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07.07.2025 à 19:40
Le « Parti de l’Amérique » d’Elon Musk peut-il faire vaciller le bipartisme ?
Texte intégral (2680 mots)
Les tensions entre Donald Trump et Elon Musk semblent avoir atteint un point de non-retour. Le milliardaire de la tech vient d’annoncer la création de sa propre formation politique, le « Parti de l’Amérique ». Si le bipartisme paraît gravé dans le marbre du système états-unien, cette tentative de troisième voie s’inscrit dans une longue tradition de contestation – avec, jusqu’ici, un succès limité.
L’histoire politique des États-Unis a souvent été façonnée par des élans de colère : colère contre l’injustice, contre l’inaction, contre le consensus mou. À travers cette rage parfois viscérale surgit l’énergie de la rupture, qui pousse des figures marginales ou charismatiques à se dresser contre l’ordre établi.
En ce sens, le lancement par Elon Musk du Parti de l’Amérique (« American Party ») s’inscrit dans une tradition d’initiatives politiques issues de la frustration à l’égard d’un système bipartisan jugé, selon les cas, sclérosé, trop prévisible ou trop perméable aux extrêmes. Ce geste politique radical annonce-t-il l’émergence d’une force durable ou ne sera-t-il qu’un soubresaut médiatique de plus dans un paysage déjà saturé ?
Le système bipartisan : stabilité, stagnation et quête d’alternatives
Depuis le début du XIXe siècle, le paysage politique américain repose sur un duopole institutionnalisé entre le Parti démocrate et le Parti républicain. Ce système, bien que traversé par des courants internes parfois contradictoires, a globalement permis de canaliser les tensions politiques et de préserver la stabilité démocratique du pays.
L’alternance régulière entre ces deux forces a assuré une continuité institutionnelle, mais au prix d’un verrouillage systémique qui marginalise les initiatives politiques émergentes. Le scrutin uninominal majoritaire à un tour, combiné à une logique dite de « winner takes all » (lors d’une élection présidentielle, le candidat vainqueur dans un État « empoche » l’ensemble des grands électeurs de cet État), constitue un obstacle structurel majeur pour les nouveaux acteurs politiques, rendant leur succès improbable sans une réforme profonde du système électoral.
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Historiquement, plusieurs tentatives ont cherché à briser ce duopole. L’exemple le plus emblématique reste celui de Theodore Roosevelt (président de 1901 à 1909), qui, en 1912, fonda le Progressive Party (ou Bull Moose Party), dont il devint le candidat à la présidentielle de cette année. Le président sortant, William Howard Taft, républicain, vit alors une grande partie des voix républicaines se porter sur la candidature de Roosevelt, qui était membre du Parti républicain durant ses deux mandats, ce dernier obtenant 27 % des suffrages contre 23 % pour Taft ; le candidat du parti démocrate, Woodrow Wilson, fut aisément élu.
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Plus récemment, en 1992, dans une configuration assez similaire, le milliardaire texan Ross Perot capta près de 20 % des voix en tant que candidat indépendant lors de l’élection remportée par le démocrate Bill Clinton devant le président sortant, le républicain George H. Bush, auquel la présence de Perot coûta sans doute un nombre considérable de voix. Perot allait ensuite fonder le Reform Party en 1995. Sa rhétorique anti-establishment séduisit un électorat désabusé, mais son mouvement s’effondra rapidement, victime d’un manque de structure organisationnelle, d’idéologie claire et d’ancrage local.

D’autres figures, telles que les écologistes Ralph Nader (2000, 2004, 2008) et Jill Stein (2012, 2016, 2024) ou le libertarien Gary Johnson (2012 et 2016), ont également porté des candidatures alternatives, mais leur impact est resté marginal, faute de relais institutionnels et d’un soutien électoral durable.
Cette récurrence de la demande pour une « troisième voie » reflète la complexité croissante de l’électorat américain, composé de modérés frustrés par l’immobilisme partisan, de centristes orphelins d’une représentation adéquate et d’indépendants en quête de solutions pragmatiques. Ce mécontentement, ancré dans la perception d’un système bipartisan sclérosé, offre un terrain fertile à des entreprises politiques disruptives, telles que le Parti de l’Amérique d’Elon Musk, qui cherche à transformer cette frustration en une force politique viable.
Le Parti de l’Amérique : une réappropriation symbolique et une réponse au trumpisme
Le choix du nom « Parti de l’Amérique » n’est pas anodin ; il constitue une déclaration politique en soi. En adoptant l’adjectif « American », Musk opère une réappropriation symbolique de l’identité nationale, se positionnant comme une force de rassemblement transcendant les clivages partisans.
Cette stratégie rhétorique vise à redéfinir le débat sur ce que signifie être « américain », un enjeu central dans le discours politique contemporain. Le nom, volontairement générique, cherche à minimiser les connotations idéologiques spécifiques (progressisme, conservatisme, libertarianisme) pour privilégier une identité englobante, à la fois patriotique et universelle, susceptible d’attirer un électorat lassé des divisions partisanes. En outre, en reprenant cette dénomination, qui a été celle de plusieurs formations politiques par le passé, Musk joue avec une mémoire politique oubliée, tout en expurgeant ce terme de ses anciennes connotations xénophobes pour en faire un vecteur d’unité et de modernité.
En effet, dans l’histoire des États-Unis, plusieurs partis politiques ont porté le nom d’American Party bien avant l’initiative d’Elon Musk. Le plus célèbre fut l’American Party des années 1850, aussi connu sous le nom de Know-Nothing Party, un mouvement nativiste opposé à l’immigration, en particulier à celle des catholiques irlandais. Fondé vers 1849, il a connu un succès politique important pendant quelques années, faisant élire des gouverneurs et des membres du Congrès, et présentant l’ancien président Millard Fillmore (1850-1853) comme candidat à l’élection présidentielle de 1856.
Après le déclin de ce mouvement, d’autres partis ont adopté le même nom, notamment dans les années 1870, mais sans impact significatif. En 1924, un autre American Party émerge brièvement comme plate-forme alternative, sans succès durable. Le nom est aussi parfois confondu avec l’American Independent Party, fondé en 1967 pour soutenir George Wallace, connu pour ses positions ségrégationnistes ; ce parti a parfois été rebaptisé American Party dans certains États.
En 1969, une scission de ce dernier a donné naissance à un nouvel American Party, conservateur et anti-communiste. Par la suite, divers petits groupes ont repris ce nom pour promouvoir un patriotisme exacerbé, des idées anti-globalistes ou un retour aux valeurs fondatrices, mais sans réelle influence nationale. Ainsi, le nom American Party a été utilisé à plusieurs reprises dans l’histoire politique américaine, souvent par des partis à tendance nativiste, populiste ou conservatrice, et porte donc une charge idéologique forte.
Le lancement du Parti de l’Amérique de Musk s’inscrit également dans une opposition explicite au trumpisme, perçu comme une dérive populiste du conservatisme traditionnel. Musk, par sa critique des projets budgétaires de Donald Trump, exprime une colère ciblée contre ce qu’il considère comme une gestion économique irresponsable et des politiques publiques inefficaces.
Cette opposition ne se limite pas à une divergence tactique, mais reflète une volonté de proposer une alternative fondée sur une vision techno-libérale, où l’innovation, la rationalité scientifique et l’entrepreneuriat occupent une place centrale. Le Parti de l’Amérique se présente ainsi comme un refuge pour les électeurs désenchantés par les excès du trumpisme et par les dérives perçues du progressisme démocrate, cherchant à dépasser le clivage gauche-droite au profit d’un pragmatisme axé sur l’efficacité, la transparence et la performance publique.
Une idéologie floue : aspirations économiques plutôt que fondements doctrinaires
Le Parti de l’Amérique, malgré son ambition de réinventer la politique américaine, souffre d’une absence de fondements idéologiques cohérents. Plutôt que de s’appuyer sur une doctrine politique clairement définie, le mouvement semble guidé par des aspirations économiques et financières, portées par la vision entrepreneuriale de Musk.
Cette approche privilégie la méritocratie technologique, l’optimisation des ressources publiques et une forme de libertarianisme modéré, qui rejette les excès de la régulation étatique tout en évitant les dérives de l’anarcho-capitalisme. Cependant, cette orientation, centrée sur l’efficacité et l’innovation, risque de se réduire à un programme technocratique, dénué d’une vision sociétale ou éthique plus large.
Le discours du Parti de l’Amérique met en avant la promesse de « rendre leur liberté aux Américains » mais la nature de cette liberté reste ambiguë. S’agit-il d’une liberté économique, centrée sur la réduction des contraintes fiscales et réglementaires pour les entrepreneurs et les innovateurs ? Ou bien d’une liberté plus abstraite, englobant des valeurs civiques et sociales ? L’absence de clarification sur ce point soulève des questions quant à la capacité du parti à fédérer un électorat diversifié.
À lire aussi : Du populisme de plateforme au populisme politique : Elon Musk change d’échelle
En se focalisant sur des objectifs économiques – tels que la promotion des mégadonnées, de l’intelligence artificielle et de l’entrepreneuriat – au détriment d’une réflexion sur les enjeux sociaux, culturels ou environnementaux, le Parti de l’Amérique risque de se limiter à une élite technophile, éloignant les électeurs en quête d’un projet politique plus inclusif. Cette orientation économique, bien que séduisante pour certains segments de la population, pourrait ainsi entraver la construction d’une base électorale suffisamment large pour concurrencer les partis établis.
Les défis de la viabilité : entre ambition et réalité électorale
La viabilité du Parti de l’Amérique repose sur plusieurs facteurs décisifs : sa capacité à s’implanter localement, à recruter des figures politiques crédibles, à mobiliser des ressources financières et médiatiques durables, et surtout à convaincre un électorat de plus en plus méfiant à l’égard des promesses politiques.
Si Elon Musk dispose d’un capital symbolique et économique considérable, sa transformation en une dynamique collective reste incertaine. Le système électoral américain, avec ses mécanismes favorisant les grands partis, constitue un obstacle majeur. Sans une crise systémique ou une réforme électorale d’envergure, le Parti de l’Amérique risque de reproduire le destin éphémère de ses prédécesseurs.
De plus, la figure de Musk est profondément polarisante. Sa colère, catalyseur de cette initiative, traduit un malaise réel dans la société américaine, mais sa capacité à fédérer au-delà de son audience habituelle – composée d’entrepreneurs, de technophiles et de libertariens – reste à démontrer. Le succès du Parti de l’Amérique dépendra de sa capacité à transcender l’image de son fondateur (lequel ne pourra pas, en tout état de cause, se présenter à l’élection présidentielle car il n’est pas né aux États-Unis) pour incarner un mouvement collectif, ancré dans des structures locales et des propositions concrètes.
L’histoire politique américaine montre que les mouvements de troisième voie, bien que porteurs d’espoir, peinent à s’inscrire dans la durée face aux contraintes structurelles du système électoral.
Le Parti de l’Amérique, malgré l’aura de son instigateur, risque de demeurer un sursaut protestataire plutôt qu’une force durable. Toutefois, il révèle une vérité profonde : l’Amérique contemporaine est en quête d’un nouveau récit politique, et la colère, lorsqu’elle est canalisée, peut parfois poser les bases d’une transformation.
Reste à savoir si le « grand soir » annoncé par Musk saura prendre racine ou s’évanouira dans le tumulte électoral.

Frédérique Sandretto ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
06.07.2025 à 09:53
L’UE en films, livres et séries : un enjeu essentiel pour développer le sentiment citoyen
Texte intégral (2374 mots)

Le cinéma et les séries ne se sont pas – encore – beaucoup emparés de ce sujet multiforme qu’est le fonctionnement de l’Union européenne. La récente sortie de la saison 4 de Parlement, qui se déroule comme son nom l’indique dans les coulisses des institutions de Bruxelles et de Strasbourg, est l’occasion de rappeler à quel point la fiction, sans tomber dans la propagande béate, a un rôle clé dans la familiarisation des citoyens des pays de l’UE avec l’organisation qui rassemble aujourd’hui 27 États du continent.
Samy est de retour ! Depuis le 7 mai 2025, la saison 4 de la série Parlement est accessible sur france.tv. Les fidèles de cette fiction déjantée peuvent enfin retrouver avec délice leur héros et se replonger dans les arcanes du processus décisionnel bruxellois.
Alors que l’UE est souvent mal comprise ou ignorée de ses citoyens, il est urgent que les scénaristes et les producteurs s’en saisissent pour la faire entrer dans la vie des Européens par le biais de la culture de masse. D’autant que ses péripéties mais aussi la puissance symbolique de la réconciliation de pays si longtemps ennemis en font un sujet à haut potentiel pour des films ou des séries grand public. Pourtant, à quelques exceptions près, rares étaient jusqu’alors les fictions sur la construction européenne. Et voilà qu’en avril 2020, en plein confinement, apparaît un OVNI audiovisuel : une série dont le sujet principal est la vie interne du Parlement européen. Pari risqué, le projet est pourtant une réussite qui se traduit par la réalisation de trois autres saisons.
Parlement, un divertissement sérieux
On y suit les tribulations d’un jeune assistant parlementaire français, Samy, qui arrive à Bruxelles pour travailler auprès d’un député européen, français lui aussi, Michel Specklin. Complètement perdu au départ dans les arcanes de cette institution dont il ne maîtrise ni le fonctionnement ni les codes, Samy ne peut pas compter sur son « chef », tout autant perdu que lui et totalement incompétent.
Ce parti pris initial a d’ailleurs fait l’objet de critiques pointant la vision négative qui ressortirait ainsi du personnel politique de l’Union européenne. Mais, en réalité, la série opte pour une approche presque ubuesque qui lui permet d’être drôle et accessible, tout en étant très précise sur le fonctionnement institutionnel de l’UE. Elle décrit avec beaucoup de sérieux le processus décisionnel, le travail parlementaire, mais aussi les jeux de pouvoir, les alliances et les tractations entre institutions et entre partis ou encore le poids des lobbies.
Il ne s’agit donc pas de donner une vision idyllique de l’UE mais d’en montrer le fonctionnement dans ce qu’il a de positif – une démocratie transnationale en action largement fondée sur la recherche du dialogue et du compromis –, mais aussi dans ce qu’il a de moins reluisant.
Ainsi, la série offre à la fois un fond tout à fait solide et un réel divertissement, tant par ses dialogues et ses situations proches du comique de l’absurde que par son format de 10 épisodes d’une demi-heure par saison.
La première saison réserve quelques scènes croquignolesques avec la députée conservatrice pro-Brexit, caricaturale dans sa stupidité, et son assistante parlementaire, Rose, jeune Britannique affligée par la nullité crasse de sa patronne. On croise également plusieurs autres personnages récurrents, comme Ingeborg Becker, conseillère politique allemande calculatrice dont le monologue fustigeant chaque pays de l’Union dans l’épisode 9 de la saison 1 est devenu une référence, ou encore Eamon, administrateur du Parlement, incarnant par sa froideur et son flegme la technocratie européenne, certes distante mais compétente.
On retrouve sans doute dans ce fonctionnaire tout ce qu’avait en tête Jean Monnet quand il voulait promouvoir au sein des Communautés une légitimité de l’expertise, neutre et « sachante », capable de transcender les désaccords entre États et entre tendances politiques pour tendre vers l’intérêt général. Eamon incarne parfaitement dans la série les avantages d’une telle administration, sans pour autant en occulter les inconvénients.
Au milieu de toute cette galerie de portraits archétypaux à dessein, le personnage de Samy évolue au fil des épisodes et des saisons, apprend à connaître non seulement les ressorts du fonctionnement du Parlement, mais aussi de la Commission et du Conseil, ainsi que les travers de la vie politique. Au départ véritable Candide à Bruxelles, il devient beaucoup plus aguerri, au risque de s’éloigner parfois de ses principes. Métaphore tellement actuelle sur le milieu politique, voire sur l’UE elle-même.
L’UE en films, livres et séries
Parlement fait ainsi voyager ses téléspectateurs au sein du triangle institutionnel européen et fait œuvre utile de pédagogie. L’UE semble lointaine, désincarnée, complexe. Il est donc fondamental de la faire connaître, certes par des programmes scolaires enrichis, par des campagnes de communication publique, mais aussi par des œuvres de fiction. Et quoi de mieux qu’une série pour cela ? Bien entendu, on rêve maintenant qu’il y en ait d’autres, qu’elles soient diffusées à heure de grande écoute sur les grandes chaînes de télévision disposant d’une large audience, et ce dans tous les pays européens. Il reste certes encore beaucoup à faire mais Parlement marque un début qui mérite d’être valorisé.
Le parcours personnel de son créateur Noé Debré éclaire le fait qu’il se soit lancé dans cette voie peu explorée jusqu’alors. Né à Strasbourg en 1986, il a grandi en face du Parlement européen et a suivi une classe européenne au lycée. Prédestiné en quelque sorte à s’intéresser à l’Europe, il réalise en quittant sa ville natale pour suivre des études supérieures que l’importance de l’UE n’est pas perçue partout en France avec une telle acuité.
Parlement s’inscrit donc sans doute dans cette volonté de transmettre l’évidence qu’est pour lui l’existence de l’UE, quels que soient par ailleurs ses défauts. Un des co-scénaristes, Maxime Calligaro, lui-même conseiller politique au Parlement européen, a pour sa part co-écrit dès 2019 un roman policier, Les Compromis, dans lequel il est question d’une enquête sur la mort d’une eurodéputée écologiste en charge du dossier brûlant des moteurs diesel truqués. L’auteur a ainsi contribué à faire de l’univers de l’UE, qu’il côtoie tous les jours, un objet de fiction audiovisuelle et littéraire.
La même année sortait un autre roman, La capitale, mi-polar mi-chronique politique, cette fois sous la plume de l’écrivain autrichien Robert Menasse qui nous entraîne dans les coulisses de la Commission européenne. Comme dans Parlement, il y a dans ce récit du burlesque mais aussi beaucoup d’érudition sur le fonctionnement de la Commission. En 2023, l’auteur récidive avec L’élargissement, qui traite cette fois du processus d’adhésion de l’Albanie et des obstacles qu’il rencontre – sujet d’actualité depuis le début de la guerre en Ukraine qui a contraint l’UE à accepter la candidature de ce pays, ainsi que celles de la Moldavie et de la Géorgie, mais aussi à reprendre le processus d’intégration des pays des Balkans, candidats depuis plus longtemps mais laissés jusqu’alors dans l’antichambre de Bruxelles.
Le cinéma n’est pas en reste et s’intéresse de plus en plus aux questions européennes, certes le plus souvent sous des angles peu flatteurs. Adults in the room, adaptation par Costa-Gavras du livre de l’ancien ministre grec des Finances Yanis Varoufakis, nous livre en effet une vision très critique du fonctionnement interne du Conseil des ministres, de l’Eurogroupe et de la zone euro, tandis que La dérive des continents (au Sud), sorti en salle en 2022, dénonce la politique migratoire de l’UE et met en scène une fonctionnaire européenne en mission en Sicile pour y préparer la visite par Angela Merkel et Emmanuel Macron d’un camp de migrants.
Dans Une affaire de principe, sorti en 2024, c’est au tour de l’influence des lobbies à Bruxelles d’être sous le feu des projecteurs. Comme dans Parlement, il ne s’agit pas de dresser un portrait idéalisé de l’UE sous forme de propagande pro-européenne mais de s’emparer de sujets qui sont au cœur de l’actualité de notre continent.
L’UE, un vivier pour scénaristes

L’UE semble donc progressivement faire son entrée dans la fiction et ces dernières années auront sans doute fourni aux auteurs une mine d’idées. Des coulisses de l’adoption du plan de relance visant à lutter contre les conséquences du Covid au processus de désignation du nouveau leadership européen en 2024, en passant par les luttes politiques autour du Green Deal, voilà autant de pistes pour les scénaristes, qui pourraient même aller jusqu’à imaginer la désintégration de l’UE sous les coups conjugués de l’administration Trump et des partis europhobes qu’elle soutient.
Pour tenter d’éviter ce scénario du pire, il faut d’urgence travailler à développer un sentiment citoyen au niveau européen. Or la fiction peut y contribuer, en favorisant l’émergence d’une « communauté des imaginaires », cette « communauté de récit » évoquée par Hannah Arendt.

Marion Gaillard a reçu des financements du ministère de l'Education et de la Recherche : bourse de doctorat de 2000 à 2003.
05.07.2025 à 14:21
Les droits de douane seront-ils appliqués par Donald Trump le 9 juillet prochain ?
Texte intégral (2124 mots)
Le 9 juillet, Donald Trump doit décider si les droits de douane annoncés le « Jour de Libération », le 2 avril 2025, puis mis en pause une semaine plus tard, seront finalement appliqués ou pas. L’occasion de faire un bilan de l’évolution du protectionnisme américaine depuis le retour au pouvoir de Donald Trump. Pour quelle taxe finale : 5 % ? 16 % ? 25 % ?
Depuis janvier 2025, l’administration Trump a remis au cœur de sa stratégie commerciale un instrument que l’on croyait délaissé : le droit de douane. En quelques mois, l’ensemble des partenaires commerciaux des États-Unis en a fait les frais. Une série de mesures, sans précédent depuis plusieurs décennies, les a frappés. Pour l’administration Trump, cette politique tarifaire vise à rééquilibrer des balances bilatérales déficitaires. Concrètement, augmenter le coût des produits étrangers pour protéger l’économie locale et générer des revenus.
Mais comment fonctionne un droit de douane ?
Pour calculer un droit de douane moyen, à partir des informations disponibles au niveau des produits appelés « lignes tarifaires », trois méthodes principales existent. La moyenne simple consiste à attribuer le même poids à chaque droit de douane. La moyenne pondérée repose sur les flux commerciaux entre deux pays, où les produits fortement importés comptent davantage dans l’indicateur global. Enfin, la méthode retenue pour la base de données tarifaires du CEPII, MAcMap-HS6, dite « des groupes de référence ». Elle s’appuie sur des profils d’importation reconstitués à partir d’échantillons de pays comparables. Ces calculs montrent à quel point les choix techniques d’agrégation des droits de douane influencent la perception des politiques commerciales.
« Jour de Libération »
En matière de politiques commerciales, l’année 2025 a été, jusqu’à présent, marquée par quatre temps forts.
Le premier s’est situé entre le 20 janvier et le 1er avril. Dès janvier, des hausses massives des droits sur des produits stratégiques comme l’acier, l’aluminium et les véhicules sont annoncées, effaçant les préférences antérieures et s’appliquant uniformément à tous les fournisseurs étrangers. L’accord commercial avec le Mexique et le Canada (ACEUM) intégrait désormais des droits de 25 % pour les produits importés aux États-Unis qui ne respectent pas les règles de l’accord. Les produits chinois sont taxés de deux augmentations successives pour aboutir à une hausse de 20 points de pourcentage (pp) – pp indique la variation d’un pourcentage.
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Le deuxième temps fort survient le 2 avril, « Jour de Libération », inaugurant un nouvel âge d’or de l’Amérique. Washington instaure des droits de douane qualifiés de « réciproques ». Ils ne sont pourtant pas fondés sur les mesures de protection tarifaires observées à l’étranger, mais sur les déséquilibres des balances commerciales bilatérales avec les États-Unis. Des surtaxes sont imposées allant de 10 points de pourcentage (taux de base) à des taux bien supérieurs pour une liste de 57 pays : 34 pp pour la Chine, 20 pp pour l’Union européenne, etc. Certaines matières premières stratégiques, épargnées pour des raisons d’approvisionnement.
Confrontation directe avec la Chine
Le troisième acte a été celui de la confrontation directe avec la Chine. Chacun des deux géants inflige à l’autre des surtaxes massives : de 125 points de pourcentage lors du point de tension culminant entre les deux puissances. Ce jeu d’escalade s’enraye à partir de la mi-mai, dernier temps fort de cette séquence. Washington commence à alléger partiellement les sanctions, sans pour autant revenir à la situation d’avant-crise.
À lire aussi : Depuis 2018, la guerre commerciale sans merci des États-Unis et de la Chine
Sur le marché américain, l’augmentation des droits de douane sur les produits chinois est revenue de 125 pp à 10 pp, comme pour les autres pays depuis le 9 avril. En Chine, les produits états-uniens ne se voient plus appliquer qu’une surtaxe de 10 pp. Ces mesures ont profondément modifié le niveau moyen de protection des États-Unis.
Mais pourquoi, en la matière, différents chiffres circulent-ils ?
Trois méthodes de calcul
Pour calculer un droit de douane moyen, à partir des informations disponibles au niveau des produits appelés « lignes tarifaires », trois méthodes principales existent.
La moyenne simple consiste à attribuer le même poids à chaque droit de douane, quel que soit son importance économique. Facile à utiliser et en conséquence assez répandue, cette méthode donne cependant une vision biaisée des niveaux initiaux et des changements récents. Elle tire artificiellement la moyenne vers le bas, masquant l’ampleur des hausses ciblant des secteurs stratégiques.
Pour réduire ce biais, certains analystes privilégient la moyenne pondérée (plus de poids aux produits importés) par les flux commerciaux observés entre deux pays. Cette approche reflète mieux l’impact réel des droits sur les échanges. Les produits fortement importés comptent davantage dans l’indicateur global. Cette méthode souffre d’un défaut majeur que les économistes qualifient d’endogénéité : un droit de douane élevé diminue, ou même annule, les importations du produit ainsi taxé. En théorie, si un produit est taxé à 200 %, mais n’est pas importé, son droit de douane disparaît lors du calcul de la moyenne, car il est multiplié par 0. Ce qui minore le droit de douane moyen obtenu.
Enfin, la méthode retenue pour la base de données tarifaires du CEPII, MAcMap-HS6, dite « des groupes de référence », apporte une solution pragmatique au problème de l’endogénéité. Plutôt que d’utiliser les flux bilatéraux effectivement observés, dont on vient de voir qu’ils risquent fort de biaiser la moyenne, elle s’appuie sur des profils d’importation reconstitués à partir d’échantillons de pays comparables. Chaque pays importateur appartient à un groupe de référence constitué de pays similaires. Ce procédé fournit un indicateur plus stable, apte à la comparaison internationale.
Évolution des droits de douane
Les écarts entre ces méthodes sont loin d’être marginaux. Début 2025, les États-Unis affichaient un niveau moyen de droit de douane de 5 % selon la méthode de MAcMap-HS6. 4,3 % en moyenne pondérée par le commerce observé. Avec près de 60 % de droits de douane nuls, la moyenne simple est beaucoup plus faible : seulement 2,6 %.

Entre le 20 janvier 2025 (journée d’investiture) et le « Jour de Libération », la moyenne simple, consistant à attribuer le même poids à chaque droit de douane, augmente de seulement 1,8 point de pourcentage (pp). Avec la méthode MAcMap-HS6 des groupes de référence, le droit de douane moyen états-unien progresse de 6,9 pp, pour s’établir à 11,9 %. Encore davantage, 9,3 pp, en moyenne pondérée par le commerce bilatéral, pour atteindre 13,6 %. En effet, les hausses de droits de douane portent principalement sur des produits ou des partenaires commerciaux majeurs pour les États-Unis. Leur poids significatif dans les importations américaines (ou dans celles du groupe de référence) accroît leur impact dans le calcul de la moyenne pondérée par le commerce bilatéral.
Les chiffres du « Jour de Libération » sont plus homogènes. Les droits augmentent pour tous les pays, mais les moyennes pondérées montrent un virage protectionniste plus marqué. La période entre le « Jour de Libération » et la phase de pause et d’escalade avec la Chine se traduit par une baisse significative de la moyenne simple à 4,2 pp ; ce que le terme « pause » peut laisser entendre. Mais en prenant en compte la structure du commerce bilatéral états-unienne (en moyenne pondérée), cette protection augmente de +1 pp ; les droits de douane sur la Chine ayant considérablement augmenté et ce pays représentant une part significative des importations états-uniennes ! En 2024, les importations états-uniennes depuis la Chine ont atteint une valeur dépassant les 400 milliards de dollars.
Entre 16 % et 25 %
Actuellement, les moyennes pondérées sont très élevées, entre 16,1 %, et 16,7 %. Les 12,3 % de la moyenne simple sous-estiment l’ampleur du choc tarifaire que subissent les partenaires commerciaux des États-Unis, en particulier dans les secteurs spécifiquement visés – acier, l’aluminium et véhicule. Le 9 juillet, la protection états-unienne sera au minimum de 16,1 %. Elle pourrait revenir au pic du « Jour de Libération » qui se situe, en prenant en compte la structure des importations des États-Unis ou celle de son groupe de référence autour de 25 %.
Cette séquence souligne à quel point les choix techniques d’agrégation des droits de douane influencent la perception des politiques commerciales. Une lecture superficielle pourrait aboutir à une sous-estimation de la hausse de la protection. Une analyse rigoureuse, tenant compte des biais d’endogénéité, révèle au contraire l’ampleur du tournant protectionniste américain, notamment sur des secteurs – acier, aluminium, automobiles – et des pays spécifiques – Chine, Canada, Mexique. Ainsi, ces choix méthodologiques ne sont pas neutres : ils conditionnent les diagnostics économiques, mais aussi les scénarios de modélisation dans les exercices prospectifs d’équilibre général.

Houssein Guimbard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.07.2025 à 16:34
Ce que les émeutes racistes de Ballymena disent de l’Irlande du Nord
Texte intégral (3291 mots)
En Irlande du Nord, la tentative de viol d’une adolescente a déclenché des émeutes qui ont rapidement pris une tournure raciste. Attisées par des rumeurs sur l’origine des agresseurs, les violences ont visé des familles immigrées dans plusieurs villes. Ces événements illustrent les dérives d’un discours anti-immigration croissant, tout en ravivant indirectement les tensions communautaires. La prise en charge des violences sexistes et sexuelles en pâtit doublement.
Le lundi 9 juin, environ 2 500 personnes se sont réunies à Ballymena, une ville de 30 000 habitants d’Irlande du Nord, en soutien à la famille d’une jeune fille victime d’une agression sexuelle deux jours plus tôt. Deux adolescents, suspectés des faits, avaient été arrêtés le 8. Cette manifestation a progressivement dégénéré en émeutes et en affrontements avec la police. Les violences se sont ensuite propagées dans différents quartiers de Ballymena, provoquant la dégradation de plusieurs maisons.
De jour en jour, des incidents similaires ont eu lieu dans d’autres villes de la région, comme à Portadown, ou encore à Larne, où un centre de loisirs a été incendié. Les incidents ont pris une tournure raciste après qu’il a été porté à la connaissance du public que les deux adolescents suspectés avaient requis la présence d’un interprète roumain pendant leur interrogatoire. Cette information, ainsi que de fausses accusations circulant alors sur les réseaux sociaux, ont conduit les émeutiers à cibler les maisons où résidaient des personnes issues de l’immigration, en particulier celles originaires d’Europe de l’Est, et le centre de loisirs qui servait d’abri d’urgence aux familles en attente de relogement.
Les médias internationaux ont souligné la violence des personnes impliquées dans ces « pogroms », tout en donnant à voir l’importance des idées anti-immigration derrière ces événements. Par le biais de groupes Facebook, des résidents de Ballymena ont listé les adresses à cibler et celles qu’il conviendrait d’épargner. D’autres ont eu recours à l’affichage de symboles pour protéger leur domicile : des drapeaux britanniques, d’Ulster, ou encore des panneaux Locals Live Here. Certaines personnes issues de l’immigration ont fait de même, notamment en indiquant qu’elles travaillaient dans les centres de santé locaux.
Lorsqu’ils en ont l’occasion, les résidents de ces quartiers populaires majoritairement unionistes (c’est-à-dire favorables au maintien de l’Irlande du Nord au sein du Royaume-Uni) manifestent un sentiment de colère à l’égard des personnes issues de l’immigration. Ils les accusent d’envahir leurs quartiers, de profiter des services locaux à moindres frais, d’être à l’origine d’une augmentation de la criminalité et d’une perte de l’identité de la ville.
La montée des violences anti-migrants
Ces événements représentent un triple danger pour la société nord-irlandaise.
Ils sont d’abord une manifestation directe de la montée, chez une partie de la population, de l’idéologie réactionnaire, du discours anti-immigration et de ses conséquences violentes. Les émeutes de Ballymena rappellent ainsi directement les émeutes racistes qui ont déjà secoué l’ensemble du Royaume-Uni, y compris l’Irlande du Nord, en août 2024, à la suite de la mort de trois enfants dans une attaque au couteau à Stockport. Celle-ci avait été commise par un Britannique de 17 ans, né au pays de Galles dans une famille d’origine rwandaise, ce qui avait entraîné la diffusion de rumeurs le présentant comme un demandeur d’asile et de discours anti-immigration sur les réseaux sociaux. Elles renvoient également aux émeutes ayant eu lieu à Dublin en novembre 2023, entraînées là aussi par la circulation de rumeurs racistes après une attaque au couteau.
Les récentes violences ayant cependant leur origine dans un incident local, elles ont remis en lumière des tendances propres à la région. Au moment des émeutes de 2024, on dénombrait déjà 409 crimes de haine supplémentaires en Irlande du Nord par rapport à l’année précédente, et la quantité d’incidents mensuels atteignait des niveaux records depuis que ces statistiques sont recueillies.
Pourtant, en comparaison avec le reste du Royaume-Uni, l’Irlande du Nord est peu concernée par l’immigration. Au dernier recensement, 3,4 % de la population déclarait appartenir à une minorité ethnique – indicateur approximatif de l’immigration et de la diversité, dans la mesure où les minorités ethniques proposées sont arbitrairement liées à des pays non européens, et s’opposent à une catégorie « blanc », regroupant l’ensemble des personnes originaires de pays européens, immigration majoritaire au début des années 2000 –, contre 18,3 % en Angleterre et au pays de Galles, et 12,9 % en Écosse. Comme cela a déjà été noté l’année dernière, et malgré le processus de paix en cours depuis 1998, on rappelle alors volontiers que de tels actes racistes dépendent de « dynamiques sociologiques distinctement propres » à l’Irlande du Nord.
Malgré l’évolution du traitement médiatique et social des violences publiques des jeunes de quartiers populaires depuis le début des années 2000, l’implication « en coulisse » des paramilitaires continue par exemple d’être un point nodal de débat. Bien qu’ils ne semblent pas avoir été impliqués dans les violences à Ballymena, la question de l’influence des paramilitaires loyalistes est inévitablement soulevée lors de tels incidents violents. Historiquement, la mainmise de ces réseaux de criminalité organisée sur les communautés urbaines locales s’est traduite par un contrôle coercitif exercé sur les adolescents issus de ces quartiers populaires – qu’il s’agisse d’« attaques punitives » à leur encontre ou de leur instrumentalisation à des fins de contrôle territorial.
Ces manifestations violentes d’intolérance présentent aussi pour les habitants de fortes similitudes, voire une forme de continuité, avec les « pogroms » ayant eu lieu dans les années 1960 à Belfast entre communautés catholique et protestante. On pourrait être tenté de rapporter les violences de ces dernières semaines au sectarisme propre à l’Irlande du Nord : le racisme et l’intolérance envers les migrants seraient un prolongement de l’intolérance qu’ont longtemps entretenue l’une vis-à-vis de l’autre les communautés catholique et nationaliste d’une part, protestante et unioniste de l’autre, une intolérance qui aurait profondément marqué la société nord-irlandaise.
Les risques d’une dénonciation communautaire du racisme
C’est là qu’apparaît le deuxième danger que posent indirectement les émeutes racistes de Ballymena. En effet, c’est à cette rhétorique de la continuité que recourent de nombreux commentateurs pour contextualiser les émeutes. Mais c’est aussi le cas de ceux des Nord-Irlandais qui souhaitent critiquer le comportement des habitants de Ballymena impliqués dans les émeutes. Ce faisant, on en vient néanmoins à courir le risque de raviver, d’une nouvelle manière, l’opposition entre nationalistes et unionistes.
En effet, ces incidents ont eu lieu dans des zones urbaines associées à la communauté unioniste – Ballymena, Portadown, Larne et Coleraine en 2025, mais aussi Sandy Row en 2024. Ce sont les paramilitaires unionistes que l’on soupçonne d’y participer, et ce sont les politiciens unionistes qui tentent de légitimer une forme de colère populaire, soutenus en cela par certains conservateurs britanniques.
Un tel état de fait fait ressurgir un discours hérité du conflit et qui perdure aujourd’hui, prenant ainsi de nouvelles dimensions : aux yeux d’une partie de la communauté nationaliste, la communauté unioniste est la principale source du racisme qui gangrène de plus en plus la société nord-irlandaise. Cette communauté serait plus intolérante et plus raciste, en raison d’un conservatisme traditionnel, ou bien du fait des affinités historiques et politiques entre le loyalisme et l’extrême droite britannique.
Par ailleurs, si l’équilibre entre les forces politiques nationalistes et unionistes reste marqué par un statu quo, chacune rassemblant environ 40 % de la population, la part de la population catholique est en hausse depuis plusieurs décennies. Atteignant 45,7 % de la population au recensement en 2021, les catholiques sont, pour la première fois dans l’histoire de l’Irlande du Nord, plus nombreux que les protestants (43,5 %). Cette tendance de long cours est régulièrement mobilisée dans la mesure où elle viendrait renforcer les tendances réactionnaires d’une part de la population unioniste, dont le racisme serait une conséquence parmi d’autres.
Plusieurs journaux à la ligne éditoriale réputée nationaliste ont publié des articles soulignant qu’en tant que « bastion loyaliste », « l’intolérance religieuse et les attaques racistes n’ont rien de nouveau à Ballymena », tandis que les partis politiques nationalistes – Social Democratic and Labour Party (SDLP) et Sinn Féin – dénoncent les discours anti-immigration de certains représentants unionistes.
À cela, les unionistes objectent depuis de longues années que les personnes issues de l’immigration sont plus présentes dans les quartiers populaires unionistes, où davantage de logements sociaux vacants sont disponibles pour les accueillir. Or, cette situation renvoie là aussi au conflit communautaire, puisqu’elle découle en partie de la discrimination dont la population catholique fait l’objet dans l’accès aux logements sociaux, ainsi que de la surpopulation des quartiers populaires nationalistes.
Ressurgit alors une autre continuité potentielle : celle entre, d’une part, les discours dénonçant une « oppression démographique » qui ont émergé dans les quartiers populaires protestants pendant le conflit vis-à-vis de leurs voisins catholiques, et, d’autre part, les discours anti-migrants apparus à partir des années 2000. Le sentiment anti-immigration se trouve ainsi corrélé au niveau de ségrégation résidentielle hérité du conflit, et en quelque sorte encastré dans le problème du rapport entre communautés.
Cette matrice s’est installée dès le début du processus de paix, à la fin des années 1990, à mesure que la société nord-irlandaise se confrontait à son propre multiculturalisme après trois décennies de déni. Ainsi, les débats autour des attaques visant la communauté chinoise en 2004 et la communauté rom en 2009 s’étaient déjà articulés autour de l’héritage du conflit et de l’idéologie dominante au sein de la communauté unioniste.
Rappeler les problèmes sociaux en jeu
Comment critiquer les manifestations violentes de l’idéologie réactionnaire anti-immigration au sein des quartiers populaires unionistes sans raviver le conflit communautaire ? Comment désamorcer le fait que « les catholiques tirent pratiquement une fierté sectaire du fait de ne pas être racistes » ?
D’abord, en rendant visibles les reconfigurations internes au sein de chaque communauté. Dans ces quartiers unionistes, nombreux sont les travailleurs sociaux, les élus locaux et les résidents qui dénoncent ces dérives et participent à les apaiser. Certains jeunes résidents affirment clairement qu’ils refusent d’« afficher des effigies tribales sur [leur] maison pour garantir [leur] sécurité dans [leur] ville […] à une période où il s’agit de lutter pour les droits et la sécurité des femmes ». Il existe une longue tradition syndicale dans ces quartiers ouvriers – comme en témoigne l’existence du mouvement Ballymena Young Socialists dans les années 1980 –, et les organisations syndicales sont aujourd’hui parmi les premières à dénoncer publiquement ces violences, ayant réuni nationalistes et unionistes dans des manifestations antiracistes à Belfast.
Il conviendrait ensuite de dépasser la vision réductrice des personnes issues de l’immigration qui s’est installée au sortir du conflit. Entérinée par les institutions et les politiques publiques de « Good Relations », elle conduit régulièrement à réduire l’ensemble des minorités à une « troisième communauté » englobant toute forme d’altérité, dont le rapport à la société nord-irlandaise se trouve indexé à la manière dont elles se situent vis-à-vis des deux communautés traditionnelles. À ce titre, comme le soulignait un rapport parlementaire en 2022, « les intérêts des communautés issues de minorités ethniques et de l’immigration en Irlande du Nord passent trop souvent au second plan, éclipsés par la volonté de faire cohabiter les demandes des communautés nationalistes et unionistes ».
Les personnes se déclarant d’origine polonaise, lituanienne et indienne, arrivées dans le cadre de mouvements historiques variés d’immigration professionnelle, sont les plus représentées en Irlande du Nord. À cela s’ajoute depuis plusieurs années l’arrivée de demandeurs d’asile et de réfugiés, notamment syriens. Les attitudes à leur égard semblent s’améliorer dans l’ensemble.
Pourtant, malgré des parcours et des expériences variés, tous ces groupes ont eu à se situer vis-à-vis de l’opposition communautaire : aux difficultés de l’immigration s’ajoute l’expérience d’un système de logement social ségrégué, d’un système scolaire ségrégué, d’une société encore aux prises avec une vision naturalisante de l’ethnicité et de la culture, et d’une vie politique largement focalisée sur la question du statut constitutionnel de l’Irlande du Nord.
À l’échelle locale, les associations qui soutiennent les personnes immigrées doivent composer avec la concurrence des organisations liées à une communauté ou à l’autre, luttant souvent pour l’obtention de fonds publics, alors que de nombreux appels à projets nationaux et européens demeurent dédiés aux enjeux de réconciliation.
L’instrumentalisation des violences sexistes et sexuelles
Enfin, il faut insister sur le troisième danger que représentent les récents incidents pour l’Irlande du Nord. Ces événements, comme le meurtre d’Ashling Murphy en 2022 en Irlande, nous montrent à quel point la politisation des violences sexistes et sexuelles (VSS) se heurte à son instrumentalisation par l’extrême droite, alors même qu’une partie des classes populaires se mobilise pour les dénoncer.
S’il s’agit là encore d’un problème qui dépasse la région, avancer dans la caractérisation et la prise en charge des VSS en Irlande du Nord est un des chantiers centraux, et pourtant historiquement négligés, du processus de paix. Il est fondamental, car il représente un pas vers le recentrage des politiques publiques portant sur des problèmes sociaux clairement identifiés et détachés de l’opposition communautaire.
Selon le dernier rapport en date, produit par l’Ulster University en début d’année, 98 % des femmes nord-irlandaises déclarent avoir subi au moins une forme de violence ou d’abus dans leur vie, dont 50 % avant leurs 11 ans. Il aura fallu attendre 2024 pour que l’exécutif souligne « l’épidémie de violence envers les femmes » en Irlande du Nord, la région présentant le troisième plus haut taux de féminicide en Europe.
Alors que les chercheurs et chercheuses en sciences sociales soulignent depuis plusieurs décennies les liens entre la montée des VSS et le processus de sortie de guerre, ainsi que le besoin urgent de problématiser cette situation à l’échelle de la société nord-irlandaise, presque aucun effort médiatique n’a été fait pour replacer les événements de ce mois de juin dans cette perspective. Il est aujourd’hui essentiel de déloger cette problématique de l’étau dans lequel elle se trouve prise en Irlande du Nord, entre la montée du fémonationalisme et les risques d’un retour à l’opposition communautaire.

Théo Leschevin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.07.2025 à 12:39
À bord de l’« Ocean Viking » (4) : quand les rêves touchent terre
Texte intégral (3273 mots)

Cet article est le quatrième et dernier épisode d’une série en quatre volets consacrée à un travail de recherche mené à bord de l’Ocean Viking, navire de sauvetage de l’ONG SOS Méditerranée. Morgane Dujmovic, géographe et politiste, a recueilli les récits de 110 personnes secourues en Méditerranée centrale pour mieux comprendre leur parcours. Le retour à terre est au cœur de ce dernier épisode. Une version immersive de cette série existe également.
Si l’étude à bord de l’Ocean Viking (OV) met en lumière les opérations de sauvetage civil, par l’une des désormais nombreuses ONG présentes en Méditerranée centrale, il faut aussi souligner l’importance des traversées autonomes, comme des sauvetages et actes de solidarité en mer entre personnes exilées elles-mêmes.
Ellie, membre de l’équipe SAR (Search and Rescue) de SOS Méditerranée, a retracé un sauvetage au cours duquel deux embarcations en détresse se sont prêté assistance :
« Il y a des personnes dont je me souviens très bien. Elles étaient parties dans le corridor tunisien, en bateau en fibre de verre et ont croisé un autre bateau, en bois, qui était à la dérive. Quand on est arrivés, on avait ce bateau en fibre de verre qui remorquait un bateau en bois, chacun en détresse, avec 30 ou 40 personnes dessus. C’était un sauvetage d’un sauvetage. C’était assez incroyable, cette solidarité parmi les personnes en mer. »

Les équipages d’ONG sont ainsi à la recherche d’un équilibre entre, d’une part, le maintien de cette autonomie propre aux personnes exilées et, d’autre part, les contraintes liées à la gestion quotidienne des populations à bord dans des conditions parfois extrêmes (une gestion souvent qualifiée de crowd control, c’est-à-dire de « contrôle des foules »).
Retrouvez le premier épisode de la série : « Paroles de personnes exilées secourues en mer »
Deuxième épisode : « Avant la mer, les périls des parcours »
Troisième épisode : « Échapper à la Libye, survivre à la mer »
L’étude sur l’OV a justement mis en lumière les attentes des personnes rescapées, dans la phase qui suit le sauvetage, dite de post-rescue. Les opinions exprimées ont ainsi permis de formuler plusieurs recommandations opérationnelles, centrées sur les besoins de ces personnes durant les journées de navigation jusqu’à un port sûr en Europe.
L’un des résultats les plus marquants a trait au besoin de communication directe avec les proches, en particulier pour leur annoncer que la traversée n’a pas eu d’issue fatale. Le soutien et les informations reçues de la famille et des amis font d’ailleurs partie des principales ressources aux différentes étapes de la migration (mentionnées par près de 60 % des personnes à l’enquête).
Cependant, il n’est pas rare que les personnes rescapées perdent leur téléphone au cours de la traversée, et quand ce n’est pas le cas, les capacités de connexion restent limitées en pleine mer.
Impacts psychiques et physiques
L’étude laisse aussi apparaître les impacts physiques et psychiques des violences en Libye, affectant la capacité à accomplir des besoins primaires. Les personnes participantes ont notamment mentionné des difficultés à s’alimenter, à trouver le repos et le répit :
« En prison, nous ne mangions qu’une fois par jour, nous ne pouvions nous laver qu’une fois par mois. » ;
« Mon dos est très douloureux et je ne peux pas dormir. » ;
« Mon esprit et trop stressé et je ne peux pas le contrôler. »
Ces traces sont aussi visibles sur les innombrables graffitis laissés sur les murs de l’Ocean Viking au fil des années.
Dans cet enchaînement de frontières violentes, le séjour à bord du navire de sauvetage relève d’une respiration, si l’on se fie aux commentaires libres proposés à l’issue du questionnaire :
« Nous sommes considérés comme vos frères ici, ça change tellement de la Libye ! » ;
« Je n’ai pas grand-chose à dire, mais je n’oublierai jamais ce qu’il s’est passé ici. »
Au milieu de la mer, quand le nombre de personnes à bord le permet, on assiste parfois à des scènes d’intimité retrouvée ou, à l’inverse, de liesse collective, notamment quand est confirmée l’annonce d’un port attribué par l’Italie.

Quant aux ateliers cartographiques et à l’étude par questionnaire que j’ai menés, les retours de participants suggèrent qu’ils ont pu participer à une forme de pouvoir d’agir, ou du moins, de pouvoir-réfléchir et de pouvoir-raconter :
« C’est la première fois depuis très longtemps que quelqu’un me demande ce que je pense et quelles sont mes opinions sur les choses. »
Le retour à la terre
Une forme de reprise de pouvoir sur l’action est perceptible à mesure que s’approche la perspective du débarquement et d’une nouvelle vie en Europe.
Alors que nous naviguons vers les côtes italiennes, les cartographies qui sont affichées sur le mapping collectif illustrent des rêves et imaginaires de plus en plus concrets. Elles font écho aux projets d’installation confiés dans le questionnaire :
« J’espère avoir rapidement un titre de séjour en Allemagne. » ;
« Je souhaite rembourser l’argent que j’ai emprunté à mes propriétaires, apprendre rapidement la langue, voir ma famille en état de sécurité et de santé. »

On peut imaginer l’émotion que représente le premier pied posé dans un port européen, pour celles et ceux qui y parviennent enfin. On imagine moins, en revanche, que cette étape puisse relever d’une nouvelle forme de violence. À Ancône, Koné se remémore l’impression laissée par l’important dispositif déployé :
« Quand j’ai débarqué du bateau, j’ai vu tellement de sirènes que j’ai pensé : “Il n’y a que des ambulances, en Italie ?” »
Le comité d’accueil réservé aux personnes débarquées en Italie est en fait composé des autorités nationales de sécurité (police et gendarmerie), des services sanitaires italiens, de la Croix-Rouge italienne et de membres de Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, dont l’intervention est cadrée autour d’une question : « Qui conduisait le bateau parti de Libye ? »
Autrement dit : « Qui pourrait être inquiété pour avoir facilité l’entrée irrégulière sur le territoire européen ? »
Au niveau des conventions internationales SAR, le sauvetage prend fin dès lors que les personnes sont débarquées dans un lieu sûr de débarquement ou POS (Place of Safety). Pour les équipages de SOS Méditerranée, il est d’usage de considérer que le travail s’arrête là, même si la relation humaine se poursuit parfois.
D’ailleurs, le débarquement est assez vite suivi par les nombreuses formalités administratives et les interrogatoires auxquels les ONG de sauvetage doivent se soumettre pour ne pas courir le risque de voir leur bateau détenu et, par conséquent, d’être dans l’incapacité de retourner en zone d’opérations.
À l’issue de plusieurs jours de navigation collective, les au revoir ont quelque chose de joyeux, mais aussi d’anxieux, car nous savons que s’ouvre pour chacune de ces personnes un nouveau parcours de combats.

Dans cet instant de grâce, où les rêves touchent terre, vient à mon esprit la force des silences dans la bande dessinée, le Retour à la terre, rendus graphiquement par Manu Larcenet.
Le silence de la mer qui a englouti tant de corps.
Le silence concentré des équipes de sauvetage, quand les bateaux semi-rigides foncent vers les embarcations en détresse.
Le silence stupéfait, à bord des mêmes semi-rigides ramenant au bateau-mère des personnes encore sonnées d’avoir échappé au naufrage.
Le silence épuisé de celles et ceux qui reprennent des forces ; l’évidence du silence à l’écoute des récits sur le pont de l’OV.
Le silence timide quand les côtes italiennes se dévoilent pour la première fois.
Le silence des institutions européennes qui taisent et entravent les combats pour la vie en mer – et pour la vie sur terre, en soutenant les interceptions et retours forcés vers la Libye.
Et, enfin, mon silence, face au constat de ma propre impuissance, vis-à-vis des personnes exilées que j’ai rencontrées en mer :
« Je sais que tu écris, c’est bien, les gens vont le voir. Mais l’histoire va continuer. »

Remerciements : De sincères remerciements sont adressés aux personnes qui ont bien voulu participer à cette étude embarquée et partager leurs récits, notamment Koné et Shakir, ainsi qu’à l’ensemble des équipes en mer et sur terre qui ont soutenu cette recherche au long cours, en particulier Carla Melki et Amine Boudani.
Certains prénoms réels ont été conservés et d’autres modifiés, à la préférence des personnes concernées.
Morgane Dujmovic a débuté cette recherche en tant que chercheuse indépendante, elle est aujourd’hui chargée de recherche au CNRS.

Morgane Dujmovic ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.