendre la communauté druze et sa région, notamment contre les attaques de l’État islamique, sans pour autant soutenir les opérations de contre-insurrection menées par le régime.

Soulignons que le fondateur des Hommes de la dignité, Wahid al-Balous, a été assassiné en 2015, sans doute par des éléments du régime, ce qui illustre la complexité des relations entre les Druzes et l’ancien pouvoir.


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Et que sait-on des différentes factions druzes impliquées dans le conflit ?

T. P. : Pour bien comprendre la situation actuelle, il faut revenir un peu en arrière. Une date clé est 2018, lorsque, avec l’aide de la Russie, le régime d’Assad reprend le contrôle du sud de la Syrie, à l’exception de la région de Soueïda. Cette dernière conserve un statut de quasi-autonomie, car ses groupes d’autodéfense ne sont pas désarmés, en partie à cause de l’opposition tacite d’Israël à une offensive du pouvoir central dans cette région.

Cette période voit également évoluer la stratégie du cheikh al-’aql Hikmet al-Hijri, l’un des trois principaux chefs religieux des Druzes de Syrie. Plutôt aligné sur le régime d’Assad à l’origine, il a soutenu le mouvement de contestation civile qui a émergé à Soueïda en 2023, évolution qui peut être interprétée comme un moyen pour al-Hijri de renforcer son influence politique. Il s’est également attribué le titre inédit de raïs rūḥī, c’est-à-dire « chef spirituel », manière de se démarquer des deux autres cheikh al-’aql, Hamoud al-Hinawi et Youssef Jarbu’.

Al-Hijri est également en concurrence avec le courant des Hommes de la dignité, dont le leadership se divise, après l’assassinat de son fondateur, entre son fils Laith al-Balous et d’autres figures comme Yahya al-Hajjar. Ce courant compense sa moindre légitimité religieuse par une dynamique de mobilisation milicienne et une posture plus indépendante vis-à-vis du pouvoir central, du moins jusqu’au tournant contestataire d’al-Hijri en 2023.

En 2024, lors de l’effondrement du régime d’Assad, ces groupes se positionnent différemment : al-Hijri défend l’autonomie régionale avec une position ferme contre Damas, rejetant les formes limitées de décentralisation proposées par le nouveau régime. En revanche, d’autres groupes, comme celui de Laith al-Balous ou Ahrar al-Jabal, adoptent une posture plus conciliatrice, cherchant à se rapprocher du pouvoir central. Le nouveau gouvernement, pour sa part, mise sur ces factions plus loyales afin de constituer une force de sécurité locale druze, distincte des combattants proches d’al-Hijri.

Vous évoquiez Israël : quelles sont les relations entre les factions druzes en Syrie et ce pays ?

T. P. : Avant décembre 2024, elles restent très limitées. Depuis des décennies, nouer des liens avec Israël constitue un tabou absolu en Syrie, et toute personne qui s’y risquerait serait immédiatement sanctionnée pour haute trahison. Les acteurs druzes évitent donc cette voie, d’autant plus qu’après 2011, certains villages druzes, notamment sur le plateau du Golan, fournissent des paramilitaires au régime [et au Hezbollah].

Le seul lien notable réside dans une sorte de « ligne rouge » tacite : Israël ne tolérerait pas que les rebelles ou le régime s’en prennent aux populations druzes. Cela explique qu’en 2023, malgré un mouvement de contestation, le régime syrien n’a pas tenté de reprendre Soueïda par la force ni de désarmer les groupes armés druzes.

Pourquoi Israël a-t-il tracé cette « ligne rouge » concernant les populations druzes en Syrie ?

T. P. : La raison principale, avant 2024, tient au fait qu’il existe une communauté druze en Israël, où elle constitue une minorité relativement privilégiée par rapport au reste des Palestiniens d’Israël. Je parle ici des Druzes citoyens israéliens, pas des Druzes vivant dans le Golan syrien occupé. Cette communauté druze est plutôt loyale à l’État israélien, avec des membres servant dans l’armée, y compris dans des régiments d’élite.

Cette position privilégiée leur confère une certaine influence, et lorsque les Druzes d’Israël expriment des inquiétudes concernant leurs coreligionnaires en Syrie, le gouvernement israélien se sent obligé de répondre à ces préoccupations.

Après 2024, cette dynamique a aussi servi d’argument à Israël pour empêcher le nouveau pouvoir syrien de déployer ses forces dans le sud du pays. L’objectif affiché d’Israël est clairement que le sud de la Syrie soit démilitarisé, du moins en dehors de ses propres forces déployées dans la région du Golan.

Par ailleurs, Israël mène également une stratégie d’influence plus douce, en invitant des religieux druzes syriens à effectuer un pèlerinage dans la région de Nazareth sur le tombeau du prophète Chouaïb, particulièrement important pour la foi druze. Un projet d’invitation de travailleurs druzes syriens dans les exploitations agricoles du Golan a aussi été envisagé par le gouvernement israélien, mais a été abandonné pour des raisons sécuritaires liées au contrôle des entrées sur le territoire. Enfin, des financements humanitaires ont été octroyés aux Druzes syriens via des ONG servant d’intermédiaires.

Il est important de souligner que très peu de groupes druzes se sont officiellement affichés comme pro-israéliens. Par exemple, une manifestation à Soueïda, il y a quelques mois, a vu l’apparition d’un drapeau israélien, mais celui-ci a rapidement été arraché par d’autres participants, témoignant du rejet majoritaire de cette posture.

Cela dit, certains acteurs politiques, notamment Hikmet al-Hijri, semblent adopter une posture politique qui s’explique mieux si l’on prend en compte le facteur israélien. Al-Hijri mène une politique intransigeante, différente de celle des autres cheikh al-’aql, qui se montrent plus enclins au compromis avec Damas. D’ailleurs, lors des récents incidents, ce sont ces derniers qui signent les cessez-le-feu, tandis qu’Al-Hijri les critique ouvertement.

Comment expliquer les affrontements récents entre Bédouins et Druzes à Soueïda ?

T. P. : Ce conflit est ancien, il remonte à plusieurs décennies. En 2000, un épisode particulièrement sanglant avait fait plusieurs des centaines de morts. Il ne s’agit pas d’un conflit religieux à l’origine, mais d’un différend lié au contrôle et à l’usage des terres. La région étant aride, les terres cultivables et les pâturages sont rares et donc très disputés.

La guerre en Syrie, de 2011 à 2024, a envenimé la situation : l’effondrement de l’État et la prolifération des armes ont donné plus de moyens aux deux parties pour régler leurs différends par la violence. Par ailleurs, des acteurs extérieurs comme l’État islamique ont soutenu les tribus bédouines sunnites, tandis que le régime d’Assad a appuyé certains groupes druzes. Après 2018, le pouvoir de Damas s’est à son tour retrouvé du côté des Bédouins, afin d’affaiblir l’autonomie de fait des Druzes de Soueïda, et parce qu’en reprenant la région, il a coopté d’anciens groupes rebelles sunnites, eux-mêmes liés aux tribus bédouines. Ce conflit a aussi une dimension criminelle, avec des éléments des deux côtés impliqués dans des activités illicites comme le trafic de drogue ou les enlèvements pour rançon.

Comment ces tensions communautaires s’inscrivent-elles dans le contexte politique syrien actuel ?

T. P. : Depuis décembre 2024, les tribus bédouines sunnites en appellent à la solidarité du gouvernement syrien, qui lui-même affiche une identité musulmane sunnite affirmée. Au début des derniers incidents, elles ont réclamé le soutien du gouvernement en accusant à demi-mot ce dernier de négliger leur sort.

De son côté, le régime a aussi un intérêt à soutenir les tribus bédouines pour faire obstacle au courant autonomiste druze dans la province. Cela lui est d’autant plus nécessaire que, depuis les massacres d’alaouites sur la côte en mars et les incidents armés survenus en mai entre sunnites et Druzes à Jaramana et Ashrafiyyet Sehnaya, les factions druzes les plus disposées au dialogue avec Damas se sont graduellement rapprochées de la ligne dure d’al-Hijri. Cette tendance s’est accélérée durant la récente escalade des violences (plus de 1 100 morts depuis le début des affrontements, le 13 juillet) : face aux exactions commises contre les civils de Soueïda par les forces progouvernementales, les groupes armés druzes ont uni leurs forces pour défendre la communauté.


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Pourquoi en arrive-t-on à cette escalade ?

T. P. : Le gouvernement a vu dans les affrontements communautaires locaux une occasion d’imposer son autorité en déployant ses forces dans la province, officiellement pour séparer les belligérants mais, dans les faits, pour désarmer les groupes druzes autonomistes. Al-Charaa pensait bénéficier d’un contexte international favorable, à savoir un soutien tacite des États-Unis qui le protégerait des représailles israéliennes. On l’a vu, cela s’est révélé être une erreur de jugement majeure.

En face, Al-Hijri, peut-être mieux informé des intentions israéliennes, a refusé de reculer, à la suite de quoi la situation s’est embrasée.

Quelle place peut-on envisager aujourd’hui pour la justice dans le règlement du conflit ?

T. P. : À court terme, l’enjeu prioritaire ne paraît pas être la justice, mais avant tout le retour au calme et la cessation des affrontements. Des tensions persistantes risquent en effet de raviver des violences, non seulement à Soueïda mais aussi autour des autres localités druzes du pays.

Certes, la justice reste importante si l’on souhaite discipliner les troupes et prévenir les exactions futures. Cependant, juger et condamner des membres des forces gouvernementales dans le contexte actuel pourrait déstabiliser davantage le régime, en fragilisant un pouvoir déjà contesté, et en risquant d’alimenter des velléités de coup d’État militaire de la part d’éléments plus radicaux.

Par ailleurs, un processus judiciaire serait d’autant plus déstabilisateur qu’il devrait aussi concerner les combattants druzes qui se sont rendus coupables d’exactions ces derniers jours. On comprend donc aisément pourquoi la justice n’est prioritaire pour aucun des protagonistes.


Propos recueillis par Coralie Dreumont et Sabri Messadi.

The Conversation

Thomas Pierret a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche (ANR).

20.07.2025 à 18:47

En Russie et ailleurs, les mesures natalistes en question

Jennifer Mathers, Senior Lecturer in International Politics, Aberystwyth University
La Russie défend une politique nataliste controversée, en rémunérant les adolescentes qui désireraient avoir des enfants. Elle n’est pas le seul pays à appliquer des mesures dites « pronatalistes ».
Texte intégral (1976 mots)

Dans un contexte de grave crise démographique accentuée par la guerre en Ukraine, plusieurs régions de Russie octroient désormais des allocations spéciales aux adolescentes ayant des enfants. De plus en plus de pays, de la Hongrie aux États-Unis en passant par la Pologne, mettent en place des mesures similaires – des initiatives dont la portée est à la fois sociale, économique et idéologique.


Dans certaines parties de la Russie, les adolescentes qui tombent enceintes recevront désormais plus de 100 000 roubles (environ 1 100 euros, au taux de change actuel) pour donner naissance à leurs enfants et les élever.

Cette nouvelle mesure, introduite ces derniers mois dans une dizaine de régions du pays, s’inscrit dans la nouvelle stratégie démographique russe. Elle est en réalité un élargissement de décisions déjà adoptées en mars 2025, qui s’appliquaient alors uniquement aux femmes adultes. L’objectif est de remédier à la baisse spectaculaire du taux de natalité observée dans le pays : en 2023, le nombre de naissances par femme en Russie était de 1,41, un niveau très inférieur aux 2,05, niveau requis pour assurer le renouvellement des générations.

Rémunérer des adolescentes pour avoir des enfants alors qu’elles sont encore scolarisées est une idée qui ne fait pas consensus en Russie. Selon une récente enquête publiée par le Centre russe d’études de l’opinion publique (VTsIOM), 43 % des Russes approuvent cette mesure, tandis que 40 % s’y opposent. En tout état de cause, l’adoption d’une telle politique témoigne de la priorité élevée accordée par l’État à l’augmentation du nombre de naissances.

Vladimir Poutine considère qu’une population nombreuse est l’un des signes distinctifs d’une grande puissance florissante, au même titre qu’un vaste territoire (en pleine expansion) et une armée puissante. L’attaque conduite sur l’Ukraine a permis à la Russie d’annexer illégalement plusieurs zones du territoire ukrainien, peuplées de quelque deux ou trois millions de personnes ; pour autant, la guerre a aussi eu des effets désastreux pour la taille actuelle et future de la population russe.

D’après certaines estimations, 250 000 soldats russes auraient été tués sur le champ de bataille. De plus, des centaines de milliers de personnes parmi les Russes les plus instruits, souvent de jeunes hommes fuyant le service militaire, ont quitté le pays. Bon nombre de soldats tués et de jeunes exilés auraient pu devenir les pères de la prochaine génération de citoyens russes.


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Un phénomène qui ne se limite pas uniquement à la Russie

Mais si la situation démographique de la Russie est extrême, la baisse des taux de natalité est désormais une tendance mondiale. On estime que, d’ici à 2050, plus des trois quarts des pays du monde auront des taux de fécondité si bas qu’ils ne pourront plus maintenir leur population.

Arte, 2 avril 2024.

Poutine n’est pas le seul dirigeant mondial à avoir mis en place des politiques visant à encourager les femmes à avoir plus d’enfants. Le gouvernement de Viktor Orban en Hongrie propose toute une série de mesures incitatives, telles que des allégements fiscaux généreux et des prêts hypothécaires subventionnés réservés aux ménages de trois enfants ou plus.

La Pologne alloue mensuellement 500 zlotys (117 euros, selon le taux actuel) par enfant aux familles à partir de deux enfants. Cependant, cela n’a pas un effet déterminant sur la natalité, car les Polonaises, surtout celles dont les revenus sont déjà relativement élevés, ne sont pas prêtes à renoncer à une ascension professionnelle ou à un salaire élevé pour avoir un enfant de plus.

Aux États-Unis, Donald Trump a proposé de verser 5 000 dollars (4 300 euros environ) aux mères à chaque naissance, vision inscrite dans l’idéologie MAGA qui vise à encourager la natalité.

« Natalistes aux États-Unis : ils veulent sauver l’humanité », TF1, 17 mai 2024.

Inverser la baisse de la natalité est une affaire complexe, car les raisons qui poussent les individus et les couples à devenir parents le sont tout autant. Les préférences des individus, leurs aspirations personnelles et leurs convictions quant à leur capacité à subvenir aux besoins de leurs enfants, ainsi que les normes sociales et les valeurs culturelles et religieuses jouent toutes un rôle dans ces décisions. En conséquence, l’impact des politiques dites natalistes a été jusqu’ici pour le moins mitigé. Aucun pays n’a trouvé de solution facile pour inverser la baisse des taux de natalité.

Il convient de s’intéresser, sur ces questions, à la politique choisie par l’Espagne, qui cherche à lutter contre le déclin démographique par des mesures alternatives, sans encourager directement les femmes à avoir plus d’enfants. Le pays facilite désormais l’accès à la citoyenneté pour les migrants, y compris à ceux qui sont entrés illégalement dans le pays. L’accueil favorable réservé aux immigrants par Madrid est considéré comme l’un des facteurs à l’origine de l’essor économique du pays.

Quelles familles veut-on privilégier ?

Les gouvernements qui adoptent des politiques natalistes se préoccupent non seulement de l’augmentation du nombre total de personnes vivant et travaillant dans leur pays, mais désirent également encourager certaines catégories de personnes à procréer. En d’autres termes, il existe une dimension idéologique inhérente à ses pratiques.

Les mesures incitatives en faveur des grossesses et des familles nombreuses ciblent généralement les personnes que l’État considère comme ses citoyens les plus « souhaitables » – en raison de leur origine ethnique, de leur langue, de leur religion, de leur orientation sexuelle ou d’une autre identité ou combinaison d’identités.

Par exemple, la proposition espagnole visant à augmenter la population en augmentant l’immigration s’adresse principalement aux hispanophones. Les migrants originaires de pays catholiques d’Amérique latine ont assez facilement accès à des emplois, alors que les possibilités de rester dans le pays ou de s’y installer ne semblent pas s’étendre aux migrants originaires d’Afrique. Parallèlement, les aides accordées aux familles en Hongrie sont accessibles uniquement aux couples hétérosexuels disposant de revenus assez élevés.

L’accent mis sur l’augmentation de la proportion des citoyens les plus souhaitables explique pourquoi l’administration Trump ne voit aucune contradiction à appeler à la naissance de plus d’enfants aux États-Unis, tout en ordonnant l’arrestation et l’expulsion de centaines de migrants présumés illégaux, tentant ainsi de revenir sur la garantie constitutionnelle de la citoyenneté américaine à toute personne née dans le pays et même de retirer la citoyenneté à certains Américains.

Quelles sont les mères visées ?

Le succès ou l’échec des gouvernements et des sociétés qui encouragent la natalité dépend de leur capacité à persuader les gens, et en particulier les femmes, d’accepter de devenir ou redevenir parents. Outre des incitations financières et autres récompenses tangibles pour avoir des enfants, certains États offrent une reconnaissance symbolique aux mères de familles nombreuses.

La réintroduction par Poutine du titre, datant de l’époque stalinienne, de « mère-héroïne » pour les femmes ayant dix enfants ou plus en est un exemple. Parfois, cette reconnaissance vient de la société, comme l’engouement actuel des Américains pour les « trad wives » (« épouses traditionnelles ») – des femmes qui deviennent des influenceuses sur les réseaux sociaux en renonçant à leur carrière pour élever un grand nombre d’enfants et mener une vie socialement conservatrice.

Le revers de cette célébration de la maternité est la critique implicite ou explicite des femmes qui retardent la maternité ou la rejettent complètement. Le Parlement russe a adopté en 2024 une loi visant à interdire la promotion du mode de vie sans enfants, ou « propagande en faveur de l’absence d’enfants ». Cette législation s’ajoute à d’autres mesures telles que les restrictions d’avortements pratiqués dans les cliniques privées, ainsi que des propos publics de hauts responsables invitant les femmes à donner la priorité au mariage et à l’éducation des enfants plutôt qu’aux études universitaires et à une carrière professionnelle.

Les États conduisant des politiques natalistes seraient favorables à l’immigration si leur objectif était uniquement de garantir une main-d’œuvre suffisante pour soutenir leur économie et leur société. Mais le plus souvent, ces efforts visant à restreindre ou à dicter les choix que font les citoyens – et en particulier les femmes – dans leur vie personnelle, et à favoriser la présence au sein de leur population de profils spécifiques.

The Conversation

Jennifer Mathers ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

19.07.2025 à 21:03

Crise dans le camp Trump : Et si le dossier Epstein faisait exploser la base MAGA ?

Robert Dover, Professor of Intelligence and National Security & Dean of Faculty, University of Hull
Les revirements de Trump concernant les théories du complot autour d’Epstein ont provoqué une fracture avec sa base de soutien.
Texte intégral (1535 mots)

Le rejet brutal par Donald Trump des théories du complot autour de Jeffrey Epstein provoque une onde de choc chez ses partisans les plus fidèles, qu’il n’hésite plus à traiter de « stupides » ou de « crédules ».


Pendant sa campagne pour l’élection présidentielle américaine de 2024, Donald Trump a déclaré à plusieurs reprises qu’il allait déclassifier et rendre publics les dossiers liés à Jeffrey Epstein, le financier déchu mort en prison en 2019 alors qu’il attendait son procès pour trafic sexuel.

Les soi-disant dossiers Epstein contiendraient, pense-t-on, des contacts, des communications, et – peut-être plus crucial encore – les registres de vol. L’avion privé d’Epstein étaient en effet le moyen de transport utilisé pour se rendre sur ce qui a ensuite été surnommé « l’île pédophile », où lui-même et ses associés auraient fait venir et abusé des mineurs.

Les partisans de Trump les plus enclins aux théories du complot – dont beaucoup pensent qu’Epstein a été assassiné par de puissantes figures pour dissimuler leur implication dans ses crimes sexuels – espèrent que ces dossiers révéleront l’identité de l’élite présumée impliquée dans l’exploitation sexuelle d’enfants.


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Pendant sa campagne, Trump a laissé entendre que les dossiers Epstein mettraient en cause des personnes puissantes – suggérant qu’il connaissait leur identité et leurs actes. Cela constituait à la fois un avertissement lancé à ces individus et un moyen de galvaniser sa base « Make America Great Again » (MAGA). Cela validait également une partie de la théorie du complot QAnon, selon laquelle un « État profond » couvrirait un réseau élitiste d’abus sexuels sur enfants.

Mais le ministère de la Justice a récemment annoncé que l'examen des documents n’avait révélé aucune liste de clients politiquement influents et a confirmé qu’Epstein était mort par suicide. Cela réfute deux croyances centrales pour la base électorale de Trump. Pour une large partie du mouvement MAGA, ces conclusions banales ont été vécues comme une trahison.

Musk flaire l’opportunité

L’ancien allié proche de Trump — son bailleur de fonds et conseiller — Elon Musk, a profité de l’affaire des dossiers Epstein pour contre-attaquer sur les réseaux sociaux. Sans apporter de preuves, Musk a insinué à plusieurs reprises que le nom de Trump figurait dans les documents. Trump a répliqué en accusant Musk d’« avoir perdu la tête », en s’appuyant sur des éléments fournis par l’ancien avocat d’Epstein, David Schoen, pour rejeter les accusations de Musk.

Les accusations de Musk pourraient être toxiques pour Trump. Une bonne partie du mouvement Maga croit en la théorie QAnon. Être potentiellement lié à un réseau d’exploitation sexuelle d’enfants nuirait donc gravement à la réputation de Trump auprès de cette base, pour qui il s’agit d’un sujet extrêmement sensible. Musk a semé le doute chez certains activistes, qui se demandent désormais si Trump ne serait pas impliqué dans une dissimulation.

La base MAGA reste en grande partie fidèle à Trump. Mais cette loyauté a déjà nécessité beaucoup de pragmatisme depuis sa réélection. Une position clé soutenue par ces électeurs – l’opposition de Trump aux interventions militaires étrangères – a été contredite par les effets lorsque le président états-unien a lancé son attaque contre des sites militaires iraniens en juin.

Les porte-parole MAGA ont justifié ces actions en disant qu’elles étaient limitées et répondaient à une provocation exceptionnelle. Elles sont présentées comme un contre-exemple aux engagements militaires prolongés du président George Bush en Afghanistan et en Irak dans les années 2000.

Un autre effort de pragmatisme a été exigé sur le « Big Beautiful Bill Act », qui va creuser la dette nationale de plusieurs milliers de milliards de dollars, tout en réduisant les financements de la santé et de l’aide alimentaire. Ces mesures ont retiré des prestations à une bonne partie des électeurs Maga.

Malgré cette souffrance financière personnelle, les fidèles Maga ont défendu ces décisions comme un moyen de réduire les gaspillages et de mettre l’État au régime. Ils font confiance à Trump, qui affirme qu’ils ne seront pas désavantagés à long terme — bien que les conséquences de l’application de la réforme restent inconnues.

Du sucre de canne dans le Coca

Trump a aussi mis à mal la patience des producteurs de maïs du Midwest, pourtant un de ses bastions électoraux. Il a exigé que Coca-Cola remplace le sirop de maïs par du sucre de canne dans sa version sucrée de la boisson. Trump, avec son ministre de la Santé controversé Robert F. Kennedy Jr., a en effet affirmé que le sucre de canne est plus sain — une affirmation contestée — et qu’il permettrait de « rendre l’Amérique saine à nouveau ».

Même si la question du sucre dans le Coca-Cola peut sembler anecdotique, soutenir une mesure qui nuit aux agriculteurs du Midwest passe mal pour les fidèles MAGA. En devant composer avec ces tensions, certains pourraient commencer à douter de la sagesse de Trump.

Le dossier Epstein, danger politique majeur

Les débats autour des dossiers Epstein pourraient être autrement plus dangereux pour Trump et sa relation avec la base Maga. L'existence d'un réseau pédophile élitiste est centrale dans la théorie conspirationniste QAnon et Trump était censé être celui qui allait révéler la vérité. Mais le ministère de la Justice a désormais rejeté cette vision du monde. Et certains en viennent à se demander si Trump ne fait pas lui-même partie de la dissimulation.

Pire encore, Trump a contre-attaqué. Il a déclaré que la conspiration autour d’Epstein n’avait jamais existé et a qualifié certains de ses partisans de « crétins crédules » pour continuer à y croire. Pour certains fidèles, cela va trop loin. Ils ont exprimé leur frustration sur Truth Social, le réseau de Trump, ainsi que sur des blogs et podcasts de droite.

Démonstration de « whataboutisme »

Trump a depuis tenté d’adoucir ses critiques contre ceux qui croient encore à la théorie Epstein, déclarant qu’il souhaiterait publier toute information crédible. Il est aussi revenu à une tactique de campagne classique : le « whataboutisme », qui souligne le traitement injuste qu’il subirait en comparaison avec ses prédécesseurs Barack Obama et Joe Biden.

L’épisode des dossiers Epstein pourrait passer. Mais la question de savoir si le mouvement Maga est désormais plus grand que Trump restera. Pour un président qui plaisantait autrefois en disant qu’il pourrait « tirer sur quelqu’un sur la Cinquième Avenue sans perdre de soutien », la loyauté et la flexibilité de ses partisans sont capitales.

Le mouvement Maga n’est pas monolithique dans ses croyances ou ses actions. Mais si Trump perd la loyauté d’une partie de ses troupes, ou si ces dernières refusent de s’adapter comme elles l’ont fait jusqu’ici, cela pourrait lui coûter cher politiquement. Depuis la tombe, Epstein pourrait bien avoir amorcé une nouvelle ère dans la politique américaine.

The Conversation

Robert Dover ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

17.07.2025 à 15:51

Les Kurdes face à la déflagration Iran-Israël

Iris Lambert, PhD candidate in political sciences and international relations, Sciences Po
Les Kurdes vivent en Iran, en Irak, en Syrie et en Turquie : la guerre entre Israël et l’Iran les a inquiétés, mais, pour certains, leur a parfois aussi donné quelques espoirs.
Texte intégral (3278 mots)

Les Kurdes, essentiellement répartis entre l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie, disposent dans ces pays de diverses structures politiques, administratives et militaires, et entretiennent des relations complexes entre eux et avec les pouvoirs en place dans leurs pays respectifs. La récente escalade entre Israël et l’Iran a-t-elle pu ranimer le rêve, jamais réalisé, d’un grand Kurdistan indépendant, ou bien cette perspective est-elle désormais largement caduque ? Entretien avec Iris Lambert, spécialiste du mouvement de libération kurde à Sciences Po.


Après les frappes israéliennes et états-uniennes sur l’Iran, certains analystes ont affirmé que les Kurdes iraniens anticipaient déjà une possible chute du régime de Téhéran. Est-ce aussi votre analyse ?

Iris Lambert : Les Kurdes d’Iran représentent plus ou moins 10 % de la population iranienne, soit quelque 9 millions de personnes. Il s’agit d’environ 25 % des Kurdes du Moyen-Orient. L’Iran est, avec la Turquie, le pays où ils sont le plus nombreux.

Il y a un événement particulièrement important dans l’histoire – et dans l’imaginaire collectif – kurde : c’est la fondation en 1946, dans le Kurdistan iranien, de l’éphémère République de Mahabad. Elle a été présidée par Qazi Muhammad, à l’époque leader du Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI), parti toujours présent aujourd’hui. Cette République de Mahabad a rassemblé des Kurdes venus de différentes régions : Mustafa Barzani, leader kurde irakien, en était le ministre de la défense. Ceci étant, la République a rapidement été renversée par l’armée iranienne. Qazi Muhammad a été pendu et Barzani s’est réfugié en URSS.

Cet épisode a toujours un poids notable aujourd’hui. La République de Mahabad illustre le fait que les Kurdes d’Iran sont organisés politiquement, depuis très longtemps. Les quatre principaux partis actuels sont le PDKI, le Komala (Parti des travailleurs du Kurdistan d’Iran), le Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK) et le Parti de la liberté du Kurdistan (PAK).

Le PDKI est le principal des quatre. Son ancien chef et figure emblématique, Abdul Rahman Ghassemlou, s’est exilé dans les années 1970 et a été assassiné à Vienne en 1989 par des agents de la République islamique d’Iran. Il repose au Père-Lachaise à Paris, et sa tombe est devenue un lieu de recueillement pour de nombreux Kurdes.

Aujourd’hui, beaucoup de membres du PDKI vivent en exil en Europe, notamment en France et aux Pays-Bas. Et beaucoup d’autres vivent dans des camps en Irak. Téhéran, qui accuse le PDKI de fomenter une révolution à partir du territoire irakien, a signé en 2023 avec Bagdad un accord portant sur le désarmement de ces militants kurdes et sur le transfert de leurs camps, qui se trouvaient à la frontière de l’Iran, vers des sites plus éloignés pour éviter toute activité transfrontalière. Cet accord a été partiellement mis en œuvre : les camps ont effectivement été transférés vers l’intérieur de l’Irak, mais tous les militants n’ont pas été désarmés.

Les bases transfrontalières des partis kurdes – celles du PDKI et du Komala en premier lieu – ont été bombardées par Téhéran à partir de 2016 et tout particulièrement à partir de 2022 et du soulèvement consécutif à la mort de Jîna (Mahsa) Amini, qui était kurde, et dont le meurtre a révolté toute la population iranienne – ce fut le fameux mouvement « Femme, Vie, Liberté ».

Les autres partis pèsent moins lourd que le PDKI : le Komala, d’obédience à l’origine marxiste-léniniste, a adopté une ligne politique moins stricte avec les années. Il a beaucoup souffert des bombardements iraniens en 2023. Le PAK, reconnu pour son rôle dans la lutte contre l’État islamique aux côtés des peshmergas irakiens, est aujourd’hui le seul à appeler à un État kurde indépendant, bien que le parti pèse peu, politiquement comme militairement.

Le PJAK, enfin, se revendique d’Abdullah Öcalan, fondateur du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), et du confédéralisme démocratique. C’est l’organisation sœur du PKK en Iran, elle existe depuis 2004. Pour autant, elle ne se considère pas concernée par la récente dissolution du PKK. Le PJAK, très hostile à Téhéran, a estimé que l’action d’Israël en ce mois de juin pourrait offrir une occasion propice à une nouvelle phase de mobilisation en Iran dans le cadre du mouvement Femme, Vie, Liberté. Ce n’était pas une façon de s’aligner sur Tel-Aviv, mais la reconnaissance du fait que l’affaiblissement de la République islamique pourrait servir les intérêts kurdes.

Tous ces partis partagent certaines revendications : une reconnaissance culturelle et juridique, et des droits politiques. Néanmoins, il y a certaines disparités dans le projet politique qu’ils souhaitent mettre en place. Et leur coordination est franchement bancale. Ils ne sont pas tous sur la même ligne, et ils n’arrivent pas à bien s’organiser entre eux.

Après la fin de la « guerre de douze jours », a-t-on observé une répression renouvelée en Iran à l’encontre des Kurdes, dont certains, comme le PAK, s’étaient félicités des frappes israéliennes ?

I. L. : Oui, tout à fait. Il y a eu une attaque en règle du régime de manière générale sur tout ce qui ressemblait de près ou de loin à de l’opposition. Mais les militants kurdes, et les Kurdes en général, ont été particulièrement touchés. Plus de 300 personnes ont été arrêtées dans les régions kurdes.

Il y a eu de nombreuses pendaisons depuis le début des attaques israéliennes, et une partie substantielle des personnes qui ont été pendues étaient des Kurdes. Au moins trois prisonniers politiques ont été exécutés après avoir été accusés d’espionnage au profit d’Israël. De manière générale, les Kurdes d’Iran sont moins bien lotis aujourd’hui qu’avant le 12 juin.

Comment les Kurdes des trois autres pays de la région, où ils sont présents en nombre, ont-ils réagi à l’attaque israélienne puis états-unienne sur l’Iran ?

I. L. : Il y a eu, partout, la conscience du fait que les pays dans lesquels s’inscrivent les régions kurdes ont beaucoup à perdre dans cette séquence. En Irak, par exemple, il y avait une peur que la guerre s’étende au territoire irakien. Le gouvernement régional kurde d’Irak ne veut surtout pas être happé par une guerre régionale.

Il faut rappeler que ce gouvernement est divisé, même territorialement, en deux zones qui sont contrôlées par deux partis politiques : le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Netchirvan Barzani, d’un côté, et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) de Bafel Talabani, de l’autre. Le PDK s’aligne davantage sur la Turquie, alors que l’UPK se situe plutôt dans une zone d’influence iranienne. Tout cela rend les choses très compliquées en termes de positionnement officiel. Et c’est dans les zones du PDK en Irak que sont installées les bases américaines que l’Iran aurait pu frapper en représailles des attaques des États-Unis.

Enfin, l’Irak, de manière générale, s’est retrouvé très tiraillé entre, d’une part, ses alliés iraniens et, d’autre part, son partenariat sécuritaire avec Washington. Dans ce contexte, les Irakiens dans leur ensemble, et les Kurdes irakiens en particulier, ont plutôt évité de se positionner fermement, tout en condamnant les attaques d’Israël.

La situation est similaire en ce qui concerne l’administration autonome des Kurdes de Syrie : ce sont des alliés des Américains, et il y a des bases américaines sur leur sol. D’où, là aussi, une position de neutralité prudente, ce d’autant plus qu’ils négocient un accord avec Damas, et ce n’est donc pas le moment pour eux de nier la notion de souveraineté de l’État.

Quant aux Kurdes de Turquie, ils ont réagi avec précaution, conscients, d’une part, du discours d’Erdogan – inquiet d’être le prochain sur la liste d’Israël – et, d’autre part, occupés par les enjeux domestiques liés à la mise en place d’un processus de paix entre la Turquie et le PKK.

Le PKK a annoncé sa dissolution il y a un peu plus d’un mois. Quelles ont été, à ce stade, les conséquences concrètes de cette déclaration ? Le mouvement a-t-il réellement déposé les armes et cessé toute opération, ou bien est-il en train de muer vers quelque chose de différent ?

I. L. : L’annonce de la dissolution du PKK a eu lieu après celle d’un cessez-le-feu avec la Turquie. Cette dissolution a été prononcée de manière unilatérale par le PKK, sans contrepartie officielle de la part d’Ankara à ce jour. Des opérations turques de moindre intensité contre les positions du PKK au Kurdistan irakien se poursuivent. Pour plusieurs raisons.

Premièrement, le PKK demande à la Turquie de mettre en place un cadre légal clair – donc un vote au Parlement – avant de complètement se désarmer. Les membres du PKK ont en tête les précédentes tentatives de paix, notamment entre 2013 et 2015, qui ont échoué et abouti à une reprise féroce et sanglante de la lutte armée. Ils savent que ce processus de paix peut s’arrêter. Dès lors, ils craignent que toutes les personnes qui pourraient être amenées à prendre part à ce processus de paix soient ensuite poursuivies si les négociations venaient à échouer. Mais Erdogan exige que le PKK dépose les armes avant toute chose. Le 12 juillet, une trentaine de combattants du PKK ont brûlé leurs armes lors d’une cérémonie symbolique devant attester de leur engagement pour un processus de paix, mais l’événement n’a pas été suivi d’annonces concrètes. Il y a donc une différence de lecture de la situation de part et d’autre, Erdogan considérant que le PKK capitule, tandis que le PKK voit cette phase comme l’aboutissement de la lutte armée.

En Syrie, le nouveau pouvoir a signé le 10 mars dernier un accord avec les structures kurdes. Trois mois et demi plus tard, où en est-on ? Les Kurdes de Syrie peuvent-ils avoir confiance en Ahmed Al-Charaa, le nouvel homme fort de Damas et ancien chef djihadiste ?

I. L. : Évidemment, avec le changement de régime en Syrie, la question d’un accord entre les deux gouvernements du pays – c’est-à-dire entre Damas et l’administration autonome kurde – est revenue sur la table. Mais on a tendance à oublier que l’administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES, nom officiel du gouvernement dit du Rojava) a toujours cherché une forme d’accord avec Damas. Bachar Al-Assad a systématiquement refusé d’en entendre parler. Ce n’est pas la position des nouvelles autorités de Damas. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que les Kurdes de Syrie prennent langue avec ces dernières.

L’accord du 10 mars prévoit l’intégration des institutions civiles et militaires de l’AANES dans l’État syrien. Cet accord doit être appliqué d’ici à la fin de l’année ; il y a encore le temps. Mais les choses avancent déjà.

Il y a un espace qui est une sorte de laboratoire de cette transition : ce sont les quartiers de Cheikh-Maqsoud et d’Achrafieh à Alep. Il y existe un partenariat entre les Assayech (les forces de police kurdes) et les forces de police du nouveau gouvernement, avec notamment des patrouilles communes. Il a aussi des évolutions du côté d’Afrin (nord-ouest de la Syrie), avec un retour des populations kurdes déplacées depuis l’opération turque dite « Rameau d’olivier » en 2018. Il y a des échanges, notamment de pétrole et de gaz, qui ont lieu entre les deux administrations. Des délégations du nouveau gouvernement de Damas ont visité les institutions du nord-est de la Syrie, notamment à Al-Hol…

Cet apaisement peut sembler étonnant car les responsables du nouveau pouvoir syrien ont quand même affronté les Kurdes des années durant…

I. L. : La méfiance ne s’est pas évaporée, bien sûr. Certaines choses ont beaucoup heurté du côté kurde, à commencer par la promotion de certains leaders de factions de l’armée nationale syrienne (ANS) qui ont été intégrés à l’armée régulière. Ces commandants de faction, comme la division al-Hamza ou bien la division Sultan Murad sont responsables de graves crimes commis contre la population kurde, mais ont également été récemment sanctionnés par l’UE pour leur participation aux massacres des alaouites sur la côte syrienne au mois de mars dernier.

Ces gens-là ont très mauvaise réputation, ils ont énormément de sang sur les mains. Mais, malgré cette méfiance que ce type de nomination alimente, le dialogue se poursuit.

Revenons pour finir sur les Kurdes d’Irak…

I. L. : Les Kurdes d’Irak sont ceux qui ont la représentation institutionnelle la plus aboutie. Depuis 2005, il y a une nouvelle Constitution irakienne, adoptée à la suite de l’invasion américaine et de la chute de Saddam Hussein. Ils bénéficient d’un statut politique qui est particulier. Ils ont une région autonome, le Kurdistan irakien, qui est reconnue constitutionnellement, qui dispose de son propre Parlement et de ses propres forces de sécurité, les fameux peshmergas.

Les Kurdes d’Irak sont également représentés au Parlement fédéral à Bagdad. Et traditionnellement, la présidence de la République en Irak revient à un Kurde (aujourd’hui, Abdel Latif Rashid). Cela étant, il existe des conflits. Je l’ai dit, le territoire du Kurdistan irakien est divisé entre deux partis qui sont très hostiles l’un à l’autre, l’UPK et le PDK. Pour passer du territoire de l’un au territoire de l’autre, il faut traverser des checkpoints. Et cette hostilité pèse beaucoup sur le fonctionnement des institutions. Le Parlement kurde ne fonctionne pas : il n’y a pas de lois qui sont passées. Cela pèse beaucoup en retour sur les populations, en affaiblissant la cohésion kurde, et la jeunesse est complètement désenchantée vis-à-vis de ses élites, perçues comme corrompues.

Y a-t-il une émigration importante des Kurdes d’Irak ?

I. L. : Oui, ils sont nombreux à partir pour l’Europe. Les personnes qui traversent la Manche dans les canots qui se renversent, ce sont souvent Kurdes d’Irak.

Globalement, si je vous suis bien, les Kurdes, qu’ils soient de Turquie, d’Iran, d’Irak ou de Syrie, préfèrent avoir une grande autonomie à l’intérieur de ces États, plus qu’un Kurdistan indépendant ?

I. L. : Tout à fait. Cet idéal d’un Kurdistan indépendant n’a pas complètement disparu de l’imaginaire, mais, aujourd’hui, ce n’est plus un projet politique de court ou même de moyen terme. Les priorités des Kurdes sont la reconnaissance de leurs droits politiques et culturels, à commencer par les droits linguistiques, et une amélioration de leurs conditions de vie. La plupart des Kurdes, notamment en Syrie ou en Turquie, n’ont pas pu donner à leurs enfants des prénoms kurdes parce qu’il leur était interdit de parler leur langue, et ils devaient donc « se rabattre » sur des prénoms arabes. Aujourd’hui, ils veulent la reconnaissance culturelle et politique : le grand Kurdistan attendra…


Propos recueillis par Grégory Rayko.

The Conversation

Iris Lambert a reçu des financements du CERI (Sciences Po/CNRS).

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