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16.10.2025 à 15:49

Au Japon aussi, la neutralité des médias est au cœur des débats

César Castellvi, Sociologue, maître de conférences en études japonaises, Université Paris Cité
Un récent scandale incite à une plongée dans l’évolution historique du positionnement des médias japonais sur la question de la neutralité politique.
Texte intégral (3020 mots)

Croyant que son micro était éteint, un caméraman d’une grande agence de presse a laissé entendre qu’il ferait son possible pour nuire à la nouvelle cheffe du principal parti du Japon, et donc probable future première ministre. Le scandale qui s’est ensuivi a remis au premier plan une question qui existe aussi dans bien d’autres pays, à commencer par la France : celle de la neutralité des médias.


Samedi 4 octobre 2025, le monde apprenait la victoire de Sanae Takaichi à l’élection interne de la direction du Parti libéral-démocrate (PLD) japonais. Cette victoire met la principale intéressée en position de devenir la première femme premier ministre de l’histoire du Japon, nouvelle qui n’a pas manqué de faire réagir la communauté internationale.

Dans le tumulte des conférences de presse données par la possible future cheffe du gouvernement, un scandale a éclaté le 7 octobre dernier.

Lors d’une réunion de discussion sur le futur de la coalition entre le PLD et son allié traditionnel, la formation d’obédience bouddhiste Komeitō, les propos d’un caméraman de l’agence de presse Jiji présent sur place et disant à un de ses interlocuteurs, alors qu’il ignorait que son micro était ouvert, « je vais faire baisser sa cote de popularité » et « je ne publierai que des photos qui la feront baisser », ont été diffusés en direct sur la page YouTube de la chaîne Nippon TV, la principale chaîne commerciale du pays.

Malgré le caractère informel de la conversation d’origine, il n’en fallait pas plus pour que la tempête se lève et que soit lancée une chasse aux sorcières sur les réseaux sociaux pour identifier la personne à l’origine de ces commentaires. Le quotidien Asahi Shimbun relevait ainsi que la vidéo avait été vue plus de 37 millions de fois en quelques heures et suscité de très nombreux commentaires indignés.

Dès le 8 octobre, plusieurs responsables de l’agence de presse ont pris la parole à travers des communiqués afin de s’excuser publiquement et d’annoncer que le caméraman avait reçu un blâme pour son manque de professionnalisme. L’un des principaux responsables de la rédaction déplorait également le fait que ces commentaires « avaient semé le doute sur l’impartialité et la neutralité du travail journalistique ».

Si Sanae Takaichi elle-même n’a pas encore réagi, la porte-parole et responsable de la communication du PLD, Suzuki Takako, a publié le même jour un message sur le réseau social X dans lequel elle déclarait que « même si cela devait être une plaisanterie, au regard du principe de neutralité et d’impartialité politique qui s’impose à la presse, ces propos sont profondément regrettables ».

La question de la neutralité et de l’impartialité de la presse a régulièrement été mise en avant depuis le début de ce scandale. Mais qu’impliquent exactement ces notions dans le contexte japonais ?

La « neutralité politique » des médias japonais

Au moment de leur naissance, dans les années 1870, les premiers quotidiens japonais (dont un nombre important sont toujours en activité) se sont créés sur la base de rattachements partisans et militants. Il s’agissait de journaux d’opinion défendant les positions politiques des différentes factions, réformatrices ou conservatrices, qui débattaient alors de la direction à prendre pour moderniser le pays.

Moment lecture d’un journal dans le métro à Tokyo. Août 2024. Fourni par l'auteur

Cette affiliation partisane assumée va rapidement s’effacer au fur et à mesure de l’industrialisation de la presse. Les « petits journaux » qui, comme en France, fondaient leur modèle économique sur les faits divers, les divertissements et les annonces commerciales vont d’abord prendre le pas sur les journaux d’opinion, au point de les faire disparaître.

Surtout, le contexte politique des premières décennies du XXe siècle, d’abord à la suite d’autres affaires, puis de la période nationaliste des années 1930, va pousser la plupart des rédactions à réfuter les affiliations partisanes et à proclamer leur neutralité à l’égard des partis politiques, à travers l’expression « neutralité et impartialité politiques » (fuhen futō), revenue au premier plan ces derniers jours à la suite du scandale mentionné provoqué par les propos du caméraman de Jiji. Cette formule est présente dans les chartes déontologiques de nombreux médias contemporains.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les forces d’occupation américaines vont réinscrire ce principe dans leur politique de censure et d’encadrement des principaux journaux, accusés d’avoir contribué à la montée du nationalisme d’avant-guerre (sans que cela débouche sur le démantèlement des principaux quotidiens), en tentant de faire la promotion des valeurs journalistiques en vigueur de l’autre côté du Pacifique.

Quelques mois après que le Japon a recouvré son autonomie politique, la loi sur la radiodiffusion (Hōsō hō) de 1950 va elle aussi imposer ce principe de « neutralité et d’impartialité politiques » à l’ensemble des chaînes de télévision, publiques et privées, qui vont progressivement être créées durant les années qui vont suivre.

La neutralité politique au cœur de l’information

Durant la formidable expansion de la presse écrite japonaise entre les années 1960 et 1990, l’absence de position partisane dans la presse a été au cœur du mode de fonctionnement des journaux, dans un contexte de domination sans partage du Parti libéral-démocrate. Cela ne signifiait pas que les journaux ne disposaient pas de lignes éditoriales propres. Mais le soutien clair ou direct à une faction politique a très largement été proscrit, alors que l’opposition politique a perdu l’accès au pouvoir pendant plusieurs décennies.

Lecture dans le froid autour de la gare de Yokohama. Fourni par l'auteur

La logique d’expansion des journaux s’est surtout faite sur des campagnes d’abonnement très incitatives, la promotion des événements sportifs ou encore une place très importante donnée à la couverture des faits divers. La couverture du monde politique, elle, s’est concentrée sur le suivi des stratégies internes des partis, bien plus que sur le journalisme d’investigation. Mais plus encore que la presse, c’est la télévision qui a été marquée par le principe de neutralité.

En effet, ce principe constitue une obligation légale à laquelle sont astreintes toutes les chaînes, sous peine de se voir retirer leur licence d’émission. Ainsi, les apparitions de personnalités politiques lors d’émissions télévisées ou la gestion des spots de campagne lors d’élections locales ou nationales sont, en principe, strictement encadrées.

Toutefois, le diable se cache dans les détails. Alors qu’en France ou aux États-Unis le contrôle du respect de ces règles est normalement assuré par des agences officiellement indépendantes des gouvernements (l’Arcom dans le cas français et la Federal Communications Commission aux États-Unis), au Japon l’attribution des licences comme le contrôle des contenus sont des tâches dont la charge revient au ministère des Affaires intérieures et des Communications.

Cela met ainsi tout l’audiovisuel sous le contrôle des différents gouvernements au pouvoir. Et comme nous allons le voir, un certain nombre d’affaires récentes ont montré que le pouvoir politique n’hésitait pas à rappeler sa position de force aux médias audiovisuels ne respectant pas sa conception de la « neutralité politique ».

L’injonction à la neutralité comme moyen de pression

La décennie 2010, au cours de laquelle Shinzo Abe a dirigé le Japon, a été marquée par une période de forte pression à l’encontre des médias nippons. La chute du Japon dans le classement de la liberté de la presse de Reporters sans frontières en est un des indices les plus frappants, le pays étant passé de la 11ᵉ à la 66ᵉ place en quelques années. En 2017, le rapporteur des Nations unies pour la liberté d’information et d’expression s’était d’ailleurs alarmé de la situation à l’époque, dans un rapport très largement commenté.

Revenons un moment à Sanae Takaichi. Les observateurs internationaux l’ont généralement découverte dans les années 2010, lorsqu’elle était ministre des affaires intérieures et des communications dans plusieurs des gouvernements d’Abe. Réputée proche de l’ancien premier ministre, elle a occupé cette position entre 2014 et 2017, puis entre 2019 et 2020.

Elle s’est alors fait remarquer en mentionnant lors d’une session parlementaire à la Diète, en 2016, que le gouvernement se gardait le droit de couper l’accès aux ondes des chaînes de télévision qui ne respectaient pas sa vision de « la neutralité et de l’impartialité politique ». À l’époque, cette menace s’adressait notamment aux chaînes commerciales TV Asahi et TBS, dont certains propos et émissions étaient, aux yeux d’Abe et de ses proches, trop critiques à l’encontre du gouvernement.

Bâtiment de la chaîne Asahi, à Tokyo. C. Castellvi, Fourni par l'auteur

L’argument de Takaichi, déjà à l’époque, était celui de l’obligation de respecter le principe de « neutralité et d’impartialité » des contenus, sans que personne ne soit véritablement capable d’en définir les critères. Cela fait pourtant longtemps que le flou entoure ces principes. Malgré le tollé qu’avaient alors suscité les menaces de la ministre, les chaînes de télévision avaient fini par plier, en remplaçant certains journalistes jugés trop critiques et en modifiant leurs programmes.

Les conséquences du scandale dans un contexte de défiance à l’encontre des médias

Les propos diffusés par mégarde il y a quelques jours constituent sans conteste une faute professionnelle malheureuse de la part du caméraman qui ne pensait pas être en ligne au moment de la tenue de ses propos. Pour le moment, c’est dans l’anonymat de l’espace public numérique que la plupart des critiques se font entendre. Mais dans un contexte de défiance grandissante à l’encontre des médias d’information, la moindre erreur peut être utilisée par le monde politique pour justifier, au minimum, des prises d’initiative, au pire, des actions concrètes.

Parmi les premiers exemples, le politicien Shinji Ishimaru, connu pour son score remarqué aux élections municipales de Tokyo en juillet 2024 et ses positions critiques à l’encontre des journalistes, en a appelé aux principaux médias pour « laver leur honte en prenant leurs responsabilités ». Dans le contexte français, on a vu comment l’enregistrement des journalistes de Radio France avait ensuite été réutilisé contre le média public, en jouant sur l’argument du biais journalistique. Alors que personne ne sait encore quelle sera la politique menée par la probable future première ministre à l’égard des médias, il ne serait guère surprenant que le rapport de force qui s’était instauré entre Shinzo Abe et les médias libéraux refasse surface.

The Conversation

César Castellvi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

16.10.2025 à 14:32

« Project 2025 » : le manuel secret de Trump prend vie

Elizabeth Sheppard Sellam, Responsable du programme « Politiques et relations internationales » à la faculté de langues étrangères, Université de Tours
Le « Project 2025 », texte de 900 pages élaboré en 2023 par un think tank ultraconservateur, apparaît aujourd’hui comme la véritable feuille de route de Donald Trump.
Texte intégral (2502 mots)

Recours aux forces fédérales sur le territoire des États-Unis, désignation de l’opposition politique comme « ennemi intérieur », démantèlement de nombreuses agences, remise en cause de nombreux droits sociétaux… Depuis son arrivée au pouvoir en janvier, l’administration Trump met en œuvre un programme d’une grande dureté, qui correspond largement aux préconisations du « Project 2025 », document publié en 2023 par le groupe de réflexion de droite ultraconservatrice l’Heritage Foundation.


Fin septembre, l’Illinois a porté plainte contre l’administration Trump, qu’il accuse d’avoir ordonné un « déploiement illégal et anticonstitutionnel » de troupes fédérales sur son territoire. Le gouverneur démocrate J. B. Pritzker a qualifié le déploiement dans son État de la garde nationale, annoncé par l’administration Trump, d’« instrument politique ». Le bras de fer juridique bat son plein.

La controverse survient quelques jours seulement après un discours prononcé par Donald Trump à Quantico (Virginie) devant un immense parterre de hauts gradés de l’armée. Le président y a déclaré, à propos de plusieurs grandes cités dont les maires sont issus du Parti démocrate, citant San Francisco, Chicago, New York ou encore Los Angeles :

« Nous devrions utiliser certaines de ces villes dangereuses comme terrains d’entraînement pour notre armée. »

Et d’ajouter :

« Nous subissons une invasion de l’intérieur. Ce n’est pas différent d’un ennemi étranger, mais c’est à bien des égards plus difficile, car ils ne portent pas d’uniformes. »

Or, le recours à l’armée pour des missions de maintien de l’ordre est en principe très encadré par la loi aux États-Unis. Depuis le Posse Comitatus Act de 1878, l’usage des forces fédérales à des fins civiles est strictement limité, sauf exceptions prévues par la loi (notamment l’Insurrection Act). C’est précisément ce verrou que l’administration Trump cherche aujourd’hui à contourner.


À lire aussi : Trump face à la Californie : affrontement à haute tension


Ces initiatives n’ont rien d’improvisé : elles reprennent les orientations du « Project 2025 », le manuel de gouvernement conçu par le think tank Heritage Foundation, qui préconise un renforcement de l’autorité présidentielle et une redéfinition des menaces intérieures.

Le Project 2025, de manifeste à manuel de gouvernement

Lorsque l’Heritage Foundation – traditionnellement considérée comme un groupe de réflexion conservateur mais qui, ces dernières années, a pris un tournant de plus en plus radical – a présenté, en 2023, son Project 2025, le document a suscité un mélange de curiosité et d’inquiétude. Il consiste en près de 900 pages de recommandations visant à renforcer le pouvoir présidentiel et à réduire l’autonomie des contre-pouvoirs institutionnels – notamment le Congrès, la « bureaucratie » fédérale et certaines instances judiciaires.

La plupart des observateurs l’avaient lu comme une déclaration d’intentions, une sorte de catalogue des rêves de l’aile la plus extrême des conservateurs. Peu imaginaient qu’il puisse devenir un véritable plan d’action gouvernementale.

En France comme en Europe, le Project 2025 reste presque inconnu. Le débat public retient davantage les outrances de Donald Trump que les textes programmatiques qui structurent son action. Or, depuis le début du second mandat de ce dernier, ce document s’impose en coulisses comme une feuille de route opérationnelle. Il ne s’agit plus d’un manifeste théorique, mais d’un manuel de gouvernement, conçu par l’un des think tanks les plus influents de Washington, déjà célèbre pour avoir fourni à Ronald Reagan une grande partie de son programme économique et sécuritaire, dans les années 1980.

Du texte à la pratique : des décisions qui ne doivent rien au hasard

Le bras de fer entre Donald Trump et plusieurs gouverneurs démocrates, de la Californie à l’Illinois, a déjà montré que la Maison Blanche est prête à employer la force fédérale à l’intérieur du pays. Mais ce n’est qu’un aspect d’un mouvement plus vaste.

Ainsi, l’administration a récemment qualifié Tren de Aragua, une organisation criminelle vénézuélienne, de « combattants illégaux ». En invoquant le Alien Enemies Act de 1798, rarement mobilisé, Donald Trump a transformé une organisation criminelle transnationale en adversaire militaire à traiter non plus comme un réseau mafieux, mais comme une force armée hostile. Ce glissement conceptuel, déjà prévu par le Project 2025, brouille volontairement la frontière entre sécurité intérieure et guerre extérieure.

Cette orientation trouve également son incarnation dans une figure clé du trumpisme : Stephen Miller. Chef de cabinet adjoint chargé de la politique à la Maison Blanche, celui-ci pilote les orientations actuelles en matière d’immigration. Dans ses discours, il n’hésite pas à qualifier le Parti démocrate d’« organisation extrémiste », désignant ainsi l’opposition politique comme une « menace intérieure ». Cette rhétorique illustre les principes du Project 2025 : un exécutif tout-puissant et une présidence qui assimile ses opposants à des ennemis.

Au-delà des axes déjà évoqués, l’administration Trump a engagé une multitude d’autres efforts inspirés du Project 2025, trop nombreux pour qu’il soit possible ici d’en rendre compte de manière exhaustive. Citons-en toutefois certains, qui illustrent la diversité des chantiers ouverts.

Dans le domaine éducatif, l’Executive Order 14191 a redéfini l’usage de plusieurs programmes fédéraux afin d’orienter une partie des financements vers l’école privée, confessionnelle ou « à charte ». En parallèle, l’Executive Order 14190 a imposé un réexamen des contenus jugés « radicaux » ou « idéologiques ». Ces mesures s’inscrivent dans une perspective plus large explicitement évoquée dans Project 2025 : la réduction drastique du rôle fédéral en matière d’éducation, jusqu’à l’élimination pure et simple, à terme, du Department of Education.

Dans le champ des politiques de santé reproductive, l’Executive Order 14182 est venu renforcer l’application de l’amendement Hyde, en interdisant explicitement toute utilisation de fonds fédéraux pour financer l’avortement, tandis que la réintroduction de la Mexico City Policy a coupé le financement d’organisations non gouvernementales étrangères facilitant ou promouvant l’avortement.

L’administration a également ordonné à la Food and Drug Administration (FDA, l’administration chargée de la surveillance des produits alimentaires et des médicaments) de réévaluer l’encadrement de la pilule abortive et a révoqué les lignes directrices de l’Emergency Medical Treatment and Labor Act (EMTALA) qui protégeaient l’accès à l’avortement d’urgence dans les hôpitaux.

Par ailleurs, plusieurs décrets présidentiels – tels que l’Executive Order 14168 proclamant le « retour à la vérité biologique » dans l’administration fédérale, ou l’Executive Order 14187 qui interdit le financement fédéral des transitions de genre pour les mineurs – témoignent d’une volonté de redéfinir en profondeur les normes juridiques et administratives autour du genre et de la sexualité.

Enfin, au plan institutionnel, la Maison Blanche a imposé des gels budgétaires et des réductions de programmes qui s’inscrivent dans une stratégie de recentralisation du pouvoir exécutif et de mise au pas de la bureaucratie fédérale.

Des relais stratégiques et une duplicité assumée

Derrière Donald Trump, plusieurs figures issues des cercles conservateurs les plus structurés œuvrent à traduire Project 2025 en pratique. Le plus emblématique est Russ Vought, directeur de l’Office of Management and Budget lors du premier mandat de Donald Trump, poste qu’il a retrouvé lors du second mandat, et l’un des principaux architectes du document.

Lors de son audition de confirmation, plusieurs sénateurs l’ont présenté comme le stratège du projet et l’ont pressé de dire s’il comptait appliquer ce programme au gouvernement fédéral. Vought a soigneusement évité de s’y engager, affirmant qu’il suivrait la loi et les priorités présidentielles. Pourtant, ses initiatives depuis son retour à la Maison Blanche – notamment en matière de réorganisation administrative – reprennent directement les recommandations du manuel.

Capture d’écran d’une vidéo générée par IA, postée par Donald Trump sur son compte Truth Social, où Russ Vought est présenté comme « The Reaper » (« le Faucheur », en référence à la Grande Faucheuse, c’est-à-dire une allégorie de la Mort) qui détruit impitoyablement l’administration fédérale. Compte de Donald Trump sur Truth Social

Un scénario similaire s’est joué avec d’autres nominations. Paul Atkins, nommé à la tête de la Securities and Exchange Commission (SEC, l’organisme fédéral de réglementation et de contrôle des marchés financiers), a été interrogé en mars 2025 sur sa participation au chapitre du projet appelant à la suppression d’une agence de supervision comptable créée après le scandale Enron (la Public Company Accounting Oversight Board, PCAOB). Devant les sénateurs, Atkins a botté en touche, affirmant qu’il respecterait la décision du Congrès. Mais une fois en poste, il a engagé une révision conforme aux orientations du texte.

Cette duplicité illustre une méthode désormais systématique : nier tout lien pour franchir l’étape de la confirmation puis, une fois aux affaires, appliquer les prescriptions idéologiques préparées en amont.

Un modèle pour les populistes européens ?

Le Project 2025 n’est plus un manifeste idéologique mais une feuille de route appliquée par l’équipe au pouvoir. Porté par l’Heritage Foundation et incarné par Vought et Miller, il structure désormais la pratique présidentielle : renforcement sans précédent de l’exécutif, militarisation de la sécurité intérieure, délégitimation de l’opposition. Cette orientation réduit l’emprise des contre-pouvoirs et accélère le basculement autoritaire des États-Unis.

Ce qui se joue à Washington dépasse les frontières états-uniennes. Car ce modèle assumant la confrontation avec ses opposants constitue un précédent séduisant pour les populistes européens. Ceux-ci disposent désormais d’une vitrine : la démonstration qu’une démocratie peut être reconfigurée par un projet idéologique préparé de longue date, puis appliqué une fois au pouvoir. La question demeure : combien de temps les contre-pouvoirs, aux États-Unis comme en Europe, pourront-ils résister à cette tentation autoritaire ?

The Conversation

Elizabeth Sheppard Sellam ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

15.10.2025 à 15:42

Les mécanismes de la corruption illustrés par le cas de Malte

Bertrand Venard, Professeur / Professor, Audencia
À Malte, huit ans après l’assassinat de la journaliste Daphne Caruana Galizia, qui avait sans relâche dénoncé ce fléau, la corruption demeure un phénomène structurel.
Texte intégral (1532 mots)

En 2017, Daphne Caruana Galizia, journaliste maltaise d’investigation qui enquêtait sur la corruption à l’œuvre jusqu’aux plus hautes sphères de l’État, trouvait la mort dans l’explosion de sa voiture. Depuis, certains exécutants ont été condamnés à de lourdes peines de prison ; mais les réels commanditaires n’ont toujours pas été identifiés. Comment expliquer un tel niveau de corruption au sein de l’Union européenne ?


L’assassinat de la journaliste Daphne Caruana Galizia, survenu le 16 octobre 2017, et dont deux exécutants viennent récemment d’être condamnés à la prison à perpétuité, après trois autres condamnations en 2022 et en 2021, a mis en lumière un problème structurel : la persistance de la corruption à Malte.

En 2024, l’ONG Transparency International a classé Malte parmi les quatre pays les plus corrompus de l’Union européenne (UE).

Au-delà de son horreur, le meurtre d’une journaliste d’investigation soulève une question essentielle pour les démocraties contemporaines : comment un État membre de l’UE peut-il être gangrené par des pratiques aussi systématiques de corruption ?

Plusieurs facteurs permettent d’éclairer cette situation.

Une gouvernance institutionnelle fragile

Tout d’abord, Malte, bien qu’étant une démocratie, souffre d’un manque de séparation claire entre les pouvoirs. Le pays, devenu indépendant du Royaume-Uni en 1964, est depuis 1974 une république parlementaire où le président élu par le Parlement, exerce le pouvoir exécutif et nomme le premier ministre et le gouvernement.

Le système judiciaire a été particulièrement critiqué pour son manque d’indépendance. Par exemple, de nombreux juges maltais sont promus du fait de leur appartenance politique.

Lorsque les institutions censées garantir la transparence et la justice sont elles-mêmes vulnérables aux influences politiques, la corruption peut s’installer durablement.

Une économie ouverte aux flux opaques

D’autre part, le modèle économique maltais repose en partie sur des secteurs à haut risque de fraudes. Le secteur des services financiers offshore contribue deux fois plus à la valeur ajoutée brute à Malte que dans le reste de l’Europe, sachant que le nombre d’employés de ce secteur a augmenté de 22 % depuis 2020 ; les jeux en ligne, avec des soupçons d’infiltration par la mafia italienne ; ou encore la vente de passeports via le programme des « passeports en or » (« golden passports ») qui permet d’acquérir la citoyenneté contre investissement. Des oligarques russes ont ainsi acheté la nationalité maltaise en séjournant très brièvement sur l’île.

Ces activités attirent des capitaux étrangers, mais aussi des acteurs peu scrupuleux. L’opacité qui entoure ces flux financiers rend difficile la traçabilité et favorise les abus.

Une culture politique permissive

Par ailleurs, la tolérance sociale vis-à-vis de certaines pratiques douteuses contribue à leur banalisation. Le clientélisme, les conflits d’intérêts et le manque de sanctions effectives contre les responsables politiques alimentent un climat d’impunité.

Le cas de Daphne Caruana Galizia illustre cette dynamique. Malgré les révélations qu’elle avait publiées (par exemple, ses enquêtes sur le volet maltais de l’affaire des Panama Papers), les politiciens maltais avaient pris peu de mesures concrètes, jusqu’à ce que, après son assassinat, la pression de la société civile provoque la chute du gouvernement Muscat.

Plaque apposée devant le mémorial dédié à Daphne Caruana Galizia, à La Vallette. Bertrand Venard, Fourni par l'auteur

Des mécanismes de contrôle affaiblis

Même si la presse et la société civile jouent un rôle crucial dans la lutte contre la corruption, à Malte, les journalistes sont exposés à des pressions importantes, et les lanceurs d’alerte ne bénéficient pas toujours de protections suffisantes.

L'exemple le plus flagrant est évidemment l’assassinat de Daphne Caruana Galizia partiellement impuni, notamment l’absence de condamnation de l’entrepreneur douteux Yorgen Fenech, soupçonné d’être le commanditaire du crime.

L’absence de contre-pouvoirs robustes limite la capacité de dénonciation et de réforme. L’UE a d’ailleurs fait pression à plusieurs reprises sur le gouvernement maltais pour que des transformations soient opérées.

Des procédures complexes et opaques

Enfin, la corruption prospère dans les zones grises de l’administration. L’accès limité à l’information publique, les procédures complexes et l'inertie institutionnelle créent un environnement propice aux pratiques illicites. Cette opacité peut être systémique ou délibérée, comme l’ont montré certaines recherches internationales.

Le cas maltais n’est pas isolé, mais il est emblématique. Il rappelle que la corruption ne résulte pas seulement d’actes individuels, mais d’un écosystème institutionnel, économique et culturel. Pour y remédier, il ne suffit pas de condamner les coupables : il faut renforcer les institutions, garantir l’indépendance de la justice, protéger les journalistes et les lanceurs d’alerte, et promouvoir une culture politique fondée sur la transparence et la responsabilité.

The Conversation

Bertrand Venard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

15.10.2025 à 15:42

Pardonner à l’assassin de son époux : Enjeux spirituels et politiques du geste d’Erika Kirk

Frédérique Sandretto, Adjunct assistant professor, Sciences Po
Le pardon exprimé par Erika Kirk à l’endroit de l’assassin de son mari s’inscrit dans une tradition religieuse, mais a aussi des implications politiques.
Texte intégral (2505 mots)

« That man… that young man… I forgive him. » Ces mots prononcés par la veuve de Charlie Kirk à propos de l’assassin de son époux s’inscrivent dans une tradition chrétienne du pardon mais, aussi, dans un contexte spécifique aux États-Unis, où le pardon individuel et collectif, d’une part, et la grâce présidentielle, de l’autre, ont historiquement été mêlés de façon étroite et ont toujours eu un impact profond sur les débats politiques et moraux.


Le 21 septembre 2025, lors de la cérémonie d’hommage à son mari Charlie Kirk, Erika Kirk a prononcé un discours très remarqué dans lequel elle a déclaré qu’elle accordait son pardon à Tyler Robinson, le jeune homme accusé d’avoir assassiné son époux le 10 septembre précédent.

Elle a expliqué que son pardon découlait de sa foi chrétienne et de l’héritage spirituel de Charlie, proclamant « The answer to hate is not hate » (« la réponse à la haine n’est pas la haine »). Dans un entretien publié le même jour par le New York Times, elle a dit qu’elle ne souhaitait pas qu’une éventuelle exécution de Robinson pèse sur sa conscience, et qu’elle laissait à la justice le soin de décider de son sort.

Le pardon personnel…

Ce geste pose une question vertigineuse : comment une épouse peut-elle pardonner à l’assassin de son mari ? Le pardon, ici, est revendiqué comme un choix volontaire – non un oubli, mais une libération intérieure. Il s’inscrit dans une logique religieuse forte, où la foi chrétienne (et plus encore, la conviction que le pardon est un commandement moral) légitime l’abolition intérieure de la vengeance.

Erika Kirk a mis en avant le modèle du Christ – « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font » – pour donner à son acte une justification transcendante. En analysant ce cas, on peut avancer que son pardon est doublement « surhumain » : surhumain parce qu’il exige de dépasser les émotions légitimes (colère, douleur, désir de vengeance) ; surhumain aussi parce qu’il prétend s’adresser non seulement à l’acte criminel, mais à l’auteur en tant que personne, dans un geste d’amour ou de miséricorde.

Mais un tel pardon ne peut être compris que dans le cadre d’un engagement religieux préexistant. C’est bien le point essentiel : ce pardon ne se décrète pas dans le vide. Il s’appuie sur une histoire de foi, sur une disposition spirituelle. Erika Kirk s’affiche comme chrétienne fervente, et sa vie publique se teinte de références religieuses. Sans cette assise, un acte aussi radical de pardon immédiat paraît presque invraisemblable.

On pourrait donc formuler la première grande leçon : le pardon d’un crime extrême s’enracine d’abord dans une anthropologie religieuse, qui suppose une vision de l’homme, du péché, de la rédemption, du mal et de la grâce. Le pardon devient une performance morale, au-delà du droit, qui témoigne de la supériorité de l’amour sur la justice stricte. Mais cette position n’est pas sans tension. Elle entre en conflit avec les exigences de la justice, de la réparation, de la mémoire et de la légitime colère des victimes.

… et le pardon institutionnel

Erika Kirk n’est pas la première à effectuer ce geste public de pardon envers un criminel. Dans l’histoire des États-Unis, plusieurs exemples célèbres illustrent des formes de pardon religieux ou politique offert à des auteurs de crimes graves.

Aux États-Unis, la grâce (executive clemency) est une institution constitutionnelle. Le président peut, pour des motifs de justice ou de miséricorde, gracier un condamné. L’article II, section 2, alinéa 1 de la Constitution des États-Unis définit le pouvoir de la grâce présidentielle. Il y est stipulé que le président « aura le pouvoir d’accorder des sursis et des grâces pour les offenses contre les États-Unis, sauf en cas d’impeachment ». Ce pouvoir s’applique donc uniquement aux crimes fédéraux, et non aux infractions relevant des États fédérés.

La grâce présidentielle peut prendre la forme d’un pardon complet, d’une commutation de peine ou d’un sursis. Elle est considérée comme l’un des attributs majeurs de l’autorité exécutive. Historiquement, ce pouvoir a été utilisé pour corriger des injustices ou pour apaiser des tensions politiques. La seule limite explicite demeure son inapplicabilité dans les procédures d’impeachment. Ainsi, la grâce présidentielle illustre la concentration de prérogatives dans la fonction exécutive, mais encadrée par le texte constitutionnel. C’est un pardon « légal » dans lequel l’État lui-même, au sommet de la hiérarchie, exerce une forme de miséricorde. Le plus souvent, ce type de pardon ne correspond pas à un pardon moral de la victime, mais à une révision de la peine (réhabilitation, reconnaissance de circonstances atténuantes, etc.).

Plusieurs présidents des États-Unis ont gracié des figures politiques controversées. En septembre 1974, le président Gerald Ford a accordé une grâce complète à son prédécesseur Richard Nixon, dont il avait été le vice-président et dont la démission lui avait permis d’accéder à la fonction suprême un mois plus tôt. Cette décision couvrait toutes les infractions fédérales liées au scandale du Watergate. Ford expliqua que ce pardon visait à mettre fin à une crise politique et morale sans précédent.

Le président Ford annonce sa décision de gracier Richard Nixon, 8 septembre 1974. Gerald R. Ford Presidential Library

Plus récemment, Joe Biden, juste avant de quitter la Maison Blanche, a gracié son fils Hunter, condamné pour détention illégale d’arme à feu et fraude fiscale, affirmant que ce dernier avait été victime d’une « erreur judiciaire ». Peu après, dès le lendemain de sa seconde investiture, Donald Trump a gracié la quasi-totalité des insurgés du 6 janvier 2021, qu’il a qualifiés d’« otages de Joe Biden » dont la grâce « met fin à une grave injustice nationale infligée au peuple américain ».

De tels pardons suscitent souvent la polémique, ne serait-ce que parce qu’ils soulèvent la question de l’équité envers d’autres condamnés.

Au-delà du cadre pénal institutionnel, l’histoire américaine a parfois vu des victimes ou des proches pardonner publiquement à des auteurs de violences collectives, au nom de la réconciliation de la société. Dans le cadre du mouvement des droits civiques, des figures comme Martin Luther King ont prôné le pardon au nom du principe de non-violence, invitant à pardonner moralement les injures et les violences, sans pour autant nier les injustices et sans appeler à ce que les auteurs d’actes haineux ne soient pas traduits en justice et, le cas échéant, condamnés.

Mais ces pardons personnels, s’ils sont symboliquement puissants, restent souvent marginaux face à la masse des crimes non résolus ou non pardonnés. Le contexte social, médiatique, politique joue un rôle déterminant dans leur réception.

Le pardon, pour être crédible, doit se situer dans une tension entre la mémoire de la victime, la justice (y compris la peine), et le geste de miséricorde. La philosophie morale, la théologie et la théorie politique débattent du pardon extrême. Hannah Arendt a soutenu que le pardon ne peut s’appliquer à l’« extrême crime et au mal volontaire ». Certains actes seraient au-delà de la possibilité de pardon sans effacement de la responsabilité. Le pardon ne doit pas conduire à l’oubli, mais rester conditionné à une reconnaissance du tort, à une repentance et à une action réparatrice. Ainsi, même dans l’histoire américaine, le geste de pardon est rare, souvent contesté, et toujours porteur de tensions : entre justice et miséricorde, entre mémoire et réconciliation, entre gratitude divine et exigences humaines.

Le poids symbolique du pardon dans l’arène politique

Le pardon d’Erika Kirk n’est pas seulement personnel. Il s’adresse immédiatement au champ politique et symbolique. En pardonnant publiquement au meurtrier de son mari, Erika Kirk se pose comme une figure de hauteur morale. Elle transcende la spirale de vengeance, incarne le « modèle chrétien » et se présente comme l’héritière spirituelle et politique de son mari – un rôle qu’elle assume d’ailleurs officiellement puisqu’elle a été nommée à la tête de Turning Point USA, l’organisation tentaculaire que son mari avait fondée et qu’il avait dirigée jusqu’à son assassinat. La jeune veuve gagne une légitimité morale qui la distingue du « camp d’en face », mais aussi des commentateurs politiques. Ce geste peut renforcer son aura : celui ou celle qui pardonne même l’invraisemblable se veut dépositaire d’un message ici chrétien, conservateur, de miséricorde.

Ce pardon est un acte performatif : il produit du sens public. Il modifie le récit médiatique du crime, impose un cadre discursif (celui du pardon, non de la vendetta), et oriente la réception de l’événement dans la sphère politique. On pourrait dire que le pardon lui-même devient une arme symbolique. Il témoigne d’un pouvoir non coercitif, mais moral et, en sa qualité de discours unificateur, sert de pivot pour les alliances, les campagnes, la rhétorique.

Il détourne aussi une potentielle atmosphère vindicative ou punitive vers un récit de réconciliation. Mais ce pari est périlleux. Le pardon public peut être perçu comme un « adoucissement » du crime, un affaiblissement de la pression judiciaire, une concession au discours du criminel. Il peut être assimilé à une forme de naïveté, voire de complicité morale. Ainsi, certaines familles de victimes de la fusillade commise par un suprémaciste blanc dans une église afro-américaine de Charleston en 2015 ont dit pardonner au tireur, une position qui leur a valu des critiques.

En politique, le pardon est rarement neutre : il engage et il polarise. Il peut aussi être instrumentalisé. Certains y verront un moyen de neutraliser les contestations. Pardonner n’est jamais un acte purement moral ou individuel. C’est un geste qui a des effets sociaux, symboliques et parfois idéologiques.

Enfin, le pardon public d’un crime politique peut devenir un modèle (ou une norme implicite) : si l’on attend des victimes qu’elles pardonnent toujours, on fragilise la position des victimes dans le débat public. Le risque est celui d’un « pardon obligatoire », d’un impératif moral imposé aux victimes, ou d’une normalisation du pardon politique.

Peut-on pardonner à un criminel, même à celui qui vient de tuer votre mari ? Le cas d’Erika Kirk illustre à quel point le pardon peut devenir un acte spirituel, moral et politique, mais aussi une tension constante entre la miséricorde et l’exigence de justice.

Le pardon est d’abord une option intérieure, enracinée dans une foi et une vision théologique de l’homme. Il est aussi un geste qui emprunte les codes du pouvoir symbolique : il engage, il performe, il construit une légitimité. Mais ce geste ne dispense aucunement de la justice ni de la mémoire ni de la réparation. Le pardon trop rapide ou trop spectaculaire court le risque d’effacer la souffrance ou de masquer les responsabilités. En politique, le pardon devient un acte à la fois puissant et risqué.

The Conversation

Frédérique Sandretto ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

15.10.2025 à 12:40

Russie : la logistique de l’ombre contre les sanctions occidentales

Gilles Paché, Professeur des Universités en Sciences de Gestion, Aix-Marseille Université (AMU)
Les sanctions occidentales poussent la Russie à emprunter des routes alternatives et à exploiter un « marché gris » pour ses approvisionnements. Une nouvelle géographie des échanges se dessine-t-elle ?
Texte intégral (2277 mots)

Les sanctions occidentales poussent la Russie à emprunter des routes alternatives et à exploiter un « marché gris » pour ses approvisionnements. Une nouvelle géographie des échanges se dessine-t-elle ? Est-elle durablement viable ?


Fin septembre 2025, le pétrolier Pushpa (ou Boraçay), battant pavillon béninois, a été arraisonné par des militaires français, puis immobilisé par la justice, au large de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique). Parti le 20 septembre du port de Primorsk, en Russie, chargé de 750 000 barils de brut russe, il était attendu à Vadinar, en Inde, trois semaines plus tard. Il apparaît, selon toute vraisemblance, que ce pétrolier fait partie de la « flotte fantôme » utilisée par la Russie pour continuer à commercer avec de nombreux pays en contournant les sanctions auxquelles le pays fait face. Un véritable « jeu du chat et de la souris » dont l’arraisonnement du Pushpa n’est que la partie émergée d’un immense iceberg, avec une totale redistribution des cartes en cours.

En effet, depuis le début de la guerre en Ukraine, le 22 février 2022, les sanctions occidentales contre la Russie bouleversent les routes commerciales traditionnelles, mais aussi les moyens utilisés en vue de les alimenter en biens. Pour Vladimir Poutine, disposer de corridors de transport alternatifs (et d’une « flotte fantôme » efficace) revêt désormais une importance stratégique. Afin de maintenir ses flux d’importation et d’exportation, la Russie explore des voies maritimes et terrestres inédites. Les transformations logistiques à l’œuvre s’inscrivent dans un contexte où les crises géopolitiques et le changement climatique convergent, rendant certaines routes plus accessibles, autant pour la route arctique que pour les corridors eurasiens.

Au-delà des infrastructures visibles, la résilience dont fait preuve la Russie repose sur la mise en œuvre de stratégies informelles et de réseaux parallèles d’approvisionnement, notamment pour les produits énergétiques et industriels. Cette « logistique de l’ombre » illustre la façon dont le pays s’adapte à un environnement international fortement contraint. Si l’impact de la guerre en Ukraine sur l’économie mondiale et les flux transnationaux est encore difficile à mesurer, nul doute qu’une nouvelle géographie émerge.

Force est d’admettre que Vladimir Poutine est en train de gagner la bataille du « contournement logistique » des sanctions, et le monde multipolaire qui va en découler devrait être fort différent de celui des années 2010.

Rupture des routes traditionnelles

Depuis le début de la guerre entre la Russie et l’Ukraine en février 2022, les sanctions occidentales se sont multipliées, affectant plus ou moins fortement les infrastructures logistiques reliant la Russie à ses partenaires commerciaux. En juillet 2025, l’Union européenne a adopté son 18ᵉ paquet de sanctions, visant notamment les réseaux de transport de contournement et les institutions financières facilitant les échanges avec la Russie.

Depuis trois ans, ces mesures ont conduit les armateurs Maersk, MSC et CMA CGM à suspendre leurs rotations vers les ports russes – un retrait qui a plongé de nombreuses entreprises occidentales, des importateurs de composants électroniques aux exportateurs agricoles, dans une grande incertitude. Les flux de matières premières ont été particulièrement perturbés. Le pétrole, le gaz et le charbon, autrefois acheminés via des oléoducs ou les ports baltiques, connaissent désormais des redirections coûteuses.


À lire aussi : Comment les ports de la mer Baltique s’adaptent à la nouvelle donne géopolitique


Ajoutons que les assureurs maritimes occidentaux refusent souvent de couvrir les routes incluant la Russie, même si le club d’assurances « P&I » (Protection & Indemnity), avec American Club, West of England et Gard, l’accepte encore pour le pétrole, des refus qui aggravent les délais et les frais d’assurance pour les entreprises occidentales qui continuent malgré tout à commercer avec le pays, alors qu’elles n’ignorent en rien les risques pris. Dans un monde où pleuvent les embargos, comme en témoigne le cas de la Corée du Nord, la logistique se présente comme un levier stratégique où chaque route bloquée devient un point de tension/pression de nature géopolitique. Une recomposition géographique des flux est en marche, et la Russie en constitue un excellent exemple.

Recomposition géographique des flux

Confrontée aux blocages occidentaux, la Russie s’est tournée vers l’Asie et le Moyen-Orient, des conteneurs arrivant sur son sol depuis la Chine via le Kazakhstan et la mer Caspienne. Ce corridor discret est utilisé pour des biens essentiels comme les composants électroniques. La Turquie joue également un rôle clé par le biais d’entreprises comme Enütek Makina, qui servent d’intermédiaires logistiques pour acheminer par voie maritime (via les ports de Mersin et Izmir) et par voie terrestre (via la Géorgie) des équipements industriels liés au secteur de la défense vers la Russie.

Ceci est d’autant plus vrai que la Route maritime du Nord, qui longe l’Arctique russe depuis la mer de Kara (au nord de la Sibérie occidentale) jusqu’au détroit de Béring (frontière maritime avec l’Alaska), permet à la Russie de relier ses ports arctiques et extrême-orientaux (notamment Mourmansk, Arkhangelsk et Vladivostok) sans dépendre des détroits contrôlés par d’autres puissances. Il est clair qu’il s’agit là d’une alternative stratégique de première importance aux voies plus classiques comme le canal de Suez.

En 2024, le volume de fret transporté le long de cette route par Novatek (exportateur de gaz naturel liquéfié) et Sovcomflot (armateur d’État russe, opérant à l’aide de tankers et méthaniers) vers l’Asie orientale, tout particulièrement la Chine, a atteint un record de près de 38 millions de tonnes, avec 92 voyages autorisés, soit une hausse notable par rapport aux années précédentes. Les infrastructures arctiques, comme les brise-glaces nucléaires, sont renforcées pour accompagner la montée en puissance du trafic sur la Route maritime du Nord, principalement portée par les exportations d’hydrocarbures russes. Ils s’inscrivent dans une logique de souveraineté logistique de la Russie face à un environnement international de plus en plus hostile.

Logistique de l’ombre

La capacité de résistance de la Russie est renforcée par l’existence d’un « marché gris », un phénomène économique connu où des biens légaux sont échangés en dehors des canaux de distribution autorisés. La théorie économique enseigne que ces marchés émergent lorsque des industriels proposent leurs produits à des prix différents selon les marchés, incitant d’autres entreprises à acheter ces produits là où le prix est plus bas pour les revendre discrètement sur des marchés où les clients sont prêts à payer le « prix fort ».


À lire aussi : La guerre en Ukraine transforme la carte des routes commerciales Chine-Europe


Ce type de commerce parallèle, qui n’a d’ailleurs pas attendu la guerre en Ukraine pour exister, est devenu essentiel afin de maintenir opérationnel l’appareil industriel et militaire russe. Là encore, une logistique de l’ombre joue un rôle clé, notamment avec la fameuse « flotte fantôme », des navires pétroliers hors d’âge et aux propriétaires opaques… dont le Pushpa n’est qu’une pièce modeste de l’échiquier. Le Royaume-Uni a sanctionné 135 de ces tankers en juillet 2025, soulignant leur rôle critique dans le transport illégal de pétrole russe malgré l’embargo. L’Union européenne en a ajouté près de 200 autres à sa liste noire, qui totalise désormais environ 350 navires ciblés. Il n’empêche que la logistique de l’ombre persiste et signe, et si elle n’était pas mise en œuvre, il est fort probable que la Russie ne puisse plus bénéficier de ses cruciales recettes énergétiques.

Comme le soulignent plusieurs ONG, dont Greenpeace et Transport & Environment (T&E), les implications écologiques de l’existence de la flotte fantôme sont préoccupantes. Les navires sont très peu entretenus et responsables d’accidents fréquents. Un cas particulièrement parlant est l’accident impliquant le pétrolier Volgoneft-212 dans le détroit de Kertch, en décembre 2024. Âgé de plus de 50 ans, le navire, qui transportait des produits pétroliers, s’est brisé en deux en pleine tempête, provoquant un déversement massif de fioul dans la mer. En cas d’échouage, les dégâts peuvent également nuire à l’environnement au sens large, comme l’a montré, encore en décembre 2024, la sectionnement de cinq câbles sous marins par un navire de la flotte fantôme en mer Baltique, qui a conduit la Finlande à porter plainte contre le capitaine pour « vandalisme aggravé ».

Une autonomie coûteuse

Au-delà de la résilience, Vladimir Poutine tente sans aucun doute de bâtir une nouvelle souveraineté logistique, fondée sur un investissement massif dans les infrastructures arctiques et le renforcement des liens avec l’Asie centrale et le Moyen-Orient. Une telle diversification relève autant d’une stratégie géopolitique que d’une réponse tactique aux sanctions occidentales, faisant de la logistique un terrain finalement méconnu de reconfiguration du pouvoir.

Il n’empêche que l’autonomie est coûteuse et partielle, car les détours augmentent les coûts, ralentissent les livraisons et fragilisent la fiabilité des approvisionnements. Par exemple, les tarifs de fret pour le transport de pétrole russe depuis le port de Kozmino en Extrême-Orient ont été multipliés par cinq en raison de la pénurie de navires, après que de nouvelles sanctions américaines ont réduit la disponibilité des tankers. En outre, si le marché gris est plus flexible, y recourir expose la Russie à des intermédiaires parfois opportunistes, qui en profitent pour pratiquer des marges excessives.

Nouvelles tensions géopolitiques locales

La stratégie conduite par la Russie depuis trois ans s’inscrit dans une volonté de réduire la dépendance du pays aux routes commerciales traditionnelles, souvent contrôlées par des puissances occidentales. En développant des corridors alternatifs, Vladimir Poutine cherche à sécuriser ses approvisionnements, sachant que les défis sont nombreux, à la fois en matière d’entretien des infrastructures dans des régions reculées et de maîtrise de chaînes logistiques complexes. De plus, la dépendance accrue à des partenaires régionaux entraîne des tensions géopolitiques locales et, par conséquent, une réelle vulnérabilité pour la Russie.

Contrairement à ce que d’aucuns ont cru ou espéré, la guerre en Ukraine n’a pas isolé économiquement et politiquement la Russie. En revanche, elle est en train de transformer en profondeur ses modes d’échange et la logistique qui les soutient. Des chemins de fer les plus discrets aux nouvelles routes océaniques, une nouvelle géographie des flux se dessine, partagée entre légalité et opacité, contrainte et adaptation. L’histoire qui se déroule sous nos yeux rappelle, si besoin était, que dans les crises modernes, quelle que soit leur nature, la logistique est tout à la fois un révélateur, une arme et un lien vital qui sait faire preuve d’une remarquable plasticité.

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